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Pouvoir normatif du Conseil constitutionnel et stabilité de la norme

Jacques ARRIGHI de CASANOVA - Conseiller d'État

Cahiers du Conseil constitutionnel n° 24 (Dossier : Le pouvoir normatif du juge constitutionnel) - juillet 2008

Que le Conseil constitutionnel exerce un certain pouvoir normatif, comme toute juridiction suprême est naturellement appelée à le faire, voilà qui n'est guère contestable. Sans doute n'est-il pas à cet égard dans la même situation que le Conseil d'État, qui a élaboré par voie jurisprudentielle des pans entiers d'un droit administratif dont les lois et règlements ne fournissaient pas la matière : dans sa mission de contrôle de la constitutionnalité des lois, le juge constitutionnel s'appuie au contraire sur des normes de référence écrites et circonscrites à ce que contient la Constitution, y compris son Préambule. Mais on sait -- et l'œuvre jurisprudentielle de la Cour de cassation en fournit un exemple -- que l'application d'une norme de droit écrit n'a rien de purement mécanique. Avant de l'appliquer, il faut l'interpréter. Or, le sens et la portée concrète d'un texte ne se déduisent pas toujours de sa lecture littérale. Tantôt il s'agit d'expliciter la signification d'un principe, en dépassant la lettre du texte qui l'exprime : ainsi la notion d'égalité devant la loi, telle qu'elle est énoncée à l'article 1er de la Constitution, ne fait-elle pas d'emblée ressortir l'idée qu'on pourrait, au nom de l'intérêt général, traiter différemment des personnes se trouvant dans la même situation. Tantôt il s'agit d'interpréter un texte vénérable à la lumière d'exigences contemporaines, le cas échéant en s'inspirant de normes conventionnelles : ainsi le Conseil constitutionnel a-t-il été conduit, à partir du milieu des années 1990, à enrichir l'article 16 de la Déclaration de 1789, en y « découvrant » les notions de recours effectif et de procès équitable(1). Il est donc clair que, tout comme les juridictions ordinaires sont « la bouche de la loi », le Conseil constitutionnel est celle de la Constitution ; et, tout comme leur jurisprudence, la sienne va au delà de la stricte application d'un texte qui ne peut tout dire ni tout prévoir. On doit ainsi tenir pour acquis que si, selon une formule chère au doyen Vedel, la loi n'exprime la volonté générale que dans le respect de la Constitution, cela signifie que le législateur se trouve astreint au respect d'une jurisprudence constitutionnelle qui explicite, prolonge et complète notre loi fondamentale. Aussi les quelques lignes qui suivent n'ont-elles pas pour objet de s'interroger sur l'existence de ce pouvoir normatif, encore moins d'en nier la légitimité. Le propos est plutôt de livrer quelques impressions tirées d'une expérience du contrôle de constitutionnalité, tel qu'il peut être vécu à partir du poste d'observation privilégié que constitue le secrétariat général du Gouvernement (SGG) et plus particulièrement la fonction de conseiller technique chargé des questions constitutionnelles auprès du secrétaire général.


Sur le rôle du SGG et de son conseiller technique, on se bornera à renvoyer aux témoignages livrés par Marceau Long et Yann Aguila lors du colloque organisé à l'occasion du quarantième anniversaire du Conseil constitutionnel 2. On y ajoutera que ce rôle ne se limite pas à la défense de la loi devant le Conseil en réponse aux recours que les parlementaires ont présentés à son encontre. Plus généralement, il consiste, bien en amont, à exercer une mission de « veille constitutionnelle » afin d'aider les ministères et les collaborateurs du Premier ministre à détecter et à évaluer, dans le processus d'élaboration des projets de loi, l'existence d'un risque juridique. Or, le bon accomplissement de cette mission de détection et d'évaluation suppose nécessairement d'avoir une perception claire de la norme constitutionnelle. Avant de tenter d'interpréter cette norme afin d'y confronter le projet de texte dont la constitutionnalité est en question, il faut donc la connaître. C'est là, dira-t-on, affaire de documentation, laquelle ne manque pas : recueil des décisions, commentaires de celles-ci, notamment ceux, « autorisés », auxquels on a rapidement accès sur le site du Conseil constitutionnel ; présentation régulière de la jurisprudence dans cette Revue. Une fois la jurisprudence rassemblée et analysée, on peut penser qu'il suffit de l'appliquer au cas pratique sur lequel porte la consultation et d'en déduire les conséquences qui s'imposent quant à la conformité à la Constitution du projet en question. Mais la connaissance de la norme et de son interprétation ne suffit pas. Il faut aussi être assuré du minimum de stabilité qu'on est normalement en droit d'attendre d'une règle constitutionnelle. La stabilité qu'on évoque ici n'est naturellement pas celle du texte constitutionnel : sans doute notre loi fondamentale a-t-elle été modifiée plus de vingt fois en moins d'une demi-siècle ; mais les révisions n'arrivent pas par surprise et d'ailleurs plusieurs d'entre elles ont précisément eu pour objet de permettre aux gouvernements successifs de faire voter les textes jugés nécessaires à la mise en œuvre de la politique qu'ils entendaient mener. Tout autre est la question des modifications de la norme jurisprudentielle : par construction, le revirement de jurisprudence est en principe rétroactif ; imprévisible, il est facteur d'insécurité. Or, même si le Conseil constitutionnel n'abuse pas des revirements de jurisprudence, les cas dans lesquels il y procède ne sont pas si rares. On en citera trois exemples, pris au cours des dix dernières années.


Le premier concerne la liberté contractuelle. Jusqu'en 1998, la jurisprudence lui a clairement dénié toute valeur constitutionnelle. C'est ce que jugeait notamment la décision n° 94-348 DC du 3 août 1994. Ce refus se concevait d'autant mieux que, si la liberté contractuelle se déduit de plusieurs dispositions du code civil, on n'en trouve mention ni dans le texte de 1958 ni dans son préambule. Et on pouvait encore trouver une ferme illustration de cet état de la jurisprudence dans la décision n° 97-388 DC du 20 mars 1997. Dans ces conditions, lorsque le gouvernement issu des élections du printemps 1997 décida de recourir à la voie législative pour faire aboutir son projet de réduction du temps de travail, ceux dont la mission était de lui fournir une analyse juridique prirent naturellement appui sur cette jurisprudence afin de réfléchir aux rapports entre la règle législative nouvelle et les contrats de travail ou accords collectifs antérieurement conclus. Et c'est ainsi qu'on a pu lire, dans les observations du gouvernement en réponse aux recours dirigés contre la première loi sur les 35 heures, dite « Aubry I » : « on ne voit pas en quoi le fait que la nouvelle loi pourrait avoir une incidence sur les conventions collectives et les contrats de travail en vigueur serait contraire à la Constitution. À supposer, en effet, que les requérants aient ainsi entendu invoquer le principe de la liberté contractuelle, le moyen serait inopérant, dès lors que ce principe n'a pas, en lui-même, valeur constitutionnelle ». Sans démentir frontalement cette analyse, la décision n ° 98-401 DC rendue sur ce texte va pourtant amorcer un infléchissement notable, en énonçant que « le législateur ne saurait porter à l'économie des conventions et contrats légalement conclus une atteinte d'une gravité telle qu'elle méconnaisse manifestement la liberté découlant de l'article 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen ». Ce n'est certes pas la liberté contractuelle au sens du code civil qui se trouve pleinement consacrée : le terrain est plutôt celui du nécessaire respect par les tiers au contrat, tant publics que privés, des stipulations prévues par le contrat, cette nouvelle orientation relevant d'une exigence de sécurité juridique. Comme le note Bertrand Mathieu 3 : « L'évolution de la jurisprudence du Conseil constitutionnel sur la question de la liberté contractuelle traduit l'empreinte que laisse le principe de sécurité juridique, alors même que le juge ne s'y réfère pas. Après avoir marqué beaucoup de réticence à l'égard de la liberté contractuelle, le juge constitutionnel a infléchi sa position et sa jurisprudence prend en compte certaines des exigences liées au respect des contrats en cours. » Le rattachement textuel étant trouvé, le principe désormais rangé au nombre des normes de référence, il restait à en préciser la portée et, le cas échéant, à l'étendre. Ce sera chose faite, d'abord avec la décision n° 99-416 DC du 23 juillet 1999 sur la couverture maladie universelle, dans laquelle le Conseil introduit l'idée que seul un motif d'intérêt général peut justifier la remise en cause de conventions en cours, lorsqu'elles ont été légalement conclues. Après quoi, une censure procédant de la règle nouvelle viendra de la décision n° 99-423 DC du 13 janvier 2000, rendue à propos de la loi « Aubry II ». On peut certes trouver quelque cohérence entre cette évolution jurisprudentielle et celle relative aux validations législatives et, plus généralement à la rétroactivité, rendant plus volontiers opposable au législateur le respect des situations légalement acquises (n° 98-404 DC du 18 déc. 1998 ; n° 99-422 DC du 21 déc. 1999 ; n° 99-425 DC du 29 déc. 1999). Comme le relève le « commentaire aux Cahiers » de la décision n° 99-423 DC, « Toutes ces évolutions procèdent d'une même préoccupation qui, pour ne pas avoir elle-même rang constitutionnel, ne peut laisser indifférent le juge des lois : la sécurité juridique. ». Mais on peut aussi estimer que cette même exigence de sécurité juridique postule une certaine prévisibilité de la norme, d'autant que la notion de motif d'intérêt général suffisant qui peut justifier une atteinte à l'économie des accords en cours ne se laisse pas aisément systématiser : comment apprécier alors les contours de l'ordre public social, au nom duquel il était jusque là permis au législateur de faire prévaloir sa volonté sur celle des cocontractants ? Le Conseil constitutionnel en était d'ailleurs conscient, sa décision n° 98-401 DC du 10 juin 1998 relevant que les incidences de la loi nouvelle sur les accords en cours sont « inhérentes aux modifications de la législation du travail ».


Le deuxième exemple d'instabilité de la norme jurisprudentielle concerne l'évolution des règles encadrant l'exercice du droit d'amendement. Pendant longtemps, la seule norme de référence s'imposant aux parlementaires comme au gouvernement dans l'exercice du droit d'amendement a été l'article 45 de la Constitution. Sur le fondement de ce texte, une jurisprudence relativement constructive avait été élaborée. Le Conseil constitutionnel avait d'abord subordonné l'introduction de dispositions nouvelles par voie d'amendements, qu'ils soient adoptés avant ou après réunion de la commission mixte paritaire (CMP), à la condition que ces amendements ne fussent pas dépourvus de tout lien avec le texte initialement soumis à la délibération des assemblées. Une seconde condition a ensuite été introduite par la décision n° 86-225 DC du 23 janvier 1987 (jurisprudence dite de « l'amendement Seguin »), exigeant désormais qu'ils n'excèdent pas, par leur objet et leur portée, les limites inhérentes au droit d'amendement. On notera d'ailleurs qu'en posant cette nouvelle limite, le juge constitutionnel a modifié une norme jurisprudentielle que sa décision n° 86-221 DC du 29 décembre 1986 venait à peine de fixer. Pour le surplus, il y avait bien la règle édictée par les règlements des assemblées, selon laquelle toute disposition votée en termes identiques par les deux assemblées n'est plus en discussion, la « navette » ne se poursuivant que sur les articles faisant encore débat, en vue de l'adoption d'un texte commun. Mais on savait depuis la décision n° 78-97 DC du 27 juillet 1978 que ces règlements n'ont pas valeur constitutionnelle. Une telle valeur ne pouvait donc être reconnue à cette règle, dite de « l'entonnoir ». La jurisprudence issue des décisions n° 86-225 DC et n° 86-221 DC n'était, il faut le reconnaître, guère cohérente au regard de la logique même de la navette, telle que l'organise l'article 45 de la Constitution, celui-ci reposant sur une distinction marquée entre les deux phases de la discussion parlementaire, avant et après la réunion de la CMP. Conscient sans doute du caractère peu satisfaisant de sa jurisprudence, le Conseil constitutionnel a procédé à un resserrement à l'occasion de sa décision n° 98-402 DC du 25 juin 1998 : il a alors jugé que, pour respecter l'économie de l'article 45, les seuls amendements susceptibles d'être adoptés après CMP doivent être en relation directe avec une disposition du texte en discussion ou, à défaut, être dictés par la nécessité d'assurer une coordination avec d'autres textes en cours d'examen au Parlement (tels que, par exemple, les lois de financement de la sécurité sociale et les lois de finances). Ce resserrement étant opéré, prenant en compte la distinction des deux phases, on pouvait penser que le cadre constitutionnel était désormais bien établi quant à la possibilité d'amender un texte après la réunion de la commission mixte paritaire. C'est, en tout cas, en fonction de cette nouvelle jurisprudence qu'au printemps 2000 le gouvernement de l'époque a estimé pouvoir amender le projet de loi sur la chasse. Un article relatif à la réintroduction volontaire de prédateurs dont l'espèce est menacée d'extinction avait été voté dans les mêmes termes avant CMP, mais modifié après celle-ci par amendement gouvernemental. À la date à laquelle il avait été présenté, cet amendement respectait les contraintes fixées, deux ans auparavant, par la décision du 25 juin 1998 pour les amendements adoptés après CMP : il était, en effet, en relation directe avec une disposition introduite dans le texte avant cette réunion ; et le droit d'amender un texte en discussion incluait celui d'affecter des dispositions déjà votées dans les mêmes termes par les deux chambres, cette jurisprudence valant tant en cas d'échec de la commission mixte paritaire que dans l'hypothèse où le texte élaboré par elle était soumis à la discussion des assemblées. Malheureusement pour les ours des Pyrénées (plus exactement pour la disposition qui avait été mise au point en vue d'encadrer leur réintroduction), les règles fixées en 1998 pour la phase postérieure à la réunion de la CMP avaient encore été modifiées : par sa décision n° 2000-430 DC du 29 juin 2000, le Conseil constitutionnel venait d'interdire que les dispositions adoptées en termes identiques avant la réunion de la commission mixte paritaire fussent ensuite modifiées, sauf dans les cas où il s'agirait de mettre la disposition en conformité avec la Constitution, d'assurer la coordination avec d'autres textes en cours d'examen ou de corriger une erreur matérielle. Autrement dit, la condition de lien avec le texte en discussion ne suffit plus dès lors qu'on est après CMP. Et c'est ainsi qu'a été censuré un texte qu'on pouvait croire, à la date de son adoption, conforme à une jurisprudence récente, mais qui s'avérait contraire à la nouvelle norme jurisprudentielle édictée entre l'adoption de l'amendement litigieux et l'examen de la loi sur le chasse par le juge constitutionnel. La « constitutionnalisation de l'entonnoir » n'était pas complète, mais on pouvait penser qu'après avoir modifié sa jurisprudence deux fois en deux ans, le Conseil constitutionnel en resterait là. Ce nouvel état du droit n'a cependant duré qu'un peu plus de cinq ans : par sa décision n° 2005-532 DC du 19 janvier 2006, il a estimé devoir franchir encore un pas, en jugeant désormais que les seules adjonctions ou modifications qui peuvent être apportées par voie d'amendement après la première lecture doivent être en relation directe avec une disposition restant en discussion, sous réserve des amendements destinés à assurer le respect de la Constitution, à opérer une coordination avec des textes en cours d'examen ou à corriger une erreur matérielle. Mais la précaution alors prise, consistant à livrer la nouvelle interprétation de l'article 45 de la Constitution dans un cas où aucune censure n'était encourue de ce fait, n'a pas empêché gouvernement et Parlement d'être, une fois encore, pris par surprise : le jour même où cette nouvelle interprétation de l'article 45 de la Constitution était donnée, le Sénat adoptait en deuxième lecture un amendement au projet de loi relatif à l'égalité salariale entre les femmes et les hommes, qui n'était pas sans lien avec le texte dans lequel il s'est inséré -- et était donc conforme à la jurisprudence alors « en vigueur » -- mais dont le gouvernement reconnaissait dans ses observations en défense qu'il n'était pas en relation directe avec une disposition restant en discussion à ce stade du débat parlementaire. Pour justifier cette nouvelle solution, le bref « commentaire aux Cahiers » publié au n° 20 de cette Revue ce borne à indiquer « Il est d'intérêt général, en effet, que les assemblées fassent désormais un usage diligent des dispositions de leur règlement qui proscrivent l'insertion de dispositions nouvelles après la première lecture ». Que reste-t-il alors de la jurisprudence du 27 juillet 1978 sur l'absence de valeur constitutionnelle de ces règlements ?


On évoquera plus brièvement un dernier exemple de revirement de jurisprudence, aux effets certes nettement moindres, mais néanmoins significatifs d'une certaine instabilité de la norme jurisprudentielle. Il est fourni par la décision n° 2005-512 DC du 21 avril 2005, qui a censuré comme dépourvu de caractère normatif un article de la loi d'orientation et de programme pour l'avenir de l'école, énonçant que « L'objectif de l'école est la réussite de tous les élèves » et tentant, dans ses alinéa suivants, de définir la mission de l'école. On peut certes relativiser la surprise créée par cette décision. D'une part, en effet, on avait pu noter, dans la décision n° 2004-500 DC du 29 juillet 2004, que « la loi a pour vocation d'énoncer des règles et doit par suite être revêtue d'une portée normative ». D'autre part, la volonté de lutter contre les « neutrons législatifs » avait été publiquement proclamée par le président du Conseil constitutionnel, qui avait fait de la « loi bavarde » le thème central de son discours de vœux du 3 janvier 2005. On ne peut en outre manquer de relever une parenté certaine entre cette jurisprudence et celle résultant notamment de la décision n° 2001-455 DC du 12 janvier 2002 énonçant le principe de clarté de la loi : ce principe, déduit de l'article 34 de la Constitution, combiné avec l'objectif de valeur constitutionnelle d'intelligibilité et d'accessibilité de la loi, que le Conseil fait découler des articles 4, 5, 6 et 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, impose ainsi au législateur « afin de prémunir les sujets de droit contre une interprétation contraire à la Constitution ou contre le risque d'arbitraire, d'adopter des dispositions suffisamment précises et des formules non équivoques ». Il reste que se trouve ainsi fermée la voie qu'empruntaient volontiers les gouvernements en utilisant le vecteur de la loi pour obtenir du Parlement l'approbation d'orientations politiques. Et pour peu qu'on éprouve quelque doute quant à l'opportunité de constitutionnaliser de telles règles, il est permis de regretter l'abandon de la ligne pragmatique qui avait prévalu depuis la décision n° 82-142 DC du 27 juillet 1982, selon laquelle les dispositions d'une loi dépourvues de tout effet juridique « ne peuvent limiter en rien le droit d'initiative du Gouvernement et des membres du Parlement » et « ne sauraient pas davantage empêcher le vote dans l'avenir de lois contraires auxdites dispositions », d'où le Conseil constitutionnel décidait alors sagement que « en raison même de leur caractère inopérant, il n'y a pas lieu d'en faire l'objet d'une déclaration de non-conformité à la Constitution ».


Qu'on ne se méprenne pas sur l'objet des réflexions qui précèdent. Le propos n'est pas ici de discuter du bien fondé de l'orientation qui a conduit le Conseil constitutionnel à infléchir notablement sa jurisprudence pour y introduire les exigences de sécurité juridique, même si la modification par les décisions « Aubry I et II » de l'équilibre entre loi et contrat rend plus incertaine la capacité du législateur à faire prévaloir des dispositions d'ordre public en droit du travail. De même peut-on prendre acte, quel que soit le scepticisme que peut inspirer le soin mis par le juge constitutionnel français à constitutionnaliser les règles de bonne législation, de ce que sa vocation n'est pas essentiellement -- en tout cas pas seulement -- de protéger les droits fondamentaux : après tout, on sait depuis longtemps qu'il se considère lui-même comme « un organe régulateur de l'activité des pouvoirs publics » 4. Encore moins s'agit-il de dénier au juge constitutionnel le droit de modifier sa jurisprudence : comme le souligne à juste titre la Cour de cassation dans un arrêt de sa première chambre civile « nul ne peut se prévaloir d'un droit acquis à une jurisprudence figée » 5. Il est cependant permis de penser que le développement de l'exigence de sécurité comme condition posée à l'action publique ne doit pas conduire à ignorer les préoccupations tenant aux conditions dans lesquelles s'exerce cette action. Ces conditions supposent elles-mêmes un minimum de sécurité, c'est-à-dire un cadre juridique clair et aussi stable que possible. Or, une telle exigence s'accommode aussi mal des revirements brutaux que des inflexions progressives dont on ignore à chaque étape le caractère provisoire ou définitif. Il est vrai que le Conseil constitutionnel a su parfois se montrer sensible à ces préoccupations en différant les effets de certaines de ses prises de position. Par la décision n° 97-395 DC du 30 décembre 1997, il a estimé que l'atteinte portée à la sincérité de la loi de finances pour 1998 par le rattachement de certains crédits à des fonds de concours ne conduisait pas, en l'espèce, à déclarer la loi de finances contraire à la Constitution ; les motifs de sa décision avertissent toutefois qu'il en irait différemment l'année suivante, si l'irrégularité n'était pas corrigée dans la prochaine loi de finances. De même la décision n° 2005-528 DC du 15 décembre 2005 a-t-elle estimé que la méconnaissance des nouvelles limites assignées aux fonds de concours par la loi organique relative aux lois de finances ne conduisait pas, en l'état, à déclarer contraires à la Constitution les dispositions litigieuses de la loi de financement de la sécurité sociale pour 2006. Une solution analogue a encore été retenue par la décision n° 2005-530 DC du 29 décembre 2005 à propos des comptes spéciaux et des budgets annexes ne comportant qu'un seul programme. On relèvera toutefois que seules les infractions aux règles du droit budgétaire ont jusqu'ici bénéficié de ces solutions, au demeurant très constructives au regard de la règle énoncée à l'article 62 de la Constitution, aux termes duquel « Une disposition déclarée inconstitutionnelle ne peut être promulguée ni mise en application ». Dans tous les autres cas demeure la rétroactivité de la règle jurisprudentielle nouvelle, avec ses effets déstabilisateurs pour l'action publique. Sans doute faut-il y voir une illustration du caractère indépassable du paradoxe inhérent à la nature de la règle jurisprudentielle, si bien décrit par Jean Rivero 6 lorsqu'il mettait en évidence la difficulté de soumettre cette règle au respect du principe de non-rétroactivité.

(1) V. notamment la déc. n° 96-373 DC du 9 avril 1996. 2. Les actes de ce colloque ont été publiés chez LGDJ sous le titre « Le Conseil constitutionnel a quarante ans ». V. notamment p. 93 et p. 101. 3. Le principe de sécurité juridique. Études réunies et présentées parBertrand Mathieu, cette Revue n° 11 -- 2001, p. 66. 4. Selon les termes de sa déc. n° 62-20 du 6 novembre 1962. 5. Cass.civ. 1re 9 octobre 2001, n° 00-14564, Bull. 2001 I n° 249 p. 157 ; formule reprise par un arrêt non publié de la chambre sociale du 12 novembre 2002, n° 0-45.414. 6. Sur la rétroactivité de la règle jurisprudentielle, AJDA 1968, p. 15.