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Observatoire de jurisprudence constitutionnelle - chronique N° 12

Etude coordonnée par Guillaume DRAGO avec Julie BENETTI, Julien BOUDON, Lucie CLUZEL-MÉTAYER, Mathieu DISANT et Yves MAYAUD

Nouveaux Cahiers du Conseil constitutionnel n° 39 - avril 2013

Résumé : Chaque trimestre, l'Observatoire de jurisprudence constitutionnelle de l'Université Panthéon-Assas Paris II livre une chronique publiée dans Les nouveaux Cahiers du Conseil constitutionnel. Celle-ci, coordonnée par le Professeur Guillaume Drago, est destinée à présenter et commenter les décisions rendues par les juridictions administratives, judiciaires et financières en matière constitutionnelle. On trouve dans cette rubrique dix thèmes identifiés comme majeurs (droits et libertés, justice, droit pénal et procédure pénale, droit social, égalité – discrimination, finances publiques et fiscalité, élections, normes, pouvoirs publics et autorités administratives, réserves d'interprétation).

DROIT PÉNAL ET PROCÉDURE PÉNALE

Yves MAYAUD, Professeur à l'Université Panthéon-Assas Paris II

Décisions commentées : Cass., crim., 30 novembre 2011, n° 11-90.093 (Bull. crim. n° 241) ; Cass., crim., 4 septembre 2012, n° 12-80.081 (publié au Bulletin).

Mots clés : atteintes à l'administration publique par des personnes exerçant une fonction publique, prise illégale d'intérêts, échec à l'exécution de la loi, légalité pénale.

1 - La prise illégale d'intérêts : rien à redire !

Cass., crim., 30 novembre 2011.

Tôt ou tard, le délit de prise illégale d'intérêts ne pouvait qu'inspirer une question prioritaire de constitutionnalité. Celle qui nous retient est une parfaite expression des réserves que l'incrimination suscite : « Les dispositions de l'article 432-12 du code pénal en ce qu'elles ne définissent pas en termes suffisamment clairs et précis le délit de prise illégale d'intérêts, portent-elles atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit et plus précisément aux principes constitutionnels de légalité des délits et des peines, de clarté et de prévisibilité de la loi, garantis par l'article 34 de la Constitution et l'article 8 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen ? ». Nous sommes ouvertement placés sur le terrain de la légalité pénale, de cette légalité qui encadre et soutient la répression, voire qui s'inscrit dans une « punition » plus large. Une légalité présentée sous un bilan négatif, faute pour l'article 432-12 du code pénal de contenir des données suffisantes quant à la portée des interdits qui y seraient visés.

La critique n'est pas nouvelle, avec l'espoir d'une reconsidération des termes de l'infraction. Puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 ¤ d'amende, le délit, encore dit « d'ingérence », consiste dans « le fait, par une personne dépositaire de l'autorité publique ou chargée d'une mission de service public ou par une personne investie d'un mandat électif public, de prendre, recevoir ou conserver, directement ou indirectement, un intérêt quelconque dans une entreprise ou dans une opération dont elle a, au moment de l'acte, en tout ou partie, la charge d'assurer la surveillance, l'administration, la liquidation ou le paiement ». On ne saurait nier l'étendue d'une telle qualification, dont les éléments déclinés reviennent à tout couvrir. La jurisprudence en témoigne, particulièrement en relation avec la nature de l'intérêt illégalement recherché, s'agissant d'« un intérêt quelconque », référence délibérément souple, et aux applications les plus diverses (1).

Cette conception « ouverte » de l'infraction ne peut qu'inspirer de sérieux doutes sur le principe de légalité, voire sur ce qu'elle est censée servir de nécessité. Des doutes qui ont d'ailleurs été exprimés au plus haut niveau, du moins à suivre les travaux du Sénat, lequel a adopté à l'unanimité, le 24 juin 2010, une proposition de loi « visant à réformer le champ des poursuites de la prise illégale d'intérêts des élus locaux » (2) : présentée par M. le Sénateur Bernard Saugey, la proposition avait pour objet de remplacer, à l'article 432-12 du code pénal, la référence à « un intérêt quelconque » par celle à « un intérêt personnel distinct de l'intérêt général ». Il s'agissait, par cette modification, d'écarter expressément du champ des poursuites les situations dans lesquelles les élus, intervenant en qualité de représentants de leur collectivité, siègent dans des organismes extérieurs, de droit public ou de droit privé, dont l'objet est de concourir à l'action publique locale. Mais l'initiative est à ce jour sans suite, l'Assemblée nationale, saisie de la proposition, ne l'ayant pas mise à son ordre du jour, et bien que les termes en aient été reconduits dans une proposition plus récente visant « à renforcer l'attractivité et à faciliter l'exercice du mandat local » (3).

C'est dire qu'il est tout un mouvement favorable à un réajustement, destiné à rendre le délit moins systématique, et à lui donner plus de mesure, par une formule mieux adaptée à la raison d'être de l'incrimination. C'est dans ce mouvement que s'inscrit la question prioritaire de constitutionnalité qui nous retient. Mais elle n'a pas trouvé grâce auprès de la Cour de cassation, qui ne l'a pas renvoyée au Conseil constitutionnel, ayant jugé, de manière fort laconique, qu'elle ne présentait pas, à l'évidence, un caractère sérieux, « dès lors que la rédaction du texte en cause est conforme aux principes de précision et de prévisibilité de la loi pénale dont elle permet de déterminer le champ d'application sans porter atteinte au principe constitutionnel de légalité des délits et des peines ».

L'affirmation est péremptoire, avec pour conséquence de conforter le texte dans sa version actuelle. Elle ne saurait surprendre... Un important travail judiciaire a été réalisé sur le fondement de l'article 432-12, et, avant lui, l'ancien article 175 du code pénal, même s'il ne fait que traduire la portée très large de la qualification. La chambre criminelle n'entend pas le fragiliser. Derrière la question soulevée, sont remis en cause autant la jurisprudence que le texte lui-même, sont dénoncées autant l'interprétation que l'incrimination, et un renvoi au Conseil constitutionnel eût été un désaveu de ce construit prétorien. En définitive, par sa position, c'est un autre renvoi qui se trouve ici consacré : un renvoi implicite au législateur...

2 - Échec à l'exécution de la loi... « formelle »

Cass., crim., 4 septembre 2012.

Le code pénal, au titre des atteintes à l'administration publique commises par des personnes exerçant une fonction publique, connaît une division intitulée « Des abus d'autorité dirigés contre l'administration ». Sont visées des situations où des personnes exerçant une fonction publique usent de leurs prérogatives à l'opposé des intérêts de l'administration elle-même, en brisant l'harmonie de sa fonction exécutive, et en sortant de ce qui est censé s'inscrire dans la continuité du système des institutions républicaines. Deux infractions leur sont associées : la prise de mesures destinées à faire échec à l'exécution de la loi, incriminée aux articles 432-1 et 432-2, et le fait de continuer à exercer des fonctions au delà du temps légitimement couvert par une mission de service public ou un mandat électif public, sanctionné par l'article 432-3.

La première qualification est en cause dans la décision qui nous retient. Directement inspirée des dispositions des articles 123 et 124 anciens du code pénal, relatives à la coalition de fonctionnaires, ainsi que des articles 188 et suivants sur le recours à l'emploi illégal de la force publique, elle connaît depuis la réforme la rédaction suivante :

« Le fait, par une personne dépositaire de l'autorité publique, agissant dans l'exercice de ses fonctions, de prendre des mesures destinées à faire échec à l'exécution de la loi est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 ¤ d'amende » (C. pén., art. 432-1).

« L'infraction est punie de dix ans d'emprisonnement et de 150 000 ¤ d'amende si elle a été suivie d'effet » (C. pén., art. 432-2).

L'objet de la protection pénale est explicite : il s'agit de la loi. Mais il est vrai que la notion peut se prêter à quelques hésitations, tant elle couvre, dans le langage courant, mais aussi dans celui des juristes, deux réalités séparées. Ne parle-t-on pas, en droit pénal, de légalité formelle et de légalité matérielle, renvoyant, pour la première, à ce qui participe organiquement d'une mesure parlementaire, et, pour la seconde, à toutes les dispositions de portée générale et impersonnelle, dans l'indifférence de leur source ? N'est-il pas, depuis la Constitution de 1958, un partage de compétence entre le Parlement et le Gouvernement, fondé sur les articles 34 et 38, qui entérine ce démembrement de la loi, pour ne plus en faire le verbe du seul pouvoir législatif, mais encore celui du pouvoir exécutif ? Ces données ne sont-elles pas des tremplins pour l'incertitude, particulièrement lorsqu'elles viennent au soutien de la répression, comme c'est le cas dans l'article 432-1 du code pénal ?

C'est exactement en ces termes qu'une question prioritaire de constitutionnalité a été posée, à l'occasion d'un pourvoi formé contre un arrêt de la cour d'appel de Paris, en date du 14 décembre 2011, qui, pour prise de mesures destinées à faire échec à la loi, en l'espèce à l'article 21-2 du code de procédure pénale, avait condamné un prévenu à quatre mois d'emprisonnement avec sursis. La question était ainsi rédigée : « L'article 432-1 du code pénal (...) méconnaît-il le principe de la légalité prévu par l'article 34 de la Constitution et l'article 8 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, faute de préciser si pour son application, la »loi« doit être entendue au sens matériel ou au sens formel ? ». Autrement dit, parce que la loi peut être doublement comprise, l'absence de précision quant à sa portée formelle ou matérielle ne pourrait qu'entraver le principe de la légalité pénale.

La chambre criminelle n'adhère pas à la critique. Elle refuse de renvoyer la question au Conseil constitutionnel, jugeant qu'elle ne présente pas un caractère sérieux, « dès lors qu'il résulte du texte même de l'article 432-1 du code pénal que celui-ci ne réprime que la prise de mesures destinées à faire échec à l'exécution d'une loi, ce qui correspond à la prévention retenue contre le demandeur qui est prévenu d'avoir pris les mesures destinées à faire échec à l'application d'un article législatif du code de procédure pénale ». Seule la loi au sens organique du terme est donc concernée par l'incrimination, et la question présentait d'autant moins de pertinence que le texte affecté par le refus d'application était une loi au sens le plus strict, s'agissant de l'article 21-2 du code de procédure pénale, lui-même issu de la loi n° 99-291 du 15 avril 1999 relative aux polices municipales, qui oblige leurs agents à rendre compte, non seulement aux maires, mais encore à tout officier de police judiciaire de la police nationale ou de la gendarmerie nationale territorialement compétent de tous crimes, délits ou contraventions dont ils ont connaissance.

La position de la chambre criminelle n'est d'ailleurs pas isolée. La cour d'appel de Paris s'était déjà prononcée en ce sens le 19 juin 1996, qui avait jugé que : « Les articles 432-1 et 432-2 du code pénal, en vigueur depuis le 1er mars 1994, punissent des peines qu'ils prévoient la prise de mesures destinées à faire échec à l'exécution de la loi, cette définition excluant, ainsi que l'établit l'étude des travaux parlementaires préalables au vote des nouveaux textes (JOAN, 1re séance, 8 oct. 1991, p. 4274), toute possibilité de poursuite en matière réglementaire » (4). Et de fait, les débats qui ont nourri la réforme témoignent de cette conception de l'infraction (5)...

Il est donc bien acquis que seules sont en cause les lois au sens étroit du terme, à l'exclusion des actes réglementaires, voire européens. L'incrimination se veut le reflet de la séparation des pouvoirs, et c'est l'acte législatif qui est objet de protection. Elle est la sanction, moins du non-respect des normes dans l'indifférence de leur nature, que de l'irrespect de la souveraineté nationale exprimée par la voix du législateur.

(1) Y. Mayaud, « La responsabilité pénale des élus locaux à l'heure des remises en cause », Revue Lamy des Collectivités Territoriales, 2012/75, n° 2083.

(2) Proposition de loi n° 268, Sénat, 2008-2009. - Proposition de loi n° 133, Sénat, 2009-2010.

(3) Proposition de loi n° 449, Sénat, 2010-2011. - Proposition de loi n° 154, Sénat, 2010-2011.

(4) CA Paris, 19 juin 1996, Dr. Pénal, 1996, no 244, obs. Véron.

(5) F. Colcombet, Rapp. AN 1991, no 2244, tome I (Exposé général - Examen des articles), p. 125.

Julien BOUDON, Professeur de droit public à l'Université de Reims

**Décisions commentées :**Cass., crim., 30 novembre 2011, n° 11-90.093 ; Cass., crim., 3 janvier 2012, n° 11-90.107 ; Cass., crim., 22 juin et 12 octobre 2011, n° 10-84.992 ; Cass., crim., 28 mars 2012, n° 12-80.389 ; Cass., crim., 29 février 2012, n° 11-85.377 ; Cass., crim., 6 juin 2012, n° 11-82.063.

Mots clés : caractère sérieux, principe de légalité des délits et des peines, clarté, précision et prévisibilité de la loi.

Les décisions ici commentées, rendues par la chambre criminelle de la Cour de cassation en 2011 et 2012, portent sur le caractère sérieux d'une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) mettant en cause un article du code pénal au regard du principe de légalité des délits et des peines tel que consigné à l'article 8 de la Déclaration des droits de 1789. On y ajoute les arrêts qui tirent les conséquences d'une abrogation prononcée par le Conseil constitutionnel.

Dans deux séries d'affaires (prise illégale d'intérêts et atteintes involontaires à la vie dans le cadre du travail), la Cour n'admet pas le caractère sérieux de la QPC et refuse de la transmettre au Conseil constitutionnel. Pour ce faire, elle statue également sur la nouveauté pour la nier.

Dans deux autres séries d'affaires (viol et agressions sexuelles incestueux et harcèlement sexuel), la Cour admet le caractère sérieux et renvoie au Conseil constitutionnel qui, dans les deux cas, conclura à l'inconstitutionnalité de la disposition attaquée et l'abrogera (avec effet immédiat ou quasi-immédiat) (1).

À chaque fois était invoqué le principe de légalité des délits et des peines figurant à l'article 8 de la Déclaration de 1789. Sont rappelés les principes de clarté, de précision et de prévisibilité de la loi pénale - ou au moins l'un d'entre eux. Dans les deux premières séries d'affaires, la Cour considère que ces principes ne sont pas violés « à l'évidence », motivation pour le moins sommaire. Dans les deux autres, ils le sont : d'où la transmission. Le sentiment des juges sera confirmé par le Conseil constitutionnel, ensuite de quoi la chambre criminelle sera amenée à annuler les arrêts rendus par les juridictions inférieures : « annulation » et non cassation (2). La crainte de l'« arbitraire » est avouée à deux reprises, dans les arrêts du 22 juin 2011 et du 3 janvier 2012, terme qui figurait dans la décision du Conseil constitutionnel n° 80-127 DC du 20 janvier 1981 : « Il en résulte la nécessité pour le législateur de définir les infractions en termes suffisamment clairs et précis pour exclure l'arbitraire » (cons. 7).

Le plus intéressant ne réside pas, malgré les apparences, dans les effets produits par la décision n° 2012-240 QPC du 4 mai 2012 abrogeant l'article 222-33 du code pénal. La Cour de cassation en a tiré les conséquences dans son arrêt du 6 juin 2012 : elle a annulé les dispositions de l'arrêt de la cour d'appel relatives au harcèlement sexuel. L'émoi fut grand parmi les associations de victimes et au sein du Parlement : l'urgence commandait une loi - ce fut fait avec la loi n° 2012-954 du 6 août 2012. Il est parfaitement exact que les personnes déclarées coupables de harcèlement sexuel risquaient d'échapper à toute condamnation ou à toute exécution de leur peine, malgré les efforts de la chancellerie pour obtenir une requalification des faits (c'est précisément parce qu'elle n'était pas toujours possible que la loi fut adoptée lors de la session extraordinaire du mois de juillet : ainsi, le 9 mai, la 31e chambre du tribunal correctionnel de Paris avait prononcé l'extinction de l'action publique au titre de l'article 6 du code de procédure pénale, la garde des Sceaux en annonçait seize le 24 juillet) (3). Dans une dépêche du 10 mai, la chancellerie indiquait en effet aux parquets qu'ils devaient tenter par tous moyens de requalifier les faits, soit en violences volontaires, soit en harcèlement moral (sur le lieu de travail), soit en tentative d'agression sexuelle. On tient là ce qu'on pourrait appeler les effets pervers d'une abrogation, si la chose n'était grave et si l'auteur de ces lignes n'était un homme.

En effet, l'ancienne mouture de l'article 222-33 du code pénal punissait le harcèlement sexuel d'un an d'emprisonnement et de 15 000 ¤ d'amende. Or les violences volontaires - la chancellerie pensait sans doute à celles ayant entraîné une incapacité de travail de plus de huit jours (article 222-11 du code pénal) - sont punies de trois ans d'emprisonnement et de 45 000 ¤ d'amende, tandis que la tentative d'agression sexuelle est réprimée de la même manière que l'agression sexuelle elle-même aux termes de l'article 222-31 du code pénal, soit cinq ans d'emprisonnement et 75 000 ¤ d'amende. On ajoutera que le nouvel article 222-33 a sensiblement aggravé la répression du harcèlement sexuel : depuis la loi du 6 août, il est passible de deux ans d'emprisonnement et de 30 000 ¤ d'amende (sans compter les circonstances aggravantes), soit un doublement du quantum initialement retenu. Voilà l'effet paradoxal de l'abrogation : la QPC est indéniablement d'inspiration libérale puisqu'il s'agit de protéger « les droits et libertés que la Constitution garantit » (et seulement eux). Elle a abouti le 4 mai à une abrogation immédiate qui a provoqué un durcissement de la répression pénale, que ce fût dans la période intermédiaire (par la requalification) ou après (avec la loi du 6 août).

On pourrait s'étonner que l'abrogation de l'article 222-31-1 du code pénal par la décision n° 2011-163 QPC du 16 septembre 2011 n'ait pas suscité de tels remous. Ne s'agit-il pas ici d'affaires de viols et d'agressions sexuelles incestueux plus douloureuses encore, mutatis mutandis, que le harcèlement sexuel ? La médiatisation fut modeste parce que la disposition en cause introduisait dans le droit pénal une « surqualification » qui, tout en ayant le caractère d'une qualification nouvelle selon le « commentaire » autorisé de la décision, ne constituait pas cependant une infraction nouvelle et n'aggravait pas les peines encourues. Autrement dit, une infraction pénale n'était pas retirée de l'ordre juridique, comme ce fut le cas le 4 mai 2012.

Les juges - de la Cour de cassation et du Conseil constitutionnel - se sont unis pour éliminer une disposition législative considérée comme médiocre. Le « commentaire » de la décision n'hésite pas à manier l'ironie pour mieux dénoncer une loi mal ficelée. La rédaction de l'article 222-31-1 du code pénal était récente : elle datait de la loi n° 2010-121 du 8 février 2010. Juridiquement, c'est un objet mal identifié, ainsi que le remarque malicieusement le « commentaire ». Surtout, malgré les dénégations des parlementaires et du Gouvernement, la loi introduisait une qualification pénale nouvelle relevant à ce titre de l'article 8 de la Déclaration de 1789. Or elle était imprécise car elle ne définissait pas ce qu'est la famille (une tentative vouée à l'échec et c'est pour cela que le code civil ne s'y était pas risqué), donc les atteintes sexuelles incestueuses commises « au sein de la famille ». D'où l'abrogation, qui devait emporter celle de l'article 227-27-2 relatif aux atteintes sexuelles incestueuses quelques mois plus tard (4).

La Cour de cassation a rendu huit ou neuf décisions entre octobre 2011 et mars 2012 précisant les effets de l'abrogation de l'article 222-31-1 du code pénal (l'hésitation vient de l'arrêt n° 11-87.111 du 4 janvier 2012, lequel rejette le pourvoi au motif que l'abrogation ne s'applique pas aux actes de procédure antérieurs au 17 septembre 2011). Si on retient le chiffre de huit décisions, on note que la chambre criminelle a relevé d'office le moyen de cassation dans deux cas (n° 10-82.842 du 12 octobre 2011 et n° 11-85.053 du 23 novembre 2011) (5). Dans la plupart des espèces, la Cour annule l'arrêt d'une cour d'assises et renvoie les parties devant une autre cour d'assises. Cependant, à deux reprises (n° 11-87.518 du 4 janvier 2012 et n° 12-80.389 du 28 mars 2012), le pourvoi étant formé contre un arrêt d'une chambre de l'instruction, la Haute juridiction a fait jouer l'article L. 411-3 du code de l'organisation judiciaire qui lui permet de casser sans renvoi lorsque la décision « n'implique pas qu'il soit à nouveau statué sur le fond » (la formule est scrupuleusement recopiée par les arrêts). Alors, la chambre criminelle se contente d'annuler (ou de casser et annuler, selon l'arrêt de mars) (6) l'arrêt dans la seule mesure où il a retenu à tort la qualification « incestueuse ». Où l'on s'aperçoit que la « surqualification » de l'ancien article 222-31-1 permet à la marge, lorsque la cour d'assises ne s'est pas prononcée, d'atténuer, voire de gommer, les effets de l'annulation nécessairement prononcée dans la foulée d'une abrogation de la loi.

(1) Cons. const., déc. n° 2011-163 QPC du 16 septembre 2011, Définition des délits et crimes incestueux et n° 2012-240 QPC du 4 mai 2012, Définition du délit de harcèlement sexuel.

(2) Voir sur ce point nos observations dans la chronique du n° 35 de cette revue.

(3) Étude d'impact annexée au projet de loi relatif au harcèlement sexuel, juin 2012, p. 14-17, consultable à l'adresse électronique http://www.senat.fr/leg/etudes-impact/pjl11-592-ei/pjl11-592-ei.html ; Ch. Taubira, Assemblée nationale, 1re séance du 24 juillet 2012 (sur le site de l'Assemblée).

(4) Cons. const., déc. n° 2011-222 QPC du 17 février 2012, Définition du délit d'atteintes sexuelles incestueuses, sur renvoi de la chambre criminelle de la Cour de cassation (arrêt n° 11-90.094 du 7 décembre 2011).

(5) Il est sidérant que la chambre criminelle de la Cour de cassation ne soit pas contrainte de soulever un moyen d'ordre public ; elle dispose d'une faculté (voir J. et L. Boré, La cassation en matière pénale, 3e éd., Dalloz, 2011, n° 112.91).

(6) La raison en est simple : dans l'arrêt du 4 février, la Cour de cassation « annule » un arrêt du 14 juin 2011, donc antérieur à la décision du Conseil constitutionnel ; dans l'arrêt du 28 mars, elle « casse et annule » un arrêt du 22 novembre 2011, postérieur à l'abrogation - ici, il y a manque de base légale et pas perte du fondement juridique (voir notre chronique précitée dans le n° 35 de cette revue). Julie BENETTI, Professeur à l'Université de Reims

Lucie CLUZEL-MÉTAYER , Maître de conférences à l'Université Panthéon-Assas Paris II

**Décisions commentées :**Cons. const., n° 2011-137 QPC, 17 juin 2011 ; CE, 7 avril 2011, n° 345634 (décision de renvoi) ; TA Rouen, 15 décembre 2011, n° 1003236 et n° 1003237 ; TA Rouen, 5 avril 2012, n° 1002547 ; TA Paris, 2 mai 2012, n° 1008343/6-2 ; TA Caen, 11 juillet 2012, n° 1002063.

Mots clés : principe d'égalité de traitement dans l'accès aux prestations sociales (revenu de solidarité active), droit d'obtenir des moyens convenables d'existence, critère de nationalité, condition de résidence préalable pour les étrangers hors Union européenne, principe de non-discrimination (article 14 de la Convention européenne des droits de l'homme).

La condition de la durée de résidence préalable dans l'attribution du RSA

Le législateur peut-il tout faire lorsqu'il s'agit de déterminer les bénéficiaires des prestations sociales ? La concordance des décisions rendues par le Conseil constitutionnel puis par plusieurs tribunaux administratifs sur les conditions d'attribution du revenu de solidarité active (RSA) témoigne en tous les cas d'un très large pouvoir d'appréciation du législateur en la matière. Contesté sur le fondement des principes d'égalité et de non-discrimination, le critère de résidence préalable de cinq années imposé aux étrangers hors Union européenne par l'article L. 262-4 du code de l'action sociale et des familles (CASF) pour bénéficier du RSA a franchi sans encombre l'épreuve du contrôle de constitutionnalité comme celle du contrôle de conventionnalité. Le plus surprenant tient sans doute à ce que pour écarter l'inconventionnalité de la disposition attaquée, les tribunaux administratifs ont repris, telle quelle, l'argumentation développée à l'endroit de cette même disposition par le Conseil constitutionnel dans les motifs de sa décision n° 2011-137 QPC du 17 juin 2011.

Mis en place à l'échelle nationale par la loi du 1er décembre 2008 en remplacement du RMI, le RSA a « pour objet d'assurer à ses bénéficiaires des moyens convenables d'existence, d'inciter à l'exercice d'une activité professionnelle et de lutter contre la pauvreté de certains travailleurs, qu'ils soient salariés ou non salariés » (article L. 262-1 CASF). Il garantit aux personnes bénéficiaires un revenu minimal en leur imposant par ailleurs de s'engager dans un processus d'insertion professionnelle.

En application du principe d'universalité, le bénéfice du RSA est ouvert à « toute personne résidant en France de manière stable et effective » (article L. 262-2 CASF). Si le législateur s'est bien gardé de subordonner son octroi à une condition de nationalité qui eût été discriminatoire, il a cependant astreint les étrangers extra-communautaires à un régime spécifique : en plus du critère tiré d'une résidence stable et effective sur le territoire français, ces derniers doivent en effet, sauf dérogations prévues par la loi, remplir une condition supplémentaire de séjour (dite de « stage préalable »), d'une durée de cinq années, sous couvert d'un titre donnant autorisation de travailler (article L. 262-4, 2 °, CASF).

Cette différence de traitement entre nationaux et étrangers d'une part, et entre étrangers d'autre part, a justifié le renvoi par le Conseil d'État d'une QPC mettant en cause la conformité de l'article L. 262-4 du CASF au principe d'égalité garanti par les articles 1er et 6 de la Déclaration des droits de 1789, ainsi qu'au onzième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946 aux termes duquel « tout être humain qui, en raison de son âge, de son état physique ou mental, de la situation économique, se trouve dans l'incapacité de travailler a le droit d'obtenir de la collectivité des moyens convenables d'existence ».

Suivant une démarche classique, le Conseil constitutionnel a d'abord vérifié que la différence de traitement ainsi instituée par la loi était en rapport direct avec son objet, au regard de la finalité même du RSA, qui doit « inciter à l'exercice ou à la reprise d'une activité professionnelle ». Les allocataires doivent donc justifier d'une présence stable sur le territoire national sans laquelle nulle insertion ou réinsertion professionnelle n'est par définition possible. Le Conseil constitutionnel s'est ensuite assuré que le critère de résidence préalable d'au moins cinq ans fixé par la loi n'était pas manifestement inapproprié au but poursuivi, le législateur n'ayant pas, en l'espèce, privé de garanties les exigences de caractère constitutionnel tirées du onzième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946 (dans le même sens, voir la décision n° 2009-599 DC du 29 décembre 2009, Loi de finances pour 2010, à propos de l'octroi du RSA aux jeunes de moins de vingt-cinq ans selon que soit rempli ou non le critère d'exercice d'une activité professionnelle pendant une période donnée ; voir aussi la décision n° 2011-123 QPC du 29 avril 2011, sur le critère de versement de l'allocation adulte handicapé tiré de la difficulté d'accéder au marché du travail résultant du handicap). L'article L. 262-4 CASF a été ainsi déclaré conforme aux droits et libertés garantis par la Constitution.

Le contrôle de constitutionnalité n'ayant pas prospéré, des requérants ont, à la suite de la décision du Conseil constitutionnel, invoqué devant le juge administratif la non-compatibilité de la même disposition avec plusieurs engagements internationaux de la France. Le droit au bénéfice du RSA leur avait été, selon les cas, refusé ou retiré, aucun d'entre eux ne justifiant de la détention d'une autorisation de travail depuis au moins cinq ans. Seul le moyen tiré de la non-conformité à l'article 14 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, combiné à l'article 1er du Premier Protocole additionnel, a été accueilli par le juge administratif, les autres engagements internationaux (article 6 de la Convention n° 97 de l'OIT, article 26 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, article 13 de la Charte sociale européenne, article 3-1 de la Convention internationale des droits de l'enfant) ne pouvant être utilement invoqués devant lui.

Les tribunaux administratifs de Rouen, Paris et Caen ont tous rejeté l'existence d'une discrimination contraire à l'article 14, suivant un raisonnement calqué sur celui du Conseil constitutionnel dans sa décision QPC précitée du 17 juin 2011 (1). L'exacte similitude de l'argumentation retenue pose la question de l'efficacité du contrôle de conventionnalité lorsqu'est contestée devant le juge administratif une disposition venant d'être déclarée par le Conseil constitutionnel conforme aux droits et libertés garantis par la Constitution. Si, comme y a insisté le tribunal administratif de Rouen, « une disposition législative déclarée conforme à la Constitution n'est pas, pour autant, déclarée conforme à l'ensemble des engagements internationaux et des obligations communautaires de la France », la parfaite identité des contrôles de constitutionnalité et de conventionnalité opérés en l'espèce autorise à douter sérieusement de l'utilité du second.

Reprenant tel quel le motif de la décision du Conseil constitutionnel, le juge administratif a en effet considéré que « le législateur a institué entre les Français et les étrangers, d'une part, et entre les étrangers, d'autre part, (...) une différence de traitement en rapport direct avec l'objet de la loi qui repose sur un critère objectif et raisonnable en rapport, tant avec les buts du revenu de solidarité active qu'avec l'exigence d'une résidence effective et stable en France » (2). L'argumentation du juge administratif ne se distingue finalement de celle du Conseil constitutionnel que par le recours à l'expression de « critère objectif et raisonnable », en écho à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme (3), comme pour accroire l'existence d'un contrôle de conventionnalité qui eût pourtant mérité, pour être effectif, que soit vérifié « le rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé » (4).

Le critère de détention d'un titre de séjour donnant autorisation de travailler est assurément en rapport direct avec les buts du RSA, et n'est pas en soi discriminatoire ; en revanche, l'exigence d'une durée, fixée à cinq années, de détention du titre de travail, pouvait apparaître excessive dès lors qu'elle a pour effet d'exclure du bénéfice du RSA des étrangers résidant de manière stable et régulière sur le territoire français depuis plusieurs années mais titulaires d'une autorisation de travail de moins de cinq ans. Un véritable contrôle de proportionnalité n'aurait-il pas conduit à sanctionner une différence de traitement au titre de laquelle un citoyen français, revenant en France après avoir longuement résidé à l'étranger (ou un ressortissant communautaire après seulement trois mois de séjour en France), est immédiatement éligible au RSA, tandis qu'un étranger hors UE ne peut y avoir accès quand bien même il résiderait en France depuis plus de cinq ans et serait titulaire d'une autorisation de travail depuis deux, trois ou quatre ans ? Le juge administratif n'y a en tous les cas rien trouvé à redire, estimant même que « la condition de stabilité est, en principe, regardée comme remplie lorsque le demandeur est de nationalité française » (5).

Les juges constitutionnel et administratif ne censurent que les différences de traitement expressément fondées sur un critère de nationalité et seulement si celui-ci est jugé sans rapport avec la finalité des prestations sociales (Cons. const., n° 89-269 DC du 22 janvier 1990 et CE, 30 juin 1989, Ville de Paris c/ Lévy : un régime d'aide aux familles en difficulté ne peut être exclusivement réservé aux familles dont un des parents est français). Concernant l'attribution du RSA, le critère de résidence préalable, en tant qu'il atteste de la stabilité de la présence sur le territoire national, a été jugé « en rapport » avec l'objectif d'insertion professionnelle. La mise en oeuvre de ce critère n'aurait évidemment pas été discriminatoire si elle avait concerné indistinctement Français et étrangers ou, à tout le moins, tous les étrangers. Mais puisque cette condition ne vise que les étrangers hors Union européenne, c'est en réalité le critère de nationalité (étendu à tous les nationaux européens) qui est bien ici en cause. Dès lors, le rapport entre la condition de nationalité et l'objectif de retour à l'emploi aurait dû être contrôlé.

En définitive, la focalisation sur la condition de résidence préalable a permis d'éviter la censure classiquement réservée au critère de nationalité qui est bien souvent sans rapport avec l'objet des prestations sociales. Ce faisant, les juges constitutionnel et administratif laissent une grande latitude au législateur pour déterminer les bénéficiaires des prestations sociales et, parmi ces dernières, celles qui, jugées indispensables, doivent être attribuées sans condition de durée de séjour (telles l'allocation personnalisée d'autonomie, l'allocation aux adultes handicapés, les prestations familiales). Le coût particulièrement élevé du RSA (près de 8 milliards d'euros en 2010), dans un contexte de maîtrise des déficits publics, n'a sans doute pas été étranger à la motivation implicite de leurs décisions.

(1) TA Rouen, 15 décembre 2011 ; TA Rouen, 5 avril 2012 ; TA Paris, 2 mai 2012 ; TA Caen, 11 juillet 2012.

(2) TA Rouen, 15 décembre 2011, 5 avril 2012 ; TA Caen, 11 juillet 2012.

(3) CEDH, 16 septembre 1996, Gaygusuz c/ Autriche, reproduite dans CE, Ass., 30 novembre 2001, Ministre de la Défense c/ Diop, GAJA, n°108.

(4) CEDH, 16 septembre 1996, précitée.

(5) TA Rouen, 15 décembre 2011, 5 avril 2012 ; TA Caen, 11 juillet 2012.

ÉGALITÉ - DISCRIMINATION

Julie BENETTI, Professeur à l'Université de Reims

Lucie CLUZEL-MÉTAYER , Maître de conférences à l'Université Panthéon-Assas Paris II

**Décisions commentées :**Cons. const., n° 2011-137 QPC, 17 juin 2011 ; CE, 7 avril 2011, n° 345634 (décision de renvoi) ; TA Rouen, 15 décembre 2011, n° 1003236 et n° 1003237 ; TA Rouen, 5 avril 2012, n° 1002547 ; TA Paris, 2 mai 2012, n° 1008343/6-2 ; TA Caen, 11 juillet 2012, n° 1002063.

Mots clés : principe d'égalité de traitement dans l'accès aux prestations sociales (revenu de solidarité active), droit d'obtenir des moyens convenables d'existence, critère de nationalité, condition de résidence préalable pour les étrangers hors Union européenne, principe de non-discrimination (article 14 de la Convention européenne des droits de l'homme).

Le législateur peut-il tout faire lorsqu'il s'agit de déterminer les bénéficiaires des prestations sociales ? La concordance des décisions rendues par le Conseil constitutionnel puis par plusieurs tribunaux administratifs sur les conditions d'attribution du revenu de solidarité active (RSA) témoigne en tous les cas d'un très large pouvoir d'appréciation du législateur en la matière. Contesté sur le fondement des principes d'égalité et de non-discrimination, le critère de résidence préalable de cinq années imposé aux étrangers hors Union européenne par l'article L. 262-4 du code de l'action sociale et des familles (CASF) pour bénéficier du RSA a franchi sans encombre l'épreuve du contrôle de constitutionnalité comme celle du contrôle de conventionnalité. Le plus surprenant tient sans doute à ce que pour écarter l'inconventionnalité de la disposition attaquée, les tribunaux administratifs ont repris, telle quelle, l'argumentation développée à l'endroit de cette même disposition par le Conseil constitutionnel dans les motifs de sa décision n° 2011-137 QPC du 17 juin 2011.

Mis en place à l'échelle nationale par la loi du 1er décembre 2008 en remplacement du RMI, le RSA a « pour objet d'assurer à ses bénéficiaires des moyens convenables d'existence, d'inciter à l'exercice d'une activité professionnelle et de lutter contre la pauvreté de certains travailleurs, qu'ils soient salariés ou non salariés » (article L. 262-1 CASF). Il garantit aux personnes bénéficiaires un revenu minimal en leur imposant par ailleurs de s'engager dans un processus d'insertion professionnelle.

En application du principe d'universalité, le bénéfice du RSA est ouvert à « toute personne résidant en France de manière stable et effective » (article L. 262-2 CASF). Si le législateur s'est bien gardé de subordonner son octroi à une condition de nationalité qui eût été discriminatoire, il a cependant astreint les étrangers extra-communautaires à un régime spécifique : en plus du critère tiré d'une résidence stable et effective sur le territoire français, ces derniers doivent en effet, sauf dérogations prévues par la loi, remplir une condition supplémentaire de séjour (dite de « stage préalable »), d'une durée de cinq années, sous couvert d'un titre donnant autorisation de travailler (article L. 262-4, 2 °, CASF).

Cette différence de traitement entre nationaux et étrangers d'une part, et entre étrangers d'autre part, a justifié le renvoi par le Conseil d'État d'une QPC mettant en cause la conformité de l'article L. 262-4 du CASF au principe d'égalité garanti par les articles 1er et 6 de la Déclaration des droits de 1789, ainsi qu'au onzième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946 aux termes duquel « tout être humain qui, en raison de son âge, de son état physique ou mental, de la situation économique, se trouve dans l'incapacité de travailler a le droit d'obtenir de la collectivité des moyens convenables d'existence ».

Suivant une démarche classique, le Conseil constitutionnel a d'abord vérifié que la différence de traitement ainsi instituée par la loi était en rapport direct avec son objet, au regard de la finalité même du RSA, qui doit « inciter à l'exercice ou à la reprise d'une activité professionnelle ». Les allocataires doivent donc justifier d'une présence stable sur le territoire national sans laquelle nulle insertion ou réinsertion professionnelle n'est par définition possible. Le Conseil constitutionnel s'est ensuite assuré que le critère de résidence préalable d'au moins cinq ans fixé par la loi n'était pas manifestement inapproprié au but poursuivi, le législateur n'ayant pas, en l'espèce, privé de garanties les exigences de caractère constitutionnel tirées du onzième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946 (dans le même sens, voir la décision n° 2009-599 DC du 29 décembre 2009, Loi de finances pour 2010, à propos de l'octroi du RSA aux jeunes de moins de vingt-cinq ans selon que soit rempli ou non le critère d'exercice d'une activité professionnelle pendant une période donnée ; voir aussi la décision n° 2011-123 QPC du 29 avril 2011, sur le critère de versement de l'allocation adulte handicapé tiré de la difficulté d'accéder au marché du travail résultant du handicap). L'article L. 262-4 CASF a été ainsi déclaré conforme aux droits et libertés garantis par la Constitution.

Le contrôle de constitutionnalité n'ayant pas prospéré, des requérants ont, à la suite de la décision du Conseil constitutionnel, invoqué devant le juge administratif la non-compatibilité de la même disposition avec plusieurs engagements internationaux de la France. Le droit au bénéfice du RSA leur avait été, selon les cas, refusé ou retiré, aucun d'entre eux ne justifiant de la détention d'une autorisation de travail depuis au moins cinq ans. Seul le moyen tiré de la non-conformité à l'article 14 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, combiné à l'article 1er du Premier Protocole additionnel, a été accueilli par le juge administratif, les autres engagements internationaux (article 6 de la Convention n° 97 de l'OIT, article 26 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, article 13 de la Charte sociale européenne, article 3-1 de la Convention internationale des droits de l'enfant) ne pouvant être utilement invoqués devant lui.

Les tribunaux administratifs de Rouen, Paris et Caen ont tous rejeté l'existence d'une discrimination contraire à l'article 14, suivant un raisonnement calqué sur celui du Conseil constitutionnel dans sa décision QPC précitée du 17 juin 2011 (1). L'exacte similitude de l'argumentation retenue pose la question de l'efficacité du contrôle de conventionnalité lorsqu'est contestée devant le juge administratif une disposition venant d'être déclarée par le Conseil constitutionnel conforme aux droits et libertés garantis par la Constitution. Si, comme y a insisté le tribunal administratif de Rouen, « une disposition législative déclarée conforme à la Constitution n'est pas, pour autant, déclarée conforme à l'ensemble des engagements internationaux et des obligations communautaires de la France », la parfaite identité des contrôles de constitutionnalité et de conventionnalité opérés en l'espèce autorise à douter sérieusement de l'utilité du second.

Reprenant tel quel le motif de la décision du Conseil constitutionnel, le juge administratif a en effet considéré que « le législateur a institué entre les Français et les étrangers, d'une part, et entre les étrangers, d'autre part, (...) une différence de traitement en rapport direct avec l'objet de la loi qui repose sur un critère objectif et raisonnable en rapport, tant avec les buts du revenu de solidarité active qu'avec l'exigence d'une résidence effective et stable en France » (2). L'argumentation du juge administratif ne se distingue finalement de celle du Conseil constitutionnel que par le recours à l'expression de « critère objectif et raisonnable », en écho à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme (3), comme pour accroire l'existence d'un contrôle de conventionnalité qui eût pourtant mérité, pour être effectif, que soit vérifié « le rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé » (4).

Le critère de détention d'un titre de séjour donnant autorisation de travailler est assurément en rapport direct avec les buts du RSA, et n'est pas en soi discriminatoire ; en revanche, l'exigence d'une durée, fixée à cinq années, de détention du titre de travail, pouvait apparaître excessive dès lors qu'elle a pour effet d'exclure du bénéfice du RSA des étrangers résidant de manière stable et régulière sur le territoire français depuis plusieurs années mais titulaires d'une autorisation de travail de moins de cinq ans. Un véritable contrôle de proportionnalité n'aurait-il pas conduit à sanctionner une différence de traitement au titre de laquelle un citoyen français, revenant en France après avoir longuement résidé à l'étranger (ou un ressortissant communautaire après seulement trois mois de séjour en France), est immédiatement éligible au RSA, tandis qu'un étranger hors UE ne peut y avoir accès quand bien même il résiderait en France depuis plus de cinq ans et serait titulaire d'une autorisation de travail depuis deux, trois ou quatre ans ? Le juge administratif n'y a en tous les cas rien trouvé à redire, estimant même que « la condition de stabilité est, en principe, regardée comme remplie lorsque le demandeur est de nationalité française » (5).

Les juges constitutionnel et administratif ne censurent que les différences de traitement expressément fondées sur un critère de nationalité et seulement si celui-ci est jugé sans rapport avec la finalité des prestations sociales (Cons. const., n° 89-269 DC du 22 janvier 1990 et CE, 30 juin 1989, Ville de Paris c/ Lévy : un régime d'aide aux familles en difficulté ne peut être exclusivement réservé aux familles dont un des parents est français). Concernant l'attribution du RSA, le critère de résidence préalable, en tant qu'il atteste de la stabilité de la présence sur le territoire national, a été jugé « en rapport » avec l'objectif d'insertion professionnelle. La mise en oeuvre de ce critère n'aurait évidemment pas été discriminatoire si elle avait concerné indistinctement Français et étrangers ou, à tout le moins, tous les étrangers. Mais puisque cette condition ne vise que les étrangers hors Union européenne, c'est en réalité le critère de nationalité (étendu à tous les nationaux européens) qui est bien ici en cause. Dès lors, le rapport entre la condition de nationalité et l'objectif de retour à l'emploi aurait dû être contrôlé.

En définitive, la focalisation sur la condition de résidence préalable a permis d'éviter la censure classiquement réservée au critère de nationalité qui est bien souvent sans rapport avec l'objet des prestations sociales. Ce faisant, les juges constitutionnel et administratif laissent une grande latitude au législateur pour déterminer les bénéficiaires des prestations sociales et, parmi ces dernières, celles qui, jugées indispensables, doivent être attribuées sans condition de durée de séjour (telles l'allocation personnalisée d'autonomie, l'allocation aux adultes handicapés, les prestations familiales). Le coût particulièrement élevé du RSA (près de 8 milliards d'euros en 2010), dans un contexte de maîtrise des déficits publics, n'a sans doute pas été étranger à la motivation implicite de leurs décisions.

(1) TA Rouen, 15 décembre 2011 ; TA Rouen, 5 avril 2012 ; TA Paris, 2 mai 2012 ; TA Caen, 11 juillet 2012.

(2) TA Rouen, 15 décembre 2011, 5 avril 2012 ; TA Caen, 11 juillet 2012.

(3) CEDH, 16 septembre 1996, Gaygusuz c/ Autriche, reproduite dans CE, Ass., 30 novembre 2001, Ministre de la Défense c/ Diop, GAJA, n°108.

(4) CEDH, 16 septembre 1996, précitée.

(5) TA Rouen, 15 décembre 2011, 5 avril 2012 ; TA Caen, 11 juillet 2012.

La condition de la durée de résidence préalable dans l'attribution du RSA

Le législateur peut-il tout faire lorsqu'il s'agit de déterminer les bénéficiaires des prestations sociales ? La concordance des décisions rendues par le Conseil constitutionnel puis par plusieurs tribunaux administratifs sur les conditions d'attribution du revenu de solidarité active (RSA) témoigne en tous les cas d'un très large pouvoir d'appréciation du législateur en la matière. Contesté sur le fondement des principes d'égalité et de non-discrimination, le critère de résidence préalable de cinq années imposé aux étrangers hors Union européenne par l'article L. 262-4 du code de l'action sociale et des familles (CASF) pour bénéficier du RSA a franchi sans encombre l'épreuve du contrôle de constitutionnalité comme celle du contrôle de conventionnalité. Le plus surprenant tient sans doute à ce que pour écarter l'inconventionnalité de la disposition attaquée, les tribunaux administratifs ont repris, telle quelle, l'argumentation développée à l'endroit de cette même disposition par le Conseil constitutionnel dans les motifs de sa décision n° 2011-137 QPC du 17 juin 2011.

Mis en place à l'échelle nationale par la loi du 1er décembre 2008 en remplacement du RMI, le RSA a « pour objet d'assurer à ses bénéficiaires des moyens convenables d'existence, d'inciter à l'exercice d'une activité professionnelle et de lutter contre la pauvreté de certains travailleurs, qu'ils soient salariés ou non salariés » (article L. 262-1 CASF). Il garantit aux personnes bénéficiaires un revenu minimal en leur imposant par ailleurs de s'engager dans un processus d'insertion professionnelle.

En application du principe d'universalité, le bénéfice du RSA est ouvert à « toute personne résidant en France de manière stable et effective » (article L. 262-2 CASF). Si le législateur s'est bien gardé de subordonner son octroi à une condition de nationalité qui eût été discriminatoire, il a cependant astreint les étrangers extra-communautaires à un régime spécifique : en plus du critère tiré d'une résidence stable et effective sur le territoire français, ces derniers doivent en effet, sauf dérogations prévues par la loi, remplir une condition supplémentaire de séjour (dite de « stage préalable »), d'une durée de cinq années, sous couvert d'un titre donnant autorisation de travailler (article L. 262-4, 2 °, CASF).

Cette différence de traitement entre nationaux et étrangers d'une part, et entre étrangers d'autre part, a justifié le renvoi par le Conseil d'État d'une QPC mettant en cause la conformité de l'article L. 262-4 du CASF au principe d'égalité garanti par les articles 1er et 6 de la Déclaration des droits de 1789, ainsi qu'au onzième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946 aux termes duquel « tout être humain qui, en raison de son âge, de son état physique ou mental, de la situation économique, se trouve dans l'incapacité de travailler a le droit d'obtenir de la collectivité des moyens convenables d'existence ».

Suivant une démarche classique, le Conseil constitutionnel a d'abord vérifié que la différence de traitement ainsi instituée par la loi était en rapport direct avec son objet, au regard de la finalité même du RSA, qui doit « inciter à l'exercice ou à la reprise d'une activité professionnelle ». Les allocataires doivent donc justifier d'une présence stable sur le territoire national sans laquelle nulle insertion ou réinsertion professionnelle n'est par définition possible. Le Conseil constitutionnel s'est ensuite assuré que le critère de résidence préalable d'au moins cinq ans fixé par la loi n'était pas manifestement inapproprié au but poursuivi, le législateur n'ayant pas, en l'espèce, privé de garanties les exigences de caractère constitutionnel tirées du onzième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946 (dans le même sens, voir la décision n° 2009-599 DC du 29 décembre 2009, Loi de finances pour 2010, à propos de l'octroi du RSA aux jeunes de moins de vingt-cinq ans selon que soit rempli ou non le critère d'exercice d'une activité professionnelle pendant une période donnée ; voir aussi la décision n° 2011-123 QPC du 29 avril 2011, sur le critère de versement de l'allocation adulte handicapé tiré de la difficulté d'accéder au marché du travail résultant du handicap). L'article L. 262-4 CASF a été ainsi déclaré conforme aux droits et libertés garantis par la Constitution.

Le contrôle de constitutionnalité n'ayant pas prospéré, des requérants ont, à la suite de la décision du Conseil constitutionnel, invoqué devant le juge administratif la non-compatibilité de la même disposition avec plusieurs engagements internationaux de la France. Le droit au bénéfice du RSA leur avait été, selon les cas, refusé ou retiré, aucun d'entre eux ne justifiant de la détention d'une autorisation de travail depuis au moins cinq ans. Seul le moyen tiré de la non-conformité à l'article 14 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, combiné à l'article 1er du Premier Protocole additionnel, a été accueilli par le juge administratif, les autres engagements internationaux (article 6 de la Convention n° 97 de l'OIT, article 26 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, article 13 de la Charte sociale européenne, article 3-1 de la Convention internationale des droits de l'enfant) ne pouvant être utilement invoqués devant lui.

Les tribunaux administratifs de Rouen, Paris et Caen ont tous rejeté l'existence d'une discrimination contraire à l'article 14, suivant un raisonnement calqué sur celui du Conseil constitutionnel dans sa décision QPC précitée du 17 juin 2011 (1). L'exacte similitude de l'argumentation retenue pose la question de l'efficacité du contrôle de conventionnalité lorsqu'est contestée devant le juge administratif une disposition venant d'être déclarée par le Conseil constitutionnel conforme aux droits et libertés garantis par la Constitution. Si, comme y a insisté le tribunal administratif de Rouen, « une disposition législative déclarée conforme à la Constitution n'est pas, pour autant, déclarée conforme à l'ensemble des engagements internationaux et des obligations communautaires de la France », la parfaite identité des contrôles de constitutionnalité et de conventionnalité opérés en l'espèce autorise à douter sérieusement de l'utilité du second.

Reprenant tel quel le motif de la décision du Conseil constitutionnel, le juge administratif a en effet considéré que « le législateur a institué entre les Français et les étrangers, d'une part, et entre les étrangers, d'autre part, (...) une différence de traitement en rapport direct avec l'objet de la loi qui repose sur un critère objectif et raisonnable en rapport, tant avec les buts du revenu de solidarité active qu'avec l'exigence d'une résidence effective et stable en France » (2). L'argumentation du juge administratif ne se distingue finalement de celle du Conseil constitutionnel que par le recours à l'expression de « critère objectif et raisonnable », en écho à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme (3), comme pour accroire l'existence d'un contrôle de conventionnalité qui eût pourtant mérité, pour être effectif, que soit vérifié « le rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé » (4).

Le critère de détention d'un titre de séjour donnant autorisation de travailler est assurément en rapport direct avec les buts du RSA, et n'est pas en soi discriminatoire ; en revanche, l'exigence d'une durée, fixée à cinq années, de détention du titre de travail, pouvait apparaître excessive dès lors qu'elle a pour effet d'exclure du bénéfice du RSA des étrangers résidant de manière stable et régulière sur le territoire français depuis plusieurs années mais titulaires d'une autorisation de travail de moins de cinq ans. Un véritable contrôle de proportionnalité n'aurait-il pas conduit à sanctionner une différence de traitement au titre de laquelle un citoyen français, revenant en France après avoir longuement résidé à l'étranger (ou un ressortissant communautaire après seulement trois mois de séjour en France), est immédiatement éligible au RSA, tandis qu'un étranger hors UE ne peut y avoir accès quand bien même il résiderait en France depuis plus de cinq ans et serait titulaire d'une autorisation de travail depuis deux, trois ou quatre ans ? Le juge administratif n'y a en tous les cas rien trouvé à redire, estimant même que « la condition de stabilité est, en principe, regardée comme remplie lorsque le demandeur est de nationalité française » (5).

Les juges constitutionnel et administratif ne censurent que les différences de traitement expressément fondées sur un critère de nationalité et seulement si celui-ci est jugé sans rapport avec la finalité des prestations sociales (Cons. const., n° 89-269 DC du 22 janvier 1990 et CE, 30 juin 1989, Ville de Paris c/ Lévy : un régime d'aide aux familles en difficulté ne peut être exclusivement réservé aux familles dont un des parents est français). Concernant l'attribution du RSA, le critère de résidence préalable, en tant qu'il atteste de la stabilité de la présence sur le territoire national, a été jugé « en rapport » avec l'objectif d'insertion professionnelle. La mise en oeuvre de ce critère n'aurait évidemment pas été discriminatoire si elle avait concerné indistinctement Français et étrangers ou, à tout le moins, tous les étrangers. Mais puisque cette condition ne vise que les étrangers hors Union européenne, c'est en réalité le critère de nationalité (étendu à tous les nationaux européens) qui est bien ici en cause. Dès lors, le rapport entre la condition de nationalité et l'objectif de retour à l'emploi aurait dû être contrôlé.

En définitive, la focalisation sur la condition de résidence préalable a permis d'éviter la censure classiquement réservée au critère de nationalité qui est bien souvent sans rapport avec l'objet des prestations sociales. Ce faisant, les juges constitutionnel et administratif laissent une grande latitude au législateur pour déterminer les bénéficiaires des prestations sociales et, parmi ces dernières, celles qui, jugées indispensables, doivent être attribuées sans condition de durée de séjour (telles l'allocation personnalisée d'autonomie, l'allocation aux adultes handicapés, les prestations familiales). Le coût particulièrement élevé du RSA (près de 8 milliards d'euros en 2010), dans un contexte de maîtrise des déficits publics, n'a sans doute pas été étranger à la motivation implicite de leurs décisions.

(1) TA Rouen, 15 décembre 2011 ; TA Rouen, 5 avril 2012 ; TA Paris, 2 mai 2012 ; TA Caen, 11 juillet 2012.

(2) TA Rouen, 15 décembre 2011, 5 avril 2012 ; TA Caen, 11 juillet 2012.

(3) CEDH, 16 septembre 1996, Gaygusuz c/ Autriche, reproduite dans CE, Ass., 30 novembre 2001, Ministre de la Défense c/ Diop, GAJA, n°108.

(4) CEDH, 16 septembre 1996, précitée.

(5) TA Rouen, 15 décembre 2011, 5 avril 2012 ; TA Caen, 11 juillet 2012.

RÉSERVES D'INTERPRÉTATION

Mathieu DISANT, Maître de conférences à l'Université Paris I Panthéon-Sorbonne, CRDC

**Décisions commentées :**CE, 30 novembre 2011, n° 330611 ; Cass., civ. 1re, 15 décembre 2011, Marzec, n° 10-27.473, Bull. ; Cass., civ. 2e, 16 février 2012, n° 11-12.099 ; CA Angers, 21 février 2012, n° 09/01482, n° 09/02229 ; 20 mars 2012, n° 09/01676 et 4 septembre 2012, n° 11/00123 ; CAA Versailles, 6 mars 2012, n° 10VE02601 ; CAA Lyon, 22 mars 2012, n° 11LY02021 ; CE, 26 mars 2012, Mme Dana, n° 340466, Leb. ; CE, 16 mai 2012, n° 345767, Leb. Tables ; CE, 23 mai 2012, GISTI, n° 352534, Leb. Tables ; CAA Paris, 24 mai 2012, n° 10PA01551 ; CE, Ass., 11 juillet 2012, n° 348064, Leb. ; CE, 11 juillet 2012, n° 349752 ; CAA Paris, 27 septembre 2012, n° 10PA04906 ; CE, 19 octobre 2012, n° 354220 ; CE, 21 novembre, n° 346421.

Mots clés : rétention des documents de voyage des étrangers, notion d'activité occulte, nature juridique des cotisations volontaires obligatoires, pouvoirs du conseil d'administration de l'université sur le recrutement des enseignants-chercheurs, double imposition, réorientation professionnelle des fonctionnaires de l'État, pouvoir de nomination aux emplois à la décision du Gouvernement, réparation en cas de faute inexcusable de l'employeur, garde à vue et conditions d'audition des suspects, autorité des motifs, application dans le temps du dispositif transitoire « anti-perruche », preuve du financement du train de vie par le contribuable.

La prise en considération des réserves d'interprétation par le juge ordinaire à l'ère de la QPC Regard d'actualité sur les enjeux permanents de l'interprétation

Signe de la place que prend la jurisprudence constitutionnelle élaborée dans le contentieux a posteriori, la prise en compte des réserves d'interprétation est de plus en plus significative dans les litiges consécutifs aux décisions QPC. En réalité, les rapports entre QPC et interprétation conforme sont multiples et parfois complexes. Le contrôle du critère du « déjà jugé » lors de l'appréciation du renvoi d'une QPC se prête à la mention explicite, bien que souvent formelle, des réserves d'interprétation contenues dans les décisions antérieures du Conseil constitutionnel. Par ailleurs, le juge du renvoi peut lui-même être tenté de livrer une interprétation conforme de la loi pour justifier de l'absence de sérieux de la question soulevée (1). Mais surtout, on sait que le Conseil constitutionnel recourt sans restriction particulière à la technique de la réserve d'interprétation dans ses décisions QPC. Chacun perçoit que l'application de ces réserves, dont l'élaboration s'inscrit dans une prise en compte plus directe du « droit vivant », constitue un enjeu majeur pour le succès de la voie de droit constitutionnelle dans son ensemble. De surcroît, les réserves logées dans les décisions QPC peuvent avoir diverses incidences dans les contentieux subséquents, notamment réglementaires. En somme, leur réception peut, sinon présenter de nouvelles formes, renforcer certaines interrogations récurrentes et inciter à de nouvelles pratiques.

1. Les modalités de cette réception repose sur les principes fixés lors de l'application des réserves formulées dans les décisions de constitutionnalité a priori. Au premier chef, l'autorité de la chose jugée de la réserve d'interprétation se trouve clairement confirmée et a trouvé, à nouveau, plusieurs occasions de s'illustrer.

1.1. Depuis sa jurisprudence « La Cinq » (2), le juge administratif reprend régulièrement, au visa de l'article 62 de la Constitution, la formulation de principe selon laquelle « pour l'application et l'interprétation d'une loi, aussi bien les autorités administratives que le juge sont liés par les réserves d'interprétation énoncées par le Conseil constitutionnel statuant sur la conformité de cette loi à la Constitution ». Dans la période concernée, on retiendra deux illustrations jurisprudentielles.

D'une part, c'est ainsi que le Conseil d'État s'est penché, au regard des nombreuses réserves énoncées dans la décision n° 97-389 DC du 22 avril 1997, sur la légalité des dispositions du décret n° 2011-820 du 8 juillet 2011 relatives à la rétention, par l'administration, des documents de voyage des étrangers (3). L'occasion pour le Conseil d'État de souligner que l'administration est tenue de se conformer aux règles posées par ces réserves, indépendamment de leur éventuelle transposition dans les dispositions réglementaires examinées. Au cas d'espèce, le Conseil d'État procède à une énumération précise de ces réserves ; il en ressort notamment que la retenue d'un passeport ou d'un document de voyage « ne saurait faire obstacle à l'exercice par l'étranger du droit de quitter le territoire national » et que « à toute demande de restitution du document retenu, celui-ci devra être remis sans délai au lieu où il quittera le territoire français ». De même, suivant les termes de la décision du Conseil constitutionnel, le juge souligne que la retenue de l'un des documents prévus à l'article L. 611-2 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile « ne doit être opérée que pour une durée strictement proportionnée aux besoins de l'autorité administrative, sous le contrôle du juge administratif auquel il appartiendra, le cas échéant, de prononcer un sursis à exécution » et que « la substitution du récépissé au passeport ou document de voyage retenu ne fait en aucune manière obstacle à l'exercice par l'étranger des libertés et droits qui ne sont pas subordonnés à la régularité de son séjour ».

D'autre part, au terme d'une démarche identique et avec la même précision, la cour administrative d'appel de Versailles, au visa de la décision n° 99-424 DC du 29 décembre 1999, relève qu'une réserve d'interprétation est adossée à l'article 1728 du code général des impôts (CGI), notamment à l'aune du principe de légalité des délits et des peines et du respect des droits de la défense. Le Conseil constitutionnel a indiqué, en effet, que pour l'interprétation de la notion d'activité occulte, il convenait de se référer à la définition qui en était donnée à l'article L. 169 du livre des procédures fiscales, comme désignant la situation du contribuable qui n'a pas déposé dans le délai légal les déclarations prévues par la loi et n'a pas fait connaître son activité à un centre de formalité des entreprises ou au greffe du tribunal de commerce, et qu'en outre il incombe à l'administration d'apporter la preuve de l'exercice occulte de l'activité professionnelle (4). Suivant cette orientation, la cour juge que les conditions légales de reconnaissance d'une activité occulte sont en l'espèce établies (5).

1.2. Le juge ordinaire s'assure tout autant du respect des réserves d'interprétation émises dans les décisions QPC dont il doit tirer les conséquences. Cela conduit le juge à faire application de la loi telle qu'interprétée par le Conseil constitutionnel, voire à en sanctionner la méconnaissance (ce qui se produit rarement), et de façon plus générale à s'appuyer sur la décision du Conseil constitutionnel portant sur la loi en question. Certaines décisions confirment, sur le fond, de précédentes jurisprudences mentionnées antérieurement dans cette chronique. Mais les hypothèses de réception se multiplient. Sans prétendre dresser un panorama exhaustif, on peut sélectionner quelques cas significatifs au cours de la période recensée.

1.2.1. En premier lieu, il peut s'agir, pour le juge, d'adopter la qualification juridique que le Conseil constitutionnel a retenue du dispositif légal. C'est le cas s'agissant de la nature juridique des cotisations volontaires obligatoires (CVO) prévues à l'article L. 632-6 du code rural et de la pêche maritime, telle qu'elle est fixée dans la décision n° 2011-221 QPC du 17 février 2012 comme ne constituant pas des impositions de toutes natures. Bien que le Conseil constitutionnel ait été saisi des CVO instituées par les organisations interprofessionnelles agricoles, la décision concerne également toutes les autres CVO, et c'est bien dans cet esprit que le Conseil d'État (alors même que la décision 2011-221 QPC a été rendue sur renvoi de la Cour de cassation) en a déduit, au visa de l'article 62 de la Constitution, que les organisations interprofessionnelles ont le droit de prélever de telles cotisations (6). Cette qualification est d'autant mieux suivie par le Conseil d'État qu'une orientation comparable avait déjà été adoptée dans sa propre jurisprudence à propos des cotisations obligatoires versées par les architectes inscrits au tableau régional (7).

On peut rapprocher de cette situation, la jurisprudence relative à la nature et aux pouvoirs du conseil d'administration de l'université sur le recrutement des enseignants-chercheurs. Sous les hospices de la jurisprudence constitutionnelle (8), et au visa de l'article 62 de la Constitution, le Conseil d'État poursuit la construction de sa jurisprudence sur la répartition des compétences entre les différents organes de l'université en cette matière. Les compétences respectives du conseil d'administration et du comité de sélection trouvent désormais une délimitation à peu près claire qui permet d'endiguer tout empiètement.

D'une part, le Conseil d'État rappelle que, selon la jurisprudence du Conseil constitutionnel, dûment visée et rappelée dans la motivation de ses propres décisions, le conseil d'administration de l'université n'est pas un jury et ne peut se prononcer sur les mérites du candidat. Ainsi, dans la droite ligne de sa jurisprudence récente (9), le Conseil d'État annule une délibération du conseil d'administration de l'université Rennes-II du 8 juin 2009 pour violation des dispositions de l'article L. 952-6-1 du code de l'éducation telles qu'interprétées postérieurement par le Conseil constitutionnel dans sa décision n° 2010-20/21 QPC du 6 août 2010 (10). Il faut rappeler que le Conseil constitutionnel, au terme d'une interprétation fortement correctrice, a considéré que les comités de sélection avaient seuls la qualité de jury de ces concours. Lui seul est compétent pour apprécier les mérites des candidats. Le Conseil d'État avait déjà tiré les conséquences de cette interprétation à l'occasion du recours dirigé contre le décret relatif aux comités de sélection des enseignants-chercheurs (11). Il a notamment refusé de contrôler l'appréciation portée par le comité de sélection sur ces mérites (12).

Dans un autre arrêt, rendu également au double visa de l'article 62 de la Constitution et de la décision n° 2010-20/21 QPC, le Conseil d'État admet le rejet d'une candidature par le conseil d'administration de l'université Nancy-II, fondé sur l'inadéquation de la candidature avec le profil du poste (13). Le Conseil d'État a déjà rappelé que le conseil d'administration peut rejeter la liste proposée par ce comité pour des motifs tirés d'une inadéquation avec la « stratégie de l'établissement », sans toutefois être autorisé à se prononcer sur les mérites scientifiques des personnes retenues (14). La frontière peut s'avérer ténue, car se trouve plus ou moins en cause la reconnaissance ou non d'une spécialité au candidat. En l'espèce, l'inadéquation repose sur la constatation de l'absence de qualification et d'expérience dans le domaine sollicité de façon précise (psychosociologie des organisations et du travail) pour les besoins ciblés d'un établissement spécialisé (Institut supérieur d'administration et du management appartenant au réseau des Instituts d'administration des entreprises). La circonstance que le comité de sélection, tout en donnant un avis favorable à la candidature, ait souligné que le « profil de la candidate était assez éloigné du poste en termes d'enseignement et de recherche » est relevée à titre confortatif.

1.2.2. En deuxième lieu, il peut s'agir, pour le juge, de vérifier le respect d'une réserve neutralisante ou restrictive, en ce sens qu'elle limite la portée de dispositions législatives. Ainsi, par exemple, le juge administratif veille à ce que l'administration ne méconnaisse pas l'interprétation donnée par le Conseil constitutionnel dans sa décision n° 2010-70 QPC du 26 novembre 2010 relative à la lutte contre l'évasion fiscale, aux dispositions de l'article 155 A du CGI, interprétées comme ne pouvant conduire à ce que ce contribuable soit assujetti à une double imposition au titre d'un même impôtdans le cas où la personne domiciliée ou établie à l'étranger reverse en France au contribuable tout ou partie des sommes rémunérant les prestations réalisées par ce dernier (15).

Le juge s'enquiert tout autant des conditions d'application de ce type de réserve par le pouvoir réglementaire, même si au fond elle n'apparaît pas directement en cause. Ainsi, dans la suite de la décision n° 2011-134 QPC du 17 juin 2011 qui n'a émis qu'une seule réserve tenant en ce qu'un enseignant-chercheur ne pourrait être contraint de changer de corps, le Conseil d'État a rejeté les recours de deux organisations syndicales de fonctionnaires contre le décret du 12 novembre 2010 relatif à la situation de réorientation professionnelle des fonctionnaires de l'État appliquant plusieurs des articles de la loi statutaire du 11 janvier 1984 (16). Indépendamment de la situation hypothétique visée par la réserve du Conseil, on notera que, pour se prononcer sur la légalité de l'ensemble du décret contesté, le Conseil d'État retient que « la circonstance que le décret n'a pas expressément repris la réserve d'interprétation de l'article 44 ter de la loi du 11 janvier 1984 posée par le Conseil constitutionnel dans sa décision n° 2011-134 QPC (...) est sans incidence sur sa légalité » (17).

1.2.3. En troisième lieu, il peut s'agir, pour le juge, de vérifier le respect d'une réserve directive, laquelle s'adresse aux autorités chargées de l'application de la loi et fixe, le plus souvent de façon générale, la manière dont elles doivent la mettre en oeuvre. Il s'agit surtout d'éviter les abus dans l'application de la loi, et ce type de réserve se reçoit volontiers comme un guide d'interprétation. On doit à cet égard mentionner l'arrêt d'assemblée du 11 juillet 2012 qui clarifie la question épineuse de l'étendue du pouvoir de nomination aux emplois à la décision du Gouvernement et, plus précisément, de son étendue lorsqu'un texte réglementaire en conditionne l'accès pour certains fonctionnaires (18). Le Conseil d'État a placé expressément son interprétation, tant de l'article 25 de la loi du 11 janvier 1984 que du décret du 24 juillet 1985, sous les auspices de la décision n° 2010-94 QPC du 28 janvier 2011. Dûment citée pour mettre en valeur la légitimité de la catégorie des emplois supérieurs à la décision du Gouvernement, cette décision fixe le cadre général de raisonnement du juge. Le Conseil constitutionnel avait souhaité préciser que le large pouvoir d'appréciation du Gouvernement pour pourvoir ce type d'emplois ne le dispense pas de procéder à ces nominations dans le respect de l'article 6 de la Déclaration de 1789 selon lequel « son choix doit être fait en prenant en considération les capacités requises pour l'exercice des attributions afférentes à l'emploi ». Le Conseil d'État s'inscrit dans cette perspective, pour ne pas dire l'esprit peu contraignant de la réserve. Il réaffirme la grande liberté de choix du Gouvernement, au point de juger que les dispositions du statut particulier ici en cause (celui d'inspecteur général) ne fait pas obstacle à la marge d'appréciation de l'autorité de nomination et, en l'espèce, à la faculté de celle-ci de nommer aux fonctions de chef de service de l'Inspection générale de l'administration un fonctionnaire d'un autre corps ou un non-fonctionnaire.

On soulignera tout particulièrement l'application régulière, quasi-sérielle, de la réserve directive énoncée dans la décision n° 2010-8 QPC du 18 juin 2010. L'invocation de la faute inexcusable de l'employeur est désormais de nature à permettre la réparation de l'ensemble des dommages causés par un accident professionnel et non plus seulement ceux mentionnés dans l'article L. 452-3 du code de la sécurité sociale. C'est là une conséquence remarquable de la réserve d'interprétation formulée par le Conseil constitutionnel dans le considérant 18 de sa décision. La portée de celui-ci est clairement d'interdire que la liste des chefs de préjudice soit interprétée comme limitative et exclusive. Les parties peuvent ainsi demander à l'employeur réparation des souffrances physiques et morales, du préjudice esthétique et d'agrément et de la perte des possibilités de promotion professionnelle. La Cour de cassation en a pris acte en se référant expressément à cette réserve (19).

Au cours de la période examinée, l'application de cette réserve a pu faire l'objet d'un examen très détaillé par le juge judiciaire du fond, soucieux notamment de diligenter ou d'étendre une mission d'expertise aux fins d'évaluation des postes de préjudice nouvellement ouverts par la jurisprudence constitutionnelle, ou de trancher (par la négative) la question de savoir si ceux-ci se trouvaient concernés par l'avance du paiement des indemnités par l'organisme social (20). De son côté, tout en vérifiant si l'application qui est faite de l'article L. 452-3 ne contrevient pas à la réserve d'interprétation, la cour administrative d'appel de Lyon a jugé que l'employeur n'est pas fondé à demander à une commune, à laquelle il impute l'origine de l'accident, le remboursement de tout ou partie du complément d'indemnisation du préjudice personnel auquel il est tenu en application de ces dispositions telles qu'interprétées par le Conseil constitutionnel (21).

Sur le plan de la méthode, un arrêt de la deuxième chambre civile du 16 février 2012 mérite l'attention. La Cour de cassation ne fait plus directement mention de la réserve et n'en reprend plus l'énoncé de façon autonome. Cela ne signifie pas que l'application de cette réserve est remise en cause sur le fond, tout au contraire. Dans la formulation retenue par la Cour, rien ne distingue plus a priori entre la lettre de l'article L. 452-3 du code de la sécurité sociale et celle de la réserve formulée par le Conseil. La Cour retient ainsi « qu'en cas de faute inexcusable, la victime, indépendamment de la majoration de rente qu'elle reçoit en vertu de l'article précédent, a le droit de demander à l'employeur devant la juridiction de sécurité sociale la réparation du préjudice causé par les souffrances physiques et morales par elle endurées, de ses préjudices esthétique et d'agrément ainsi que celle du préjudice résultant de la perte ou de la diminution de ses possibilités de promotion professionnelle » (22). Cette fusion pourrait être perçue en toute rigueur comme une (nouvelle) réticence à placer formellement la lecture de la loi sous l'autorité des décisions du Conseil constitutionnel inscrite à l'article 62 de la Constitution, d'ailleurs non visé par cet arrêt de cassation et pourtant invoqué par le requérant. On peut au contraire y voir le signe d'une assimilation complète de l'interprétation conforme et l'affirmation d'une unité normative. En l'espèce, la Cour casse un arrêt rejetant une expertise médicale sollicitée après reconnaissance d'une faute inexcusable et au soutien des demandes de la victime contre l'employeur.

1.3. La prise en compte de réserves d'interprétation énoncées dans une décision QPC peut s'opérer dans des conditions parfois plus originales. Ainsi, dans un arrêt du 11 juillet 2012, le Conseil d'État a examiné la conformité de la circulaire visant à présenter les nouvelles dispositions de la loi du 14 avril 2011 relative à la garde à vue, prise pour faire suite à l'abrogation prononcée par la décision n° 2010-14/22 QPC, et dont certaines dispositions ont été jugées conformes à la Constitution dans la décision n° 2011-191/194/195/196/197 QPC du 18 novembre 2011 portant sur ces nouvelles dispositions (23). Au visa de l'article 62 de la Constitution, le juge administratif juge conforme à la Constitution une disposition de la circulaire qui se borne à reprendre une disposition de la loi déclarée conforme à la Constitution. Par un jeu de translation, il estime par ailleurs que les dispositions de la circulaire relatives aux conditions d'audition des suspects sont conformes à la Constitution en ce qu'elles doivent être entendues conformément à une réserve d'interprétation énoncée dans la décision du 18 novembre.

Par ailleurs, dans ce même arrêt, le Conseil d'État prend en compte la loi telle qu'interprétée par le Conseil constitutionnel pour apprécier la conventionnalité de la circulaire contestée et à travers elle celle des dispositions législatives. Ce faisant, la réception de la réserve permet en quelque sorte de fixer la signification des dispositions examinées (une sorte de « droit vivant constitutionnel ») et apparaît, en définitive, comme un élément de régulation de la coexistence du contrôle de constitutionnalité et du contrôle de conventionnalité.

2. La réception plus répandue et diversifiée des réserves d'interprétation est tout autant susceptible de faire mieux apparaître des points de tension. Bien que cela reste résiduel, le phénomène n'a jamais été et ne sera probablement jamais définitivement épargné d'attitudes prudentes ou ambigües, ni à l'abri ponctuellement d'une instrumentalisation. Plus fondamentalement, la reconnaissance d'une réserve d'interprétation et la détermination de sa signification exacte peuvent elles-mêmes être sujettes à divergence, au point d'être source d'un malaise entre les juges et plus largement d'une certaine insécurité juridique.

2.1. À l'origine de premières difficultés, l'application des réserves d'interprétation renvoie à la question de l'autorité des motifs contenus dans les décisions du Conseil constitutionnel. Or, pour la Cour de cassation, « si l'autorité absolue que la Constitution confère à une décision du Conseil constitutionnel s'attache non seulement à son dispositif mais aussi à ses motifs, c'est à la condition que ceux-ci soient le support nécessaire de celui-là » (24). Cette solution restrictive n'est pas neuve, elle repose sur une définition orthodoxe de la chose jugée. On notera qu'elle s'inscrit dans un refus de reconnaître formellement l'autorité de chose interprétée des décisions constitutionnelles et prolonge au cas des décisions QPC l'absence de consécration sentencieuse de cette autorité. Si les conclusions de l'avocat général Pierre Chevalier se sont appropriées avec une intensité inédite la discussion à ce sujet, celles-ci plaident pour un « contrôle ciblé de l'autorité absolue reconnue aux interprétations du Conseil constitutionnel » (25).

Au cas d'espèce, cette solution a toutefois suscité de légitimes controverses s'agissant des modalités d'application dans le temps de l'abrogation prononcée par le Conseil constitutionnel dans sa décision n° 2010-2 QPC du 11 juin 2010 concernant le dispositif transitoire « anti-perruche ». Une ambigüité demeurait, faute d'indication plus directive notamment dans le dispositif, pour déterminer si le considérant 23 de cette décision remet ou non en cause l'application rétroactive de ce texte « aux instances à venir relatives aux situations juridiques nées antérieurement au 7 mars 2002 ». La circonstance que cette incise ne constitue pas de façon incontestable une réserve d'interprétation, mais plutôt une précision de la portée de l'abrogation, ne doit pas éluder l'enjeu principal. Tout en se revendiquant dans des termes fondamentalement identiques de l'autorité des décisions du Conseil constitutionnel, Conseil d'État et Cour de cassation adoptent une lecture opposée (l'application rétroactive pour l'un, l'abrogation intégrale pour l'autre). Dans son arrêt du 15 décembre 2011, répondant sans détour à son homologue, la Cour de cassation considère que « faute de mention d'une quelconque limitation du champ de cette abrogation, soit dans le dispositif, soit dans des motifs clairs et précis qui en seraient indissociables, il ne peut être affirmé qu'une telle déclaration d'inconstitutionnalité n'aurait effet que dans une mesure limitée, incompatible avec la décision de la cour d'appel de refuser d'appliquer au litige les dispositions de l'article L. 114-5 du code de l'action sociale et des familles ».

Sans entrer ici dans la discussion de fond et son contexte polémique, qui ont été plusieurs fois analysés (26), l'affaire montre combien la détermination de cette condition d'opposabilité du motif relève d'une lecture plus ou moins libre de la décision du Conseil constitutionnel, lequel a entretemps judicieusement corrigé ses méthodes pour fixer plus clairement qu'il ne l'a fait dans ses toutes premières copies QPC le champ d'application de ses décisions dans le temps. Si la difficulté devrait donc demeurer exceptionnelle, la question fondamentale des modalités d'interprétation des décisions de justice constitutionnelle (et notamment des réserves d'interprétation qu'elles contiennent) reste pleinement ouverte. Elle justifie notamment d'ouvrir le débat sur la mise en place d'un recours en interprétation de ces décisions.

2.2. D'autant plus que la problématique de l'interprétation ne concerne pas uniquement la reconnaissance du statut de réserve à telle ou telle incise qui serait ou non « support nécessaire », ou la compréhension de la portée abrogative de la décision constitutionnelle, elle se poursuit pour déterminer la portée de la réserve.

De ce point de vue, dans son arrêt Mme Dana du 26 mars 2012, le Conseil d'État applique l'article 168 du CGI après que le Conseil constitutionnel, dans sa décision n° 2010-88 QPC du 21 janvier 2011, ait, d'une part, censuré les dispositions instituant une majoration de 50 % de la base imposable pour les contribuables disposant de plusieurs éléments de train de vie et, d'autre part, émis une réserve d'interprétation directive concernant l'alinéa 3 de cet article relatif à la preuve du financement du train de vie par le contribuable. En effet, le Conseil a estimé que « ces dispositions (...) ne sauraient toutefois, sans porter une atteinte disproportionnée au principe d'égalité devant les charges publiques, faire obstacle à ce que le contribuable soumis à la procédure de l'article 168 puisse être mis à même de prouver que le financement des éléments de patrimoine qu'il détient n'implique pas la possession des revenus définis forfaitairement ». Or, la portée de cette dernière réserve n'est pas jugée suffisamment « limpide » pour reprendre la qualificatif du rapporteur public, la doctrine étant elle-même partagée sur la question de savoir s'il s'agit d'élargir les possibilités offertes au contribuable d'obtenir la réduction de la base d'imposition évaluée forfaitairement, ou de lui permettre aussi d'échapper au champ d'application de cette méthode d'évaluation forfaitaire du revenu. L'option est au centre de l'essentiel des litiges. Le Conseil d'État en était saisi pour la première fois dans l'arrêt rapporté, il a fait preuve d'audace en vue de pencher vers la première branche de l'alternative.

De façon remarquable, le Conseil d'État va procéder à une double reformulation de cette réserve : il substitue à l'expression « éléments de patrimoine qu'il détient » l'expression « éléments de train de vie qui ont été retenus pour l'application du barème », il corrige également l'expression de « possession des revenus » pour la remplacer par celle de « perception des revenus » (27). Telle qu'elle est présentée, tout en étant expressément inscrite dans le respect de l'article 62 de la Constitution, cette démarche - déjà adoptée par le juge du fond (28) - répond à un souci de clarification et, au fond, à la prévention de tout effet d'aubaine lié à l'application de la réserve. On peut sans doute minorer l'importance de la retouche et estimer fort légitime que le juge souhaite établir un mode d'emploi de la réserve. On peut aussi comprendre que le juge applique la réserve d'interprétation tout en s'inscrivant délibérément dans la continuité de sa jurisprudence antérieure qu'il ne souhaite pas remettre en cause. Mais jusqu'où s'arrête ce pouvoir de correction ou de sollicitation de la réserve ? La situation peut s'avérer rapidement plus critique. D'ailleurs, au cas présent, d'autres questions d'interprétation restent en suspens, notamment celle de l'application de la réserve à l'alinéa 1er de l'article 168 relatif à son champ d'application ou celle de l'intensité de la relation qu'il convient d'établir entre le train de vie réel et le niveau de ressources pour bénéficier de cette réserve (29).

En définitive, cet arrêt témoigne de ce que l'effectivité de la réserve d'interprétation par le Conseil constitutionnel est nécessairement aux prises, non seulement avec le pouvoir de concrétisation et d'appréciation (souveraine) du juge, mais aussi avec la question de l'interprétation de ce qui a été interprété pour droit par le Conseil. Au bout du raisonnement, la question mérite d'être posée : faut-il laisser au seul juge ordinaire le soin de définir la signification d'une réserve et de veiller à corriger l'interprétation « erronée » d'une décision du Conseil constitutionnel ?

(1) Qu'il nous soit permis de renvoyer à M. Disant, Droit de la question prioritaire de constitutionnalité, Lamy, 2011, n° 315 et s.

(2) CE, Ass., 11 mars 1994, SA « La Cinq », Leb. p. 117, concl. Frydman.

(3) CE, 23 mai 2012, GISTI, n° 352534, Leb. Tables.

(4) Cons. const., déc. n° 99-424 DC du 29 décembre 1999, Rec., p. 156, cons. 54.

(5) CAA Versailles, 6 mars 2012, n° 10VE02601 ; dans le même sens, not. 15 février 2011, n° 09VE02374.

(6) CE, 21 novembre 2012, n° 346421.

(7) CE, 23 octobre 1981, Syndicat de l'architecture, n° 17983 et n° 16903.

(8) Cons. const., déc. n° 2010-20/21 QPC du 6 août 2010, cons. 8 à 14.

(9) V. not. CE, 14 octobre 2011, n° 341103 et CE, 26 octobre 2011, n° 334084, rapportés dans notre précédente chronique.

(10) CE, 30 novembre 2011, n° 330611.

(11) CE, 15 décembre 2010, SNESUP-FSU, n° 316927.

(12) CE, 9 février 2011, Piazza, n° 317314.

(13) CE, 19 octobre 2012, n° 354220.

(14) CE, 9 février 2011, Bourguignon, n° 329584.

(15) CAA Paris, 27 septembre 2012, n° 10PA04906.

(16) CE, 16 mai 2012, n° 345767, Leb. Tables. On notera simplement, sur le fond, que le Conseil d'État n'impose pas la consultation de la commission administration paritaire pour le placement des fonctionnaires représentants syndicaux en situation de réorientation professionnelle, et ne réserve donc pas un sort particulier à ces derniers comme le Conseil constitutionnel lui en avait laissé la possibilité dans la décision QPC.

(17) CE, 16 mai 2012, n° 345767, Leb. Tables.

(18) CE, Ass., 11 juillet 2012, n° 348064, Leb., RFDA 2012, p. 953, concl. (contr.) N. Escaut.

(19) Cass., civ. 2e, 30 juin 2011, n° 10-19.475, Bull. ; et not. Cass., civ. 2e, 13 octobre 2011, n° 10-15.649 ; rappr. Cass., civ. 2e, 28 avril 2011, n° 10-14.771.

(20) CA Angers, 21 février 2012, n° 09/01482, n° 09/02229 ; 20 mars 2012, n° 09/01676 et 4 septembre 2012, n° 11/00123.

(21) CAA Lyon, 22 mars 2012, n° 11LY02021.

(22) Cass., civ. 2e, 16 février 2012, n° 11-12.099.

(23) CE, 11 juillet 2012, n° 349752.

(24) Cass., civ. 1re, 15 décembre 2011, Marzec, n° 10-27.473, Bull.

(25) Concl. in RFDA, 2012, p. 364, égal. JCP éd. G., n° 4, 23 janvier 2012, 72 (extraits).

(26) V. not. D. Cristol, RDSS, 2012, p. 366 ; F. Melleray, DA, n° 2, février 2012, comm. 20 ; P. Deumier, RTDCiv, 2012, p. 75 ; D. Vigneau, D., 2012, p. 323.

(27) CE, 26 mars 2012, Mme Dana, n° 340466, Leb. ; Droit fiscal, n° 17, 26 avril 2012, comm. 280, concl. V. Daumas, comm. M. Pelletier.

(28) CAA Paris, 24 mai 2012, n° 10PA01551.

(29) M. Pelletier, « Taxation forfaitaire d'après les éléments du train de vie : l'arrêt Dana, un premier mode d'emploi de la jurisprudence Boisselier », Revue de droit fiscal, n° 17, 26 avril 2012, comm. 280.