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Observatoire de jurisprudence constitutionnelle - Chronique N° 11

Etude coordonnée par Guillaume DRAGO avec Valérie BERNAUD, Caroline CHAMARD-HEIM, Laurence GAY, Hélène HOEPFFNER et Blandine MALLET-BRICOUT

Nouveaux Cahiers du Conseil constitutionnel n° 38 - janvier 2013

Résumé : Chaque trimestre, l'Observatoire de jurisprudence constitutionnelle de l'Université Panthéon-Assas Paris II livre une chronique publiée dans Les nouveaux Cahiers du Conseil constitutionnel. Celle-ci, coordonnée par le Professeur Guillaume Drago, est destinée à présenter et commenter les décisions rendues par les juridictions administratives, judiciaires et financières en matière constitutionnelle. On trouve dans cette rubrique dix thèmes identifiés comme majeurs (droits et libertés, justice, droit pénal et procédure pénale, droit social, égalité – discrimination, finances publiques et fiscalité, élections, normes, pouvoirs publics et autorités administratives, réserves d'interprétation).

Droits et libertés

Droit économique

Contrats et marchés (dont liberté contractuelle)

par Hélène Hoepffner Professeur de droit public à Sciences Po Toulouse

Décisions commentées : CE, 27 octobre 2011, Société TAT, n° 350790 ; TA Dijon, 13 septembre 2011, n° 1101943

Mots clés : application des décisions du Conseil constitutionnel par les juridictions administratives, contrats administratifs, marchés publics, question prioritaire de constitutionnalité, dispositions de nature réglementaire, référé contractuel.

1. À la question de savoir « que deviennent les décisions du Conseil constitutionnel, une fois celles-ci rendues » (1), nous serions tentées de répondre, pour la rubrique consacrée aux contrats administratifs, « pas grand chose ». Il ne s'agit là nullement d'une provocation. Il s'agit d'un constat : même en analysant la jurisprudence des tribunaux administratifs et des cours administratives d'appel, notre quatuor (2) peine à trouver des décisions s'appropriant les principes constitutionnels applicables à la commande publique dégagés par le Conseil constitutionnel (3).

De surcroît, le droit des contrats administratifs semble être l'un des rares domaines où la nouvelle procédure de la question prioritaire de constitutionnalité ne prospère pas. Deux justifications, intrinsèquement liées, peuvent être avancées. La première tient à l'absence de clarté des principes constitutionnels dégagés par le Conseil constitutionnel depuis 2001 (4) et plus exactement à la difficulté d'interpréter la portée du « principe d'égalité devant la commande publique » découlant des articles 6 et 14 de la Déclaration de 1789 (5). La seconde tient à l'étendue des règles et principes issues du droit de l'Union européenne et à l'efficacité du contrôle de conventionnalité dans ce domaine. Pour l'instant donc, les principes constitutionnels applicables aux contrats publics ne constituent pas une source privilégiée pour les plaideurs.

2. Les deux décisions recensées cette année pour cette rubrique permettent de s'en convaincre.

3. Tout d'abord, l'arrêt rendu par le Conseil d'État le 27 octobre 2011, Société TAT (6). L'affaire est somme toute classique, sauf peut être en ce qui concerne sa localisation géographique : la Nouvelle-Calédonie. Le 21 mars 2011, la société Air Loyauté (compagnie aérienne domestique française basée en Nouvelle-Calédonie) a remporté un appel d'offres lancé par le Centre Hospitalier Territorial de Nouvelle-Calédonie en vue de la conclusion d'un marché de prestations de services de transports sanitaires par avion. La société TAT, compagnie concurrente, a alors saisi le tribunal administratif de Nouvelle-Calédonie en référé afin d'obtenir d'une part, la suspension de l'exécution du marché et d'autre part son annulation sur le fondement des articles L. 551-13 et suivants du code de justice administrative (référé contractuel). Par une ordonnance du 24 mai 2011, le juge a rejeté cette demande pour irrecevabilité manifeste au motif que le référé contractuel ne s'applique pas en Nouvelle-Calédonie. La société TAT se pourvoit alors en cassation. À l'appui de ce recours, conformément à l'article 23-5 de l'ordonnance du 7 novembre 1958, elle soulève une question prioritaire de constitutionnalité (QPC). C'est ce qui retiendra ici notre attention.

4. L'arrêt du Conseil d'État ne permet malheureusement pas de prendre connaissance des moyens invoqués par la requérante à l'appui de sa demande. Tout au plus déduit-on de la solution retenue par le Conseil d'État que la requérante contestait la conformité à la Constitution de l'article L. 551-13 du code de justice administrative issu de l'ordonnance n° 2009-515 du 7 mai 2009 transposant en droit interne les dispositions de la directive européenne n° 2007/66/CE du 11 décembre 2007 (7) relatives au référé contractuel.

Le Conseil d'État refuse de transmettre la question au Conseil constitutionnel au motif que ces dispositions n'ont pas une valeur législative mais réglementaire : « l'article L. 551-13 du code de justice administrative est issu de l'ordonnance du 7 mai 2009 relative aux procédures de recours applicables aux contrats de la commande publique ; que cette ordonnance n'a pas été ratifiée dans les conditions prévues à l'article 38 de la Constitution ; que, par suite, les dispositions de l'article L. 551-13 du code de justice administrative applicables au présent litige ont un caractère réglementaire et ne sont pas au nombre des dispositions législatives visées par l'article 61-1 de la Constitution et l'article 23-5 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 ».

En effet, l'ordonnance du 7 mai 2009 n'a pour l'instant pas fait l'objet d'une ratification expresse au sens de l'article 38 de la Constitution. Un projet de loi de ratification a été déposé au Sénat le 29 juillet 2009 mais à ce jour, la procédure n'est pas achevée. Elle conserve donc sa valeur réglementaire (8).

Par suite, et conformément à une jurisprudence désormais constante (9), la question prioritaire de constitutionnalité dirigée contre ces dispositions est irrecevable (10) : elle n'est pas au nombre de celles qui peuvent être transmises au Conseil constitutionnel en application de l'article 61-1 de la Constitution et de l'article 23-5 de l'ordonnance du 7 novembre.

La constitutionnalité d'une ordonnance non ratifiée, comme celle d'un acte réglementaire, peut en revanche être contestée devant le juge administratif.

5. Ensuite, et dans le même sens, il faut relever l'ordonnance du 13 septembre 2011 du Tribunal administratif de Dijon (11), saisi d'une QPC dirigée contre les mêmes dispositions du code de justice administrative relatives au référé contractuel.

L'ordonnance du juge des référés donne plus de précisions sur les moyens invoqués par le requérant. Ce dernier contestait la conformité de l'article L. 551-13 du code de justice administrative aux articles 6, 14 et 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen et aux principes constitutionnels de liberté d'accès, d'égalité de traitement et de transparence des procédures. Il considérait que le référé contractuel le privait de la possibilité d'exercer un recours effectif contre la décision du maire d'attribuer le marché public litigieux à un concurrent.

Conscient de la faiblesse de son argumentation, le requérant ajoutait un grief d'inconventionnalité. Il considérait également que ces dispositions du code étaient contraires à l'article 6 de la Convention européenne des droits de l'homme instituant le droit à un procès équitable.

À la différence du Conseil d'État, le tribunal administratif de Dijon refuse de transmettre la question prioritaire de constitutionnalité au motif qu'elle ne présente pas un caractère sérieux. Il considère que depuis l'arrêt du Conseil d'État du 16 juillet 2007, Société Tropic Travaux, « tout concurrent évincé de la conclusion d'un contrat administratif est recevable à former devant ce même juge un recours de pleine juridiction contestant la validité de ce contrat ou de certaines de ses clauses, qui en sont divisibles, assorti, le cas échéant, de demandes indemnitaires » et que, par suite, il bénéficie de voies de droit effectives.

6. Dans les deux cas, les arguments constitutionnels présentés par les requérants étaient faibles. Il n'y avait guère de doute sur l'issue des QPC. Il reste que l'arrêt du Conseil d'État ramène au premier plan un débat ancien mais récurrent (12) : celui de la place du pouvoir réglementaire en droit des contrats administratifs. C'est le Conseil d'État qui, en premier lieu, a consacré puis confirmé (13) le principe selon lequel le droit des marchés publics, de l'État comme des collectivités territoriales, a un caractère réglementaire. En dépit des vives critiques adressées à cette jurisprudence (14), c'est ensuite le Conseil constitutionnel qui a relayé et étendu cette solution à tous les contrats administratifs dans sa décision du 22 août 2002 relative à la loi de programmation pour la sécurité intérieure en considérant que « ni l'article 34 de la Constitution ni aucune autre règle de valeur constitutionnelle n'exigent que les conditions de passation des marchés et contrats passés par l'État soient définies par la loi ». Aux termes de ces jurisprudences, les contrats administratifs sont clairement distingués des contrats civils et commerciaux. Ils sont exclus de l'article 34 de la Constitution qui réserve au domaine de la loi les principes fondamentaux des obligations civiles et commerciales et donc, in fine, exclus de la « famille du contrat » (15). C'est sur cette solution qu'il faudrait revenir, autant que sur les principes généraux de la commande publique. Ce n'est qu'à ce prix que le droit des contrats administratifs intègrera concrètement la jurisprudence du Conseil constitutionnel.

(1) Sur les objectifs du présent observatoire de jurisprudence constitutionnelle : G. Drago, « Nova et vetera. Chronique d'un bouleversement jurisprudentiel annoncé. À propos de la chronique de l'Observatoire de jurisprudence constitutionnelle », Cahiers du Conseil constitutionnel, 2010, n° 28, p. 152.

(2) Aurélie Duffy, Maître de conférences à l'Université Panthéon-Assas ; Laetitia Janicot, Professeur à l'Université de Cergy-Pontoise ; Ariane Vidal-Naquet, Professeur à l'Université d'Aix-Marseille III et moi-même.

(3) Cons const., déc. n° 2001-452 DC du 6 décembre 2001, Rec. p. 156, RFDC, 2002, p. 181, note V. Bertile. Mais surtout : Cons. const., déc. n° 2002-460 DC du 22 août 2002, Rec. p. 198 ; AJDA, 2002, p. 1059, note J.-Y. Chérot et J. Tremeau, LPA, 11 sept. 2002, note J.-É. Schoettl ; D., 2003, p. 1125, note D. Ribes ; RFDC, 2003, p. 167, note D. Ribes ; Cons. const., déc. n° 2002-461 DC du 29 août 2002, Rec. p. 204 ; D., 2003, p. 1127, note Domingo ; RD publ., 2002, p. 1252, note Camby et Guy et 1619, note F. Luchaire ; Cons. const., déc. n° 2003-473 DC du 26 juin 2003, J.O. 3 juill. 2003, AJDA, 2003, p. 1353, note J-D. Dreyfus ; AJDA, 2003, p. 2348, art. E. Fatôme et L. Richer ; RDP, 2003, p. 1163, comm. F. Lichère ; Contrats Marchés publ., 2003, Chron. 18, F. Linditch ; Dr. Adm., 2003, Comm. 18, note A. Ménéménis et Dr. Adm. 2010, Comm., 191 ; AJDA, 2003, p. 1391, note J-É. Schoettl.

(4) Pour une présentation d'ensemble : P. Delvolvé, « Constitution et contrats publics », in Mouvement du droit public, Mélanges F. Moderne, Dalloz, 2004, p. 469.

(5) Sur cette difficulté d'interprétation, V. Y. Gaudemet, « Libres propos sur le droit des contrats administratifs (la réforme de la commande publique et le partenariat public-privé) », CJEG, n° 605/2004, p. 1.

(6) N° 350790 ; Contrats Marchés publ., 2011. Comm. 357, note P. Devillers.

(7) PE et Cons. UE, dir. n° 2007/66/CE : JOUE n° L. 335, 20 déc. 2007, p. 31.

(8) Rappr. CE, 2 juin 2010, Ponsort, n° 338965, AJDA, 2010, p. 1355, chron. S.-J. Liéber et D. Botteghi ; CE, 13 déc. 2010, Abriet, n° 340979 (sur l'irrevevabilité des QPC dirigées contre des dispositions de nature réglementaire).

(9) En ce sens déjà : CE, 11 mars 2011, Benzoni, n° 341658, AJDA, 2011, p. 534.

(10) En ce sens, A. Roblot-Troizier, « Le non-renvoi des questions prioritaires de constitutionnalité par le Conseil d'État », RFDA, 2011, p. 691.

(11) N° 1101943.

(12) Voyez le régime de passation des concessions de travaux mis en place par l'ordonnance n° 2009-864 du 15 juillet 2009 : Ph. Cossalter, « La renaissance de la concession de travaux : un contrat ni souhaité, ni souhaitable », AJDA, 2009, p. 1882.

(13) Sur ce point : Y. Gaudemet, « Le contrat administratif, un contrat hors la loi », Cahiers du Conseil constitutionnel., 2004, n° 17, p. 91. Rappr. CE, 29 avril 1981, Ordre des architectes, Rec. p. 198 ; CE, 5 mars 2003, Ordre des avocats à la Cour d'appel de Paris, BJCP, 2003, n° 28, p. 209.

(14) Y. Gaudemet, Traité de droit administratif, t. 1, LGDJ, 16e éd., n° 1433 et s. ; L. Richer, Droit des contrats administratifs, LGDJ, Manuel, 7e éd., n° 36.

(15) En ce sens : Y. Gaudemet, « Le contrat administratif, un contrat hors la loi », op. cit.

Propriété (dont privatisation)

par Caroline Chamard-Heim Professeur à l'Université Jean Moulin-Lyon 3

Décision commentée : CE, 5 octobre 2011, Région Centre c. Min. Économie, n° 326332

Mots clés : transfert de propriété publique, transfert de compétence, injonction.

I - Une collectivité territoriale peut-elle contraindre l'État à lui transférer la propriété de biens, support d'une nouvelle compétence ?

L'arrêt Région Centre c. Min. Économie clôt un contentieux entre l'État et cette collectivité territoriale qui s'était cristallisé en 2009. Mais, il faut remonter à la loi n° 2004-809 du 13 août 2004 relative aux libertés et responsabilités locales pour en comprendre l'origine (1). L'article 13 de ladite loi prévoit que les compétences, jusque-là exercées par l'État en tant qu'organisateur et financeur des stages de l'Association nationale pour la formation professionnelle des adultes (AFPA), sont désormais dévolues aux régions. Parallèlement, l'AFPA a vu appliquer les règles de la concurrence à ses prestations (2), dans la mesure où elle exerce une « activité économique » au sens des traités européens.

De nombreuses tensions se sont alors nouées, notamment parce que l'État a choisi de transférer la propriété des centres de formation à l'AFPA, et non aux régions. Jusqu'à l'intervention de la loi de 2004, l'État mettait à disposition de l'AFPA, à titre quasi gratuit, le patrimoine foncier et bâti nécessaire à la réalisation de l'activité de formation. La gratuité paraissait déjà difficilement compatible avec le droit des aides d'État. Pourtant, l'État a persisté dans cette voie et a transféré en 2009 la pleine propriété de ses immeubles à l'AFPA, toujours à titre gratuit (3). Or, les régions s'attendaient, comme c'est habituellement le cas, à ce que l'État prolonge le transfert de compétence consenti en 2004 par un transfert de propriété des biens immobiliers servant d'appui à cette activité. Saisi par les régions Centre et Poitou-Charentes, le Conseil constitutionnel a censuré ce transfert gratuit au motif que l'AFPA était désormais une « personne poursuivant des fins d'intérêt privé » et, qu'à ce titre, elle ne pouvait acquérir des biens publics qu'au prix du marché (4).

L'annulation de la loi obtenue, les régions ont sans doute caressé l'espoir que l'État se ravise et consente finalement à leur transférer à titre gratuit la propriété des centres de formation. Elles ont été une nouvelle fois déçues, ainsi que le montre cet arrêt commenté du Conseil d'État : l'État a délibérément choisi d'écarter les régions du volet immobilier de la formation professionnelle. Ce refus a été validé par le Conseil d'État jugeant que « ces transferts de compétences et de crédits n'impliquent pas le transfert aux régions de la propriété des biens immobiliers que l'État met à la disposition de l'AFPA, laquelle n'est qu'un opérateur intervenant dans le domaine de la formation professionnelle, auquel les régions sont susceptibles de faire appel pour réaliser des prestations » et que dans la mesure où l'État a prévu une compensation financière « la Région Centre n'est, dès lors, pas fondée à soutenir que la loi du 13 août 2004 ferait obligation à l'État de lui transférer la propriété des biens immobiliers qu'il met à la disposition de la direction régionale de l'AFPA ».

Le Conseil d'État n'a donc pas accédé à la requête de la région Centre lui demandant d'enjoindre à l'État le transfert à son profit la propriété des biens affectés à la direction régionale de l'AFPA. Ce faisant, a-t-il méconnu une jurisprudence constitutionnelle ?

Tout d'abord, dans la décision n° 2010-67/86 QPC, le Conseil constitutionnel ne s'est pas prononcé sur la propriété des biens accompagnant le transfert de compétence ; seules les conditions financières de la cession ont retenu son attention.

Ensuite, puisque l'État souhaitait de toute façon se dégager de la propriété des biens liés à la formation professionnelle, était-il possible de le contraindre à retenir un acquéreur plutôt qu'un autre ? Bien que le Conseil constitutionnel ne se soit pas, à notre connaissance, prononcé directement sur cette question, une telle injonction heurterait sans nul doute la jurisprudence qu'il a développée sur l'article 17 de la Déclaration de 1789 et constituerait une atteinte au droit de propriété. Il a ainsi censuré un dispositif contraignant le créancier poursuivant à devenir propriétaire d'un bien immobilier sans qu'il ait entendu acquérir ce bien au prix fixé par le juge, au motif « qu'un tel transfert est contraire au principe du libre consentement qui doit présider à l'acquisition de la propriété, indissociable de l'exercice du droit de disposer librement de son patrimoine [et] que ce dernier est lui-même un attribut essentiel du droit de propriété » (5).

Mais, parallèlement, depuis 1982, le législateur a contraint l'État qui décentralise ses compétences à des collectivités territoriales à mettre, à la disposition de celles-ci, les biens nécessaires à leur exercice (6). Si ces mises à disposition sont de plein droit, obligatoires et gratuites, elles ne vont toutefois pas nécessairement jusqu'au transfert de propriété (7), même si l'État penche nettement pour cette formule depuis 2004 (8). Et d'ailleurs, conformément à l'article 72-2 de la Constitution, le Conseil constitutionnel lie le respect du principe de libre administration et la possibilité d'imposer des transferts de compétence à la nécessité pour les collectivités territoriales de disposer de moyens essentiellement financiers (9), et non patrimoniaux. Le refus d'accompagner un transfert de compétence d'un transfert de propriété ne paraît donc pas constituer une atteinte au principe de libre administration des collectivités territoriales figurant à l'article 72 de la Constitution.

En dépit du caractère contestable pour les régions de la solution préconisée par le Conseil d'État, elle n'en demeure pas moins conforme à la jurisprudence du Conseil constitutionnel.

(1) V. par ex. Cour des comptes, Rapport public thématique : La formation professionnelle tout au long de la vie, octobre 2008, Doc. fr., p. 24 et s.

(2) Conseil de la concurrence, avis n° 08-A-10 du 18 juin 2008, relatif à une demande d'avis présentée par la Fédération de la formation professionnelle.

(3) Loi n° 2009-1437 du 24 novembre 2009, art. 54, relative à l'orientation et à la formation professionnelle tout au long de la vie.

(4) Cons. const., déc. n° 2010-67/86 QPC du 17 décembre 2010, Région Centre et Région Poitou-Charentes [AFPA - Transfert de biens publics], Rec., p. 403 ; JCP Adm., 2011, p. 24, note Videlin et Yolka ; Dr. adm., 2011, n° 3, p. 39, note Marchand ; RJEP, 2011, n° 689, p. 37, comm. Pauliat.

(5) Cons. const., déc. n° 98-403 DC du 29 juillet 1998, Loi d'orientation relative à la lutte contre les exclusions, cons. 40, Rec., p. 276. Dans le même esprit, v. Cons. const., déc. n° 84-172 DC du 26 juillet 1984, Loi relative au contrôle des structures des exploitations agricoles, cons. 12 et 13, Rec., p. 58.

(6) Art. L. 1321-1 et s., CGCT.

(7) Art. L. 1321-4, CGCT.

(8) Il a ainsi transféré aux collectivités territoriales, dans le cadre d'un transfert de compétences, la propriété d'aérodromes, de routes ou de fleuves (V. L. 13 août 2004).

(9) V. par ex. Cons. const., déc. n° 2004-509 DC du 13 janvier 2005, Loi de programmation pour la cohésion sociale, cons. 9, Rec., p. 33.

Blandine Mallet-Bricout Professeur à l'Université Jean Moulin-Lyon 3

Décision commentée : Civ. 2e, 2 février 2012, n° 11-14.729

Mots clés : droit de propriété, occupation sans droit ni titre, expulsion, droit au logement, expropriation, relogement.

II - L'expulsion « en dépit du droit au logement »

Les années, les affaires, se succèdent et la Cour de cassation n'entend toujours faire preuve d'aucune mansuétude à l'égard des occupants sans droit ni titre. « Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage. Polissez-le sans cesse, et le repolissez », la Cour de cassation fait sienne le conseil de Boileau dans la subtile confrontation entre droit de propriété et droit au logement. Sa deuxième chambre civile - bien déterminée à suivre les autres chambres sur cette question controversée, se trouve en effet interpellée par les occupants d'un terrain jouxtant plusieurs parcelles leur appartenant, mais sur lesquelles une procédure d'expropriation a été engagée. Installés dans des caravanes, des mobil-homes et des chalets en bois, il s'agit désormais de leur résidence principale, dans l'attente de l'issue du bras de fer engagé avec l'administration à propos de leur expropriation.

La société acquéreur du terrain occupé, quant à elle, engage un autre bras de fer : celui de leur expulsion. Classiquement, elle se fonde pour cela sur les articles 808 et 809 du code de procédure civile, arguant du caractère urgent de sa demande et du trouble manifestement illicite créé par cette situation (1). La cour d'appel fait droit à sa demande, ce qui mène les parties devant la Cour de cassation. La société propriétaire du terrain souligne que les occupants ne justifient d'aucune diligence en vue de leur relogement et qu'ils « sollicitent un délai de trois ans pour se reloger ». Le moyen réplique que « le droit au logement étant un droit fondamental à valeur constitutionnelle, le fait pour un occupant sans droit ni titre de se maintenir temporairement dans son logement dans l'attente d'une solution de relogement ne constitue pas un trouble manifestement illicite ». Les demandeurs au pourvoi tentent donc de mettre en avant le caractère temporaire de l'occupation pour justifier l'absence de trouble manifestement illicite et inviter à la reconnaissance d'un droit fondamental et effectif au logement. Tout est question d'appréciation, certes, le « temporaire » ayant déjà duré plusieurs années et devant se prolonger encore trois ans, à la requête des occupants (2). Ces derniers n'hésitent toutefois pas à soulever l'argument de la violation, outre de l'article 809 du code de procédure civile (CPC), des articles 544 du code civil et 8 de la Convention européenne des droits de l'homme et des libertés fondamentales.

Ils soulignent par ailleurs que la propriétaire avait acquis le terrain en 2008 « en parfaite connaissance de cause de cette occupation ». Il y a là un argument original, l'on perçoit la référence implicite à la préoccupation des lieux souvent mise en avant dans le contentieux relatif aux troubles anormaux du voisinage (3) : en quelque sorte, la propriétaire serait malvenue à considérer que l'occupation sans droit ni titre de son terrain constituerait un trouble illicite, alors qu'elle a acquis le terrain en connaissance de cause ... De là à alléguer que le transfert de propriété à l'acquéreur aurait été amputé du droit d'usage, il n'y a qu'un pas que le pourvoi se retient tout juste de franchir.

La Cour de cassation ne s'en laisse pas compter dans sa décision du 2 février 2012 (4). Sur le métier, elle polit à nouveau une argumentation désormais établie : « Mais attendu qu'ayant relevé que les consorts X..-Z.. occupaient les terrains appartenant à la société contre le gré de cette dernière, la cour d'appel en a déduit à bon droit que leur maintien sans droit ni titre dans les lieux était constitutif d'un trouble qui, en dépit du droit au logement qu'ils revendiquaient, avait un caractère manifestement illicite auquel elle a mis un terme en ordonnant leur expulsion ». La Cour se retranche donc derrière le trouble manifestement illicite de l'article 809 CPC pour confirmer la décision d'expulsion, s'interdisant de hiérarchiser explicitement droit de propriété et droit au logement. On relèvera quelque ironie peut-être, dans la formulation « en dépit du droit au logement » revendiqué par les occupants : qu'est-ce que ce « droit à » qui plie, en tout état de cause, devant le trouble illicite résultant du fait d'occupation de la propriété d'autrui ? La question ne cesse d'interroger la doctrine. La Cour de cassation ne fait ici aucune référence à la valeur constitutionnelle de ce droit, alors même que le Conseil constitutionnel a récemment rappelé que « la possibilité pour toute personne de disposer d'un logement décent » constitue un « objectif à valeur constitutionnelle » (5).

La décision commentée ne fait ainsi que renforcer l'impression nette, qui se dégage de la jurisprudence de la Cour de cassation depuis quelques années à propos de l'expulsion d'occupants sans droit ni titre. Le « droit au logement », dont on peut fortement douter du caractère subjectif, ne saurait entrer en contradiction avec la propriété privée : figure de proue d'une lutte nécessaire contre les exclusions, il relève de l'État, qui dispose de divers moyens pour lui donner quelque consistance, telles que les procédures de réquisition de logements vacants (articles L. 641-1 s. et L. 642-1 s. du code de la construction et de l'habitation), les diverses procédures de relogement, la législation instaurant le « droit au logement opposable » (loi n° 2007-290 du 5 mars 2007 et les décrets d'application), ou encore la convention de résidence temporaire de locaux vacants (décr. n° 2009-1681 du 30 décembre 2009). La prise en charge de la population mal logée ou sans logement relève d'une nécessaire solidarité nationale, qui ne saurait se confondre avec une solidarité forcée, imposée au propriétaire privé (6) : tel est le message sous-jacent de la Cour de cassation, d'ailleurs appuyé par la Conseil constitutionnel (7). À moins d'imaginer un mécanisme sûr et équilibré, qui permette d'instaurer, entre l'occupant et le propriétaire, une relation juridique stable qui reposerait sur la reconnaissance légale, à de strictes conditions, d'un « bail aménagé » (8).

(1) V. par exemple, s'appuyant également sur le fondement de l'article 809 du code de procédure civile, Civ. 3e., 20 janv. 2010, n° 08-16.088, D., 2011, p. 1181, obs. Damas ; JCP, 2010, p. 2185, obs. Périnet-Marquet ; Dr. et patr., juin 2010, p. 84, obs. Seube et Revet ; D., 2010, p. 1103, obs. Monge et Nési ; Loyers et copr., 2010, p. 17, obs. Coutant-Lapalus ; AJDI, 2010, p. 544, obs. Damas ; cette Revue, n° 34, OJC, p. 184, obs. Dross.

(2) Il n'est pas rare que les situations d'occupation sans droit ni titre perdurent de nombreuses années, sans que le propriétaire privé parvienne à obtenir l'intervention des pouvoirs publics, ce qui peut l'encourager à se tourner vers la Cour européenne des droits de l'homme : V. not. CEDH, 12 octobre 2010, n° 23516/08, S Cofinco c. France et 2 déc. 2010, n° 6722/05, Sud-Est Réalisations c. France, D., 2011, p. 2301, obs. B. M.-B.

(3) Sur cette question, v. not. F. Le Fichant, « Trouble anormal de voisinage et antériorité d'occupation », Administrer, févr. 2012, p. 18.

(4) Civ. 2e, 2 février 2012, n° 11-14.729, RTDI, 2012/2, p. 81, obs. Kan-Balivet.

(5) Cons. const., déc. n° 2011-169 QPC du 30 septembre 2011, Consorts M. ; JCP, 2011, p. 1298, obs. H. P.-M. ; Rev. des droits et libertés fondamentaux, 2011, n° 10, obs. Milleville ; AJDI, 2011, p. 885, obs. Le Rudulier ; Dr et patr., déc. 2011, p. 98, obs. Seube et Revet ; RLDC, 2012/91, p. 66, obs. Parance ; D., 2012, p. 2128, obs. N.R.-M. ; adde, Pauliat (H), « Question prioritaire de constitutionnalité et droit de propriété : une jurisprudence insuffisamment protectrice ? », Rev. jur. écon. publ., 2012, n° 695, Étude 2 ; Mallet-Bricout (B), « QPC et immeuble », in L'immeuble et le droit privé - Approches transversales (dir. Albiges C. et Hugon C.), éd. Lamy, Coll. Axe Droit, 2012.

(6) V. toutefois la procédure de suspension de l'expulsion d'un débiteur surendetté prévue à l'article L. 331-3-2 C. consom. La Cour de cassation a récemment refusé de transmettre au Conseil constitutionnel une QPC portant sur cette disposition : Civ. 3e, 11 juillet 2012, n° 12-40.043, RTDI, 2012, n° 4, nos obs.

(7) Cons. const., déc. n° 2011-169 QPC précitée, cons. 8 : « s'il appartient au législateur de mettre en oeuvre l'objectif à valeur constitutionnelle que constitue la possibilité pour toute personne de disposer d'un logement décent, et s'il lui est loisible, à cette fin, d'apporter au droit de propriété les limitations qu'il estime nécessaires, c'est à la condition que celles-ci n'aient pas un caractère de gravité tel que le sens et la portée de ce droit en soient dénaturés ; que doit être aussi sauvegardée la liberté individuelle ». V. déjà, retenant une formule identique, Cons. const., déc. n° 98-403 DC du 29 juillet 1998, Loi d'orientation relative à la lutte contre les exclusions.

(8) Pour une proposition en ce sens, v. Pezzella (V), L'occupation immobilière. Étude de droit privé, th. Lyon 3, soutenance déc. 2012.

Autres droits et principes sociaux

Droit à la protection sociale - Principe de protection de la santé publique

par Laurence Gay Chargée de recherches au CNRS, UMR 7318 (Institut Louis Favoreu-GERJC), Aix-Marseille Université

Décision commentée : CE, 13 février 2012, Mutuelle du personnel des hospices civils de Lyon, n° 354078, inédit ; CE, 13 juin 2012, M. Claude A., n° 338828, inédit ; CE, 27 juillet 2012, Association amalyste et a., n° 349173, mentionné tables Rec.

Mots clés : alinéa 11 du Préambule de la Constitution de 1946, principe de protection de la santé, politique de solidarité nationale en faveur des travailleurs retraités, accès aux soins, frais de transport sanitaire, affiliation obligatoire à une mutuelle, plafonnement du cumul entre pension de retraite et rente viagère d'invalidité.

I - Une application grandissante du onzième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946

L'application du onzième alinéa du Préambule de 1946 progresse devant les cours suprêmes, en particulier le Conseil d'État. La QPC apparaît bien sûr comme un des facteurs de cette progression. L'arrêt rendu le 13 juin 2012 illustre l'usage - parfois immodéré... - que certains requérants entendent désormais faire de l'argument constitutionnel. M. A. a en effet obtenu le renvoi d'une question ayant donné lieu à la décision n° 2010-83 QPC du 13 janvier 2011 (1). Le Conseil constitutionnel y a jugé contraire au principe d'égalité l'application combinée du double plafonnement, d'une part, entre pension de retraite et rente viagère d'invalidité, d'autre part, entre pension de retraite et majoration de pension pour charges de famille. Cette solution rejetait en réalité la principale critique tenant à une rupture d'égalité en raison du seul plafonnement entre pension de retraite et rente d'invalidité, ceci au niveau du traitement d'activité. À nouveau devant le Conseil d'État, le requérant entend faire renvoyer au Conseil constitutionnel une nouvelle question portant sur les dispositions adoptées par la loi du 28 décembre 2011 de finances pour 2012 afin de tirer les conséquences de la première décision.

Entre autres arguments, celui tenant à la violation du onzième alinéa du Préambule de 1946 est rejeté par le Conseil d'État au motif que si cet alinéa « implique la mise en oeuvre d'une politique de solidarité nationale en faveur des travailleurs retraités, le plafonnement du montant des prestations servies aux fonctionnaires invalides au niveau du traitement qu'ils percevaient en période d'activité n'a pas pour effet de priver de garanties légales les exigences résultant de cette disposition ». La juridiction administrative reprend ici la norme de référence (l'exigence d'une politique de solidarité nationale en faveur des travailleurs retraités) aussi bien que le critère d'appréciation de son respect (ne pas le priver de garanties légales) utilisés par le Conseil constitutionnel. La motivation procède par affirmation plus que par démonstration. Toutefois, on ne peut sérieusement douter que le Conseil constitutionnel, ayant déjà validé le plafonnement en cause au regard du principe d'égalité, l'aurait jugé de même conforme au onzième alinéa car rentrant dans le cadre du pouvoir discrétionnaire du législateur pour concrétiser l'exigence d'une politique de solidarité en faveur des travailleurs retraités.

Un même type de motivation se retrouve dans un arrêt du 13 février 2012 refusant le renvoi d'une QPC portant sur l'article L. 221-1 du code de la mutualité. Le Conseil d'État y affirme que « les limitations apportées à la possibilité pour les employeurs publics de souscrire, au profit de leurs agents, des garanties complémentaires obligatoires n'ont pas pour effet de priver de garanties légales les exigences énoncées par le onzième alinéa du Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 ». À la différence de ces espèces, le Conseil d'État n'hésite cependant pas à s'affranchir des canons du contrôle exercé par le Conseil constitutionnel lorsqu'est plus spécifiquement invoquée l'atteinte au principe de protection de la santé garanti par la même disposition, en particulier s'agissant du bénéfice des prestations de l'assurance maladie.

II - Vers un considérant de principe sur la protection de la santé et l'accès aux soins ?

Le principe de protection de la santé est en effet seul appliqué dans l'arrêt du 27 juillet 2012, par lequel l'association FNATH, rejointe en l'espèce par d'autres associations, poursuit sa croisade contre les mesures augmentant le reste à charge des assurés sociaux en matière d'assurance maladie. Après le montant des franchises médicales (2), celui du forfait journalier hospitalier (3), c'était au tour des frais de transport sanitaire pour les patients en affection de longue durée d'être portés devant le Conseil d'État. Comme dans les précédentes affaires, le décret contesté l'était notamment au regard du principe constitutionnel de protection de la santé consacré par le onzième alinéa du Préambule de 1946. Ce contentieux démontre l'applicabilité de la norme constitutionnelle par le juge administratif pour le contrôle d'un acte réglementaire, ce que la précédente chronique portant sur l'arrêt relatif au forfait journalier hospitalier (4) avait permis de souligner. Il conduit aussi le Conseil d'État à affiner progressivement ce qui apparaît de plus en plus comme un considérant de principe en la matière. La Haute juridiction affirme ici que « le respect des exigences découlant du onzième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946 (...) doit être apprécié d'une part, compte tenu de l'ensemble des dispositions en vertu desquelles des sommes sont susceptibles d'être laissées à la charge des assurés sociaux à raison des dépenses de santé qu'ils exposent et, d'autre part, au regard des incidences de telles mesures sur la situation des personnes les plus vulnérables ou défavorisées ».

Dans l'arrêt de 2011, le premier critère était identique mais le second résidait en revanche dans le « coût » et les « effets », sur les restes à charge pesant sur les assurés, « de la souscription d'un contrat d'assurance complémentaire santé ». En l'espèce, la question de la souscription d'une complémentaire santé disparaît donc du considérant de principe sur les conditions du respect de l'alinéa 11 mais elle réapparaît, comme on le verra, quand le Conseil d'État apprécie concrètement la portée de la mesure critiquée. Cette place nous paraît mieux fondée. En effet, il est réaliste de tenir compte, dans la pesée de la restriction apportée aux garanties des assurés, du coût que peut représenter pour eux une complémentaire ; on sait qu'en raison précisément de la diminution du niveau de remboursement par l'assurance maladie, la souscription d'une telle complémentaire est de plus en plus décisive pour l'accès aux soins. En revanche, le Préambule fait peser la charge de la protection de la santé sur la Nation, que seule la solidarité nationale peut incarner. C'est pourquoi nous pensons que la possibilité de souscrire une complémentaire ne doit pas constituer en soi un critère d'appréciation du respect par la collectivité nationale de ses obligations au titre de l'alinéa 11.

Quoi qu'il en soit de ces variations dans le considérant de principe, les critères qu'il pose apparaissent plus concrets et précis que ceux employés par le Conseil constitutionnel. Sur cette base, le juge administratif veille à ce que les sommes laissées à la charge des assurés n'excèdent pas « la part de leurs revenus au-delà de laquelle les exigences du onzième alinéa du Préambule seraient méconnues » ; le juge constitutionnel s'assure plus vaguement que les dispositions critiquées devant lui ne privent pas « de garanties légales » les mêmes exigences. Néanmoins, aucune des deux juridictions n'a estimé à ce jour que le seuil ainsi défini était franchi.

En l'espèce, le décret attaqué a été pris sur le fondement de l'article L. 321-1 du code de la sécurité sociale qui prévoit le remboursement des frais de transport sanitaire « dans les conditions et limites tenant compte de l'état du malade et du coût du transport » fixées par le pouvoir réglementaire. Pour les patients atteints d'une affection de longue durée, le décret restreint désormais cette prise en charge aux cas dans lesquels le patient présente une déficience ou une incapacité définie par un référentiel fixé par arrêté. Sur le terrain de l'égalité également invoqué par les associations requérantes, le Conseil d'État n'a pas manqué de relever que les déficiences et incapacités des patients sont « au nombre des caractéristiques de leur état qui sont liées à leurs besoins de transport ». La différence de traitement instituée est donc jugée en rapport avec l'objet de l'article L. 321-1 du code et proportionnée à la différence de situation qui la justifie. Sur le terrain du principe constitutionnel de protection de la santé, la Haute juridiction rappelle qu'une prise en charge des frais de transport sanitaire subsiste, en vertu des autres dispositions réglementaires, en cas d'hospitalisation, de trajet de plus de 150 kilomètres ou de transport en série. Par conséquent, « compte tenu de l'impact limité de la modification introduite, il ne ressort pas du dossier que (...) l'ensemble des sommes susceptibles d'être laissées à la charge de cette catégorie de malades par la réglementation en vigueur, auxquelles s'ajoute, le cas échéant, le coût de la souscription d'un contrat d'assurance complémentaire de santé compte tenu de l'aide prévue à l'article L. 863-1 du même code, excèderaient, pour un nombre conséquent d'entre eux, la part de leurs revenus au-delà de laquelle les exigences du onzième alinéa du Préambule seraient méconnues ». Deux remarques peuvent être faites sur cette motivation.

En premier lieu, la fixation d'un seuil est toujours délicate ; elle l'est d'autant plus ici qu'ont longtemps existé des préventions vis-à-vis d'une protection juridictionnelle des droits sociaux engageant les finances de la collectivité (5). Il faut néanmoins espérer que l'application croissante du Préambule de 1946 par le juge administratif ne s'accompagne pas de la reconnaissance d'un pouvoir discrétionnaire tel aux autorités réglementaires que toute possibilité d'annulation de leurs actes en devienne illusoire. L'érosion continue du montant des remboursements par l'assurance maladie participe d'un phénomène de renoncement aux soins (6) qui touche prioritairement les populations les plus fragiles. Cet enjeu n'échappe pas à la Haute juridiction administrative quand elle affirme que les mesures en cause doivent être appréciées au regard de leur incidence sur la situation des personnes les plus vulnérables ou défavorisées ; ou encore quand elle souligne l'aide susceptible de leur être accordée pour la souscription d'un contrat d'assurance complémentaire santé. Malgré l'attention ainsi portée à cet enjeu, il n'est sans doute pas excessif de considérer que l'évolution de la réglementation rapproche du seuil au-delà duquel les restes à charge pesant sur les assurés conduiront à méconnaître pour certains l'alinéa 11 du Préambule de 1946. Le contrôle juridictionnel ne saurait, sans risquer de se décrédibiliser, rester trop longtemps éloigné des perceptions sociales et des constats sociologiques.

En second lieu, les associations requérantes ont en vain attiré l'attention du Conseil d'État sur certaines situations délicates. C'est sans doute la raison pour laquelle celui-ci conclut que les restes à charge n'excèdent pas, « pour un nombre conséquent » de malades, la part de leurs revenus au-delà de laquelle les exigences du onzième alinéa du Préambule seraient méconnues. Il reste que par cette formulation, le juge administratif semble veiller à un accès suffisant aux soins d'un point de vue collectif plus qu'individuel. Il rejoint en cela la jurisprudence du Conseil constitutionnel qui fait osciller le principe de protection de la santé entre consécration des exigences de santé publique et consécration des exigences de la protection sociale. Or, si la première interprétation rapproche de l'intérêt général, la seconde peut et doit correspondre à un droit de l'individu. La volonté de garantir un droit à la protection sociale fut certainement déterminante lors de la rédaction du Préambule. À ce titre, il ne faut pas oublier que le onzième alinéa énonce aussi le principe de sécurité matérielle et le droit d'obtenir de la collectivité des moyens convenables d'existence dans certaines situations ; normes qui peuvent faire système avec celle sur la protection de la santé, seule citée par le Conseil d'État, pour garantir un droit individuel à l'accès aux soins via une protection sociale suffisante. En l'état, une lecture systémique de la disposition est sans doute ce qui manque encore à la jurisprudence constitutionnelle des deux juges du Palais-Royal pour être plus constructive.

(1) Cons. const., déc. n° 2010-83 QPC du 13 janvier 2011, M. Claude A., J.O. du 14 janvier 2011, p. 811.

(2) CE, 6 mai 2009, Association FNATH association des accidentés de la vie, n° 312462, Rec. p. 185.

(3) CE, 26 juillet 2011, Association FNATH association des accidentés de la vie, n° 337065.

(4) V. précédente chronique n° 7, Les Nouveaux Cahiers du Conseil constitutionnel, n° 34, 2012, p. 186 s.

(5) V. D. Roman (dir.), « Droits des pauvres, pauvres droits ? » : Recherches sur la justiciabilité des droits sociaux, CREDOF et Mission de recherche droit et justice, 2010, 461 p. ; C. Nivard, La justiciabilité des droits sociaux : étude de droit conventionnel européen, Bruxelles, Bruylant, 2012, 788 p.

(6) V. B. Boisguerin (dir), Le renoncement aux soins, Actes du colloque du 22 novembre 2011 à Paris, La documentation française, Coll. Études et statistiques, 2012, 146 p.

Droit social, droit du travail

par Valérie Bernaud Maître de conférences à l'Université d'Avignon

Décisions commentées : CE, 20 juin 2012, n° 358830 ; CE, 15 mai 2012, n° 339834 ; CE, 15 mai 2012, n° 340106 ; CE, Ass., 23 décembre 2011, n° 335033 ; CE, 23 décembre 2011, n° 335477

Mots clés : principe de participation, comités techniques paritaires, agences régionales de santé.

Depuis quelques mois le Conseil d'État a rendu d'intéressants arrêts appliquant l'alinéa 8 du Préambule de la Constitution de 1946, faisant oublier le temps où celui-ci ne voyait dans cette disposition qu'un principe programmatique dénué de contenu. Par la proximité des solutions énoncées, ces arrêts appellent un commentaire conjoint faisant ressortir l'originalité de la jurisprudence administrative.

De longue date, le Conseil constitutionnel a protégé la liberté de négociation collective, en tant que processus normatif, sur le fondement de cette disposition constitutionnelle. Pourtant, en consacrant au bénéfice des partenaires sociaux un pouvoir normatif qu'ils exercent par l'intermédiaire des conventions et accords collectifs de travail, il n'a pas accordé à ceux-ci un domaine d'intervention qui leur serait propre ou prioritaire. Dès lors, la négociation collective s'exerce dans le cadre défini par les lois et selon ce qu'elles souhaitent. La question a donc pu se poser de savoir si, en amont du vote des lois, les représentants des travailleurs ne pourraient pas peser sur leur contenu. Le Conseil constitutionnel considère, sur ce point, que l'alinéa 8 du Préambule ne fait pas obligation aux auteurs de la loi de consulter les partenaires sociaux préalablement à l'adoption d'un texte législatif concernant le droit du travail, jugeant « que ni les dispositions du huitième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946 (...), ni aucune autre règle de valeur constitutionnelle n'obligent le Gouvernement à faire précéder la présentation au Parlement d'un projet de loi comportant des dispositions touchant aux principes fondamentaux du droit du travail d'une négociation entre les partenaires sociaux » (1). La question du dialogue social dans la fonction publique, quant à elle, a connu un renouvellement ces dernières années, notamment avec l'adoption de la loi n° 2010-751 du 5 juillet 2010. Il n'est donc pas surprenant que le Conseil d'État ait, lui aussi, été confronté à des contentieux le concernant. Dans l'arrêt du 20 juin 2012, celui-ci devait se prononcer sur une question prioritaire de constitutionnalité visant l'article 105 de la loi n° 2011-1977 du 28 décembre 2011 de finances pour 2012, dans laquelle les requérants soutenaient (sans autres formes de précisions) que, faute d'avoir été soumises par le Gouvernement à la consultation préalable des représentants syndicaux des fonctionnaires alors qu'elles étaient relatives à leurs conditions de travail, les dispositions dudit article « ont été adoptées en méconnaissance des principes de liberté syndicale et de participation des travailleurs ». Le juge administratif a néanmoins considéré que « les dispositions du huitième alinéa n'obligent pas, en tout état de cause, le Gouvernement à faire précéder la présentation au Parlement d'un projet de loi touchant à la détermination des conditions de travail des agents publics d'une consultation préalable de leurs représentants syndicaux ». La solution est absolument conforme à la jurisprudence précitée du Conseil constitutionnel et, de surcroît, en étend le champ à la fonction publique. En outre, elle fait écho à la décision n° 2008-571 DC du 11 décembre 2008 dans laquelle ce dernier avait implicitement considéré que lorsque les conditions de travail sont réformées dans le cadre d'une loi de financement de la sécurité sociale (ce qui, soit dit en passant, ne devrait normalement pas être le cas), le législateur peut très bien ne pas consulter les partenaires sociaux dans les formes prévues par les articles L. 1 et L. 2 du code du travail (qui, en dépit de la jurisprudence constitutionnelle, ont organisé depuis 2007 une concertation et une négociation préalables à l'élaboration des lois et règlements relatifs aux « relations individuelles et collectives de travail » et à « l'emploi et la formation professionnelle » et qui relèvent « du champ de la négociation nationale et interprofessionnelle »). Le Conseil d'État, confronté ici à une loi de finances, ne dit en définitive rien d'autre. On remarquera que quelques semaines auparavant, celui-ci avait dû se prononcer sur la consultation des représentants des fonctionnaires préalablement à l'élaboration d'un décret. Dans l'arrêt du 15 mai 2012 (2), il a d'une part énoncé qu'il ne découle pas de l'article 11 de la CEDH « une obligation de consultation préalable des organisations syndicales sur un texte de la nature du décret litigieux » (3), d'autre part, « qu'eu égard à l'objet de ce décret, qui touche aux modalités particulières de représentation du personnel au sein des agences régionales de santé, la FÉDÉRATION INTERCO CFDT ne saurait invoquer la méconnaissance des dispositions de l'article L. 1 du code du travail ».

Cela étant posé, dans la mesure où la participation des fonctionnaires s'est longtemps exercée à titre principal dans les organismes consultatifs et paritaires, en particulier dans les comités techniques paritaires (rénovés par la loi de 2010, laquelle officialise aussi d'autres modes de participation), on peut se demander si la position du Conseil d'État serait plus sévère en cas d'absence de consultation de ces derniers ? La lecture des arrêts du 23 décembre 2011, dont un arrêt d'Assemblée, nous apprend que oui. Si ces derniers resteront célèbres quant à la position prise sur les vices de procédure et au mode d'emploi qu'ils proposent pour les appréhender et les sanctionner (4), il nous paraît intéressant dans cette chronique de mettre en évidence la solution formulée quant au principe de participation. En effet, « la consultation obligatoire du comité technique paritaire préalablement à l'adoption par le conseil d'administration d'un établissement public à caractère scientifique, culturel et professionnel d'une délibération demandant la prise en charge des responsabilités et compétences élargies en matière budgétaire et de gestion des ressources humaines, qui a pour objet d'éclairer ce conseil sur la position des représentants du personnel de l'établissement concerné, constitue pour ces derniers une garantie qui découle du principe de participation des travailleurs à la détermination collective des conditions de travail consacré par le huitième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946 ». Le Conseil constitutionnel n'a jamais vraiment eu à se prononcer sur le rôle des comités techniques paritaires (CTP), ni sur le lien pouvant être établi avec l'alinéa 8 du Préambule de 1946. Ici le Conseil d'État donne de façon très explicite à ce dernier une substance nouvelle, voyant dans cette disposition constitutionnelle si longtemps négligée par lui, le fondement de leur consultation obligatoire. Il ajoute, ce faisant, au contenu essentiel du principe de participation en matière de fonction publique. Or, celui-ci, tel qu'il résulte de la jurisprudence du Conseil constitutionnel, est encore peu développé. En effet, on croyait acquis depuis la décision n° 77-83 DC du 20 juillet 1977 que l'alinéa 8 du Préambule englobait celle-ci dans son champ d'application, mais la décision n° 2011-91 QPC du 28 janvier 2011 nous a appris que tel n'était pas le cas et que c'est elle qui consacre pour la première fois et de façon irréfutable l'applicabilité de cette disposition au secteur public. Tout ou presque reste donc à dire sur sa portée dans ce domaine et les précisions apportées en décembre 2011 par le Conseil d'État sont, dans cette perspective, les bienvenues. Celui-ci a d'ailleurs fait application des solutions dégagées dans les arrêts Danthony dans celui du 15 mai 2012 (5), considérant qu'en l'espèce « la consultation du comité technique paritaire ministériel préalablement à l'adoption du décret attaqué constitue pour les personnels de l'État concernés une garantie qui découle du principe de participation des travailleurs à la détermination collective des conditions de travail consacré par le huitième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946 ; que, par suite, l'omission de cette consultation, qui a privé les représentants de ces personnels d'une garantie, a constitué une irrégularité de nature à entacher la légalité du décret attaqué, dont la FÉDÉRATION NATIONALE INTERCO-CFDT est donc fondée à demander l'annulation pour excès de pouvoir ».

Dans l'arrêt en date du 15 mai 2012 (6), quant à lui, le CTP ministériel des affaires sociales avait bien été consulté sur le projet du décret contesté (7) et n'appelait pas à ce titre de commentaire particulier de la part du Conseil d'État. L'arrêt mérite néanmoins d'être cité car il avait été précédé d'une question prioritaire de constitutionnalité (8) transmise au Conseil constitutionnel, à laquelle il a été répondu dans la décision n° 2010-91 QPC du 28 janvier 2011. Était en fait en cause l'article L. 1432-11 du code de la santé publique dans sa rédaction issue de la loi du 21 juillet 2009, qui met en place des institutions représentatives communes à l'ensemble du très diversifié personnel des agences régionales de santé (lequel comprend non seulement des fonctionnaires et des agents publics titulaires, des contractuels de droit public, mais aussi des agents de droit privé régis par les conventions collectives applicables au personnel des organismes de sécurité sociale). La QPC posée se scindait en deux sous-questions : l'alinéa 8 du Préambule impose-t-il au législateur de prévoir l'élection des représentants des personnels de droit public et de droit privé par des collèges électoraux différents et d'organiser la consultation distincte de ces personnels sur les questions qui les concernent directement ? Le Conseil constitutionnel a deux fois conclu par la négative. Il a ainsi estimé qu'il était loisible au législateur de ne pas faire consulter de façon séparée les représentants des salariés de droit public et de droit privé des agences régionales de santé lorsque les questions posées les concernent de manière exclusive, l'absence de collège spécialisé ne méconnaissant aucune exigence constitutionnelle. De la même manière, il a jugé « que le principe de participation à la détermination des conditions de travail n'imposait pas au législateur de prévoir l'existence de collèges électoraux distincts pour la désignation des représentants des personnels des agences régionales de santé », la mise en place de collèges électoraux séparés n'étant qu'une possibilité offerte à la loi et non une exigence découlant de la disposition constitutionnelle. Le Conseil d'État a ensuite tiré tous les enseignements de la décision constitutionnelle, allant même jusqu'à juger la légalité interne du décret à l'aune de l'alinéa 8 du Préambule, chose qu'il n'aurait jamais faite il y a seulement une dizaine d'années. Pour rejeter la requête, il a notamment retenu d'une part « que le principe de participation des travailleurs à la détermination collective des conditions de travail, garanti par le huitième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946, n'imposait pas au pouvoir réglementaire de prévoir que les représentants des agents de droit public et de droit privé des agences régionales de santé seraient consultés de manière séparée lorsque les questions posées concerneraient chaque catégorie de manière exclusive », d'autre part « que la représentation exclusive des salariés de droit privé par les délégués du personnel, qui ne prive pas les agents de droit public des formes de représentation qui leur sont propres au sein des agences régionales de santé, ne méconnaît pas le principe de participation (...) ; qu'elle ne méconnaît pas davantage le principe d'égalité, les agents de droit public n'étant pas placés, au regard des principes de la représentation collective en milieu de travail, dans la même situation que les salariés de droit privé ». Ce faisant, le Conseil d'État confirme qu'on ne saurait déduire du huitième alinéa du Préambule des modes de participation équivalents entre les salariés du secteur privé et les agents publics, les uns et les autres bénéficiant de la protection constitutionnelle, laquelle est susceptible de s'exercer selon des modalités différentes.

(1) Cons. const., déc. n° 98-401 DC du 10 juin 1998, Rec., p. 258.

(2) Req. n° 340106.

(3) Décret n° 2010-341 du 31 mars 2010 relatif aux comités d'agence, à la représentation syndicale et aux délégués du personnel dans les agences régionales de santé.

(4) P. Cassia, « L'office du juge administratif à l'égard du vice de procédure », Note sous CE, 23 déc. 2011, Danthony, n° 335033, AJDA, 2012, p. 7.

(5) Req. n° 339834.

(6) Req. n° 340106.

(7) N° 2010-341 du 31 mars 2010 précité.

(8) CE, 10 novembre 2010, n° 340106.