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Notice bibliographique d'Otto Pfersmann: "Le droit en douceur" de Gustavo Zabrebelski

Otto PFERSMANN - Professeur à l'Université de Paris I Panthéon-Sorbonne

Cahiers du Conseil constitutionnel n° 6 - janvier 1999

Gustavo ZAGREBELSKI - Le droit en douceur

Paris Economica Mai 1999

(traduction française, par Michel Leroy, de : Il diritto mite. Legge diritti giutizia, 1992 Torino Giulio Enaudi editore)

Les constitutionnalistes français connaissent Gustavo Zagrebelski, professeur à l'Université de Turin et juge à la Cour constitutionnelle italienne, par ses multiples interventions et travaux concernant des problèmes de justice constitutionnelle, en particulier lors des Tables-rondes internationales d'Aix-en-Provence. A bien des reprises on a pu se rendre compte de la finesse de ses analyses et de sa capacité d'exposer des questions particulières à l'ordre juridique italien à un public issu de traditions différentes et souvent peu familiarisé avec ses complexités spécifiques. L'on connaissait peu l'oeuvre théorique de cet auteur en France et il convient de saluer qu'une traduction rende aujourd'hui accessible une importante synthèse de sa conception du droit, du droit constitutionnel contemporain et de la tâche du juge dans ce contexte.

Le livre de Gustavo Zagrebelski peut être caractérisé comme une tentative de compréhension tant des mutations radicales que le droit a traversé depuis l'époque révolutionnaire que d'une justification de la fonction de juger, et plus particulièrement de la fonction de juger la loi, comme exercice de la raison pratique ayant surmonté le positivisme. L'auteur se rapproche ainsi de positions aujourd'hui défendues par un courant de la théorie du droit représenté par Ronald Dworkin dans le monde anglo-saxon et Robert Alexy en Allemagne. Après une introduction programmatique, l'argument part d'une reconstruction de l'évolution du droit public en vue de caractériser le droit constitutionnel européen et la situation actuelle. L'idée fondamentale est que les conceptions juridiques nées aux dix-huitième et dix-neuvième siècle sont entièrement dépassées par les données des ordres juridiques contemporains, la cohérence du droit de la société libérale-bourgeoise ayant cédé la place à un pluralisme issu des rencontres incessantes entre des intérêts divergeants et même contradictoires. Il revient à la Constitution - en un sens très fort - d'unir ces tendances et au juge constitutionnel de résoudre à l'aide de sa prudence les cas selon leurs exigences spécifiques.

Ainsi, Gustavo Zagrebelski propose une interprétation de l'Etat de droit et de l'introduction des droits fondamentaux qu'il fait aboutir à une tension entre justice objective et libertés subjectives. En effet, l'exigence de l'Etat de droit ne peut être entendue en un sens formaliste qu'aussi longtemps que domine la loi comme mode d'expression du droit, ensemble de normes générales et abstraites, unifiées par l'hégémonie de la bourgeoisie et soutenue par une théorie « positiviste » qui en ordonne le strict respect par toutes les instances inférieures. Mais considéré comme un impératif matériel qui ne s'épuise pas dans la soumission de l'exécutif à la loi et à l'élimination de l'arbitraire par la norme, il implique la reconnaissance de droits subjectifs des individus. Il convient toutefois de distinguer la conception américaine et la conception française (traditionnelle) des droits. Né du combat contre l'arbitraire parlementaire (britannique), le constitutionnalisme des Etats-Unis considère les libertés comme des données antépositives transformées en droit supérieur et appliquées par le juge. Les déclarations de droit y sont regardées à la limite comme inutiles ou même dangereuses alors que le droit jurisprudentiel devient bien plus important que la Constitution effectivement adoptée. En France, la Révolution abat l'arbitraire royal et instaure le légicentrisme. Expression de la volonté générale, la loi est un acte incontestable qui unifie le droit sous le signe du code.

La tradition européenne tient ici une position médiane en tant qu'elle unit les droits des individus et les droits politiques dans le même document constitutionnel, appliqué lui aussi par un juge. Comme les droits en question ne sont pas des données originaires, le contrôle revient non pas au juge ordinaire mais au juge constitutionnel. En revanche, il n'y aura pas, comme aux Etats-Unis, d'exception pour les political questions.

Si l'on regarde maintenant de plus près les droits fondamentaux eux-mêmes, on remarquera une profonde tension entre une conception subjective, volontaire et laïque, et une autre, objective, qui les considère plutôt comme des devoirs, objective et trouvant ses sources dans l'enseignement de l'Eglise. Gustavo Zagrebelski propose ici une lecture originale de l'histoire. Selon lui, les expériences totalitaires constituent l'une des expressions, certes perverties, de la conception subjective de sorte que les constitutions qui, après la deuxième guerre mondiale ou après la chute du communisme, accordent une place si importante aux droits comme manifestation de la dignité inaliénable de la personne humaine (par ex. dans l'article premier de la Loi fondamentale allemande) doivent être interprétées comme un retour de la vision chrétienne et prémoderne. Contre les droits libéraux, ces constitutions entendent se réapproprier l'économie, en tout cas assortir les droits classiques d'impératifs de responsabilités objectives, tel que le fameux article quatorze, alinéa deux de la Loi fondamentale ( « Propriété oblige » ).

Ainsi, le droit constitutionnel contemporain sera-t-il la résultante de d'exigences générales et divergeantes exprimés par des « principes », pendant que la loi, jadis expression de l'unité de l'hégémonie de la classe bourgeoise et de sa conception libérale, devient le lieu de compromis, sinon de contradictions. Selon Gustavo Zagrebelski, c'est cette émergence des principes qui conduit à la transformation la plus radicale de l'ordre juridique, car elle rend impossible une simple transposition du positivisme à ces derniers. Le positivisme ne s'occupe que de règles ordonnant strictement tel ou tel comportement humain. Les principes possèdent au contraire une dimension « constitutive » (p. 148) de l'ordre juridique et les règles méthodologiques de l'herméneutique juridique ne leurs sont pas applicables, ils livrent des critères afin « de prendre position par rapport à des situations a priori indéterminées ».

Gustavo Zagrebelski propose plusieurs arguments en vue de montrer que le positivisme ne permet pas de saisir le droit constitutionnel contemporain. D'abord, l'application des principes ne sera pas, selon l'auteur, entachée d'indétermination. En effet, le positivisme avait tâché d'opposer strictement volonté et connaissance, faisant ainsi de la production normative un acte de la seule volonté et non de la raison. Pour Gustavo Zagrebelski, le droit, et donc son élaboration par le juge, doit être conçu comme une activité relevant de la « raison pratique », irréductible à un simple exercice de logique formelle. En effet, les principes constituent une renaissance du droit prémoderne, réfractaire à tout traitement « positiviste » en raison de leur caractère fondamentalement ouvert et du pluralisme qui les caractérise (169). Il revient ici à la raison pratique de procéder à l'aide de la juris prudentia à leur pondération et leur conciliation. Par ailleurs, le droit constitutionnel contemporain positive le droit naturel. Son application doit donc se faire selon les méthodes de raisonnement du droit naturel qu'exprime par exemple l'exigence du « raisonnable », telle qu'appliquée par la Cour constitutionnelle italienne. Le juge constitutionnel doit pourtant laisser sa place au législateur démocratique tout en lui faisant comprendre qu'il produit du droit, mais non le droit tout entier. L'on comprend mieux alors le chapitre introductif, où l'auteur avance l'idée que le « droit en douceur » ( ou le « droit convivial » si l'on suit la locution que préfère, en français, le traducteur de l'ouvrage ) en est un où s'applique, par le biais des Cours, une « politique constitutionnelle » exprimant l'ouverture et le caractère pluraliste de la Constitution.

Le grand intérêt comme les faiblesses de ce livre consistent en ce qu'il tâche de comprendre le devenir du contenu du droit moderne et qu'il entend définir ce droit à partir de ces seuls contenus. Zagrebelski est un maître dans le développement des contrastes inattendus, des différences saisissantes. L'évolution de la doctrine ecclésiastique en matière de droit de l'homme et son insertion dans les Constitutions récentes est extrêmement bien présenté. C'est en effet un aspect souvent négligé dans les travaux sur les droits sociaux. On comprend également bien mieux, les difficultés que rencontrent les constitutionnalistes italiens ainsi que les modes de pensée qu'ils mettent en oeuvre en vue de leur solution.

Le constat que dresse l'auteur en ce qui concerne l'architecture des Constitutions moderne peut être aisément partagé : les textes concernant les droits fondamentaux des individus sont rédigés d'une manière fort « ouverte » et parfois sinon contradictoire, du moins de conciliation difficile en raison des valeurs divergentes qu'ils expriment. En résulte-t-il, comme le pense l'auteur, que le droit constitutionnel contemporain aurait échappé à ce qu'il appelle le « positivisme » et que le raisonnement applicable devrait derechef s'apparenter au discours éthique plutôt qu'à l'interprétation de textes et à l'usage de la logique formelle ? Il s'agit de la thèse la plus forte du livre et elle mériterait une discussion approfondie. Quelques brèves remarques ne sauraient qu'amorcer le débat.

On pourra tout d'abord faire observer que l'auteur ne présente le « positivisme » que de manière très limité et sans tenir compte de la littérature récente. Or comme la thèse du livre s'appuie sur la réfutation du positivisme, une controverse plus élaborée eût été souhaitable. La même remarque vaut d'ailleurs en ce qui concerne la réhabilitation de la raison pratique, en faveur de laquelle militent aujourd'hui certains auteurs pourtant très proches de la philosophie analytique qui avait d'abord donné au positivisme normativiste son épistémologie. Tenons nous en pourtant aux seuls arguments principaux proposés par l'auteur.

a) Le droit positif positive le droit naturel. La constatation est incontestable. La plupart des normes du droit positif ont été, avant cela, des exigences de telle ou telle école de droit naturel ou de conceptions qui, sans revendiquer le titre de « droit naturel », peuvent en être rapprochées. Le positivisme ne l'a jamais nié, il a juste insisté sur le fait que ce n'est précisément pas en tant que droit naturel seulement qu'elles constituent du droit positif. L'auteur le reconnaît d'ailleurs implicitement puisqu'il s'appuie sur le fait que c'est le droit positif qui fait des principes des principes de droit.

Mais le droit positif ne peut pour autant rendre vrai la théorie du droit naturel même s'il le voulait, même s'il l'ordonnait. Il peut éventuellement proclamer des principes, admettons-le, mais un principe n'est pas une théorie, de l'aveu même de l'auteur.

Les principes sont parfaitement interprétables selon des méthodes positivistes et il est parfaitement possible de rendre compte de leur ouverture et de leur pluralisme. Et l'on peut même montrer assez facilement qu'en effet ces caractéristiques invitent à des applications plus proches du raisonnement moral que des techniques juridiques traditionnelles. Mais cela ne résulte nullement d'une vertu intrinsèque du constitutionnalisme moderne, mais simplement du caractère extrêmement vague et ambigu de ces textes. La question est alors celle de savoir si l'introduction de telles dispositions constitue l'attribution d'un pouvoir discrétionnaire au juge ou si, comme l'affirme par exemple Ronald Dworkin, ces données sont non seulement présentes dans tout système juridique mais qu'elles amènent aussi le juge à trouver la seule et bonne réponse ( « one right answer » ). L'auteur n'entre malheureusement pas dans ce débat, mais il semble qu'il n'adhère pas à l'idée que tout problème de droit possède une seule solution en raison de la nécessaire conciliation des principes. Il tient au contraire à leur ouverture et à leur caractère pluriel. Mais la question de savoir si l'on veut des textes vagues et ambigus ou si l'on cherche à réduire les marges d'indétermination est en effet une question de politique constitutionnelle. La thèse soutenue ici par Gustavo Zagrebelski est que les tentatives de détermination produisent l'effet opposé. Ce serait l'objet d'un débat fort intéressant.