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Normes techniques et normes juridiques

Laurence BOY - Professeur à l'Université de Nice Sophia Antipolis, centre de recherche en droit économique/GREDEG UMR 6227 CNRS

Cahiers du Conseil constitutionnel n° 21 (Dossier : La normativité) - janvier 2007

Malgré l'essor fabuleux de la normalisation, les normes techniques sont toujours présentées par la grande majorité des juristes comme radicalement différentes des normes juridiques. Des nuances s'imposent et des avancées significatives ont eu lieu(1). Néanmoins, le constat général est assez affligeant. On a le sentiment qu'en dépit de travaux universitaires qui ont renouvelé les problématiques, la question « essentielle » pour un juriste de la juridicité des normes techniques n'a guère évolué : les normes techniques ne sont pas du droit(2). « L'analyse approfondie révèle des différences substantielles qui relèguent la norme technique à une simple source du droit »(3), sans qu'aucune explication ne soit fournie sur la distinction entre source matérielle et source formelle(4).

Ces réflexions témoignent d'une étrange conception du système juridique qui se réduirait principalement à l'analyse qu'en a donnée Kelsen : celle du droit issu principalement du législateur étatique. Ce système pyramidal ne correspond plus aux réalités et aux forces créatrices contemporaines du droit. L'État partage avec les pouvoirs privés économiques la charge de produire le droit, de construire des espaces juridiques. C'est sous cet angle que nous nous proposons d'analyser les rapports entre les normes techniques et les normes juridiques.

De plus en plus, les systèmes juridiques reposent sur la « corégulation » définie comme l'association de mesures législatives ou réglementaires contraignantes à des mesures prises par les acteurs les plus concernés, en mettant à leur profit leur expérience pratique(5). Dans cet enchevêtrement des sources du droit, la normalisation technique participe à la constitution d'espaces juridiques publics ainsi qu'à leur défense dans un cadre économique mondialisé.

I. Les normes techniques et la construction des espaces juridiques publics

Traditionnellement, la normalisation est privée et pratiquée volontairement. Elle n'aurait, de ce fait, pas de valeur juridique. Les normes techniques seraient avant tout des documents pratiques de gestion des entreprises et d'information des consommateurs relevant du fait. Ceci traduit incontestablement des faux a priori sur la normalisation et, plus généralement, de graves contresens sur la notion de système juridique qui interdisent de montrer la participation de la normalisation technique à la construction des espaces juridiques publics.

A. Les faux a priori sur le système juridique et les normes techniques

L'une des particularités de la norme technique viendrait de ce qu'elle est élaborée en fonction de données de la connaissance, « d'un savoir acquis dont on s'efforce de tirer les applications pratiques auxquelles il peut se prêter »(6). S'appuyant sur les lois naturelles de la science, laquelle serait une « vérité extérieure », la norme se rapprocherait de l'être (sein) et non du devoir-être (sollen). Outre qu'une telle affirmation repose sur la toute croyance dans les lois de la « science », elle occulte le fait que si la normalisation s'inspire des connaissances scientifiques et techniques, c'est pour donner des règles de devoir-être. La norme technique relève incontestablement du devoir-être puisqu'elle impose un modèle à observer. Est-elle pour autant dotée de la juridicité ? Il n'en serait rien. Pourtant les enseignements de l'histoire illustrent la vocation naturelle à la juridicité de la normalisation technique et le rôle fondamental du juge dans la reconnaissance des règles de droit. Ainsi a-t-on assisté, par exemple, à une juridicisation progressive des normes techniques de construction au cours de l'histoire(7). Un regard sur le passé nous éclaire de façon exemplaire sur le droit contemporain.

La norme technique souffrirait, en outre, d'une absence de juridicité dans la mesure où elle est « empreinte de consensus et de volontarisme »(8). Cette présentation renvoie à l'idée selon laquelle la contrainte publique, plus précisément la sanction/répression serait le critère du juridique. On reconnaît là un contresens souvent commis par une doctrine qui « ramène » le juridique à la répression étatique. La sanction juridique n'est pas nécessairement, loin s'en faut, répression. Étymologiquement, la sanction désigne la sanction substantielle, la prise en compte formelle par le système juridique de comportements, de telle sorte que si le droit est toujours sanctionné par référence à sa clôture normative(9), il n'est pas toujours assorti de sanctions répressives. La sanction juridique conduit à valider un comportement ou un acte ou à l'invalider, voire à le « sanctionner » de façon répressive. Le droit n'est donc pas synonyme de répression publique. Il existe ainsi de nombreuses lois supplétives de volonté qui sont néanmoins sanctionnées en ce sens qu'elles déploient leurs effets à défaut d'une expression expresse et contraire de volonté. Or, le système juridique valide incontestablement la normalisation technique soit par renvoi du « législateur », soit par reconnaissance par le juge (y compris l'arbitre). Il faut distinguer entre la force du droit et la « force de droit public »(10).

Enfin, la normalisation technique ne serait pas du droit en ce qu'elle n'émane pas d'un organe étatique. Ce serait « l'État, et lui seul, qui continue à maîtriser souverainement toute détermination du caractère juridique··· de celles de ces normes qu'il décide de faire entrer dans son giron »(11). La référence à l'État dans la production de la règle de droit mérite que l'on s'y attarde quelque peu. Selon cette présentation, le droit international, et notamment l'arbitrage, ne seraient pas du droit parce qu'ils n'émanent pas de la figure étatique. Plus essentiellement, le droit communautaire ne mériterait pas d'être considéré comme participant à la sphère du juridique dans la mesure où il ne peut être rapporté à un État, même fédéral. Ce système n'a cessé pourtant de prendre de l'emprise sur les systèmes nationaux sans que l'on puisse, pourtant, le rattacher à la forme emblématique de l'État. La juridicité pose problème aux juristes nourris au modèle étatique alors pourtant que les espaces régionaux ne cessent de se développer. Si l'on va au-delà des présentations positivistes du système juridique, on peut affirmer que les normes techniques participent à la construction des différents espaces juridiques.

B. Les normes techniques et les processus de production du droit

Sans doute faut-il dépasser une vision par trop « nationale » des normes techniques pour apprécier à leur juste valeur leur contribution à la construction et à la cohésion d'un système juridique. Nous pensons qu'elles participent à la « constitutionnalisation », au sens substantiel du terme, des valeurs fondant les espaces économico-juridiques(12).

La relativité, la flexibilité et la complexité du droit(13) se sont incontestablement accentuées ces dernières années et l'essor de la normalisation y a contribué. En France, la normalisation est relativement ancienne ; elle a été reformulée par le décret du 26 janvier 1984 qui la rend obligatoire dans trois hypothèses, l'intégrant ainsi dans l'espace juridique public. La première est celle où les pouvoirs publics prennent pour base de la réglementation les normes techniques. En outre, un décret permet au ministre chargé de l'industrie ou à d'autres ministres intéressés de rendre obligatoire une norme simplement homologuée si des raisons d'ordre public rendent nécessaire une telle mesure (sécurité publique, protection de la vie et de la santé des personnes, protection des consommateurs ou de l'environnement). Enfin, et la technique n'a cessé de se développer, l'homologation des normes entraîne leur application obligatoire dans les marchés publics. Des décrets du 18 juillet 1990 et du 15 novembre portant coordination des procédures de passation des marchés publics précisent que : « sans préjudice de la réglementation applicable, l'introduction de la mention explicite de normes homologuées ou d'autres normes applicables en France en vertu d'accords internationaux est··· obligatoire dans les clauses, spécifications techniques et cahiers des charges ». La doctrine récente n'a pas manqué de soulever l'ambivalence de la normalisation dans les marchés publics(14). Celle-ci est devenue indispensable aux acheteurs publics pour définir leurs besoins avec le plus de précision et de sécurité possibles. Le nouveau code des marchés publics tire les conséquences du développement de la normalisation en rendant obligatoire la « référence » aux normes techniques. Les documents contractuels en matière de marchés publics doivent donc nécessairement faire référence aux normes techniques internationales, européennes ou nationales. Par cette introduction des normes techniques dans les documents contractuels et en application du principe de la force obligatoire des contrats, la normalisation technique a incontestablement valeur juridique.

De façon générale, les juges interprètent la norme en lui faisant produire des effets de droit, notamment dans l'examen des responsabilités des professionnels qui ne l'ont pas respectée(15). Cet aspect nous semble acquis même si la doctrine s'y attarde encore de nos jours. Les normes techniques d'application volontaire sont un indice pour l'appréciation des responsabilités civiles et pénales. La contribution des normes, via le droit de la responsabilité, à la construction des systèmes juridiques est incontestable et témoigne de la juridicité de ces dernières. Cette constatation, pour importante qu'elle soit, ne concerne pratiquement que les États nationaux. Il n'existe, en effet, à ce jour, ni au niveau communautaire, ni au niveau international un juge de la responsabilité des entreprises(16).

Au niveau communautaire, le phénomène de participation des normalisations techniques au système juridique est très visible. À partir de l'affaire Cassis de Dijon(17), le démantèlement des obstacles non tarifaires au commerce est apparu comme l'un des objectifs principaux des autorités européennes. Il a été formulé explicitement dans la « nouvelle approche » lancée dans les années 1985. Le rapprochement systématique des législations nationales par voie de directives, tenté en premier lieu, apparaissait trop lourd. Aussi la CJCE, instaure-t-elle un rapport de complémentarité entre les principes de reconnaissance mutuelle et d'harmonisation, considérés comme des procédés désormais alternatifs. À une procédure jugée coûteuse, lente et inefficace, est préféré un mécanisme plus souple (reconnaissance mutuelle) mais qui conduit indirectement à un recul de l'harmonisation classique(18).

En 1985, priorité est donc donnée à la reconnaissance mutuelle. L'harmonisation est ainsi « renouvelée » dans la mesure où lorsque l'adoption de directives s'avère nécessaire, les institutions communautaires utilisent la technique du renvoi aux normes. Dans les directives « nouvelle approche », ne sont visées que les exigences essentielles. Les spécifications « techniques » doivent, elles, faire l'objet de normes harmonisées, élaborées par les organismes privés européens de normalisation que sont principalement le CEN, le CENELEC et l'ETSI(19). C'est ainsi la norme publique qui appelle en complément nécessaire la normalisation privée.

La « nouvelle approche » ne peut être séparée de la normalisation. Toutes deux s'inscrivent dans la politique néolibérale des pouvoirs publics activant la concurrence avec la collaboration des pouvoirs privés économiques mais sous le contrôle plus ou moins étroit des pouvoirs publics. La normalisation est le fait d'organismes « qualifiés » dont les relations avec l'Union européenne ont été clarifiées juridiquement par renvoi de la norme publique à la normalisation privée(20). On assiste à une production mixte de la norme juridique, en contradiction avec le modèle normatif kelsénien, principalement public et vertical. Cet appel au marché explique sans doute que les professionnels se soient engouffrés dans le processus de normalisation qui leur accorde un poids important. Cependant, cette normalisation « douce » peut faire craindre des pratiques de ce que l'on pourrait appeler du « shopping » de certification.

La volonté de favoriser la libre circulation des marchandises et des services a propulsé en droit communautaire le renvoi par les normes publiques à la normalisation technique, lui donnant un statut juridique incontesté. Ce credo dans le libre-échangisme qui est aussi celui de l'OMC aurait pu conduire cette organisation à faire largement appel au renvoi à la normalisation technique. Il n'en est rien. Les niveaux de développement très différents des pays membres et l'absence de « culture » en matière de normalisation technique de nombreux États expliquent, sans doute, cette relative indifférence de départ envers la normalisation.

Les textes fondateurs de l'OMC sont d'une complexité rare. La question du renvoi des accords à la normalisation n'a pas été pensée, ni même posée, sauf dans le cadre de l'accord SPS (mesures sanitaires et phytosanitaires). Les normes techniques internationales n'ont pas de valeur impérative, ce qui ne signifie pas qu'elles n'ont pas de valeur juridique. Ainsi, la référence aux normes techniques emporte présomption de conformité à l'accord OTC (obstacles techniques au commerce) des politiques publiques des États ; on ne peut y voir une barrière non tarifaire au commerce. L'accord SPS est celui qui ressemble le plus au système communautaire. En effet, il renvoie officiellement et automatiquement à la Commission mixte FAO/OMS du Codex alimentarius, à l'office international des épizooties (animaux) et à la FAO (végétaux). Toute mesure conforme aux normes internationales bénéficie d'une présomption de conformité et de compatibilité avec l'accord en ce qui concerne la protection de la santé et de la vie des personnes et des animaux. Ici encore la présomption est simple. La faiblesse relative de l'intégration juridique mondiale explique le statut incertain et variable à la normalisation technique. Cette situation est en cours de changement radical(21).

La juridicité de la normalisation s'opère aussi à travers sa réception par le « juge », spécialement dans l'espace international. Elle joue alors souvent, à défaut d'un ordre juridique mondial harmonisé, comme défense ou promotion des espaces juridiques publics nationaux ou régionaux.

II. Les normes techniques et la défense des espaces juridiques publics dans un cadre économique mondialisé

Les « constitutions » contemporaines semblent avant tout économiques, soumises à l'expansion de l'ordre concurrentiel. La normalisation technique trouve tout naturellement sa place dans ces modèles d'où étaient largement évacuées les dimensions sociales, environnementales et politiques. La mondialisation du modèle d'économie de marché conduit sans doute à des constitutions économiques plus que politiques dans lesquelles les sources privées du droit, dont la normalisation, ont un rôle essentiel(22). C'est ainsi que le droit communautaire s'est construit comme espace sans État. En droit européen, la normalisation a été voulue systématique pour permettre la construction d'un large marché homogène. Cette volonté de créer un marché unique a cependant rapidement repris à son compte les normalisations de qualité. La normalisation est donc tout à la fois libre circulation sur un marché commun et segmentation des marchés. Dans un cas comme dans l'autre, les normalisations techniques participent de la constitution du système juridique. Les nouvelles normes techniques de qualité illustrent les difficultés tenant à l'articulation entre le marché et la construction d'espaces juridiques publics.

Sous l'angle concurrentiel, la normalisation au sens général du terme est entachée d'ambiguïtés : elle a été principalement un moyen de développer le libre-échange des produits et des services (le respect de la norme commune est la garantie de la libre circulation). Dans cette fonction de construction des espaces juridiques, la norme, en devenant condition d'accès au marché, assure une égalité entre les opérateurs respectant la norme, étant entendu que celle-ci doit être non discriminatoire et justifiée. La logique concurrentielle première de l'UE, fondée sur les seules valeurs hédonistes, s'est enrichie de nouvelles valeurs a priori « non marchandes », comme les normes sociales ou le concept de développement durable. L'exemple tiré de l'agroalimentaire nous semble intéressant en ce qu'il témoigne des principales questions contemporaines que soulèvent les normes techniques. La qualité ici renvoie désormais à la prise en compte de valeurs étrangères, au départ, au droit de la concurrence mais qui tendent à pénétrer ce dernier comme la santé et l'environnement. On assiste, semble-t-il à la construction d'un nouveau modèle constitutionnel européen fondé sur la protection du consommateur, de l'environnement ou de valeurs sociales(23), qui fait largement appel à la normalisation technique.

À la logique de construction d'un espace de libre-échange se substituerait une logique de protection de l'intérêt général (santé, environnement, qualité) qui passe par une segmentation des marchés locaux, nationaux ou régionaux(24). Ces normalisations posent des problèmes de fond appréhendés traditionnellement en droit international par le biais de la « concurrence déloyale » : les clauses de sauvegarde. Du point de vue formel, c'est essentiellement sous l'angle de la réception de la norme par le juge qu'elles sont examinées, même si la question se pose à l'OMC d'utiliser les normes techniques pour promouvoir certaines productions des pays en voie de développement ou les moins avancés.

A. Les clauses de sauvegarde

Dès sa création, la Communauté européenne avait perçu les liens entre libre circulation des marchandises et normes en vue de la constitution d'un marché commun. Il était nécessaire d'opérer un rapprochement entre ces dernières par l'harmonisation et, ce qui est moins exigeant, par le principe de la reconnaissance mutuelle. Dans un cadre comme dans l'autre, les clauses de sauvegarde permettent cependant aux États d'avoir des politiques plus exigeantes en matière sociale, de santé ou d'environnement. Celles-ci ne doivent cependant pas dissimuler des politiques protectionnistes. L'idée est de traquer, derrière des préoccupations légitimes de santé notamment, des obstacles économiques au commerce dans des matières « normalisées » à l'échelon communautaire. La défense des espaces nationaux par une clause de sauvegarde est contrôlée par le juge communautaire. Cette dernière ne doit pas être discriminatoire, arbitraire ou disproportionnée.

Les clauses de sauvegarde ont donné lieu à de nombreux contentieux tant communautaires qu'internationaux. La nouvelle approche communautaire se voulait une réponse à ces inconvénients. Sur la base de directives d'harmonisation, les États membres sont tenus d'accorder la libre circulation aux produits dès lors qu'ils sont conformes aux normes auxquelles les directives font référence, ou sont certifiés par un organisme indépendant. Les normes européennes harmonisées ne visent que des exigences minimales en matière de protection de certains intérêts. C'est dire que, malgré l'adoption de la nouvelle approche, les États membres ont la faculté de s'autopréserver en invoquant la protection de la santé, de l'environnement ou du travail sur la base de preuves scientifiques.

Les autorités communautaires, dans l'espace qui est de leur compétence, apprécient le sérieux du motif invoqué par les États mettant en avant une clause de sauvegarde et condamnent éventuellement une mesure d'effet équivalent. Elles sont là juge suprême. Dans l'ordre international, elles sont, en revanche, soumises aux appréciations d'un « juge » international : l'organe de règlement des différends de l'OMC. Les solutions apportées aux problèmes posés par les clauses de sauvegarde ont tendance à s'harmoniser dans ces deux espaces juridiques. L'essentiel est que les mesures adoptées soient non discriminatoires. Compte tenu de la charge émotive du concept de discrimination, celui-ci est largement mis en avant dans les contentieux portés devant l'organe de règlement des différends de l'OMC. Ce contentieux emblématique montre que les normes techniques ne sont pas seulement un instrument défensif des espaces publics ; elles peuvent se révéler un outil essentiel de la promotion de modèles locaux ou régionaux.

B. Normes techniques et promotion des PVD et des PMA

La législation communautaire sur les indications géographiques, qui renvoie à des référentiels normalisés, est une bonne illustration de la question de savoir si elle constitue, en tant que telle, une mesure discriminatoire, contraire aux règles de l'OMC. C'était la position des États-Unis dans un contentieux apparemment ponctuel, mais qui soulève des questions générales fondamentales. L'Europe dispose par tradition de signes forts de qualité reposant sur des marques collectives protégées. La culture américaine du nord ignore ces signes et inscrit plutôt ces protections dans le cadre du droit des marques individuelles. Dans les accords de Marrakech, les seuls signes de qualité reconnus de façon forte l'ont été dans le domaine des vins et spiritueux. Pourtant les systèmes de qualité ne sont pas nécessairement attentatoires à la libre circulation des marchandises ; ils permettent de répondre aux attentes des consommateurs à celles des différents agents de la filière, sans oublier leur contribution à l'aménagement du territoire et à la valorisation des productions locales(25), ce qui explique l'utilité potentielle des normes de qualité, notamment pour les pays en développement.

Les textes européens sur les indications géographiques ont été contestés par les États-Unis devant l'OMC à la suite du rejet de demandes d'homologation présentées par des entreprises américaines. La décision rendue dans cette affaire a été saluée par les différents protagonistes, chacun affirmant qu'elle lui était favorable... Deux points doivent être relevés. Les indications géographiques communautaires sont déclarées compatibles avec les systèmes de marques commerciales existants. Ceci permet donc à l'UE de continuer d'assurer la reconnaissance des indications géographiques. Le rapport du groupe spécial demandait cependant à l'UE de clarifier les règles applicables en ce domaine, ce qui a été fait(26). Ce contentieux illustre les liens serrés, mais non explicites, entre normalisation technique et norme juridique. Renforcer dans des traités internationaux le renvoi aux normes techniques ne peut que donner une valeur juridique déjà reconnue à la normalisation.

Dans le même moment où le système européen des indications géographiques (IG) était contesté, de nombreux États membres de l'OMC souhaitent une extension de la protection renforcée « IG vins et spiritueux » à l'ensemble des produits agroalimentaires. À Doha, il a été convenu que les membres de l'OMC attachaient la plus haute importance à la question de l'extension des indications géographiques. Ce qui est nouveau, c'est que de nombreux pays en voie de développement ont pris conscience du fait que cet instrument - la normalisation - était un moyen de promouvoir les productions locales en assurant, en outre, le développement durable des communautés locales. Désormais, un projet porté par la Suisse met en avant les avantages qui pourraient résulter, pour l'ensemble de membres de l'OMC, notamment les PMA, de l'IG en tant qu'outil précieux pour la promotion des signes de qualité, d'espaces juridiques locaux ou régionaux.

Des relations entre les normes techniques et les normes juridiques, on est tenté de dire a priori que le droit emprunte chaque fois plus à la technique. Il se contenterait de transcrire cette dernière : le droit, humble servante de la normalisation. Le propos doit être plus nuancé car les normes techniques résultent des jeux des acteurs. Ainsi, au niveau mondial, la question du choix entre norme publique et norme privée est très révélatrice des stratégies de fond auxquelles renvoie nécessairement l'articulation entre la normalisation technique et la norme juridique. À la différence de la norme publique, la norme privée et volontaire pourrait peut-être ne pas tomber sous les condamnations de l'OMC. La question est pendante devant l'organe de règlement des différends.

Les normes techniques interpellent principalement de nos jours les intégrations juridiques. Toute démarche fondée sur la recherche d'une intégration normative réussie doit viser à proposer un droit commun (une normalisation commune, plus exigeante, selon nous, que la reconnaissance mutuelle), mais un droit commun « pluraliste », a fortiori au niveau mondial. Les normes techniques contribuent et contribueront largement à la constitution des ordres juridiques.

(1) Brosset (Estelle), Truilhe-Marrengo (Eve) (dir.), Les enjeux de la normalisation technique internationale, CERIC, La Documentation française, 2006 ; Violet (F.), Articulation entre la norme technique et la règle de droit, PUAM, 200
(2) Sur cette thèse : Gambelli (François), Aspects juridiques la normalisation et de la réglementation technique européeenne, Paris, Eyrolles, 1994 ; Penneau (Anne), Règles de l'art et normes techniques, LGDJ, 1989 ; Lanord (Magali), « La norme technique et le droit français : à la recherche de critères objectifs », RED consom., 2004, n° 3, p. 192 ; « La norme technique et le droit : à la recherche de critères objectifs », Droit prospectif, PUAM, 2005, n° 2, p. 619 et « La norme technique : une source de droit légitime ? », RFD adm., juill.-août 2005, p. 738.
(3) Lanord (Magali), « La norme technique : une source de droit légitime ? », RFD adm., juill.-août 2005, p. 739.
(4) Ripert (Georges), Les forces créatrices du droit, LGDJ-Montchrestien, EJA-reprint.
(5) Ost (François), Kerchove (Michel Van de), De la pyramide au réseau ?, Bruxelles, FUSL, 2002, p. 120.
(6) Amselek (Paul), « Norme et loi », Archives de philosophie du droit, 1980, p. 19.
(7) Carvais (René), « Comment la technique devient une science ? De l'usage des classifications de normes techniques : l'exemple de l'ordonnancement raisonné des règles de l'art de bâtir au xviiie siècle », Actes et communications, Économie et sociologie rurales, INRA, 2004, n° 21, p. 273
(8) Violet (François), Articulation entre la norme technique et la règle de droit, PUAM, 2003.
(9) Teubner (Günter), Droit et réflexivité, éd. Jurid. Kluver, 1995 ; Ost (François), « Le droit comme pur système », in La force du droit, P. Bouretz (dir.), éd. Esprit, 1991, p. 139.
(10) Revet (Thierry), « Présentation », Annales de la régulation, LGDJ, 2006, vol. 1, p. 8.
(11) De Béchillon (Denys), La structure des normes juridiques à l'épreuve de la post-modernité, p. 72.
(12) Mertens de Wilmars (Paul) et Nyssens (Harold), « Intégration européenne et correction des mécanismes du marché. Un modèle économique et social européen », in Droit économique et philosophie du droit, quel dialogue ?, éd. Frison-Roche, Paris, 1999, p. 557.
(13) Chevallier (Jacques), « Vers un droit post-moderne ? Les transformations de la régulation juridique », in Martin (Gilles J.), Après la déréglementation, les nouvelles formes de régulation, LGDJ, 1998.
(14) Roussel (Carine), « L'incidence du non-respect des normes techniques dans les marchés publics », AJDA, 2003, 29 sept., p. 1996.
(15) Cousy (Henry), « Les normes techniques en doctrine et en jurisprudence », Le droit des normes professionnelles et techniques, Bruxelles, Bruylant, 1985 ; Boy (Laurence), « La valeur juridique de la normalisation », in Après la déréglementation, les nouvelles formes de régulation, op. cit., p. 183.
(16) Il faut réserver l'arbitrage.
(17) CJCE, 20 févr. 1979, aff. 120/78, Rewe-Zentral, Rec. p. 649.
(18) Ceci explique peut-être les inquiétudes qui se manifestent de façon expresse de nos jours avec l'élargissement de l'Europe.
(19) Comité européen de normalisation, Comité européen de normalisation électrotechnique, European Telecommunications Standards Institute.
(20) Des orientations générales ont été signées le 13 novembre 1984. Lorsque le produit est fabriqué conformément aux normes en vigueur, il bénéficie d'une présomption de conformité aux exigences essentielles et peut donc circuler librement dans le marché intérieur.
(21) En témoignent le code de normalisation remplacé depuis 1995 par le nouvel accord OTC et les nombreuses initiatives en faveur de la normalisation.
(22) Joerges (Christian), Que reste-t-il de la Constitution européenne après la constitutionnalisation de l'Europe ?, Institut européen de Florence, 2004.
(23) La constitution économique de l'Union européenne, Rencontre GIEPI, Reims, 12 et 13 mai 2006.
(24) Les frontières entre ces diverses logiques sont sans doute relativement poreuses.
(25) Raynaud (Alain) et Valceschini (Egizio), « Collectif ou collusif ? À propos de l'application du droit des ententes aux certifications officielles de qualité », RIF éco., 2005, n° 2, p. 165.
(26) Règlement CE n° 510/2006 du Conseil relatif à la protection des IGP et des AOP.