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Loi et contrat dans l'action publique

Jacques CHEVALLIER - Professeur à l'Université Paris II, Panthéon-Assas - Directeur du CERSA-CNRS

Cahiers du Conseil constitutionnel n° 17 (Dossier : Loi et contrat) - mars 2005

Le rapport entre loi et contrat ne saurait être conçu en termes de simple opposition. Sans doute, les logiques légale et contractuelle sont-elles à première vue antithétiques : acte d'autorité, exprimant le pouvoir de commandement de l'État, la loi est placée sous le double sceau de l'unilatéralité et de la généralité ; à l'inverse, le contrat est fondé sur les principes de liberté et d'égalité des parties, qui ont la faculté de décider des formes et des limites de leurs engagements réciproques. Cette présentation serait cependant schématique. Pas plus que la loi ne s'exprime toujours à l'impératif, sous forme d'injonctions ou de prohibitions, le contrat n'est exclusif de tout élément de domination et de contrainte ; et surtout, loi et contrat se présupposent réciproquement : de même que l'édifice contractuel s'adosse nécessairement à la loi, qui est la condition même de son existence et la garantie de sa validité, les prescriptions légales se matérialisent dans des accords contractuels. Le problème se pose de manière différente en ce qui concerne l'action publique. Celle-ci est en effet dominée par le principe de légalité : c'est la loi qui fixe à l'administration le cadre, les formes et les limites de son action ; et cette soumission intégrale à la loi rend par-là même problématique le recours à la technique contractuelle. « Les compétences dont sont investies les autorités administratives ne sont pas des droits dont elles auraient le libre exercice, ce sont des obligations qui leur sont faites. À elles de les exercer, en conformité avec les textes qui organisent le partage des attributions au sein des institutions »(1); et la fonction qui leur est confiée d'assurer l'application des lois semble placer leur action tout entière sous le signe de l'unilatéralité. Néanmoins, celle-ci a toujours été limitée par la nécessité dans laquelle l'administration est placée de s'assurer certains concours pour remplir les missions qui lui sont confiées(2): aussi le principe de légalité qui régit l'action publique n'a-t-il jamais interdit un large recours à la technique contractuelle, au prix d'un certain nombre de particularismes révélant l'empreinte de l'unilatéralité.

Cet équilibre tend cependant à être infléchi par un mouvement de contractualisation qui s'étend désormais à toutes les facettes de l'action publique : utilisation d'instruments contractuels de préférence aux techniques réglementaires classiques, manifestant le glissement vers une « gouvernementalité coopérative (3); recours à la technique contractuelle pour contrebalancer le mouvement de polycentrisme administratif ; contractualisation utilisée comme instrument de dialogue social dans les services. Cet essor du » tout contractuel (4) n'est pas propre à la France : partout, l'on assiste au même mouvement (5), traduisant le développement d'une approche pluraliste et consensuelle de l'action publique, que résume assez bien le terme de « gouvernance (6); la contractualisation présuppose que soit prise en compte l'existence d'acteurs autonomes, dont il s'agit d'obtenir la coopération et elle passe par un processus de négociation, visant à définir les contours d'une action commune. Indissociable des conditions nouvelles dans lesquelles se déploie l'action publique dans les sociétés contemporaines, ce mouvement pose en des termes nouveaux la question des rapports entre loi et contrat. D'une part, il est assorti d'une inflexion, voire d'une dénaturation, de la conception traditionnelle du contrat : les frontières entre contrat et acte unilatéral, contrat et procédés plus souples et plus informels de régulation deviennent floues ; on voit proliférer, sous des appellations diverses (chartes, conventions, pactes, quasi-contrats...) des engagements réciproques, ayant peu à voir avec le contrat classique. D'autre part, il implique une articulation nouvelle entre loi et contrat : la contractualisation ne se déploie pas en marge de la légalité mais dans le cadre des principes généraux posés par la loi, qui prévoient leur mise en oeuvre par la voie contractuelle ; ainsi se profile un phénomène d » hybridation(7) entre logiques d'action au départ antinomiques.

Cet équilibre nouveau se dessine aussi bien au niveau de la prise en charge (I) qu'à celui de la mise en oeuvre (II) de l'action publique, qui constituent deux aspects interdépendants.

I. Loi et contrat dans la prise en charge de l'action publique

L'action publique est exercée traditionnellement dans le cadre et selon les formes fixés par la loi : elle relève de structures de gestion spécialisées, investies de certaines missions et dotées de ressources pour les atteindre ; ce processus de spécialisation est assorti de mécanismes de contrôle, visant à assurer la cohésion de l'appareil de gestion publique. Cette construction verticale est à première vue incompatible avec toute idée de contrat : néanmoins, dès le début du XXe siècle, la formule de la concession a été largement utilisée dans le domaine économique. Le mouvement actuel de contractualisation a cependant une dimension et une portée toutes différentes : non seulement la technique contractuelle s'applique désormais aux rapports entre entités administratives, mais encore elle devient un vecteur privilégié d'externalisation de certaines missions.

A. L'administration contractualisée

La contractualisation des rapports entre entités administratives infléchit les règles de dévolution des compétences et d'exercice des contrôles inhérentes à la conception traditionnelle de la légalité : le développement d'actions conjointes a pour effet de relativiser la portée des attributions légales de compétences ; et l'adoption d'un cadre contractuel marque le passage à des modes plus souples de contrôle. La conception monolithique et pyramidale qui caractérisait l'architecture administrative classique fait place à une organisation plus complexe, fondée sur le pluralisme et la diversité, et impliquant le recours à des dispositifs de coordination.

1) Rompant avec la logique traditionnelle de sectorisation, les politiques publiques sont de plus en plus caractérisées par une exigence de transversalité: leur mise en oeuvre suppose l'intervention d'un ensemble d'acteurs publics, dont la coopération sera formalisée dans un dispositif contractuel ; le contrat permet ainsi de contrebalancer les effets de la fragmentation des compétences induite par les textes. La contractualisation des rapports entre l'État et les collectivités locales a été ainsi le sous-produit d'une décentralisation qui a eu pour effet, non seulement de doter les collectivités locales d'une autonomie d'action plus large, mais aussi de leur transférer des attributions étendues, en leur donnant la possibilité de construire de véritables « politiques locales » : le recours à des procédés de type contractuel est devenu dès lors indispensable pour harmoniser les actions menées par les différents niveaux territoriaux. Apparue dès le début des années 1970, pour assurer le financement des équipements collectifs, la technique contractuelle a connu un spectaculaire essor dans les années 1980 : les contrats de plan État/régions, qui survivront à la fin de la planification, ne constituent qu'un des éléments d'un réseau contractuel extraordinairement dense et enchevêtré, auquel la politique de la ville a donné une nouvelle impulsion ; le contrat est ainsi devenu le moyen privilégié de régulation des rapports entre l'État et les collectivités locales, de préférence à la loi(8). Le mouvement va cependant bien au-delà : le contrat est aussi un instrument de collaboration aussi bien entre les collectivités locales qu'entre les services de l'État, notamment dans le cadre de la politique de la ville ou de la sécurité(9).

2) Parallèlement, le contrat est de plus en plus utilisé comme substitut aux procédés classiques de contrôle visant à assurer l'unité de l'appareil : à la logique verticale de contrainte inhérente à ces procédés, tend à faire place une logique horizontale de coordination, qui transforme la nature même des rapports entre le centre et la périphérie. Appliquée dès les années 1970 aux entreprises publiques, en vue de leur donner une plus grande autonomie de gestion, la contractualisation infléchit les conditions d'exercice de la tutelle pesant sur les organismes publics, tels que les Universités : elle tend à « substituer à la tutelle une forme souple de contrôle », une " tutelle intelligente(10). De manière plus surprenante encore, la technique contractuelle est aussi utilisée pour encadrer les rapports entre l'administration centrale et les services déconcentrés : inaugurée à l'Équipement, cette formule a été reprise en 1990 dans le cadre des centres de responsabilité, avant d'être généralisée à l'ensemble des administrations ; le recours à la contractualisation, de préférence aux formes traditionnelles de contrôle hiérarchique, est censé améliorer la performance publique, en responsabilisant les exécutants.

Cette contractualisation généralisée pose un ensemble de problèmes, et notamment ceux de la nature véritablement « contractuelle » et de la validité de tels accords, aux antipodes des principes traditionnels d'organisation administrative. On sait que le Conseil constitutionnel a estimé qu'aucun principe ou règle de valeur constitutionnelle ne s'opposait à ce que l'État passe des conventions avec les diverses collectivités territoriales de la République, afin d'harmoniser « l'exercice des compétences qui leur sont dévolues en vertu de la Constitution et de la loi » - à condition toutefois que ces conventions n'empiètent pas sur la compétence du législateur (19 juillet 1983) et que le Conseil d'État a admis qu'il s'agissait d'authentiques contrats (8 janvier 1988), même si la portée des engagements reste aléatoire - la nature contractuelle des accords passés entre services de l'État étant en revanche plus problématique (11); de même, si les conventions passées entre les collectivités territoriales sont possibles, elles ne sauraient modifier les conditions d'exercice des compétences, par exemple par la désignation d'un « chef de file », sans que le législateur ait défini « les pouvoirs et les responsabilités afférents à cette fonction » (Cons. const., 26 janv. 1995). Si la contractualisation se déploie ainsi dans le cadre tracé par la loi, elle n'en contribue pas moins à son assouplissement pratique.

Cette contractualisation interne se double d'un appel croissant à la coopération du privé.

B. Externalisation et contractualisation

L'appel à la collaboration du privé pour la gestion des services publics n'est pas chose nouvelle. Les services économiques ont, dès le début du XXe siècle, été confiés à des gestionnaires privés, évitant ainsi aux collectivités locales et à l'État de s'engager dans des activités coûteuses et risquées : c'est dans le cadre de la concession qu'ont été construits et exploités les services locaux de proximité, puis les grands réseaux nationaux de transport, de communication et d'énergie, avant leur nationalisation ; et le relais associatif a été largement utilisé pour la gestion des services sociaux et culturels. Le phénomène prend cependant aujourd'hui une portée nouvelle : des raisons pratiques (la crise des finances publiques, le souci d'efficacité...) mais aussi idéologiques (le déficit de légitimité de l'État, l'affirmation du principe de subsidiarité...) conduisent à associer systématiquement les acteurs sociaux à la mise en oeuvre des actions publiques et à la mise en oeuvre des services d'intérêt collectif ; et cette association est opérée de manière privilégiée, sinon exclusive, par la voie contractuelle.

1) La gestion déléguée renvoie à un phénomène ancien, par lequel une personne privée (entreprise, association...) se voit confier l'exploitation d'un service public, moyennant la perception de redevances sur les usagers. L'introduction dans le droit français (lois du 6 février 1992 et du 29 janvier 1993) de la convention de « délégation de service public », entendue comme « un contrat par lequel une personne de droit public confie la gestion d'un service public dont elle a la responsabilité à un délégataire public ou privé, dont la rémunération est substantiellement liée aux résultats de l'exploitation » (art. 3 de la loi du 11 déc. 2001) a cependant modifié les perspectives : même si la voie contractuelle n'est pas la seule, les formules de délégation unilatérale prévues notamment par des textes subsistant, elle n'en devient pas moins le procédé normal d'externalisation, en recouvrant l'ensemble des hypothèses (concession, affermage, régie intéressée, gérance) par lesquelles une personne privée se voyait confier par contrat la charge de gérer un service public ; et elle est susceptible de s'étendre à l'ensemble des services publics, administratifs comme industriels et commerciaux, la seule contrainte résidant dans les conditions de rémunération.

Ce champ d'application potentiel très large pose du même coup le problème des limites à la contractualisation résultant de dispositions constitutionnelles ou légales(12). Certains services administratifs ne peuvent être en effet « assurés que par la collectivité publique responsable » (avis CE, 7 oct. 1986), soit parce qu'il s'agit de « services publics constitutionnels(13) dont la nécessité » découle de principes ou règles à valeur constitutionnelle " (Cons. const., 25-26 juin 1986), et notamment de l'ensemble des services relatifs aux fonctions de souveraineté, soit en raison d'une prescription législative. Néanmoins, l'interdiction de déléguer ces services, qui n'a jamais été absolue, tend à faire l'objet d'une interprétation de plus en plus souple : même des services de nature régalienne (comme la Défense) ou traditionnellement non délégables (comme la Police) n'hésitent plus à recourir à la formule, pour certaines franges au moins de leurs activités ; une ligne de partage doit désormais être établie service par service entre part délégable et part non délégable, et cette dernière à tendance à se réduire, traduisant le poids croissant des préoccupations de rentabilité financière.

2) La transposition en France de la formule du partenariat public-privé (PPP), qui connaît partout un spectaculaire développement, relève de la même logique d'externalisation, cette fois à travers l'appel au financement privé pour la production d'équipements, d'infrastructures ou de biens publics. Tels qu'ils ont été institués par l'ordonnance du 17 juin 2004, ces contrats se distinguent à la fois des formules de gestion déléguée et des marchés publics ordinaires(14): visant à permettre la réalisation d'opérations complexes, sous un régime de maîtrise d'ouvrage privée, ils sont conçus comme des contrats de longue durée, par lesquels les personnes publiques confient à des tiers « une mission globale relative au financement d'investissements immatériels, d'ouvrages ou d'équipements nécessaires au service public, à la construction ou transformation des ouvrages ou équipements ainsi qu'à leur entretien, leur maintenance, leur exploitation ou leur gestion » (art. 1); la rémunération se fait sous la forme du paiement d'un prix par la personne publique pendant toute la durée du contrat. Le Conseil constitutionnel n'ayant admis le 26 juin 2003 la possibilité de telles dérogations « au droit commun de la commande publique » que pour « des motifs d'intérêt général », le texte subordonne la passation de tels contrats à de strictes conditions (complexité du projet ou caractère d'urgence) et la personne publique est tenue de procéder à une analyse comparative des différentes options possibles, en termes de coût, de performance et de partage des risques (art. 2); il inaugure cependant une forme nouvelle d'association du privé à l'action publique par la voie contractuelle.

La distribution des compétences fixée par la loi apparaît insuffisante pour faire face au nouveau contexte dans lequel se déploie l'action publique dans les sociétés contemporaines, qui appelle au dépassement des cloisonnements administratifs : " aucune politique publique ne peut désormais être la propriété d'une organisation ou d'une filière administrative et le montage d'actions partenariales est devenu une activité fondamentale de l'administration(15) ; l'essor de la contractualisation interne et externe est le sous-produit de cette contrainte. Mais ce sont aussi les formes mêmes de l'action publique qui s'en trouvent infléchies.

II. Loi et contrat dans la mise en oeuvre de l'action publique

Coulée dans le moule de la loi, traduction de la souveraineté étatique, l'action publique s'exprime traditionnellement à l'impératif, sous forme de prescriptions auxquelles les destinataires sont tenus d'obéir, sous peine de sanctions. Cette unilatéralité se retrouve dans le cadre de la fourniture des services publics : l'administré-usager est tenu de consommer docilement les prestations offertes, dans le cadre fixé par la loi, sans pouvoir négocier leur consistance. Ce modèle d'action, à base d'autorité et de contrainte, tend à faire place à des procédés plus souples d'encadrement des conduites : la coopération des acteurs sociaux apparaît préférable à la contrainte ; le recours au contrat, aussi bien comme moyen d'intervention que comme technique de régulation, est la traduction de cette exigence.

A. Les politiques contractuelles

Le recours aux techniques contractuelles comme moyen d'action publique est indissociable de l'essor de l'interventionnisme, consécutif à l'avènement de l'État-providence : désormais présent dans toutes les sphères de la vie sociale, l'État a été amené, pour exercer les responsabilités nouvelles qui lui incombent, à renouveler ses méthodes d'action ; la contractualisation apparaît comme un compromis entre la logique d'un État devenu socialement actif et le cadre d'une société pluraliste. L'application rigide et uniforme de la loi fait place à des procédés de négociation avec les acteurs sociaux, par lesquels l'État étend son emprise sur la vie sociale.

1) L'économie a été le point d'application privilégié de ces formes nouvelles de contractualisation. L'État s'est vu contraint de composer avec les pouvoirs économiques privés, en s'efforçant d'obtenir leur collaboration pour la réalisation des objectifs de politique économique ; en contrepartie des obligations qu'ils souscrivent, des engagements qu'ils prennent, des disciplines auxquelles ils se soumettent, ils bénéficieront de divers avantages juridiques, matériels ou financiers. La contractualisation permettra de formaliser ces relations, en précisant les engagements des uns et des autres. Devenue la clef de voûte des rapports entre l'État et les entreprises, la technique contractuelle se développera en plusieurs étapes successives : dans l'après-guerre, en tant que substitut au dirigisme (lettres d'agrément); dans les années 1960 (quasi-contrats en matière de planification, agréments fiscaux, contrats permettant de sortir du blocage des prix, conventions sectorielles avec les représentants des branches industrielles...); dans les années 1980 enfin, en liaison avec la relance de la planification (contrats de plan avec les grandes entreprises).

L'essor de ces techniques a posé plusieurs types de problèmes : celui de la portée juridique de « contrats », qui se présentent davantage comme des discussions préparatoires à l'adoption d'actes juridiques qui gardent une forme unilatérale ; celui aussi de la substitution à l'application de normes générales et uniformes de dispositifs taillés « sur mesure », négociés au cas par cas, au risque de rupture avec le principe d'égalité. Corrélativement, l'essor des services publics économiques a entraîné la promotion de rapports de nature contractuelle, rompant avec la situation légale et réglementaire qui était traditionnellement celle des usagers des services publics.

2) Le mouvement de contractualisation déborde désormais largement le domaine économique, pour s'étendre aux différents champs d'intervention publique (action sociale, environnement, culture...). Mieux encore, la contractualisation tend à gagner la sphère des activités régaliennes. Une place croissante est ainsi réservée au consentement dans le procès pénal, à travers le renoncement à certaines garanties procédurales ou l'acquiescement à des mesures alternatives(16) : la loi du 9 mars 2004 portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité donne à ce mouvement, déjà illustré par l'introduction de la médiation pénale (1993) et la composition pénale (1999), une ampleur nouvelle, par la création d'une procédure de « comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité », permettant au procureur de proposer directement une peine à une personne ayant reconnu les faits qui lui sont reprochés, l'accord étant homologué par le juge ; dans sa décision du 2 mars 2004, le Conseil constitutionnel a admis la constitutionnalisation de ce qui constitue bel et bien un pas vers le modèle anglo-saxon de « justice négociée ». Dans le domaine fiscal aussi, on progresse dans la voie d'une fiscalité concertée, voire coproduite, notamment à travers le renforcement des droits du contribuable(17).

Il reste que l'usage fait ainsi de la technique contractuelle a peu à voir avec le contrat classique : on est en présence, tantôt de « contrats » formels, mais contrats « forcés », caractérisés par des relations dissymétriques et dont la conclusion est fondée sur l'« intérêt » bien compris du partenaire privé, tantôt de « conventions » informelles, reposant sur des rapports « équilibrés », à base de « confiance » ; le contrat apparaît ainsi comme un levier par lequel les acteurs publics cherchent à atteindre les objectifs qui leur ont été assignés.

La contractualisation prend une autre dimension à partir du moment où elle est utilisée comme instrument de régulation.

B. Régulation et contractualisation

Indissociable de la crise de l'État-providence, la promotion du thème de la régulation implique une conception nouvelle du rôle imparti à l'État, en tout premier lieu dans l'économie : rompant avec la logique interventionniste, qui érigeait l'État en agent privilégié de modernisation et lui confiait la gestion de secteurs clés de l'économie, elle conduit à faire de l'État, non plus un acteur, mais un arbitre ; sa fonction consisterait pour l'essentiel à poser des règles aux opérateurs et à veiller au maintien d'un équilibre global. La mise en oeuvre de cette fonction suppose la réunion de certaines conditions : une position d'extériorité par rapport au jeu économique ; une capacité d'arbitrage entre les intérêts en présence ; une action continue pour procéder aux ajustements nécessaires. Prenant appui sur des autorités nouvelles, dotées d'un statut d'indépendance, la régulation semble dès lors postuler un rapport de distanciation et d'autorité : la finalité poursuivie justifie l'attribution au régulateur d'un ensemble de pouvoirs, habituellement dissociés, allant de l'édiction de normes de portée générale jusqu'à un pouvoir de contrôle et de sanction, en passant par la prise de décisions individuelles, qui lui permettent d'imposer aux opérateurs certaines disciplines ; avec la régulation, on en revient ainsi, à première vue, à la conception traditionnelle d'une action publique chargée d'encadrer le jeu social, à partir d'une position d'extériorité et de supériorité, et à travers la mise en oeuvre de pouvoirs de contrainte, définis et délimités par la loi.

1) Cette présentation tendrait cependant à ignorer la conception nouvelle de l'action publique inhérente au thème de la régulation. La régulation est en effet aux antipodes du dirigisme par lequel l'État entend organiser le développement économique : elle présuppose l'existence de marchés ouverts, dans lesquels des opérateurs divers, disposant d'une capacité d'action autonome, déploient des stratégies concurrentielles ; la régulation vise seulement à assurer le maintien d'un équilibre d'ensemble, sans fausser pour autant le jeu de l'économie marchande. La fonction du régulateur n'est pas de tracer les contours d'une politique, voire de légiférer ou de réglementer : c'est une « fonction technique, économique voire sociale d'adaptation permanente d'un secteur d'activité économique(18). Cette contrainte se traduit d'abord par un principe de proximité : la mise en place d'instances spécifiques et les règles adoptées pour leur composition répondent à cette exigence : le régulateur doit être un » régulateur de terrain(19), disposant d'une connaissance intime du secteur qu'il est chargé de réguler. Corrélativement, des relations étroites vont s'établir avec les opérateurs : la régulation repose sur la confrontation et l'arbitrage d'intérêts sociaux qu'il s'agit d'harmoniser ; elle postule donc que ces intérêts soient à même de se faire entendre. Aussi des procédés informels de négociation vont-ils se greffer sur les procédures formelles de décision ou de sanction, en les vidant d'une part de leur substance : " dépouillant le langage unilatéral de la réglementation, évitant le commandement, le régulateur s'emploie à la concertation, à la persuasion, à la pédagogie, à l'exemplarité, parfois à l'avertissement ou aux préconisations (20); la contractualisation devient ainsi le prolongement logique de la régulation.

La régulation apparaît tout d'abord indissociable d'un soubassement contractuel, qu'elle encadre mais qu'elle contribue aussi à enrichir et à développer. Dans la mesure même où elle s'applique à des marchés concurrentiels, elle suppose l'existence de rapports contractuels entre les opérateurs : concurrence et contrat sont en effet des « figures associées(21) ; ainsi l'ouverture à la concurrence se traduit tout à la fois par la profusion de contrats et par la banalisation de leur régime, par le jeu de la soumission au droit commun de la concurrence. Sans doute, la régulation n'est-elle pas commandée par le seul souci d'assurer le respect de la libre concurrence : celle-ci doit être conciliée avec d'autres exigences ; mais cette conciliation, inhérente à l'idée même de régulation(22) , est opérée par la supervision des liens contractuels tissés entre les opérateurs. On le constate par exemple en matière de télécommunications : les accords d'interconnexion passés en vue d'assurer l'accès au réseau sont placés sous le contrôle de l'ART, qui s'assurera notamment du respect des » exigences essentielles(23) ; et l'ART statuera sur les éventuels différends, en assumant une fonction « quasi contentieuse », dont l'exercice est entouré de garanties d'ordre procédural. La loi du 10 février 2000 a donné des pouvoirs identiques à la CRE, concernant les différends entre les gestionnaires et les utilisateurs des réseaux électriques.

Plus significativement encore, la régulation elle-même passera par la voie d'arrangements négociés avec les opérateurs. Sans doute, cette contractualisation reste généralement du domaine de l'informel, en se développant sous le couvert d'une unilatéralité apparente ; une formalisation est cependant possible comme le montre l'exemple de l'audiovisuel. La loi du 17 janvier 1989 a en effet introduit un système de contractualisation des rapports entre le CSA et les opérateurs privés(24) : la délivrance par le CSA des autorisations d'émettre est désormais subordonnée à la signature d'une convention fixant les obligations à la charge de l'exploitant et les pénalités auxquelles il s'expose en cas de non-respect ; dans sa décision du 17 janvier 1989, le Conseil constitutionnel a considéré que « le fait pour le législateur de subordonner l'octroi d'une autorisation à la passation d'une convention répond au souci de permettre au CSA d'adapter à chaque situation particulière les règles de portée générale définies par la loi du 30 septembre 1986 ». On s'est interrogé sur la portée de tels accords qui, conditionnant la délivrance d'actes unilatéraux, apparaissent tout au plus comme des « quasi-contrats » ; et l'application du système a été décevante, les manquements aux obligations acceptées par voie contractuelle n'ayant été qu'épisodiquement sanctionnés ; cependant, de nouvelles conventions ont été signées à l'occasion du renouvellement en 1996 puis en 2001 des autorisations. La transposition de ce système pour l'ART, via l'autorisation des réseaux indépendants, ou à la CRE, via l'appel d'offres en matière de production d'électricité, est envisageable. La contractualisation pourrait être aussi un moyen d'assurer la coordination des formes de régulation étatique et des mécanismes d'autorégulation mis en oeuvre par les groupes professionnels(25) .

2) Plus généralement, la contractualisation apparaît comme la figure emblématique du « droit de régulation », qui tend à se diffuser dans tous les domaines de la vie sociale. Ce droit de régulation constituerait une nouvelle figure, un « autre corps » du droit(26), n'ayant plus guère à voir avec le « droit réglementaire » classique : succédant au droit « abstrait, général et désincarné », « droit jupitérien » exprimant la transcendance étatique, il serait caractérisé par « son adaptation au concret, son rapprochement des individus, son adéquation au contexte des sociétés qu'il prétend régir » ; il s'agirait d'un « autre droit », marqué par le pragmatisme et la flexibilité. Or ce pragmatisme pousse à recourir, de préférence aux commandements juridiques traditionnels, à des techniques différentes, relevant d'une " direction juridique non autoritaire des conduites(27) : plutôt que de contraindre, il est préférable de convaincre par des moyens plus informels d'influence ou de persuasion ; et la contractualisation apparaît comme le moyen privilégié de ce mode souple de régulation des comportements.

Ce mouvement de contractualisation de l'action publique, tant pour définir les modalités de sa prise en charge que pour régler les conditions de sa mise en oeuvre, doit être évalué à sa juste mesure. D'abord, il ne s'étend pas de manière uniforme à tous les domaines de l'action publique et ne signifie évidemment pas que soit évacuée « la part de commandement qui s'exprime par l'ordre de la loi ou du règlement », ni abolie « la nécessaire universalité de certaines règles qu'une mosaïque d'engagements contractuels viendrait ruiner(28) . Ensuite, il renvoie souvent moins à une réalité juridique précise qu'il n'évoque un nouveau style de rapports fondé sur le dialogue et la recherche de consensus, plutôt que sur l'autorité. Enfin, et surtout, loi et contrat se situent, non dans un rapport d'opposition, mais suivant une » échelle de continuité(29) , dans la mesure où l'on passe de l'un à l'autre. Sous ces réserves, il n'en reste pas moins que l'essor de la contractualisation traduit bien une inflexion en profondeur des formes de l'action publique.

(1) J. Caillosse, « Sur la progression en cours des techniques contractuelles d'administration », in L. Cadiet (dir.), Le droit contemporain des contrats, Economica, p. 104.
(2) J. Chevallier, « Le droit administratif, droit de privilège ? », Pouvoirs, n° 46, 1988, p. 64.
(3) E. Serverin, A. Berthoud (dir.), La production des normes entre État et société civile, L'Harmattan, coll. « Logiques juridiques », 2000.
(4) L. Richer, « La contractualisation comme technique de gestion des affaires publiques », AJDA, n° 19, 2003, p. 973.
(5) Y. Fortin (dir.), La contractualisation dans le secteur public des pays industrialisés depuis 1980, L'Harmattan, coll. « Logiques politiques », 1999.
(6) J. Chevallier, « La gouvernance et le droit », Mélanges Amselek, Bruylant, 2005.
(7) J.-P. Gaudin, Gouverner par contrat. L'action publique en question, Presses Sciences Po, 1999, pp. 165 sq.
(8) En ce sens J.-L. Guigou, « Produire des territoires cohérents », in « La dynamique des territoires », Projet, n° 254, 1998, p. 100.
(9) Le décret du 14 oct. 2004 institue la « délégation de gestion », par laquelle un service de l'État confie à un autre « la réalisation, pour leur compte, d'actes juridiques, de prestations ou d'activités déterminées concourant à l'accomplissement de leurs missions ».
(10) Y. Jégouzo, « L'administration contractuelle en question », in Mouvement du droit public, Mélanges Moderne, Dalloz, 2004, pp. 552-553.
(11) A.S. Meschériakoff, « Ordre intérieur administratif et contrat », RFD adm., 1997, pp. 1130 sq.
(12) P. Perréon, « La délégation des services publics administratifs », AJDA, n° 27, 2004, pp. 1449 sq. et aussi J.-B. Auby_, RFD adm._, 1997, pp. 101 sq.
(13) L. Favoreu, « Service public et Constitution », AJDA, 1997, n° spéc., pp. 16 sq.
(14) A. Meneménis, « L'ordonnance sur les contrats de partenariat : heureuse innovation ou occasion manquée ? », AJDA, n° 32, 2004, pp. 1737 sq.
(15) P. Duran, Penser l'action publique, LGDJ, coll. « Droit et société », n° 27, 1999, p. 128.
(16) C. Teitgen-Colly, « La contractualisation de la répression », in B. Basdevant-Gaudemet (dir.), Contrat ou institution : un enjeu de société, LGDJ, coll. « Systèmes », 2004, pp. 58 sq.
(17) M.-C. Esclassan, ibid., pp. 87 sq.
(18) J.-M. Hubert, « Le cas de l'ART », RFAP, n° 109, 2004, p. 100.
(19) Y. Gaudemet, ibid., p. 13.
(20) Y. Gaudemet, ibid., p. 15.
(21) M.-A. Frison-Roche, « Contrat, concurrence, régulation », RTD civ. 2004, p. 453.
(22) M.-A. Frison-Roche, Le droit de la régulation, Dalloz, 2001, pp. 610 sq. et Définition du droit de la régulation économique, Dalloz, 2004, pp. 126 sq.
(23) J. Chevallier, « La mise en oeuvre de la réforme des télécommunications », RFD adm., 1997, pp. 1118 sq.
(24) J. Chevallier, « De la CNCL au CSA », AJDA 1989, pp. 59 sq.
(25) B. du Marais, Droit public de la régulation économique, Presses de Sciences Po, Dalloz, 2004, p. 491.
(26) G. Timsit, « Les deux corps du droit : essai sur la notion de régulation », RFAP, n° 78, 1996, pp. 375 sq.
(27) P. Amselek, « L'évolution générale de la technique juridique dans les sociétés occidentales », RD publ., 1982, pp. 287 sq.
(28) R. Denoix de Saint-Marc, « La question de l'administration contractuelle », AJDA, n° 19, 2003, p. 971.
(29) J.-M. Pontier, « Le droit administratif et la complexité », AJDA, 2000, p. 187.