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Livres et idées : Au nom du Peuple - Les fondements de la démocratie américaine de Bruce Ackerman

Eric SPITZ

Cahiers du Conseil constitutionnel n° 5 - novembre 1998

Au nom du Peuple

Les fondements de la démocratie américaine

Bruce Ackerman

(Calmann Lévy, Paris 1998)

L'analyse des fondements de la démocratie américaine, entreprise par le professeur Ackerman a de quoi étonner un constitutionnaliste européen à plus d'un titre. Il est d'ailleurs nécessaire de maintenir cet étonnement si l'on ne veut pas manquer l'essentiel du propos.

Etonnant en premier lieu, parce que s'agissant des fondement de la démocratie américaine, on pourrait s'attendre à de longues dissertations sur Locke, Burke, Rousseau, Montesquieu, etc...Or, de tout cela, presque rien n'est dit. On reconnaît les américains à leur pragmatisme dit-on. Alors Ackerman est un américain à n'en pas douter puisque l'entreprise de reconstruction intellectuelle à laquelle il procède part de l'expérience politique d'un G. Washington, d'un Madison, d'un Jefferson d'un A. Lincoln et des questions concrètes qu'ils ont eu à trancher. De même, on ne trouvera pas l'ombre d'une théorie de la séparation des pouvoirs mais l'expérience quotidienne des décisions juridictionnelles des tribunaux.

Etonnant aussi parce que l'entreprise d'Ackerman est profondément nationaliste. A condition de ne pas se méprendre sur le sens de ce mot, on peut affirmer sans crainte de se tromper que l'auteur cherche à élaborer une histoire proprement américaine de l'américanité. Paradoxalement, Bruce Ackerman se réclame de Hanna Arendt, pour affirmer que, s'il y a bien une révolution américaine fondatrice à la fin du XVIII° siècle, celle-ci se distingue entièrement de la révolution française. Si l'on voulait simplifier abusivement la question, on dirait de la révolution française qu'elle a posé de manière centrale la question de la souveraineté nationale comme source et mode d'exercice de tout pouvoir. Par là même, la révolution s'est laissée dissoudre dans la culture de l'Etat Nation, bien plus ancienne que la révolution elle-même. En déplaçant seulement la « majestas » de la souveraineté du Roi à celle du Peuple, la France n'a pas fait la révolution politique qu'on pouvait attendre.

Comme le dit très bien Hanna Arendt : « la souveraineté nationale, - c'est la majesté de la chose publique elle-même, comme on en était venu à la concevoir dans de longs siècles de royauté absolue -paraissait s'opposer à l'établissement d'une République. En d'autres termes, c'est comme si l'Etat-Nation tellement plus ancien que n'importe quelle révolution, avait défait la révolution en Europe avant même qu'elle y fut apparue. ». En revanche, la thèse commune à ARENDT et à Ackerman consiste à soutenir que seule l'Amérique a fait la Révolution au sens d'une profonde transformation de la conscience politique moderne.

En effet, les américains, il suffit de lire Le Fédéraliste pour s'en convaincre, ne cherchèrent pas à transférer la souveraineté des mains d'un Roi à celle du Peuple, mais posèrent la question aiguë de l'auto-gouvernement du Peuple. Comment un Peuple peut-il se gouverner lui-même sans que les factions qui prétendent parler en son nom s'arrogent le monopole du pouvoir et par là l'en dépossèdent. La réponse à cette question est bien connue : c'est celle de la division des pouvoirs et l'institutionnalisation d'un mécanisme de « checks and balances » .

Les conséquences d'une telle ambition sont incalculables et ne permettent pas bien à un Européen, même aujourd'hui, d'apercevoir l'originalité profonde des fondements de la démocratie américaine. L'une de ces conséquences porte sur la conception de la représentation du Peuple. Elle est primordiale. Car si on accepte l'idée que la souveraineté est divisible, le Peuple ne peut être pleinement présent dans aucune de ses représentations. En revanche, il l'est partiellement, dans chacune d'entre elles. Nous avons l'habitude de dire, nous en France, que la Souveraineté nationale s'exprime dans la loi votée par le Parlement parce que les représentants du Peuple sont le Peuple lui-même. Par ce geste nous effaçons l'idée même de représentation. Au contraire, les américains pensent que la place du peuple est inassignable dans telle ou telle institution, mais il est dans le Président, dans le Sénat, dans la Chambre des représentants, dans la Cour suprême. Chacune de ces institutions peut prétendre parler au nom du peuple puisqu'elles en sont des représentations mais aucune d'entre elles n'est le peuple lui-même.

Si le livre de Bruce Ackerman s'appelle en anglais « We the People... », reprenant ainsi les premiers mots de la Constitution américaine, c'est bien que le sujet du livre est le Peuple lui-même en tant qu'il est présent et non en tant qu'il est représenté. A cet égard, on ne peut que regretter que l'éditeur n'ait pas suivi la suggestion du traducteur d'appeler le livre « Nous le Peuple... », car « Au nom du peuple... » c'est tout autre chose. Dans le premier cas le peuple parle dans la vérité de sa présence à soi, dans le second, il est représenté par ses tenants lieu.

Le dualisme

À ne pas saisir cette distinction fondamentale entre présence du peuple et représentation du peuple, on ne comprendrait à peu près rien à l'originalité de l'américanité et à l'originalité du livre de Bruce Ackerman dont la thèse essentielle consiste à soutenir que le constitutionnalisme américain est fait d'un dualisme indépassable.

Cette thèse dualiste qui se déploie tout au long du livre peut s'autoriser de très nombreux passages du Fédéraliste tel que celui-ci : « J'aime à croire que les partisans de la Constitution proposée ne s'accorderont jamais avec ses ennemis pour mettre en question ce principe fondamental du gouvernement républicain, qui reconnaît dans le peuple le droit de changer ou d'abolir la constitution existante lorsqu'il la croit contraire à son bonheur ; cependant, il ne faut pas conclure de ce principe que les représentants du peuple, toutes les fois que la majorité de leurs commettants manifestera une volonté momentanée contraire aux dispositions de la constitution existante soient, par là, autorisés à violer ces dispositions ; ni que les tribunaux soient plus obligés à accéder à des infractions de ce genre, que si elles résultaient entièrement des cabales du corps représentatif. Jusqu'à ce que le Peuple ait, par un acte solennel et légal, annulé ou changé la forme établie, il doit y être individuellement et collectivement soumis ; et ni présomption ni connaissance de ses sentiments ne peut autoriser ses représentants à s'en écarter avant cet acte. Mais il est aisé de voir qu'il faut aux juges un degré de courage peu commun pour se conduire en fidèles défenseurs de la constitution lorsque les empiétements législatifs sont encouragés par les voix dominantes de la communauté nationale. ». Ce texte est peut être la meilleure expression de la pensée dualiste d'Ackerman qui fraye sa voie entre deux autres options possibles.

L'une consisterait à soutenir que la totalité du pouvoir doit reposer dans les mains de ceux qui ont gagné des élections libres et sincères. C'est le modèle britannique ou, pendant longtemps, le modèle légicentriste de la France. A cet égard tous les contrôles institutionnels qui s'exercent contre la volonté majoritaire sont présumés antidémocratiques. Rien par exemple ne pourrait légitimer qu'une Cour composée de 9 personnes non élues viennent invalider une loi voulue par le peuple lui-même, à supposer bien entendu que l'on opère la confusion entre le peuple et ses représentants. Le dualiste, au contraire distingue entre le peuple et ses commettants et justifie ce qu'on peut appeler les pratiques contre-majoritaires (counter-majoritarian). Ce n'est pas parce que certains hommes politiques ont été élus qu'ils sont le peuple (We the People...) et que la souveraineté qu'ils détiennent pour parler en son nom est illimitée.

L'autre option consisterait à justifier les pratiques contre-majoritaires en s'appuyant sur un fondationnalisme. Effectivement s'il existe des droits fondamentaux attachés à la qualité d'homme, par delà les pratiques historiques concrètes, alors des majorités successives mêmes auréolées de leurs victoires électorales ne peuvent y porter atteinte. Certains soutiendront que la propriété est un droit fondamental ; d'autres comme Dworkin que le droit au respect et à la considération égale est un droit fondamental ; d'autres encore pourront soutenir que les droits des groupes défavorisés sont fondamentaux. Bruce Ackerman rattache cette conception à la loi fondamentale allemande qui, au sortir de l'horreur nazie, exprimait la consolidation définitive de certaines valeurs contre toute remise en cause par des majorités politiques déviantes. Mais comme Publius le dit avec force dans le texte cité du Fédéraliste, et Ackerman partage son point de vue, personne ne songe à remettre en cause « ce principe fondamental du gouvernement républicain, qui reconnaît dans le peuple le droit de changer ou d'abolir la constitution existante lorsqu'il la croit contraire à son bonheur ».

On trouverait un écho de cette affirmation jusque dans la décision du Conseil constitutionnel relative au traité de Maastricht où il est dit avec la plus grande netteté que le constituant est libre d'abroger, de modifier ou de compléter la Constitution.

Ce double refus d'Ackerman, tant du légicentrisme qui accorde tout pouvoir aux représentants du Peuple au prétexte qu'ils sont élus, qu'au fondationnalisme qui limite perpétuellement le pouvoir du Peuple lui même de changer sa Constitution, le conduit à conceptualiser un dualisme politique et juridique très stimulant.

La politique ordinaire

Dans un article du Monde diplomatique du mois d'octobre 1998, Norman Birnbaum, illustre de manière très aiguë ce que Bruce Ackerman décrit dans le chapitre qu'il consacre à la politique ordinaire : « Dans un contexte où William Clinton a obtenu en 1996 un peu moins de 50 % des voix d'un corps électoral dépolitisé dont la moitié n'a même pas voté...la vie publique aux Etats Unis est en voie de décomposition. Les syndicats sont faibles, les mouvements sociaux des années 60 ont disparu ou se sont banalisés, la majorité des citoyens n'a pas le temps ou les ressources intellectuelles nécessaires pour comprendre leur propre situation et encore moins pour la changer ».

A la suite du Fédéraliste, Ackerman analyse la situation des démocraties contemporaines avec un pessimisme qui n'est pas sans issue. Il est certain pourtant qu'à première vue, de nombreux citoyens préfèrent leur existence privée à leur vertu de citoyens politiques. Il n'y a aucun doute que les Georges Washington ne sont pas légion. Le manque d'engagement des citoyens pour l'intérêt public se traduit par une apathie politique réelle, une ignorance des problèmes nationaux et internationaux confondante, un égoïsme destructeur et un individualisme moralisant qui conduit à refuser le minimum de mise en oeuvre de programme sociaux pour que le tissu social ne se désintègre pas tout à fait. Une telle situation serait désespérante si on ne constatait pas ici ou là des îlots de résistance. Après tout, des citoyens se déplacent encore pour voter et plus de 60 % des américains continuent à refuser le lynchage moral dont est victime le Président Clinton avec la complicité gourmande des médias. Ce qui veut dire, au moins, que les citoyens ne sont pas devenus de parfaits « privatistes », mais ils seraient sans doute prêts à reconnaître que leur vote est mou et qu'il n'exprime guère qu'une opinion mal définie et peu réfléchie.

Le constat de cette situation concrète qui n'est pas limité aux Etats Unis conduit à deux conclusions.

L'une est inhérente à toute politique constitutionnelle et peut se formuler de la façon suivante : à supposer que les citoyens n'aient qu'un minimum de vertu et d'intérêt civique -ce qui est la plupart du temps le cas- quel est l'équilibre institutionnel à mettre en place pour que les factions, les lobbies, les hommes politiques douteux, les bureaucraties aux intérêts propres, ne mettent pas la main sur le pouvoir et l'utilise à leurs fins tout en prétendant parler au nom du peuple. Les fédéralistes ont répondu à cette question très simplement : en divisant le pouvoir de sorte qu'aucune de ses branches ne soit habilitée à parler exclusivement en son nom, ni le Congrès, ni la Présidence, ni la Cour suprême. « La Constitution américaine se refuse à accorder le monopole effectif du pouvoir législatif à un gouvernant en particulier -sur le modèle du Premier ministre britannique- lorsque celui-ci a gagné les élections. Dans le contexte dualiste, aucune loi ne peut être promulguée si elle demeure le produit d'un seul cerveau.. »

L'autre, donne une légitimité certaine aux juges et aux tribunaux, même s'ils ne sont pas élus , pour dire que sur la base d'un vote mou, personne ne peut prétendre parler pour le peuple.

Par conséquent, l'élection est loin d'être le seul fondement légitime si ceux qui ont été élus ne peuvent se prévaloir d'être les seuls à pouvoir parler pour le peuple. Le peuple réside ailleurs, et notamment, pour Bruce Ackerman, dans les choix constitutionnels qu'il a fait tout au long de son histoire. A cet égard il passionnant de voir comment le professeur de Yale, dans une sorte de nationalisme tout à fait américain, distingue la notion de peuple comme produit d'un récit constitutionnel, assumé notamment par la Cour suprême, faite de décisions et d'opinions concordantes ou dissidentes, et la notion de peuple comme Nation dotée d'une histoire d'une culture, d'une spiritualité religieuse qui serait beaucoup plus familière aux continentaux que nous sommes. Ackerman prend très au sérieux cette idée que l'existence du peuple réside dans l'histoire constitutionnelle qu'il se raconte. Si la nation américaine se confond avec sa Constitution, alors la Cour suprême qui détient le corpus de cette identité, non comme réalité intangible mais comme récit de ses décisions, est fondée à « s'interroger sur le mandat populaire détenu par quelques 500 politiciens/hommes d'Etats actifs à Washington DC ». En invalidant une loi, elle se borne à dire qu'une majorité a outrepassé ses droits en prétendant parler au nom du peuple. Mais à cet instant, on ne peut pas dire non plus que la Cour est le Peuple (We the People...); pas plus que les autres branches du Gouvernement, elle ne peut prétendre aller au-delà du Nom du Peuple.

On dira alors que le peuple américain est introuvable. Ce n'est certainement pas la thèse que soutient Ackerman. En réalité il souhaite établir deux choses : d'une part que tous les tenants lieu du peuple dessinent une sémiotique du peuple et non une mimesis. En termes moins pédants, cela veut simplement dire que chaque branche du Gouvernement est le signe qu'une partie du peuple est représentée et que l'ensemble de ces signes constitue la figure du peuple ; d'autre part, que le peuple (We the People ...) n'existe que dans les actes très rares de politique constitutionnelle auxquels il se livre.

La législation suprême

Le chapitre X du Livre d'Ackerman est certainement l'un des plus passionnants du livre car c'est là que l'on comprend comment « We the People » apparaît sur la scène politique. Cette apparition, très rare, du peuple en personne, exige en réalité une période de mobilisation politique très intense, au cours de laquelle les enjeux fondamentaux apparaissent. Le peuple alors n'est plus une fiction que l'on fait parler comme mode de légitimation, mais comme acte politique. Pour paraphraser J.J. Rousseau, on pourrait dire que le peuple n'existe que dans l'acte qui le constitue. A certains moments de son histoire, du moins dans le récit qu'en fait Ackerman, les citoyens se mobilisent, pétitionnent, s'assemblent, défilent, s'agrègent, résistent, s'engagent.

Rien à voir avec le vote « mou » que le Peuple exprime la plupart du temps au cours des périodes de politique ordinaire. A cet instant, chaque citoyen délibère des enjeux avec la même passion que celle qu'il mettrait dans ses affaires privées. Changer d'emploi, se marier, avoir des enfants, divorcer, exige de chacun d'entre nous des discussions à n'en plus finir avec notre femme, nos voisins, nos enfants, nos amis. Nous avons tous connu des moments d'intenses délibérations pour enfin concrétiser notre choix. Sur le plan politique d'importantes controverses sont capables de mobiliser le peuple à de très rares moments de son histoire. Ackerman en discerne trois aux Etats Unis : le moment de la Fondation entre 1776 et 1787, par lequel le peuple américain a codifié la défaite infligée par la génération républicaine à la monarchie, au nom de l'auto-gouvernement ; le moment de la Reconstruction républicaine autour des années 1860 par lequel le peuple a codifié, à la suite de la guerre civile, les amendements qui ont aboli l'esclavage et ouvert un nouvel âge de l'égalité ; et enfin le moment du New Deal entre 1933 et 1937 par lequel le peuple a ouvert de nouvelles voies au big government, notamment en matière économique et sociale.

Il est très intéressant de suivre les exercices de politique constitutionnelle mis en oeuvre par le peuple américain lors des intenses périodes de mobilisation populaire. Cette analyse minutieuse, à laquelle procède Ackerman, est destinée à montrer que du point de vue institutionnel il y a par exemple bien plus de ressemblance qu'on ne le croit habituellement entre la période de la Reconstruction républicaine des années 1860 et celle du New Deal des années 1930. On peut dire que la séparation des pouvoirs a d'abord mis à l'épreuve puis légitimé les révisions constitutionnelles proposées par les républicains du XIX° siècle et par les démocrates du XX° siècle. En effet, chaque exercice de politique constitutionnelle a conduit les réformateurs à s'emparer de l'une des branches du gouvernement fédéral pour imposer aux autres la révision constitutionnelle. Dans le cas des républicains, c'est le Congrès qui, après la mort de Lincoln et la défection de la présidence Johnson du camp des réformateurs, est arrivé à imposé la réforme. Dans le cas des démocrates c'est la présidence Roosevelt qui a conduit le changement. Mais dans les deux exemples qu'Ackerman analyse longuement, on voit que, chaque fois, les réformateurs ont dû affronter une période de critiques intenses et une mobilisation populaire sans précédent des deux camps pour faire triompher leurs thèses constitutionnelles. A leur tour, ces remarquables efforts de mobilisation populaire ont conféré une signification constitutionnelle capitale aux élections suivantes prévues au calendrier. « Ce processus alliant un conflit entre différentes instances gouvernementales à des mouvements de mobilisation populaire a fait des élections de 1866 et de 1936 des événements décisifs de notre histoire constitutionnelle. Dans les deux cas, les réformateurs sont revenus à Washington avec le soutien d'une nette victoire dans les urnes. Ils ont alors entrepris de proclamer que le résultat des élections leur donnait » un mandat du peuple ", et que le moment était venu, pour les instances conservatrices, de mettre un terme à leur résistance constitutionnelle ". Dans le premier cas, le Congrès réformiste a fini par menacer le Président A. Johnson d_'impeachment_ s'il persistait à faire usage de sa fonction pour saboter la ratification du XIV° amendement. Dans le second cas, c'est un Président réformiste qui a menacé la Cour suprême de réorganisation pour la faire plier. Elle a finit par abandonner sa défense intellectuelle du laisser faire, laissez aller et entrepris de codifier dans une série d'opinions judiciaires les nouveaux fondements constitutionnels à la pratique d'un gouvernement national interventionniste.

Au fond, ce que Bruce Ackerman cherche à montrer, c'est qu'il y a beaucoup plus de ressemblance qu'il n'y paraît entre le veto opposé par Andrew Johnson à l'acte du Congrès sur les droits civils et le veto opposé par la Cour suprême au NIRA, ou entre les élections de 1866 et celle de 1936. Ce qui revient à dire qu'un exercice de politique constitutionnelle réussi va bien au delà du simple respect des procédures prévues par la Constitution pour réviser les fondements mêmes de la démocratie américaine. Comme si, à chaque fois, Convention de 1787, vote du XIV° amendement, établissement d'un Gouvernement interventionniste, l'une des branches réformiste du Gouvernement réussissait à l'emporter sur d'autres plus conservatrices avec un appui populaire clairement manifesté lors d'élections décisives.

A côté de ces politiques constitutionnelles réussies, il existe également des échecs. Il suffit de voir comment les conservateurs dans les années 1980, se sont appuyés sur la Présidence Reagan pour remettre en cause les fondements d'un Etat interventionniste issu du New Deal avec l'appui du Peuple. Ils ont largement échoué non seulement parce qu'ils n'ont pas pu faire aboutir le vote d'un amendement à la Constitution mais aussi parce que la Présidence a rencontré l'obstacle du Sénat à la nomination de juges conservateur comme le juge Bork, à la Cour suprême. De même, après l'invalidation par la Cour suprême d'une loi du Texas punissant la destruction du drapeau américain, Georges Bush a tenté de faire adopter un amendement constitutionnel interdisant une telle action. S'il a échoué à le faire adopter, le Congrès a néanmoins adopté une loi dans ce sens. Mais cette loi a connu le même sort devant la Cour suprême au terme d'une décision adoptée par 5 voix contre 4.

La synthèse intergénérationnelle

Au vu des ruptures majeures introduites dans le récit constitutionnel américain qui donne à son peuple un visage particulier, on pourrait se poser la question de savoir si une même identité constitutionnelle perdure alors même que de la Reconstruction au New Deal on passe si évidemment d'un monde à un autre. Entre Plessy versus Ferguson de 1896 qui affirme la doctrine « séparés mais égaux » sur la question noire et l'arrêt Brown versus board of Education de 1954, il y a, du moins en apparence, un changement de monde constitutionnel qui laisserait à penser que le peuple américain n'est plus le même. Or, Bruce Ackerman montre de façon très convaincante, qu'en réalité la cour suprême se livre à une synthèse qu'il appelle intergénérationnelle qui permet de comprendre que le XIV° amendement (equal protection of law) doit impliquer une réinterprétation après l'exercice de politique constitutionnelle réussie par Roosevelt.

En 1896, la Cour avait jugé que le principe d'égalité n'avait pas pu conduire à l'abolition des différences fondées sur la couleur ou au glissement d'une égalité politique à l'égalité sociale. En revanche en 1954, sans renier la doctrine « séparés mais égaux », la Cour juge qu'elle est inapplicable dans le domaine de l'éducation. Elle se borne à répondre à la question suivante : « Est-ce que la ségrégation des enfants dans les écoles publiques sur le fondement de la race les prive d'une égalité de chances en matière d'éducation ? ». La réponse positive à cette question s'enracine dans le fait que les enfants noirs, à supposer même qu'ils bénéficient des mêmes livres, des mêmes bâtiments d'éducation que les blancs, souffriraient encore d'une inégalité impalpable due au sentiment d'infériorité résultant de cette ségrégation qui pourrait affecter leurs chances de réussir. C'est bien parce que l'école publique a changé de valeur constitutionnelle entre le monde d'avant la légitimation de l'interventionnisme étatique du New Deal et le monde d'après que la cour réinterprète complètement le principe d'égalité pour y faire entrer l'égalité sociale et non plus la seule égalité politique.

Le juge Warren, qui a rédigé l'opinion de la Cour dans Brown, dit très clairement qu'en abordant le problème posé , « nous ne pouvons pas revenir à 1868, c'est à dire au moment où l'amendement a été adopté, ni même en 1896, date de la rédaction de l'arrêt rendu dans l'affaire Plessy vs Ferguson. Nous devons considérer l'éducation publique à la lumière du plein développement qu'elle a connu depuis lors, et de la place qu'elle occupe aujourd'hui dans la vie de l'ensemble de la nation américaine ». Par conséquent, c'est bien parce que le New Deal a été légitimé entre 1896 et 1954 et que l'école publique a reçu une dimension entièrement nouvelle par rapport à l'ancien monde et ce, comme instrument de promotion sociale et de richesse nationale, que l'interprétation de la Cour dans Plessy doit être revue.

En somme, l'exercice de politique constitutionnelle réussie dans les années 30 force la Cour suprême à une synthèse intergénérationnelle qui lui permet d'approfondir le sens du XIV° amendement. La synthèse opérée par la Cour tire les conséquences partielles de l'avènement interventionniste de l'Etat fédéral et il faudra attendre un autre arrêt Griswold, magistralement analysé par Ackerman, pour que la Cour détermine cette fois les limites de l'Etat interventionniste dans la vie privée.

L'identité constitutionnelle

Les analyses tant historiques que juridiques d'Ackerman sont d'une profondeur stimulantes pour un lecteur continental. D'une part parce que l'idée de dualisme entre législation ordinaire et législation suprême a eu beaucoup de mal à s'imposer en Europe et particulièrement en France. Il faudra attendre 1985 pour que l'on sache que la loi n'exprime la volonté générale que dans le respect de la Constitution. D'autre part, parce qu'Ackerman légitime le rôle des Cours suprêmes composée de juges non élus dans une fonction de préservation de l'acquis constitutionnel. Ce n'est que lorsque le peuple a parlé au cours d'une intense mobilisation et qu'il s'est exprimé à plusieurs reprises de façon solennelle et, la plupart du temps, de manière non juridique, que la Cour reconnaît que nous passons d'un monde constitutionnel à un autre. Ce qui, par parenthèses, signifie que tant que le peuple ne délivre pas un message clair, elle exerce une fonction conservatrice des principes constitutionnels acquis.

Toutes choses égales par ailleurs, ce mode de raisonnement pourrait s'appliquer en France. Il suffit d'observer que si en 1982 le Conseil constitutionnel a clairement dit que la notion de parité (ou du moins de quotas) était non conforme aux principes constitutionnels les plus solidement établis dans notre tradition juridique, depuis lors, un solide mouvement populaire, fortement mobilisée après des délibérations approfondies dans le pays et toutes sortes de tribunes ouvertes dans les médias, est en train de conduire à un déplacement des principes. Il n'est pas évident qu'un tel mouvement l'emporte et force la Haute juridiction à une réinterprétation du principe d'égalité dans le sens de la parité. Mais si le peuple parle en ce sens et réussit à franchir tous les obstacles normalement mis sur sa route pour triompher, la synthèse intergénérationnelle dont parle Ackerman aura lieu.

De tels exercices de politique constitutionnelle sont en train de se dérouler en France depuis que la Constitution de 1958 a permis à une « Cour » de dessiner le contour des droits fondamentaux. Mais le dessin d'une telle figure n'est pas un intangible. Comme le dit Ackerman après le Publius du Fédéraliste, un peuple a le droit de changer de Constitution si elle ne lui convient plus. La formulation très nette de ce qu'impliquait le droit d'asile dans la décision du Conseil constitutionnel du 13 août 1993 a conduit les pouvoirs publics, contre la décision de la haute juridiction, à soutenir que le peuple avait parlé. Il s'en est suivi la réforme constitutionnelle que l'on sait. En 1998, les accords entre les forces politiques de Nouvelle Calédonie, soutenues par la classe politique unanime ou à peu près, ont conduit à une révision constitutionnelle qui va bien au delà de ce que la Haute juridiction avait posé comme étant les limites inhérentes au statut des territoires d'outre-mer.

Il n'y a pas à regretter ces modifications mais il y a lieu de constater que le Peuple a parlé. Mais en attendant que le peuple paraisse en personne comme pour un lit de justice, il est légitime que les Cours fassent oeuvre de préservation. Elles ne sont pas là pour prophétiser un avenir souhaitable mais pour conserver un récit constitutionnel forgé dans l'histoire. Lorsque la voix du peuple se fait entendre, elles sont amenées à interpréter et réinterpréter ce récit pour assurer la continuité d'une seule et même identité du peuple à travers les visages différents qu'il trace de lui même.