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Lire l'article 55 : Comment comprendre un texte établissant une hiérarchie des normes comme étant lui-même le texte d'une norme ?

Olivier CAYLA - Agrégé de droit public, Directeur d'études à l'École des Hautes Études en Sciences Sociales

Cahiers du Conseil constitutionnel n° 7 (Dossier : La hiérarchie des normes) - décembre 1999

Il convient de distinguer, lorsqu'on analyse le discours du droit, entre les textes et les normes, deux objets que l'on a trop souvent tendance à confondre. Cette exigence méthodologique, soulignée par un certain courant, d'obédience normativiste, de la théorie contemporaine du droit(1), peut paraître importante en elle-même, mais il est des domaines où elle compte sans doute comme l'une des plus vives. C'est le cas, notamment, du thème de la hiérarchie des normes, qui est le plus souvent traité comme permettant d'établir, sans difficulté apparente, une hiérarchie corrélative des textes, fort utile au travail d'un organe d'application du droit, lorsque celui-ci se demande, en cas de présence au sein de l'ordre juridique d'une antinomie entre deux textes également en vigueur, lequel doit bénéficier de sa faveur pour la solution du litige. S'il est par exemple admis, dans cet ordre juridique, que la norme conventionnelle l'emporte hiérarchiquement sur la norme législative, alors on en conclura, en toute logique semble-t-il, que c'est le texte du traité qu'il faudra appliquer, au détriment du texte de la loi qui, ainsi « écarté », sera réduit au silence, si bien que la gênante contradiction qu'il apporte à la disposition conventionnelle sera neutralisée.

Or, ce que l'idée théorique d'une nécessaire distinction entre les textes et les normes permet d'envisager, c'est au contraire la conséquence pratique que la connaissance, par le juge, de l'existence d'une hiérarchie des normes, n'implique pas qu'il sache pour autant à l'avance quelle sera la hiérarchie des textes à laquelle il devra s'en remettre pour déterminer, entre deux énoncés contradictoires, lequel il conviendra d'appliquer au cas. Autrement dit, dans cette perspective, la supériorité de la normativité conventionnelle sur la normativité législative (ou de la « conventionnalité » sur la « légalité » comme on dira plutôt désormais), reconnue par exemple comme l'une des composantes de la forme pyramidale d'un ordre normatif quelconque, ne conduira pas forcément le juge, pourtant « gardien » de cet ordre, à faire primer le texte du traité sur celui de la loi.

Admettre la pertinence de cette hypothèse théorique, nantie de la conséquence pratique qu'on vient de dire, peut alors revêtir un certain intérêt pour l'examen du rapport hiérarchique entre légalité, conventionnalité et constitutionnalité que l'article 55 de la Constitution de 1958 établit. Ou, plus précisément, pour l'observation de la lecture de plus en plus complexe que la jurisprudence fait de cet article, ainsi que pour l'analyse de la fameuse « guerre » des deux juges cohabitants du Palais-Royal que, de l'avis de beaucoup, cette lecture alimente. Car la stratégie jurisprudentielle déployée par le Conseil d'État depuis Nicolo, plutôt dévastatrice pour le maintien du Conseil constitutionnel dans son rôle de principal garant de la hiérarchie des normes, peut sembler plus facilement compréhensible si l'on veut bien en démonter les rouages à l'aide de cette distinction théorique entre hiérarchie des normes et hiérarchie des textes. C'est en tout cas ce qu'on souhaiterait suggérer afin d'une part d'essayer de saisir la logique proprement normative qui peut autoriser la jurisprudence administrative, depuis l'étape des « semoules » jusqu'à celle de Sarran, à imprimer à la lecture de l'article 55 autant d'inflexions qui finissent par en retourner plusieurs fois le sens, et afin d'autre part d'examiner aussi quels seraient les moyens les plus efficaces dont le Conseil constitutionnel pourrait jouer pour tenter de récupérer l'initiative, à laquelle il a volontairement renoncé en 1975, dans la détermination du sens de l'article 55, c'est-à-dire dans la définition de l'agencement des trois degrés supérieurs de la pyramide des normes. Mais au préalable, il convient d'exposer les raisons essentielles qui peuvent conduire à postuler cette nécessaire distinction entre la notion de norme et celle de texte.

Préliminaire méthodologique : la nécessaire distinction entre texte et norme

Une norme juridique, si l'on accepte de s'en remettre à la définition introduite par Kelsen, est un phénomène de signification d'un type très particulier que, dans le vocabulaire de la philosophie contemporaine du langage, on appelle une signification pragmatique : il s'agit de la force — « illocutoire », comme le dit aussi le philosophe du langage — de commandement, que l'on comprend être la signification de l'acte d'énonciation même auquel procède un émetteur lorsque, prenant la parole en direction d'un adressataire, il exprime à ce dernier sa prétention à le lier par une obligation, c'est-à-dire à l'enjoindre de se conformer à un modèle de comportement obligatoire. Mais ce qui est à noter avant tout est que cette norme ou, si l'on préfère, cette signification normative, de force injonctive, d'un acte de discours (et qui, dans une perspective kelsénienne, s'apparente à la juridicité même de celui-ci, définie en termes de signification)(2), n'est pas une signification textuelle : un texte écrit, quel qu'il soit, n'a jamais en lui-même de signification normative car tout texte écrit, quel qu'il soit, est pragmatiquement muet. Autrement dit, ce n'est pas le texte de ce qu'on a compris être un commandement (par exemple « il est interdit de fumer »), déchiffrable par l'application des règles lexicales et grammaticales en vigueur dans un ordre linguistique donné, qui porte dans sa lettre la marque de sa force de commandement : le même texte peut aussi bien être celui d'une simple recommandation, voire d'une description par un observateur d'un commandement édicté par un tiers(3). La seule écriture d'un énoncé textuel est en effet par définition impuissante à faire surgir la force expressive de commandement (ou de recommandation, ou de prière, ou de plate description, etc.), qui détermine la signification pragmatique de l'acte d'énonciation, en raison du fait que cet acte d'énonciation n'a pas eu lieu, puisque précisément écrire c'est renoncer à prendre la parole, c'est-à-dire renoncer à procéder soi-même à l'énonciation de l'énoncé(4). Mais si, par conséquent, l'énoncé d'un texte écrit est paradoxalement un non-énoncé puisque, par principe, il n'a pas été énoncé, il n'en reste pas moins qu'il a vocation à l'être : énoncé en puissance, il ne demande qu'à être actualisé dans l'acte d'énonciation auquel procède l'interprète, au sein de son opération de lecture, qui est foncièrement une prise de parole, dont l'actualité a simplement été « retardée » ou « différée » par l'écriture(5). Autrement dit, c'est le lecteur du texte écrit qui, par les décisions interprétatives et expressives auxquelles il procède dans l'actualité de sa lecture, établit la signification pragmatique de l'énonciation, puisque c'est cette opération de lecture qui réalise effectivement l'énonciation de l'énoncé. Le texte est-il normatif ou non normatif, c'est-à-dire est-il prescriptif ou descriptif, et s'il est prescriptif est-il recommandatoire ou injonctif, et s'il est injonctif l'est-il comme procédant du commandement d'un commandant subalterne (« en second ») ou d'un commandant suprême (« en chef »)? Devant tout texte écrit, cette question se pose toujours à l'interprète, et elle est toujours totalement ouverte. Mais au travers des décisions herméneutiques auxquelles il procède par sa lecture, l'interprète répond à cette question en toute liberté, comme l'examen de la lecture jurisprudentielle du texte de l'article 55 en apportera sans doute l'illustration. Si bien que, conformément aux positions défendues par les théories dites « réalistes » de l'interprétation, on doit admettre que c'est bel et bien l'organe d'application d'un texte qui, en tant qu'interprète procédant à sa lecture, produit (ou ne produit pas, selon la décision qu'il prend) la norme juridique, en tant que signification pragmatique de l'énonciation par l'opération de laquelle l'énoncé textuel est effectivement énoncé, c'est-à-dire passe de la puissance à l'acte.

Bien sûr, tout cela ne revient cependant pas à dire qu'un texte écrit soit dénué de toute signification : il est en effet, en lui-même, doté si ce n'est d'une signification pragmatique, du moins d'une signification sémantique. Mais ce sens textuel (ou linguistique, ou « locutoire »), marqué par les signes graphiques de sa lettre et appréhendable par application des règles lexicales et grammaticales fixées par l'usage linguistique, n'est inscrit, au stade de la seule écriture du texte, que de manière générale et indéterminée, si bien que, lui aussi, apparaît comme étant à ce stade bien plus potentiel qu'actuel. C'est en effet que la détermination par la lecture d'une force pragmatique (ou illocutoire) est indispensable, comme on va voir, à la fixation d'un sens sémantique (ou locutoire) univoque. De plus, non seulement le choix d'une force (descriptive, recommandatoire, injonctive, etc.), consenti au sein de l'opération de lecture, influe sur la détermination du sens textuel d'un énoncé, mais aussi, à l'inverse, le choix en faveur d'un sens particulier de l'énoncé influe sur la détermination de la force de l'énonciation. Bref, du fait de la foncière interactivité entre le sens et la force, c'est-à-dire entre les deux niveaux sémantique et pragmatique de la signification(6), l'opération de lecture d'un texte écrit apparaît comme cet acte décisif — et décisoire — par lequel les sujets de droit accèdent à la compréhension du texte comme étant celui d'une norme et de ce à quoi précisément cette norme oblige.

L'article 55, ou le problème de la compréhension de la force normative d'un texte qui prétend régler la compréhension de la force normative d'autres textes

Il va de soi qu'un tel processus de détermination, par la lecture de l'interprète, de la force normative (ou juridique) d'un texte, ainsi que de son contenu sémantique, prend un relief tout particulier lorsqu'il concerne la signification d'un texte qui, comme c'est le cas de l'article 55 de la Constitution, est conçu pour jouer le rôle d'une norme qu'on pourrait qualifier d'interprétative, puisqu'il a été rédigé dans le but de régler la compréhension par l'interprète de la force normative d'autres textes. En établissant conceptuellement une hiérarchie des normes entre la conventionnalité et la légalité, le texte de l'article 55 apparaît en effet comme étant celui d'une norme (si toutefois on veut bien le comprendre comme ayant cette signification normative), supposée pouvoir obliger l'interprète à comprendre, ou au contraire à ne pas comprendre, d'autres textes — conventionnels ou législatifs — comme ayant une signification pragmatique de norme. Si bien que, de deux choses l'une :

1) Soit l'interprète de l'article 55 décide de comprendre ce texte comme étant effectivement celui d'une norme constitutionnelle obligatoire, et l'énoncé de ce texte comme étant de surcroît sémantiquement « clair » : dans ce cas, il résulte de cette compréhension par l'interprète que le sujet de droit ne peut être soumis à un texte compris comme ayant force normative législative, que si le sens linguistique de ce dernier est compris comme étant conforme à (ou compatible avec) le sens linguistique d'un autre texte compris quant à lui comme ayant force normative conventionnelle car, selon le sens, apparemment clair, du texte de l'article 55, la force normative de la conventionnalité est supérieure à la force normative de la légalité. Corrélativement, un texte législatif, vaincu par la force normative supérieure d'un texte conventionnel dont le sens est compris comme contraire au sien, doit perdre sa propre force normative : ce texte législatif doit être compris comme n'ayant plus la force injonctive d'un commandement, ce qui doit donc conduire l'interprète à « l'écarter » de toute application au cas, voire à carrément « l'annuler » de l'ordre juridique. Bref le texte de l'article 55, s'il est compris par l'interprète comme étant celui d'une norme, prétend régler la compréhension — par l'interprète — de la force normative de textes différents (législatifs et conventionnels) qui se contredisent du point de vue de leur sens, afin de déterminer, en sélectionnant le texte dont la force normative est la plus grande d'après la hiérarchie résultant du sens apparemment « clair » de l'article 55, lequel doit s'appliquer. Appelons ce choix interprétatif en faveur de la normativité du texte de l'article 55 : « l'option normative ».

2) Soit, au contraire, l'interprète décide de tenir l'énonciation constitutionnelle du texte de l'article 55 pour ne pas avoir la force d'une norme : dans ce cas, ce texte n'est plus celui d'un commandement constitutionnel, mais tout au plus celui d'une recommandation, et l'interprète qui se demande, pour la solution d'un cas, s'il doit appliquer plutôt le texte de force législative ou plutôt le texte de force conventionnelle est libre d'appliquer celui qu'il veut : il n'y a pas pour lui de hiérarchie à faire entre ces deux textes. Autrement dit, par le biais de cette lecture interprétative, le sens du texte de l'article 55 est compris comme établissant l'égalité, et pas la moindre hiérarchie, entre le texte d'une loi et le texte d'un traité. Appelons ce choix interprétatif en faveur de l'anormativité du texte de l'article 55 : « l'option anormative ».

Le paradoxe de l'option anormative

Comme on sait, c'est en faveur de ce deuxième parti interprétatif que le Conseil constitutionnel a opté en 1975 dans sa décision IVG. En se déclarant incompétent pour examiner la conventionnalité de la loi, le Conseil a interprété le texte de l'article 55 comme n'étant pas celui d'une norme injonctive puisque, en se refusant à sanctionner l'éventuelle contrariété du sens textuel d'une loi avec celui d'un traité, il laisse le législateur libre de rédiger et adopter un texte susceptible de porter éventuellement atteinte aux dispositions d'un traité : il a en effet bien été répondu objectivement en 1975 aux parlementaires requérants opposés à la loi IVG que, contrairement à ce qu'ils avançaient, il n'y avait pas, en l'occurrence, de commandement constitutionnel qui imposât positivement au législateur de respecter les traités, puisqu'il n'y avait personne, dans l'actualité du moment, pour sanctionner une éventuelle atteinte de la loi IVG à la CEDH. Dénué de force normative, le texte de l'article 55 acquiert donc en vertu de cette lecture, un sens équivalent à celui d'une disposition qui dirait que « la loi est égale au traité ».

Notons toutefois, avant d'y revenir plus loin, que le Conseil, pour parvenir à cette conclusion implicite d'un sens textuel de l'article 55 exprimant l'idée d'égalité, et non pas de hiérarchie, entre la loi et le traité, commence par affirmer explicitement et à l'inverse (et bien que la lettre de l'article 55 n'aborde pas le sujet), l'existence d'une hiérarchie entre la Constitution et le traité : insister, dans le but d'écarter toute assimilation du contrôle de conventionnalité de la loi à celui de sa constitutionnalité, sur le « caractère relatif et contingent » de la normativité conventionnelle et sur le « caractère absolu et définitif » de la normativité constitutionnelle, revient bien à décrire la supériorité de force normative dont la constitutionnalité, du fait de sa nature unilatérale, peut se prévaloir face à la fragile nature bi ou multilatérale de la conventionnalité, affaiblie par l'handicapante condition de réciprocité. Cette hiérarchie intrinsèque entre Constitution et traité (et non pas produite — du moins, pas exclusivement —par la détermination extrinsèque de la volonté du pouvoir constituant), n'a donc pas attendu, contrairement à ce qui est souvent affirmé, l'arrêt Sarran, ni même l'arrêt Koné du Conseil d'État, pour être solennellement établie par une juridiction(7).

Comme on le sait aussi, cette interprétation du texte de l'article 55 lui faisant dire que « la loi est égale au traité » (et que, corrélativement, « la Constitution est supérieure au traité »), a également été celle du Conseil d'État, par sa jurisprudence « des semoules », en dépit de la différence de raisonnement suivi pour conduire à cette même décision herméneutique. S'appuyant au contraire d'une part sur l'idée d'une indistinction entre la conventionnalité et la constitutionnalité, ressortissant toutes les deux à la même sphère de supralégalité, et d'autre part sur une lecture du texte de l'article 61 de la Constitution, comprenant celui-ci comme confiant au Conseil constitutionnel le monopole du jugement de la validité de la loi au regard des exigences supralégales, le juge administratif en a tiré la conclusion que la supériorité de la conventionnalité sur la légalité était seulement relative et non pas absolue, c'est-à-dire qu'elle n'était pas une supériorité du tout, puisqu'il suffisait d'une antériorité dans l'adoption du texte conventionnel par rapport à celle du texte législatif sémantiquement contradictoire, pour que l'application du deuxième l'emporte sur celle du premier. Or, que le texte postérieur l'emporte ainsi sur le texte antérieur, est la marque même de leur égalité : lex posterior derogat priori. Le résultat objectif de la jurisprudence des « semoules » est donc bien celui d'une lecture du texte de l'article 55 qui lui a fait dire, du point de vue sémantique, que « la loi est égale au traité ».

On le voit, par leurs décisions IVG et « Semoules », les deux juges du Palais-Royal ont pratiqué le même choix herméneutique consistant à dénier à l'énonciation constitutionnelle de l'article 55 toute force illocutoire injonctive, c'est-à-dire toute force normative ou, pour appeler un chat un chat, toute force juridique. Partant, en raison de l'influence déterminante que le choix d'une force de l'énonciation exerce sur la fixation du sens de l'énoncé, ces interprètes ont également compris le texte des dispositions de l'article 55 comme ayant un sens renvoyant à l'idée d'égalité, et non pas de hiérarchie, entre la force normative conventionnelle et la force normative législative. En vertu de cette interprétation, le pouvoir constituant (qui n'a pas lui-même énoncé sa volonté constituante, puisqu'il s'est contenté de l'écrire, c'est-à-dire que, pragmatiquement, il s'est tu), est réputé ne pas vouloir que le texte des traités l'emporte sur celui des lois : thèse qui n'est ni vraie ni fausse et qui est donc parfaitement admissible puisque, du fait de ce foncier silence dans lequel, dès l'origine, le constituant s'est absenté par l'acte d'écriture, qui est un renoncement à toute énonciation immédiate par soi-même de sa propre volonté, il n'y a aucun moyen de savoir ce que veut vraiment le constituant, indépendamment de l'indispensable représentation qu'en font, par leur lecture du texte écrit, les interprètes juridictionnels. Mais thèse qui a malgré tout aussi l'inconvénient de déboucher sur une certaine irrationalité herméneutique : si l'on admet ainsi que le constituant n'avait pas l'intention de commander le respect obligatoire des traités par les lois, on peut en effet se demander pourquoi il s'est alors donné la peine d'écrire le texte de l'article 55. Celui-ci, apparemment inutile, n'avait pas besoin, dans ces conditions, d'être écrit : tel est le paradoxe de cette « option anormative ».

De sorte que si les interprètes sont sans doute tout à fait libres de comprendre le texte de l'article 55 comme n'étant pas celui d'une norme, ils sont évidemment non seulement tout aussi libres d'opter pour le parti interprétatif contraire(8), mais même logiquement enclins à le préférer, et à supposer alors que, lorsqu'il a écrit le texte de l'article 55, le pouvoir constituant ne pouvait que s'attendre à ce que ce texte fût compris comme celui d'un commandement, donc que l'affirmation par ce texte de la supériorité de force normative de la conventionnalité sur la légalité doive obligatoirement conduire l'organe d'application du droit à faire primer le texte d'un traité sur celui d'une loi, en cas de contrariété sémantique entre les deux. Cette préférence pour « l'option normative » a, comme on sait, fini par l'emporter au Conseil d'État avec l'arrêt Nicolo. Mais pourtant, on va voir que son ralliement à cette « option normative » n'interdit nullement à ses yeux que, le cas échéant, le texte d'une loi puisse malgré tout continuer de primer sur le texte d'un traité : autrement dit, si le choix de comprendre le texte de l'article 55 comme étant celui d'une norme implique certes l'affirmation d'une hiérarchie entre les normes législatives et conventionnelles, il n'implique pas pour autant l'affirmation corrélative d'une hiérarchie automatique entre les textes législatifs et conventionnels : tel est le paradoxe majeur de « l'option normative ».

Le paradoxe de l'option normative

Le paradoxe de l'option normativeComme le confient les conclusions Frydman sur l'arrêt Nicolo, c'est par la méthode interprétative dite de « l'effet utile » que le juge administratif a décidé de normativiser la « lettre morte » de l'article 55, dans le but de préserver le concept même de pouvoir constituant : à moins de dénier sa qualité de commandant suprême à l'instance populaire qui a adopté en 1958 le texte de l'article 55, c'est-à-dire à moins de détruire le principe fondateur même de l'ordre démocratique qu'est la souveraineté du peuple, on ne peut pas comprendre la force de son énonciation constituante autrement que comme un commandement, s'il est vrai que ce qui fait exister le commandant, c'est avant tout le fait qu'il commande. La nécessaire constitution même du constituant comme constituant effectif, implique alors que la signification illocutoire de l'acte de volonté constituante soit comprise comme marquant subjectivement l'intention de commander, et non pas de simplement recommander (en l'occurrence, que le Parlement ne vote que des lois conformes aux traités).

On le voit, la réactualisation du texte de l'article 55, c'est-à-dire le retournement opéré dans la compréhension de son sens, s'obtient par une simple modification de l'interprétation relative à la force de l'acte d'énonciation constituante : auparavant, le juge administratif privilégiait le caractère obligatoire du commandement constitutionnel suivant lequel le monopole du contrôle de constitutionnalité des lois est dévolu au Conseil constitutionnel (art. 61), quitte à en déduire que, dans son article 55, le constituant n'avait que recommandé la conformation absolue des lois aux traités (ou commandé la conformation relative, c'est-à-dire affirmé l'égalité entre les lois et les traités, ce qui revient au même); avec Nicolo, l'interprétation de la force de l'intention constituante s'inverse, au bénéfice du caractère obligatoire de l'article 55 et du concept de supériorité de la conventionnalité sur la légalité, certes, mais au détriment de l'idée selon laquelle le contrôle de constitutionnalité des lois ne peut impérativement être opéré que par le seul juge constitutionnel. Car, comme cela a été fort bien montré(9), le contrôle de conventionnalité opéré par le juge administratif n'est jamais qu'un contrôle de constitutionnalité, certes indirect mais qui n'en fait pas moins une très efficace et menaçante concurrence au contrôle direct opéré par le Conseil constitutionnel, du fait de la quasi identité de contenu entre les textes conventionnels relatifs aux droits fondamentaux et les dispositions qui composent le « bloc de constitutionnalité ». Autrement dit, en raison des répercussions qu'une certaine interprétation par le Conseil d'État de l'article 55 entraîne sur sa compréhension de l'article 61, et réciproquement, le Conseil constitutionnel apparaît comme la victime quasi mécanique de l'option herméneutique « normative » effectuée par son rival du Palais-Royal.

Du coup, la fameuse thèse de « l'incitation » que le Conseil constitutionnel, par sa décision de 1975, serait supposé avoir adressée au juge ordinaire, pour l'inviter à suppléer sa défaillance dans le contrôle de conventionnalité de la loi, même si elle était historiquement exacte(10), ne serait pas pour autant logiquement satisfaisante : la renonciation, en 1975, à effectuer lui-même le contrôle de conventionnalité correspondait aussi sans doute, dans l'argumentation du Conseil constitutionnel, à son souci de marquer son monopole dans l'exercice du contrôle de constitutionnalité ; or, rien n'est plus propice à l'érosion d'un tel monopole que la prise en charge, par le juge ordinaire, du contrôle de conventionnalité. Premier paradoxe.

Mais surtout, deuxième paradoxe plutôt de taille, « l'option normative » en vertu de laquelle le Conseil d'État comprend le texte de l'article 55 comme prescrivant la supériorité de la norme conventionnelle sur la norme législative, ne lui interdit en réalité nullement de faire prévaloir, à son gré et à son entière discrétion, le texte d'une loi sur celui d'un traité. Autrement dit, reconnaître une force normative à la disposition constitutionnelle qui établit une hiérarchie des normes, n'oblige pas du tout à considérer qu'il existe une hiérarchie des textes obligatoire : la reconnaissance du caractère normatif de l'article 55 présente donc un intérêt pratique somme toute limité, puisqu'elle n'affecte absolument pas la liberté de l'organe d'application de continuer en toute tranquillité de traiter sur un strict pied d'égalité le texte d'une loi et le texte d'une convention.

Les arrêts Koné et Sarran l'attestent autant l'un que l'autre : pour parvenir à faire prévaloir le texte d'une loi sur celui d'un traité en dépit de la supériorité proclamée de la normativité conventionnelle sur la normativité législative, il suffit d'une part d'affirmer, en emboîtant le pas à la décision IVG du Conseil constitutionnel, la supériorité de la normativité constitutionnelle sur la normativité conventionnelle, et d'autre part de décider de ne pas comprendre le texte formellement législatif comme étant celui d'une norme législative, mais comme étant plutôt le texte d'une norme constitutionnelle(11). Autrement dit, il suffit de procéder à une nouvelle lecture de l'article 55 qui lui fasse désormais dire que « le traité est supérieur à la loi, mais pour autant seulement que la loi est de la loi, tandis que dans le cas où elle apparaîtrait en fait comme étant de la Constitution, ainsi que peut éventuellement le révéler une interprétation juridictionnelle de sa force normative par ailleurs impossible à connaître d'avance, alors elle est supérieure au traité ».

Bref, que l'interprète décide librement de comprendre le texte de l'article 55 comme ayant la force d'une norme, supposée pouvoir régler sa compréhension de la force normative des textes législatifs et conventionnels, est évidemment impuissant à entamer la liberté dont dispose en tout état de cause l'interprète dans sa compréhension de la force normative de tout texte, quel qu'il soit, y compris donc celle d'un texte législatif ou d'un texte conventionnel. Si bien que, même en choisissant de comprendre, à travers le texte de l'article 55, que le constituant commande impérativement au législateur de respecter les traités, l'interprète n'est nullement obligé de comprendre le texte d'une loi dont le sens lui paraît contrarier celui d'un texte conventionnel, comme étant lui-même le texte d'une norme législative. Il lui est toujours loisible d'allouer à ce texte la force d'une norme constitutionnelle de sorte que, tout en feignant de respecter le commandement de l'article 55, c'est néanmoins l'énoncé formellement législatif qu'il fait prévaloir sur l'énoncé conventionnel. Ce qui ne produit pas un résultat si différent de celui d'une lecture anormative de l'article 55 puisque, de la même façon, c'est indifféremment le texte d'une loi ou le texte d'un traité, ainsi mis sur un pied d'égalité, que le juge, au gré des circonstances, applique au cas qui lui est soumis.

Conclusion : jamais le texte de l'article 55 ne saurait être une norme pour la compréhension de l'interprète, même dans l'hypothèse où il choisit de le comprendre comme tel, précisément parce que s'il est libre de le comprendre comme tel, il demeure forcément toujours tout aussi libre de ne plus le comprendre comme tel. Si c'est la compréhension de l'interprète qui fait surgir la normativité de l'article 55, il est par principe impossible que l'article 55 soit jamais une norme pour la compréhension de l'interprète.

Ainsi, même lorsque l'interprète veut bien le comprendre comme le texte d'une norme, l'article 55 ne parvient décidément pas à être objectivement une norme. En définitive, « l'option normative » de Nicolo ne conduit donc pas à un résultat fort éloigné de celui produit par « l'option anormative » des « semoules ». En outre, ultime inconvénient, cette « option normative » contribue plutôt à obscurcir à l'extrême la compréhension du sens de l'article 55, ainsi qu'à entraîner l'effacement progressif du Conseil constitutionnel.

L'obscurcissement de l'article 55 et l'effacement du Conseil constitutionn

La puissance motrice de l'attelage Nicolo-Koné-Sarran ne conduit pas le Conseil d'État à mettre seulement en place un contrôle indirect de constitutionnalité des lois rival du contrôle direct assuré par le juge constitutionnel, par le biais d'un contrôle de conventionnalité qui, au demeurant, ne lui interdit nullement de faire néanmoins prévaloir, lorsqu'il l'estime opportun, le texte d'une loi sur celui d'un traité : car cette puissance, fondée sur l'affirmation solennelle d'une fort imposante hiérarchie des normes où la constitutionnalité est comprise comme supérieure à la conventionnalité qui est comprise comme supérieure à la légalité, produit aussi, une fois débridée, d'autres effets herméneutiques et institutionnels passablement ravageurs.

D'abord, puisque la force normative constitutionnelle est réputée ne pouvoir que terrasser la force normative conventionnelle, rien ne s'oppose désormais à ce que le juge administratif mette en place un contrôle a posteriori de constitutionnalité du traité, rivalisant alors avec le contrôle a priori que le Conseil constitutionnel exerce de son côté en vertu de l'article 54 de la Constitution. Il suffit pour cela d'user, à la Koné, de la technique dite de « l'interprétation du traité à la lumière de la Constitution » (c'est-à-dire à la lumière de la loi, constitutionnalisée grâce au « dégagement » d'un PFRLR), qui est un moyen remarquable pour parvenir à renverser complètement la compréhension du sens du texte conventionnel, en l'alignant sur celle du sens du texte constitutionnel (ou législatif constitutionnalisé) avec lequel il est pourtant réputé être en contradiction(12)! A fortiori, rien ne s'oppose non plus à ce que ce contrôle de constitutionnalité interne du traité soit complété par un contrôle de constitutionnalité externe, comme l'entreprend l'arrêt Blotzheim(13) (quitte à réduire encore la sphère déjà ténue de l'injusticiabilité des actes qui se rattachent à la conduite des relations internationales)(14).

Mais on sait aussi que, pour ajouter à la complexité déjà épineuse d'une telle « hiérarchie des normes », le Conseil d'État va même jusqu'à envisager, à l'inverse, de mettre en branle, le cas échéant, un contrôle de conventionnalité de la Constitution ! On peut en effet penser que c'est sérieusement ce à quoi le juge administratif se prépare lorsqu'on observe, dans l'arrêt Sarran, qu'il tient à reprendre à son compte dans les motifs de sa décision, alors pourtant que cela ne lui est pas directement utile en l'occurrence pour fonder son dispositif, la suggestion du commissaire du gouvernement Maugü(15), d'effectuer à l'avenir le contrôle de conventionnalité des lois référendaires s'inscrivant dans le champ de l'article 11(16). Certes, fera-t-on sans doute valoir, le juge prend ici bien soin de préciser que de tels référendums relevant de l'article 11 portent sur une « matière législative », ce qui le conduit donc à ne proposer en apparence qu'une fort benoîte extension de la jurisprudence Nicolo au cas des lois ordinaires référendaires, ainsi soumises au même indispensable respect de la conventionnalité que les lois parlementaires. Mais pourtant, demanderons-nous de notre côté, en quoi une telle précision du juge a-t-elle la puissance d'empêcher un référendum déclenché par interprétation présidentielle de l'article 11, de porter cependant, malgré qu'elle en ait, sur une « matière constitutionnelle » ? A quoi cela avancerait-il de s'époumoner, à l'instar des opposants de l'époque à la révision constitutionnelle de 1962, à prétendre qu'une telle révision, encadrée par la malencontreuse procédure de l'article 11, n'est pas régulière et qu'il faut en conséquence la tenir pour nulle ? D'ailleurs, étant donné que l'opération a été d'un côté répétée en 1969, et que cette pratique du recours à l'article 11 pour procéder aux révisions a d'un autre côté fait explicitement l'objet, en 1988, d'une opinio juris en sa faveur de la part du président de la République en exercice (qui est en réalité le seul « interprète authentique », au sens de Kelsen, c'est-à-dire nanti du pouvoir de dernier mot interprétatif, de la signification de l'article 11), alors pourtant que, de surcroît, le porteur de cette opinion (Mitterrand)(17) en avait été, avant de s'y rallier, l'un des principaux contradicteurs à l'époque où elle avait été émise par l'interprète authentique présidentiel de 1962 (de Gaulle), il ne serait par conséquent pas inenvisageable de soutenir que l'article 11 peut se comprendre comme offrant une très régulière procédure constitutionnelle coutumière de révision de la Constitution, ou comme pouvant au moins remplir valablement cette fonction en vertu d'une « convention de la Constitution »(18) à la formation de laquelle le Conseil d'État ne saurait de toute façon contribuer efficacement, pas plus qu'à sa disparition. Dans cette perspective(19), à partir du moment où le juge se dit prêt à effectuer le contrôle de conventionnalité d'un référendum déclenché en application de l'article 11, c'est donc qu'il s'apprête, objectivement, quelle que soit la qualification retenue par lui d'un tel référendum, à contrôler la conventionnalité d'une loi éventuellement constitutionnelle(20).

En tout cas, quand bien même le juge administratif se contenterait de contrôler la conventionnalité des lois référendaires dont l'objet ne serait effectivement pas constitutionnel, il n'en resterait pas moins qu'il exercerait ainsi de toute façon un contrôle indirect de la constitutionnalité de la loi référendaire, alors pourtant que le Conseil constitutionnel, de son côté, se refuse toujours à soumettre une telle loi à l'examen direct de sa constitutionnalité.

Si bien que, au total, on peut se demander quelle cohérence conserve encore le concept de « hiérarchie des normes » tel qu'il résulte de la jurisprudence administrative. La lecture qu'effectue celle-ci de l'article 55 semble plutôt, dans son extrême complexité, plonger les dispositions de ce texte constitutionnel dans une épaisse obscurité. À vrai dire, la seule chose qui, dans cette interprétation prétorienne apparaisse assez clairement, c'est l'effet d'un effacement progressif du rôle du Conseil constitutionnel dans l'exercice effectif du contrôle de validité de la loi (ainsi que du traité) en particulier, et dans la garantie apportée au maintien de la simplicité et de la cohérence du principe hiérarchique, supposé informer l'ensemble de l'ordre juridique en général.

Dans une telle situation, un revirement de la jurisprudence IVG de 1975 par le Conseil constitutionnel apparaît aux yeux de beaucoup comme plutôt souhaitable, et la doctrine accroît, depuis quelques temps, sa pression pour inciter le juge constitutionnel à intégrer sans ambages le droit international conventionnel au bloc de constitutionnalité. Si, en fonction de tout ce qui précède, on peut estimer qu'il n'y a aucun obstacle théorique à ce que le juge constitutionnel renverse de la sorte son interprétation de l'article 55 en décidant de le comprendre désormais comme étant le texte d'une norme — puisque tout lecteur est toujours libre de pencher pour « l'option normative » ou de privilégier « l'option anormative » , on peut aussi faire valoir qu'il serait sans doute préférable d'y procéder sans toutefois négliger les bonnes raisons qui avaient été invoquées en 1975 pour justifier la faveur accordée à l'option anormative. Autrement dit, on pourrait suggérer qu'il y a peut-être des arguments pour renverser, si le Conseil constitutionnel décide de s'y employer, la jurisprudence IVG, tout en ayant l'air de la maintenir : ce qui ne semble pas impossible.

Le possible revirement de la jurisprudence IVG

La raison avancée par le Conseil constitutionnel en 1975 pour refuser d'assimiler l'inconventionnalité d'une loi à son inconstitutionnalité et donc pour décliner sa propre compétence, consistait au fond dans la stigmatisation du caractère relatif et contingent de la conventionnalité, s'opposant au caractère absolu et définitif de la constitutionnalité. Il paraît à vrai dire difficile de revenir sur cette caractérisation de ces deux degrés de normativité, tant elle dépeint adéquatement la nature bi ou multilatérale de l'une, et donc sa fragilité du fait de la soumission de son existence à la condition de réciprocité mentionnée de toute façon par l'article 55 lui-même, et la nature unilatérale de l'autre, ainsi dotée d'une force normative incontestablement plus grande. S'il ne peut donc guère être question d'abandonner un argument aussi juridiquement fondé(21), comment éviter alors la conclusion à laquelle il avait conduit, c'est-à-dire celle du refus du Conseil de sanctionner l'article 55 et donc de comprendre son texte comme étant celui d'une norme ?

À beaucoup d'égards, la solution d'une intervention du Conseil constitutionnel qui sanctionnerait l'inconventionnalité d'une loi seulement dans le cas où elle serait « grave » ou « manifeste » (tandis que la loi demeurerait injusticiable en cas d'inconventionnalité simple), dans son apparence rassurante de minime exception à la règle jurisprudentielle posée en 1975 et qui donc, comme toute exception, confirmerait en même temps ladite règle, pourrait apparaître comme fort séduisante, car elle s'accorderait assez bien au souci de préserver le principe d'incompétence du juge constitutionnel, tout en lui offrant la possibilité malgré tout d'y déroger à loisir. L'avantage serait aussi que, s'apparentant à la technique utilisée par le Conseil d'État pour les besoins des théories de la voie de fait, de l'inexistence d'un acte ou du devoir de désobéissance du fonctionnaire, elle inscrirait la démarche du juge constitutionnel dans une proximité d'état d'esprit avec celle du juge administratif, utile à l'homogénéité de style censorial du juge de droit public en général dans son rapport avec le pouvoir politique.

Mais l'inconvénient est qu'une telle solution suppose nécessairement des degrés dans la non-validité de la loi, ce qui est difficile à concevoir, car la logique relative à la validité d'une norme ne saurait guère être que binaire : soit la norme est valide, soit elle ne l'est pas, mais elle ne peut pas l'être (ou ne pas l'être) plus ou moins. Elle suppose aussi implicitement l'adhésion à une variante de la fameuse « théorie de l'acte clair », en vertu de laquelle le sens du texte de la loi examinée, ainsi que celui du texte du traité, pourraient être suffisamment obvies pour que l'identification d'une contrariété entre ces deux sens puisse s'effectuer sans aucune interprétation : mais on a vu que, pour notamment les raisons qu'on a invoquées supra dans le « préliminaire méthodologique », la réflexion philosophique contemporaine sur le concept de signification ne favorise guère l'adoption d'une telle théorie. Enfin et surtout, même dans l'hypothèse où l'on admettrait la possibilité d'une « inconventionnalité manifeste » qui se distinguerait aisément d'une « inconventionnalité simple », cela ne changerait rien au problème posé par l'argumentation de la décision IVG : une inconventionnalité, même manifeste, ne cesserait pas pour autant d'être relative et contingente, car la normativité d'un texte conventionnel, même manifestement violé, demeurerait toujours conditionnée par l'exigence d'une réciprocité dans son application.

Cela dit, s'il semble difficile d'apporter une solution à ce problème en se situant ainsi sur le terrain sémantique du rapport de conformité ou non du sens du texte d'une loi avec le sens du texte d'un traité, il n'est peut-être pas tout à fait impossible d'espérer pouvoir la trouver en se situant plutôt sur le terrain pragmatique de la force de l'intention du législateur de s'extraire de l'autorité d'un traité, lorsque son attitude révèle la volonté délibérée de ne pas jouer le jeu du droit international. Car non seulement rien, dans l'article 55, ne semble pouvoir empêcher le juge de sanctionner une telle attitude, mais même tout, dans cet article, devrait pouvoir l'y encourager.

À vrai dire, pour l'apercevoir, il faut commencer par se déprendre de la rédaction du considérant par lequel le Conseil constitutionnel a, en 1975, exposé la raison de son refus de donner effet utile à l'article 55 : de fait, cette rédaction est entachée d'une certaine incohérence plutôt gênante, qu'on pourrait espérer voir corrigée par le Conseil constitutionnel d'aujourd'hui.

Quand on se penche en effet de près sur les termes employés dans le texte de la décision IVG, on peut déplorer que le juge y ait opposé le « caractère absolu et définitif » des « décisions prises en application de l'article 61 de la Constitution », au « caractère à la fois relatif et contingent » de la « supériorité des traités sur les lois dont le principe est posé à l'article 55 »(22). Car on ne voit guère ce que le principe constitutionnel de supériorité du traité sur la loi posé par l'article 55 peut bien avoir de plus « relatif et contingent » ou de moins « absolu et définitif » que le principe constitutionnel de supériorité de la Constitution sur la loi dont l'article 61 permet la sanction en confiant au Conseil constitutionnel la tâche d'infliger celle-ci au législateur contrevenant. L'un comme l'autre de ces deux principes sont également des principes constitutionnels et ils présentent donc l'un et l'autre exactement le même degré de constitutionnalité, c'est-à-dire le même caractère « absolu et définitif ». Car ce qui est certes relatif et contingent, c'est le traité lui-même, c'est-à-dire la conventionnalité, en tant que genre de norme non unilatérale, mais ce n'est absolument pas le principe constitutionnel de sa supériorité sur la loi qui, quant à lui, est une norme constitutionnelle, c'est-à-dire une norme unilatérale.

D'ailleurs, établir, comme le fait la décision IVG, que le traité est de nature relative et contingente, c'est simplement rappeler que s'il n'est pas appliqué par les autres parties, il cesse d'être valide dans l'ordre interne, où il n'existe donc plus en tant que norme : dans ce cas, la question de sa supériorité sur la loi ne se pose donc même pas, puisqu'il n'existe pas. Tandis que s'il est appliqué par les autres parties, il est valide, donc il existe et il est alors absolument supérieur à la loi, et non pas relativement. Autrement dit, ce qu'on peut déduire de l'article 55, c'est que le traité est supérieur à la loi seulement si le traité est valide parce qu'appliqué dans la réciprocité, c'est-à-dire seulement si le traité existe juridiquement. Mais ceci peut de toute façon se dire de n'importe quelle norme : évidemment, toute norme ne peut être supérieure à une autre norme qu'à condition d'exister juridiquement, qu'on veuille bien pardonner ce truisme. Mais une fois qu'elle existe, sa supériorité sur l'autre norme est forcément absolue : l'idée d'une « supériorité relative » est absurde, car contradictoire dans les termes. Bref, il va de soi que si la conventionnalité est certes un type de normativité de caractère relatif et contingent, il n'en reste pas moins que, contrairement à ce qu'a écrit le Conseil constitutionnel en 1975, le principe de supériorité du traité sur la loi posé par l'article 55, qui est un principe constitutionnel, revêt quant à lui un caractère bel et bien absolu et définitif.

Dans ce cas, il devrait être possible de distinguer entre deux sortes de lois, selon l'attitude qu'elles adoptent à l'égard des traités :

1) D'un côté, il y a la loi qui, selon l'interprète, heurte, peut-être fortuitement, par certaines dispositions de son texte, le sens textuel d'un traité : une telle loi présente donc un caractère inconventionnel. Comme il l'a lui-même jugé en 1975, le Conseil constitutionnel n'est alors pas compétent pour prononcer cette inconventionnalité, puisque celle-ci est une normativité relative et contingente et que l'article 61 ne lui donne compétence que pour juger de la constitutionnalité de la loi, qui est une normativité absolue et définitive.

2) D'un autre côté, il peut y avoir la loi qui, à raison non pas seulement de ses dispositions, mais aussi et surtout des circonstances de son adoption, s'avère avoir été édictée dans le but exclusif d'extraire l'ordre juridique interne de l'emprise d'un traité. L'examen des travaux préparatoires ferait par exemple apparaître que, lors de la délibération, les parlementaires ne pouvaient pas ne pas savoir que le texte législatif dont ils débattaient heurtait de front, de leur propre point de vue interprétatif, le texte d'un traité et que, lors de l'adoption de ce texte législatif, ils ne pouvaient pas ne pas vouloir violer sciemment le traité. Dans ce cas, ce qui peut sembler au juge, c'est qu'une telle loi viole moins le traité à proprement parler, que le principe même de supériorité du traité sur la loi.

En effet, une telle loi (disons par exemple une loi sur la chasse qui autoriserait celle-ci 365 jours par an et 24 heures sur 24), qui non seulement contrarie ainsi frontalement le traité, non pas seulement du point de vue, supposé être objectif, de l'interprétation du juge, mais bel et bien du point de vue subjectif des auteurs mêmes de la loi, et qui en outre s'en prend à un traité dont l'application par les autres États-parties n'est mise en doute par personne au moment de l'adoption de la loi, est une loi qui peut sembler violer la Constitution encore davantage que le traité, parce que c'est le principe constitutionnel même de supériorité de la loi sur le traité qu'elle affronte délibérément. Bref, une telle loi, dénotant l'intention du législateur de « frauder » à l'exigence de respect des traités posée par l'article 55, apparaît comme une loi moins inconventionnelle que directement inconstitutionnelle, susceptible par conséquent d'endurer la censure du juge constitutionnel, sans que celui-ci méconnaisse pour autant la compétence restreinte que lui alloue l'article 61.

Dans une telle perpective, où le juge de toute façon conserve en fait toujours l'entière liberté de déterminer dans quelle catégorie s'inscrit la loi soumise à son examen, afin précisément de décider s'il accepte ou non de l'assujettir à sa férule, le contentieux de la conventionnalité de la loi peut s'intégrer, au moins en partie, à celui de sa constitutionnalité, avec de surcroît l'avantage de continuer de paraître comme étant le contentieux où s'exerce le seul contrôle direct de la constitutionnalité de la loi, et non pas celui de sa conventionnalité à proprement parler. Opérant, au moins partiellement, le revirement de la jurisprudence IVG, sans toutefois renoncer aux arguments qui la justifiaient, une telle sanction de la loi heurtant, par la malignité de ses intentions, le principe constitutionnel de supériorité du traité sur la loi, envisagé en lui-même, permettrait une normativisation du texte de l'article 55, utile non seulement à l'établissement d'un minimum de cohérence dans la mise en ? uvre de la hiérarchie des normes, mais aussi à la réaffirmation, par le Conseil constitutionnel, de son rôle de gardien de la Constitution.

* Le Conseil constitutionnel tient à rappeler que les opinions exprimées dans les articles présentés à la rubrique Études et doctrines n'engagent que leurs auteurs.

(1) R. Guastini (« Interprétation et description de normes », in Interprétation et droit, dir. P. Amselek, Bruylant-PUAM, 1995, p. 89-101) ou M. Troper (Pour une théorie juridique de l'État, PUF, 1994, not. « Kelsen, la théorie de l'interprétation et la structure de l'ordre juridique », p. 85 et s.) sont des auteurs qui ont particulièrement insisté sur cette exigence.
(2) V. O. Cayla, « Le Conseil constitutionnel et la constitution de la science du droit », in Le Conseil constitutionnel a quarante ans, dir. J. Robert, Conseil constitutionnel, LGDJ, 1999, p. 106-141.
(3) Cette analyse de la signification pragmatique comme étant une signification foncièrement extratextuelle, est l'un des principaux éléments de la thèse défendue par le philosophe J. L. Austin, dans son célèbre ouvrage How to Do Things with Words, Oxford University Press, 1962, trad. G. Lane, Quand dire c'est faire, Seuil, 1970.
(4) Le courant « herméneutique » de la philosophie en général, P. Ric ? ur en particulier, insistent sur cet aspect fondamental de l'acte d'écriture : « Le texte est un discours fixé par l'écriture. Ce qui est fixé par l'écriture, c'est donc un discours qu'on aurait pu dire, certes, mais précisément qu'on écrit parce qu'on ne le dit pas. La fixation par l'écriture survient à la place même de la parole, c'est-à-dire à la place où la parole aurait pu naître », P. Ric ? ur, Du texte à l'action. Essais d'herméneutique II, Seuil, 1986, p. 138.
(5) V. P. Ric ? ur, op. cit., passim.
(6) V. sur ce point O. Cayla, La notion de signification en droit. Contribution à une théorie du droit naturel de la communication, thèse Paris II, 1992, 1112 p.
(7) Sans même évoquer le caractère à vrai dire logiquement inévitable de la supériorité de la Constitution sur le traité, qui n'a donc guère besoin d'être formellement établie par la jurisprudence pour s'imposer de soi-même dans l'ordre interne de toute façon : en ce sens, v. D. de Béchillon, Hiérarchie des normes et hiérarchie des fonctions normatives de L'État, Economica, 1996, not. p. 256 et s. V. aussi D. Alland, « Consécration d'un paradoxe : primauté du droit interne sur le droit international », RFD adm., 1998, n° 6, p. 1094 et s.
(8) Bref, l'interprète du texte de l'article 55, comme l'interprète de tout texte quel qu'il soit, est toujours parfaitement libre de lui faire dire la chose aussi bien que son contraire : v. O. Cayla, « La chose et son contraire (et son contraire, etc.) », Les Études philosophiques, 1999, n° 3, p. 291-310.
(9) Par D. de Béchillon, op. cit., p. 299-300, ainsi que « De quelques incidences du contrôle de la conventionnalité internationale des lois par le juge ordinaire (Malaise dans la Constitution) », RFD adm., 1998, n° 2.
(10) Ce qui n'est pas, comme on sait, l'avis de tous : v. l'opinion de G. Vedel, in AJDA, 1995, numéro spécial sur le droit administratif, p. 13.
(11) La technique du « dégagement » d'un PFRLR utilisée dans Koné n'est rien d'autre que l'exercice, par le juge, de sa liberté d'allouer à l'intention normative du législateur de 1927, une force illocutoire différente de celle qu'on pourrait présumer d'après le seul indice formel (ou « marqueur de force illocutoire », comme diraient les linguistes) de la procédure législative qui a été utilisée pour l'adoption du texte de 1927 : au lieu de supposer qu'il s'agisse de la force prescriptive d'un commandement législatif, le juge choisit en effet de comprendre qu'il s'agit plutôt de la force constative d'une déclaration législative, rendant compte seulement de l'existence d'une norme constitutionnelle (au sens matériel et non pas formel), déjà présente dans l'ordre juridique sous forme de principe non écrit. Le « dégagement » du PFRLR n'est rien d'autre que la décision d'imputer le texte formellement législatif à la volonté normative non pas du simple commandant en second qu'est le législateur, mais du commandant suprême qu'est le constituant : de sorte que le texte voté par le législateur en 1927 apparaisse comme n'étant jamais qu'un texte consignant l'énoncé d'un commandement, dont l'énonciation doit être imputée au commandant suprême et non pas en second. Bref, le PFRLR est le moyen technique utilisé pour faire entendre la force d'énonciation d'un commandement suprême, dont l'énoncé a été fixé par l'activité d'écriture d'un simple commandant en second, se contentant d'enregistrer le texte d'un ordre passé par plus haut que lui.

Quant à l'arrêt Sarran, loin d'être l'événement jurisprudentiel que l'on se plaît à célébrer, il semble plutôt se contenter de reproduire l'opération herméneutique Koné. Comme le signalent les conclusions Maugüé (RFD adm., 1998, n° 6, p. 1087), les requérants ne réclamaient en effet nullement dans cette affaire, contrairement à ce qui a pu être parfois écrit, que le juge fît un contrôle de conventionnalité de l'article 76 de la Constitution (introduit par la loi constitutionnelle du 20 juillet 1998), ce qui serait bien sûr absurde, mais qu'il exerçât, conformément à la jurisprudence Nicolo, le contrôle de conventionnalité de la loi ordinaire du 9 novembre 1988, qui instituait un corps électoral restreint en Nouvelle-Calédonie, et aux dispositions de laquelle l'article 76 de la Constitution renvoyait pour fixer les conditions de déroulement de la consultation électorale qu'il prévoyait. Le commissaire du gouvernement, suivi en cela par le juge, tient pour évident que ce renvoi du texte constitutionnel de 1998 aux dispositions de la loi de 1988 suffit à conférer au texte de celle-ci une « valeur constitutionnelle » : par ce renvoi, le texte législatif de 1988 se serait en effet « incorporé » à la Constitution, ce qui le met alors opportunément à l'abri d'une censure pour éventuelle contrariété de son sens avec celui d'un ou plusieurs textes conventionnels. Cela dit, cette « évidence » n'est jamais que le produit de la décision herméneutique arbitraire de comprendre un texte formellement législatif comme ayant une force normative constitutionnelle : la décision herméneutique contraire, en faveur de laquelle penchaient les requérants déboutés, consistant à comprendre le texte de la loi de 1988 comme étant le texte ? d'une loi, est théoriquement tout aussi admissible.
(12) Sans parler du fait que, par une telle technique, le juge administratif signifie implicitement mais nécessairement aux États étrangers qu'il y a au fond deux niveaux, de force juridique inégale, de droit international conventionnel : celui qui l'emporte sur la loi nationale et celui qui s'y soumet (grâce à la constitutionnalisation ex post de la loi), selon que la France est liée à ce qu'elle considère être des États de droit ou des États « de non-droit » : voir O. Cayla, « Le coup d'État de droit ? », Le Débat, 1998, n° 100, p. 108-133.
(13) Certes, le juge administratif se contente formellement, dans SARL du parc d'activités de Blotzheim, de contrôler la constitutionnalité d'un décret portant publication d'un accord international. Mais puisque le décret ne saurait être constitutionnel que s'il publie un accord ayant été régulièrement ratifié ou approuvé selon l'exigence de l'article 55 de la Constitution, c'est-à-dire l'ayant été par une loi au cas où il s'inscrirait dans le champ de l'article 53 de la Constitution, et puisque l'accord n'est applicable en droit interne, c'est-à-dire ne déploie sa force normative dans l'ordre interne, que si le décret de publication est régulier, cela signifie bel et bien, par transitivité, que le juge, dans cet arrêt, exerce en fait un contrôle de constitutionnalité externe du traité, susceptible de conditionner l'existence de celui-ci dans l'ordre interne, en tant que signification normative (« objective », comme dirait Kelsen). Sur ce problème de contrôle de la constitutionnalité externe des traités par le juge ordinaire, et surtout sur ses inconvénients, voir D. de Béchillon, op. cit., p. 480 et s.
(14) V. O. Cayla, « Le contrôle des mesures d'exécution des traités : réduction ou négation de la théorie des actes de gouvernement ? », RFD adm., 1994, n° 1, p. 1-20.

(15) Ch. Maugüé, « L'accord de Nouméa et la consultation de la population. Concl. sur CE, Ass., 30 oct. 1998, MM. Sarran et Levacher et autres », RFD adm., 1998, n° 6, p. 1087.
(16) C'est en effet ce que, comme le souligne aussi J.-F. Flauss (« Note de jurisprudence », RD publ., 1999, n° 3, p. 932 et s.), incite fortement à penser, par combinaison, le fait que le juge affirme d'abord, dans un premier considérant, que les « référendums par lesquels le peuple français exprime sa souveraineté » portent sur une « matière législative dans les cas prévus par l'article 11 », et sur une « matière constitutionnelle comme le prévoit l'article 89 », et ensuite, dans un autre considérant, que « la suprématie conférée aux engagements internationaux ne s'applique pas, dans l'ordre interne, aux dispositions de nature constitutionnelle ».
(17) V. l'interview de F. Mitterrand par O. Duhamel dans Pouvoirs, 1988, n° 45, p. 138.
(18) V. P. Avril, Les conventions de la Constitution, PUF, 1997.
(19) Le paradoxe est d'ailleurs que, au sein même du raisonnement conduisant à affirmer le caractère forcément législatif du référendum relevant de l'article 11, ce qui exclut donc toute prise en considération de la pratique de la mise en ? uvre de cet article dans l'histoire constitutionnelle de la Ve République, le commissaire du gouvernement Maugüé (concl. précitées, p. 1083-1084) s'appuie pourtant sur l'argument d'une « pratique constitutionnelle » « suivie de manière constante » et de concert par le Parlement et le gouvernement, pour faire valoir l'idée que, hormis les référendums relevant des articles 11 et 89, les autres consultations prévues par la Constitution (art. 53, 76) et qui ne concernent qu'une fraction de la population, ne nécessitent pas une consultation du Conseil constitutionnel par le gouvernement (sur la base de l'article 46 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel et destiné à mettre en ? uvre l'article 60 de la Constitution).
(20) Il faut dire que le Conseil constitutionnel n'est pas en reste non plus dans l'insolite promotion de cette peu limpide allégeance de la Constitution au traité. En admettant, dans sa décision 98-399 DC du 5 mai 1998 (« Loi relative à l'entrée et au séjour des étrangers en France et au droit d'asile »), qu'une loi pouvait déroger à un principe constitutionnel « dans la mesure nécessaire à la mise en ? uvre d'un engagement international de la France et sous réserve qu'il ne soit pas porté atteinte aux conditions essentielles d'exercice de la souveraineté nationale », le juge constitutionnel semble admettre que la norme constitutionnelle doive s'effacer, au moins dans certains cas restreints, devant les exigences d'un traité. Cela dit, le juge suggère, il est vrai, que c'est la Constitution elle-même (à travers les 14e et 15e alinéas du préambule de 1946) qui consent à se laisser elle-même supplanter par le traité pour les besoins de sa profession de foi internationaliste, d'où surtout la conséquence, pas beaucoup plus claire, d'un nécessaire double niveau de normativité constitutionnelle : le premier niveau d'une force constitutionnelle supra-conventionnelle qui fonde la possibilité même d'une dérogation à la Constitution ; le second niveau d'une force constitutionnelle infra-conventionnelle à laquelle il est donc possible de déroger pour les besoins de l'application d'un traité. Du coup, la hiérarchie des normes se complique encore (si c'est possible) d'une sous-hiérarchie à l'intérieur même de la sphère de constitutionnalité (en contradiction avec la jurisprudence constitutionnelle pourtant constante jusque-là, qui affirmait la stricte égalité entre les diverses composantes du bloc de constitutionnalité), conduisant au total à cette configuration plutôt bizarre suivant laquelle une. partie de la normativité constitutionnelle serait supérieure à la normativité conventionnelle, qui serait supérieure à une autre partie de la normativité constitutionnelle ? Sans parler de la complication supplémentaire qu'apporte la fameuse réserve de « ce qui est essentiel à l'exercice de la souveraineté nationale ». Son utilisation ici par le juge n'est pas des plus éclairantes non plus puisque, d'après lui, déroger au principe constitutionnel selon lequel on ne saurait confier à des personnes étrangères ou représentant un organisme international, des fonctions inséparables de l'exercice de la souveraineté nationale, ne porte toutefois pas atteinte aux conditions essentielles d'exercice de la souveraineté nationale : ce qui est « inséparable » de l'exercice de la souveraineté est donc réputé ne pas lui être pour autant « essentiel » ! La tension logique entre toutes ces affirmations est si vive (voir E. Picard, « Petit exercice pratique de logique juridique », RFD adm., 1998, n° 3, p. 620-624), qu'on finit par se demander s'il ne faudrait pas faire appel à la 4e dimension pour parvenir à brosser le tableau de la pyramide des normes.

D'ailleurs, pour tout dire, on peut penser que, dans son principe même, ce concept jurisprudentiel de « conditions essentielles d'exercice de la souveraineté nationale », ne peut de toute façon que couvrir du brouillard le plus épais la définition de la hiérarchie des normes positives de l'ordre juridique français. Invoquer l'argument de « ce qui est essentiel à l'exercice de la souveraineté », c'est en effet invoquer un argument d'ordre métapositif ou de droit naturel si l'on préfère. Si « ce qui est essentiel à l'exercice de la souveraineté » est supposé avoir été contrarié par un texte conventionnel comme celui du traité de Maastricht par exemple, ce n'est pas en donnant (par le biais de la révision prévue par l'article 54 et comme on l'a effectivement réalisé avec l'adoption de la loi constitutionnelle du 25 juin 1992, à la suite de la décision Maastricht 1 du Conseil constitutionnel), force constitutionnelle à ce texte qu'on résoudra le problème : car tout constitutionnel que ce texte sera devenu, il n'en demeurera pas moins un texte de droit positif qui sera toujours aussi peu accordé aux réquisitions « naturelles » de « ce qui est essentiel à l'exercice de la souveraineté ». Autrement dit ce texte, une fois devenu constitutionnel, continuera néanmoins toujours de « porter atteinte aux conditions essentielles d'exercice de la souveraineté ». Si bien qu'on pourra toujours dire que la Constitution, une fois révisée c'est-à-dire alignée sur le traité, est désormais tombée en deçà de ce qu'elle devrait être pour être à la hauteur de son concept, c'est-à-dire pour continuer de se définir comme l'acte de volonté imputable à un auteur souverain, puisque ses dispositions (comme celles des actuels articles 88-1 et suivants de la Constitution) sont devenues identiques à celles d'un traité qu'on avait précisément jugé attentatoire aux conditions essentielles d'exercice de la souveraineté. Ce n'est pas en jouant sur la mutabilité du droit positif, qui permet formellement, grâce à une révision, de valider la diminution de la capacité pour le souverain d'exercer sa propre souveraineté, qu'on peut résoudre le problème matériel de l'inadéquation de cette réduction de compétence à l'essence forcément immuable du concept de souveraineté.
(21) Sauf dans les cas, comme le Conseil constitutionnel l'établit dans sa décision 98-408 DC du 22 janvier 1999 (« Traité portant statut de la Cour pénale internationale »), où, « eu égard à l'objet du traité » (protection des droits fondamentaux appartenant à toute personne humaine), « la réserve de réciprocité mentionnée à l'article 55 de la Constitution n'a pas lieu de s'appliquer ».
(22) Reproduisons ce considérant en entier, en soulignant derechef les termes qu'on pourrait juger inappropriés : « Considérant, en effet, que les décisions prises en application de l'article 61 de la Constitution revêtent un caractère absolu et définitif, ainsi qu'il résulte de l'article 62 qui fait obstacle à la promulgation et à la mise en application de toute disposition déclarée inconstitutionnelle ; qu'au contraire, la supériorité des traités sur les lois, dont le principe est posé à l'article 55 précité, présente un caractère à la fois relatif et contingent, tenant, d'une part, à ce qu'elle est limitée au champ d'application du traité et, d'autre part, à ce qu'elle est subordonnée à une condition de réciprocité dont la réalisation peut varier selon le comportement du ou des États signataires du traité et le moment où doit s'apprécier le respect de cette condition ».