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Les revirements de la jurisprudence constitutionnelle en Espagne

Francisco FERNANDEZ SEGADO - Professeur, Université Complutense de Madrid (faculté de droit)

Cahiers du Conseil constitutionnel n° 20 (Dossier : Les revirements de jurisprudence du juge constitutionnel) - juin 2006

I. La canalisation constante des transformations de la jurisprudence par la voie de la supposée évolution naturelle de l'interprétation constitutionnelle

L'article 13 de la loi organique 2/1979, du Tribunal constitutionnel (ci-dessous LOTC), prévoit que : « Quand une chambre estime nécessaire de s'éloigner, sur quelque point que ce soit, de la jurisprudence constitutionnelle antérieure du Tribunal, la question est soumise à la décision de la plénière. »

Ceci revient à utiliser la technique de l'overruling lorsqu'une chambre (dont la compétence essentielle est le recours d'amparo)(1) considère comme nécessaire de s'éloigner de la jurisprudence ou de la doctrine fixée soit par une autre chambre, soit par le Tribunal lui-même siégeant en plénière.

Ce dernier, au contraire, n'est pas lié par sa propre jurisprudence qu'il peut changer à n'importe quel moment, si la plénière le juge opportun.

Le code civil (art. 3.1) évoque, entre autres, l'interprétation en relation avec « la réalité sociale contemporaine dans laquelle les normes doivent être appliquées ». On ne saurait mieux dire que cette interprétation est une « réécriture » constante de la Constitution par son interprète. Nier cette possibilité équivaudrait à méconnaître la nature essentielle de la jurisprudence constitutionnelle.

On pourrait se rappeler à cet effet que, même dans un pays comme les États-Unis où la règle stare decisis a une importance notable, la Cour suprême est libre de s'éloigner de ses propres précédents dans le domaine constitutionnel, ainsi que l'a défendu dans une célèbre dissenting opinion le juge Louis Brandeis, nommé juge de la Cour suprême en 1916.

Comme la doctrine l'a souligné(2), la réflexion de Brandeis a servi de justification théorique des « changements de cap » constitutionnels dans un nombre relativement élevé d'affaires.

Même si la Cour suprême change sa jurisprudence avec une grande facilité, ce pouvoir d'overruling doit, en théorie, s'appuyer sur une justification spécifique.

Le Tribunal constitutionnel espagnol, en un quart de siècle d'existence, a introduit des changements notables de jurisprudence, mais il l'a fait, et ceci est peut-être l'aspect le plus significatif et le plus surprenant, d'une manière quelque peu « subreptice ».

Certes, à quelques rares occasions, le Tribunal a eu recours de manière expresse à la procédure prévue par l'article 13 de la LOTC, du fait que certains de ces changements étaient venus de ses chambres et étaient en relation avec les droits fondamentaux. Mais, le plus souvent(3), les transformations jurisprudentielles ont été dissimulées derrière de simples adaptations de la doctrine antérieure, générant une fausse apparence de stabilité.

On a essayé d'expliquer(4) une telle attitude, fort critiquable selon nous, par un argument similaire à celui qui est encore soutenu en Espagne à l'encontre des révisions constitutionnelles : ne pas ébranler le consensus fondant la forme de l'État.

Toutefois, quelle que soit l'explication sous-jacente à cette « apparence de stabilité et de continuité herméneutique », celle-ci a produit des effets pernicieux, parmi lesquels on peut citer :

  • d'un côté, le caractère artificiel de l'apparence, puisque des changements notables de jurisprudence surviennent, qui ne sont pas présentés comme tels et ne se réclament pas de l'exercice d'overrruling. Ils se présentent plus comme le fruit d'un pur activisme judiciaire que de nécessités objectives ;

  • d'un autre côté, la non reconnaissance formelle, par le Tribunal, du changement de sa jurisprudence ce qui suscite des contradictions évidentes entre certaines de ses décisions(5). Si, à certaines occasions, ces contradictions ont pu être expliquées comme étant le résultat d'une interprétation évolutive, dans d'autres cas, une telle dynamique herméneutique s'est tellement éloignée du précédent que ce dernier en est devenu méconnaissable.

Dans notre exposé sur les revirements de jurisprudence, nous distinguerons les modifications que le Tribunal a introduites formellement (dans le cadre de l'exercice de sa faculté d'overrruling et qui se limitent à seulement cinq cas), des autres revirements jurisprudentiels qui n'ont pas été présentés comme tels et sont intervenus en catimini.

II. Les revirements de jurisprudence formellement admis comme tels

Les changements de jurisprudence que le Tribunal a admis comme tels sont au nombre de cinq. Cependant, dans l'un de ces cas, étant donné la nature propre de l'amparo en cause (un amparo électoral caractérisé par l'urgence), le Tribunal a estimé qu'il n'était pas nécessaire de présenter le changement de jurisprudence devant la plénière, comme le prévoit l'article 13 de la LOTC.

Dans une autre hypothèse, le Tribunal n'a pas non plus estimé nécessaire de recourir à l'article 13. Sans doute, dans ce cas, cela n'était-ce pas formellement nécessaire, parce que c'était la plénière elle-même qui, saisie d'un recours en inconstitutionnalité, a introduit un changement d'interprétation. Il demeure qu'a été qualifié de « nuance » un véritable revirement jurisprudentiel.

A. Le premier de ces changements concerne le droit à l'inviolabilité du domicile. L'article 18.2 de la Constitution espagnole (ci-dessous CE) pose la garantie constitutionnelle de ce droit, qui réside dans l'interdiction d'entrée et de perquisition du domicile. Cette interdiction admet seulement quelques exceptions bien déterminées dont l'existence d'une autorisation judiciaire.

Dans sa décision (ci-dessous STC 22/1984(6)), le Tribunal avait estimé que la décision judiciaire autorisant l'accès au domicile sans le consentement de l'intéressé devait être une décision ad hoc. Par conséquent, ne répondait pas à cette exigence constitutionnelle une décision judiciaire ordonnant l'exécution d'une sentence qui ne peut produire ses effets qu'après l'entrée dans un domicile privé. Ainsi, en cas de refus de l'intéressé, une nouvelle décision judiciaire devait être obtenue.

Le Tribunal s'est éloigné de cette jurisprudence dans sa décision STC 160/1991(7), rendue par la plénière selon les termes prévus par l'article 13 LOTC. Dans cette décision, le Tribunal a abandonné l'exigence de deux décisions judiciaires distinctes, en précisant qu'« il revient au juge [···], conformément à l'article 18.2 CE, de bien évaluer de manière préventive les intérêts en jeu pour garantir le droit à l'inviolabilité du domicile. Et une fois une telle évaluation réalisée, le mandat constitutionnel sera respecté ».

Le Tribunal en déduit que l'intervention d'une deuxième décision judiciaire n'a pas de sens une fois prononcée une décision ferme déclarant - comme en l'espèce - la conformité au droit d'une mesure d'expropriation impliquant comme corollaire l'expulsion du domicile correspondant.

B. Le deuxième de ces changements jurisprudentiels concerne le « droit à un procès assorti de toutes les garanties » prévu par l'article 24.2 CE. Il s'agit de la décision 167/2002 qui est à l'origine du revirement jurisprudentiel où l'examen d'un recours d'amparo a été porté en plénière afin de satisfaire à l'exigence de l'article 13 LOTC.

En résumé, il avait été jugé qu'en cas d'appel de décisions d'acquittement, quand celui-ci se fonde sur l'appréciation de la preuve, si de nouvelles preuves ne sont pas apportées, « le juge ad quem ne peut pas revenir sur la valeur des preuves qui ont été examinées en première instance, quand, pour caractériser celles-ci, sont exigées l'immédiateté et la contradiction »(8).

Le Tribunal admet(9), dans des cas voisins, avoir rejeté des griefs tirés de la violation du « droit à un procès entouré de toutes les garanties » en raison du manque d'immédiateté dans l'évaluation de la preuve par l'instance d'appel. Le Tribunal estime que le juge ad quem se trouve dans la même situation que le juge a quo, et par conséquent, que le juge ad quem peut évaluer les preuves utilisées en première instance, ainsi qu'examiner et corriger l'évaluation effectuée par le juge a quo (10).

Ce changement de doctrine répond au souhait d'adapter strictement l'interprétation constitutionnelle du « droit fondamental à un procès assorti de toutes les garanties » (art. 24.2 CE) aux exigences de l'article 6.1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, tel qu'il a été interprété par la Cour européenne des droits de l'homme(11).

C. Un troisième changement explicite de jurisprudence s'est produit en relation avec le principe non bis in idem, considéré par le Tribunal depuis son arrêt STC 2/1981 comme partie intégrante du principe de légalité en matière pénale et répressive (art. 25.1 CE). Dans son arrêt STC 2/2003, la plénière a mis en œuvre l'article 13 LOTC à propos d'un recours d'amparo.

Le revirement est envisagé en relation avec les questions suivantes :

  1. À quel moment doit être invoqué dans le procès pénal la violation du droit fondamental en cause ?

  2. Comment le Tribunal constitutionnel doit-il contrôler l'appréciation par les organes judiciaires des conditions d'application du non bis in idem (identité des faits en particulier)?

  3. Quelle est la portée de la prohibition constitutionnelle de la double peine résultant de l'article 25.1 CE ?

  4. Quelle importance donner à l'organe répressif qui connaît des faits en premier lieu ?

Le revirement jurisprudentiel s'est principalement produit au travers des décisions STTC 177/1999 et 152/2001(12).

La jurisprudence issue de l'arrêt STC 152/2001 est la suivante : celui qui se plaint du non-respect du principe non bis in idem doit invoquer cette violation dès qu'il a connaissance de la dualité des procédures répressives, administrative et pénale. Pour y porter remède(13), le Tribunal estime désormais que l'atteinte doit avoir été invoquée au cours du procès pénal au début de la phase orale du jugement.

Le Tribunal constitutionnel considérait(14) jusque-là qu'il ne lui revenait pas de contrôler la détermination des faits réalisée par les organes judiciaires au cours du précédent procès pénal (et ceci en vertu de l'article 44.1 b/LOTC). Il estimait qu'il ne lui revenait pas non plus de contrôler l'appréciation de la triple identité (sujet, faits et fondement) constitutive du non bis in idem. En d'autres termes, la déclaration effectuée par les juridictions pénales relative à l'existence des conditions requises (triple identité), afin de faire jouer l'interdiction de poursuivre deux fois pour les mêmes faits, ne pouvait pas être remise en cause par le Tribunal constitutionnel.

Le Tribunal a aujourd'hui abandonné cette jurisprudence(15).

La jurisprudence sur la double peine, constitutionnellement prohibée par l'article 25.1 CE, a substantiellement changé. Dans la décision 177/1999, le Tribunal avait estimé(16) que le principe essentiel à respecter, le pouvoir répressif étant entendu au sens large, est d'éviter en prononçant la sanction qu'une infraction unique reçoive une double peine, que celle-ci ait un caractère pénal ou administratif. Dès lors qu'il y a identité de sujet, faits et fondement, on ne peut, sans violer le droit fondamental, superposer ou additionner des sanctions distinctes.

Dans l'arrêt STC 2/2003, le Tribunal a en outre estimé que le fait d'infliger une double sanction (administrative et pénale) ne portait pas atteinte au « non bis in idem » en cas d'imputation d'une peine sur l'autre. La Cour européenne des droits de l'homme a suivi le même raisonnement en réalisant une pondération similaire dans l'affaire Oliveira (17).

D. Le quatrième revirement jurisprudentiel concerne l'égal accès aux fonctions et charges publiques (art. 23.2 CE). Deux changements peuvent être repérés, l'un très clair, et l'autre moins, bien que reconnu comme tel par le Tribunal des années après.

Le dénominateur commun de ces deux évolutions est qu'il s'agit, dans les deux cas, de recours d'amparo électoral. Dans ce type de recours, le Tribunal considère(18) comme inutile de recourir à l'article 13 LOTC qui soumet à la plénière le revirement de jurisprudence. Cette solution se justifie par l'urgence propre au processus électoral, dont la rapidité, constitutionnellement indispensable, pourrait être compromise s'il fallait soumettre à la plénière chaque inflexion jurisprudentielle, même lorsqu'il s'agit de s'éloigner d'une décision unique antérieure de la chambre.

Le premier des deux revirements jurisprudentiels a trait à la langue dans laquelle est rédigée la propagande d'un candidat aux élections générales.

Dans sa décision STC 27/1996(19), le Tribunal avait validé une décision de la Junta Electoral Provincial des Asturies refusant l'inscription d'un candidat aux élections générales de mars 1996 au motif que tant la présentation de sa candidature que la documentation qui l'accompagnait étaient rédigées en langue bable (asturien) alors que cette langue, minoritaire en Asturies, n'était pas l'une des langues co-officielles de cette Communauté autonome.

Le revirement jurisprudentiel a eu lieu avec l'arrêt STC 48/2000. Les faits étaient sensiblement les mêmes : refus par la Junta Electoral Provincial des Asturies des candidatures présentées aux élections générales de cette année par Andecha Astur, car les documents annexés étaient présentés en bable et non en espagnol.

Le Tribunal constitutionnel juge désormais(20) que ce refus est contraire à l'article 23.2 CE. Il estime en effet que :

  • a) les motifs que l'article 47-4 de la Loi organique sur le régime électoral général énumère pour refuser une candidature sont précis et ne mentionnent pas la langue ;

  • b) tant l'administration électorale que les tribunaux qui la contrôlent, sont obligés d'opter pour l'interprétation la plus favorable à l'effectivité du droit reconnu par l'article 23.2 CE.

Le second changement de jurisprudence est moins clair que le précédent, si bien que le Tribunal constitutionnel lui-même a dû le commenter(21). Il s'est produit à propos de l'exclusivité de l'utilisation, par une liste de candidats, de dénominations génériques, représentatives d'idéologies ou de courants de pensée tels que « socialistes », « verts », « libéraux » (déc. STC 105/1991).

Dans sa décision 107/1991, le Tribunal avait estimé(22) que « le droit des citoyens qui figurent sur la liste d'un parti d'accéder équitablement à la représentation, dans les conditions prévues par les lois, comprend naturellement celui de la préservation de leur identité devant l'électorat ». Un tel droit serait méconnu « si l'administration électorale ou les organes judiciaires admettaient la concurrence de candidatures, présentées par des coalitions électorales, et susceptibles d'induire en erreur à cause de leurs dénominations, sigles ou symboles ».

En application de cette jurisprudence, le Tribunal constitutionnel avait considéré comme conforme à la Constitution (déc. STC 105/1991) la décision d'une Junta Electoral qui, devant la similitude de dénominations d'une coalition (« Los Verdes Lista Ecologista-Humanista ») avec celle d'un parti préexistant (« Los Verdes »), avait demandé à la première, de changer de dénomination afin que l'on puisse l'identifier. Devant le refus de cette dernière, la Junta avait proclamé la candidature de cette coalition sous une dénomination différente de celle qui était revendiquée(23).

Dans son arrêt STC 70/1995, le Tribunal abandonne cette jurisprudence, estimant désormais(24), que rien « n'autorise la remise en cause d'une dénomination » et « qu'un même courant idéologique peut avoir différentes expressions pouvant partiellement coïncider ». Sont dès lors admises les appellations proches telles « Los verdes Grupo Verde » et « Los verdes alternativos ».

E. Le dernier revirement de jurisprudence (déc. STC 182/1997) n'a pas été explicitement entériné par la mise en œuvre de l'article 13 LOTC, car il s'agissait d'un recours en inconstitutionnalité, pour lequel la plénière est de plein droit compétente. Néanmoins le Tribunal y admet expressément la nécessité de « nuancer » sa jurisprudence antérieure(25). « Nuance » qui doit être entendue comme un euphémisme pour overruling.

Le revirement de jurisprudence se réfère cette fois aux sources du droit, et plus particulièrement, au sens et à la portée des limites d'un décret-loi ayant des répercussions en matière fiscale.

Dans sa décision STC 6/1983(26), le Tribunal avait délimité le domaine des décrets-lois (art. 86.1 CE(27)) de manière restrictive, en excluant de celui-ci les matières législatives au sens des articles 31.3 CE et 133.1 CE(28). Il en résultait qu'aucune modification fiscale ne pouvait être introduite par un décret-loi.

Cette interprétation sera abandonnée par le Tribunal dans sa décision STC 182/1997. Le Tribunal estime désormais qu'« elle n'est pas conforme à la lettre de la Constitution (art. 86.1 CE) qui limite matériellement les décrets-lois sans aucune référence au domaine réservé de la loi ». Cette « nuance » a été apportée à la lumière non seulement d'une interprétation littérale de l'article 86 CE mais aussi de la politique jurisprudentielle en matière de décrets-lois(29). Elle revient à tracer la limite matérielle des décrets-lois en matière fiscale non par référence à l'article 86-1 comme l'entendait initialement le Tribunal mais par référence à l'article 31-3(30) et au devoir de contribuer aux charges publiques.

III. Les revirements de jurisprudence réalisés subrepticement

La majeure partie des revirements de jurisprudence opérés par le Tribunal a été introduite, comme cela a déjà été indiqué, de façon subreptice, c'est-à-dire sans que ces revirements aient été reconnus comme tels. Ils ont concerné de nombreux domaines comme le régime juridico-processuel du Tribunal constitutionnel lui-même, les sources du droit, la structure territoriale de l'État, l'organisation des pouvoirs publics et les droits fondamentaux. On n'évoquera que ceux qui concernent ces derniers dans la mesure où ils ont été les plus fréquents et ont souvent débouché sur des changements substantiels. Ces revirements implicites seront classés selon le droit qu'ils concernent.

A. Le droit à l'égalité juridique ou de traitement

1) Le premier de ces revirements concerne le concept de discrimination positive admis par le Tribunal dans sa décision STC 128/1987. Le Tribunal a éludé dans ce cas la procédure prévue par l'article 13 LOTC(31).

En cette matière, la protection du travail des femmes joue un rôle important. Cependant, contrairement à ce que l'on pourrait penser, ce ne fut pas l'interprétation du Tribunal dans ses premières années d'existence.

En effet, dans la décision STC 81/1982, face à une différence salariale en faveur des femmes travaillant dans un centre hospitalier que le représentant de l'administration sanitaire justifiait comme « une mesure protectrice de la femme »(32), le Tribunal avait considéré qu'une telle différence de traitement manquait de fondement et devait donc disparaître(33).

Il autorisa l'amparo demandé et reconnut le droit des demandeurs masculins à ne pas subir de discriminations par rapport au personnel féminin, à travail et qualification identiques, que cela soit au niveau du salaire ou dans le reste de leurs relations de travail.

La décision 128/1987 modifie radicalement cette « approche bilatérale de la discrimination ». Le Tribunal a essayé de placer cette nouvelle jurisprudence dans la continuité des précédents, afin d'occulter son overruling, en commençant par rappeler ce qu'il avait déjà signalé dans sa décision 81/1982, c'est-à-dire, que la protection de la femme n'est pas, per se, une raison suffisante pour justifier une différence de traitement.

Mais il nuance aussitôt, refusant de considérer que toute inégalité de traitement au bénéfice d'un groupe ou d'une catégorie, déterminée entre autres par le sexe, viole l'article 14 CE(34) norme qui consacre le droit à l'égalité juridique sans discrimination.

À partir de cette idée, le Tribunal affirme que « l'action des pouvoirs publics pour remédier à la situation de groupes sociaux déterminés entre autres par le sexe (dans la majorité des cas par la condition féminine) et placés en position incontestablement désavantageuse en matière de droit du travail, pour des raisons qui résultent de traditions et habitudes profondément enracinées dans la société et que l'on peut difficilement éliminer, ne peut être considérée comme violant le principe d'égalité. Car même si l'on établit à leur égard un traitement plus favorable, il s'agit en réalité d'appliquer un traitement différent à des situations effectivement différentes »(35).

En résumé, d'une jurisprudence dans laquelle des petites différences de traitement sur les conditions de travail en faveur des femmes étaient censurées par le Tribunal comme discriminatoires, on est passé à une jurisprudence dans laquelle le Tribunal, sans admettre explicitement avoir changé de position, reconnaît comme constitutionnellement légitime la discrimination positive en faveur de la femme.

2) Le second revirement concerne l'égalité de traitement entre familles, qu'elles soient issues du mariage ou d'une union de fait. Le revirement de jurisprudence se trouve illustré par les décisions SSTC 184/1990 et 222/1992.

Dans la première de ces décisions, le Tribunal estimait qu'il ne fallait considérer ni comme arbitraire ni comme discriminatoire le fait que l'État exige, pour accorder une pension de veuvage(36), que l'homme et la femme soient unis par le mariage.

En effet, dans la Constitution de 1978, le mariage et la vie commune extra-matrimoniale ne sont pas des réalités équivalentes. Le premier est une institution sociale garantie par la Constitution, et le droit de l'homme et de la femme de contracter mariage est un droit constitutionnel (art. 32.1 CE); son régime juridique relève de la loi en vertu de la Constitution (art. 32.2 CE). En revanche rien de similaire n'est prévu pour l'union de fait, qui n'est ni juridiquement garantie comme une institution, ni reconnue comme un droit constitutionnel exprès. Le législateur pouvait donc traiter différemment l'union matrimoniale et l'union de fait, et prévoir un régime différent en matière de pension de veuvage.

Deux ans seulement plus tard, le Tribunal a changé radicalement de position. En effet, dans sa décision 222/1992, il a étendu aux unions de fait le droit à la subrogation dans un contrat de bail.

Relevant que la Constitution n'avait pas identifié la famille à protéger à celle qui a son origine dans le mariage(37), le Tribunal considère que, même si « l'union de caractère matrimonial offre aux tiers une certitude juridique remarquable quand il s'agit de l'exercice de droits envers des particuliers » et « que cette certitude est beaucoup plus faible dans le cas de l'union more uxorio, dépourvue, par définition, de toute formalité juridique », une telle considération ne constitue pas une raison suffisante pour la différenciation en cause.

« Le seul fait - ajoute le Tribunal(38) - que le mariage apporte une plus grande certitude juridique ne peut amener à négliger les exigences de l'égalité (art. 14 CE) quand il s'agit d'atteindre un objectif constitutionnel » (art. 39.1 CE qui prévoit que « Les pouvoirs publics assurent la protection sociale, économique et juridique de la famille »).

Alors que l'égalité affirmée par le Tribunal entre la famille matrimoniale et les unions de fait se traduit par l'inconstitutionnalité d'une norme qui exclut du bénéfice de la subrogation mortis causa celui qui aura vécu de manière maritale et stable avec le locataire décédé, il reste surprenant que le même principe n'entraîne pas, par ailleurs, l'inconstitutionnalité d'une disposition ayant des effets matériellement similaires, comme l'interdiction d'étendre le droit à la pension de veuvage aux membres survivants d'une union de fait.

3) Le dernier revirement jurisprudentiel relatif au principe d'égalité concerne les particularités de la juridiction militaire en matière d'accusation personnelle et d'action civile.

L'article 108, § 2 de la loi organique 4/1987, du 15 juillet, sur la compétence et l'organisation de la juridiction militaire, établit que : « Devant la juridiction militaire, l'accusation personnelle et l'action civile ne peuvent s'exercer, quand la personne lésée et l'inculpé sont des militaires, s'il existe entre eux une relation hiérarchique de subordination, sans préjudice de l'exercice de l'action civile devant la juridiction ordinaire. »

Cette norme résultait de la jurisprudence du Tribunal constitutionnel. En effet, dans sa décision STC 97/1985, le Tribunal avait jugé(39) que l'interdiction formulée par le code de justice militaire alors en vigueur, bien que confrontée au droit à la protection juridique effective relié à l'article 125 CE qui reconnaît à tous les citoyens le droit d'agir en justice, trouvait sa contrepartie dans le fait qu'elle avait été conçue « afin d'éviter les discussions et conflits entre les membres des forces armées ». Étaient ainsi prises en compte les particularités structurelles des forces armées et leur organisation profondément hiérarchique, dans laquelle l'unité et la discipline jouent un rôle crucial.

Cette jurisprudence donnait une légitimité constitutionnelle à l'interdiction de l'exercice de l'action civile par un militaire contre un autre militaire, lorsque l'un et l'autre sont dans une relation hiérarchique.

Pourtant, dans sa décision 115/2001, rendue sur un recours d'amparo évoqué en plénière, le Tribunal constitutionnel a changé de position.

Il a considéré que cette interdiction ne trouvait de justification constitutionnelle suffisante ni dans la protection de la discipline militaire, ni dans le principe de hiérarchie sur lequel repose l'organisation des forces armées, parce qu'il viole le principe constitutionnel d'égalité devant la loi (art. 14 CE)(40). Il a estimé aussi que l'exclusion de l'exercice de l'accusation privée avait pour conséquence la violation du droit à la protection judiciaire effective (art. 24.1 CE), car interdisant l'exercice de l'action pénale à certains membres de l'institution militaire(41).

B. Les droits et garanties de l'article 24 CE

Plusieurs revirements jurisprudentiels peuvent être relevés dans la jurisprudence du Tribunal relative à l'interprétation du droit à la protection judiciaire effective (art. 24.1 CE) et au droit à un procès équitable (24.2 CE).

1) Le premier de ces changements s'est produit en relation avec l'interprétation de l'article 22 de la loi sur la procédure en matière de droit du travail. Ce texte refondu et approuvé par le décret royal législatif 1568/1980, établissait la possibilité, au dernier jour du délai de recours, de formaliser celui-ci devant le Juzgado de Guardia (le requérant devant alors comparaître devant le Conseil des prud'hommes le jour ouvrable suivant).

Certaines décisions prises à ce sujet par le Tribunal constitutionnel se sont révélées contradictoires(42).

Alors que dans sa décision STC 3/1986, la deuxième chambre n'a manifesté aucun doute sur la constitutionnalité de cette règle, plusieurs décisions ultérieures (STC 175/1998(43), STC 83/1991(44), STC 125/1994(45)) l'ont remise en cause. Finalement la décision 48/1995 en a confirmé la légitimité. Le débat portait en particulier sur la question de savoir, si cette disposition, établie afin de garantir le droit à la protection judiciaire effective, ne risquait pas, par le formalisme imposé (obligation de notification d'une juridiction à l'autre), d'aller à l'encontre de l'objectif poursuivi en faisant peser sur le justiciable d'éventuels défauts de communication au sein des services de la justice. Ce raisonnement n'a pas été retenu par la plénière (STC 48/1995(46)).

2) Le second revirement jurisprudentiel a trait à la valeur probatoire des accusations déposées auprès des services de police. Le Tribunal, depuis sa décision 31/1981 (jurisprudence confirmée par la suite), estime que seules sont considérées comme d'authentiques preuves qui lient les organes de la justice pénale au moment du prononcé de la sentence, celles intervenues au cours de la procédure orale.

La procédure probatoire doit donc nécessairement avoir lieu au cours du débat contradictoire oral qui se déroule devant le même juge ou tribunal que celui qui prononce la sentence. En revanche, les enquêtes menées pendant l'instruction sont des actes d'investigation liés à la recherche du délit et à l'identification du délinquant ; leurs éléments ne peuvent constituer per se des preuves à charge.

Or, dans la décision STC 201/1989(47), le Tribunal a apporté une nuance importante en indiquant que la jurisprudence antérieure ne niait pas toute efficacité aux enquêtes policières et d'instruction, pratiquées selon les formes que la Constitution et l'ordonnancement processuel établissent pour garantir la libre déclaration et la défense des citoyens.

Dans le même sens, la décision 138/1992 a reconnu au procès-verbal de la police une certaine valeur probatoire. « Le procès-verbal - indique le Tribunal(48) - équivaut en principe à une plainte, mais a aussi le caractère probatoire quand il contient des données objectives et vérifiables qui, relatées par les agents de police judiciaire, sous leur signature et dans le respect des formalités exigées par les articles 292 et 293 de la loi sur la procédure pénale, doivent être qualifiées de témoignages. »

Cette jurisprudence permet de ne pas priver de tout effet probatoire les déclarations vérifiées dans le cadre des enquêtes policières ou d'investigation. Cependant, la décision 51/1995 opère un revirement de jurisprudence notable : le Tribunal(49) estime que « les déclarations faites devant la police, formant partie du procès-verbal et conformément à l'article 297 de la loi sur la procédure pénale, ont seulement valeur de plainte, de telle façon qu'elles ne suffisent pas pour constituer des preuves que l'on reproduit dans la procédure orale [···] ». Ce revirement jurisprudentiel renforce notablement la portée processuelle de la présomption d'innocence.

3) Un important revirement jurisprudentiel en rapport avec le droit communautaire européen s'est produit avec la décision STC 58/2004. Il concerne la mise en œuvre de la question préjudicielle prévue initialement par l'article 177 TCEE puis par l'article 234 TCE(50).

La jurisprudence traditionnelle à cet égard a été affirmée pour la première fois dans la décision STC 28/1991 : le Tribunal, face à une possible contradiction entre le droit communautaire et le droit interne, avait estimé qu'il revenait aux juridictions ordinaires de se prononcer sur l'existence d'une telle contradiction. À cette fin, ces organes sont autorisés ou obligés, selon les cas, de poser une question préjudicielle devant la Cour de Luxembourg. « Et l'on doit préciser - ajoutait le Tribunal(51) - que, dans ce cadre, aucune intervention de cette Cour constitutionnelle ne peut avoir lieu à travers la question d'inconstitutionnalité ».

Dans sa décision STC 111/1993, le Tribunal a estimé que(52): « Sans préjudice du fait que l'article 177 invoqué appartienne au domaine du droit communautaire européen et ne constitue pas en soi une norme constitutionnelle, il n'existe aucune violation du droit à la protection judiciaire effective ni du droit à la défense de l'article 24.1 CE quand le juge estime, raisonnablement, qu'il n'existe pas de doute sur l'interprétation à donner à une directive (communautaire). » Cette position met l'accent sur « le caractère raisonnable » de l'interprétation consistant, de la part du juge national, à ne pas poser la question préjudicielle.

Une autre décision de la même année (STC 180/1993) apportera un important développement à cette doctrine. Le Tribunal insiste dans un premier temps sur l'idée selon laquelle « la garantie de l'application stricte du droit communautaire par les pouvoirs publics nationaux est exclue du domaine du recours d'amparo »(53). Mais, aussitôt, le Tribunal apporte une nuance importante : « Ce qui précède - nous dit-il(54) - ne signifie pas que la détermination de la norme applicable à l'espèce est toujours dépourvue d'une quelconque importance constitutionnelle [···]. »

Le Tribunal constitutionnel est donc appelé à exercer un certain contrôle sur la détermination de la norme applicable choisie par les organes juridictionnels. Son contrôle ne pourra cependant s'exercer qu'en cas d'arbitraire ou d'erreur manifeste dans le choix de la norme, ou de violation d'un droit fondamental distinct de celui de la protection judiciaire effective relevant également du champ couvert par le recours d'amparo.

Cette évolution jurisprudentielle culmine avec la décision STC 58/2004, dans laquelle, à partir des nuances introduites précédemment, le Tribunal en est venu à considérer que « l'éventuel jugement d'incompatibilité d'une norme de droit interne avec le droit communautaire ne peut dépendre exclusivement du jugement subjectif de celui qui applique le droit ; il doit être accompagné de certaines précautions et garanties »(55).

Le Tribunal juge ainsi que, s'il ne lui revient pas de se prononcer sur la contradiction alléguée entre la norme de droit interne et le droit communautaire, il lui appartient en revanche de vérifier que le juge espagnol a adopté sa décision de non application du droit national dans le respect des règles du procès équitable. En l'espèce, le Tribunal constitutionnel considère qu'en ne posant pas la question préjudicielle, l'organe judiciaire national avait méconnu la hiérarchie des normes et violé les garanties du procès équitable. Il avait donc méconnu le « droit à un procès entouré de toutes les garanties » résultant de l'article 24.2 CE.

Cette dernière décision, fruit d'une certaine évolution jurisprudentielle plus que d'un revirement subit, demande à être confirmée. Il est donc trop tôt pour apprécier si le Tribunal assumera une posture de juge communautaire, s'obligeant à une collaboration loyale avec la Cour de Luxembourg.

4) Le droit des personnes morales publiques à une protection judiciaire effective de l'article 24.1 CE, qui a donné lieu à une jurisprudence hésitante, a également fait l'objet d'un revirement.

Dès ses premières années de fonctionnement, le Tribunal a eu à se prononcer sur des recours d'amparo déposés par des personnes morales publiques en les admettant sans nuance spéciale.

Ainsi, dans la décision 4/1982, le Tribunal a estimé que le droit fondamental prévu par l'article 24.1 CE d'obtenir la protection judiciaire effective était applicable à tous les sujets de droit, dans l'exercice des intérêts et droits légitimes(56). Dans sa décision 19/1983, il a considéré que l'expression « toutes les personnes » de l'article 24 CE devait être interprétée comme englobant toutes les personnes qui ont la capacité à être partie à un procès(57).

Il a fallu attendre la décision STC 64/1988 pour que le Tribunal nuance cette position estimant que l'on ne peut procéder à une transposition intégrale aux personnes morales de droit public des jurisprudences élaborées autour du droit fondamental à une protection judiciaire effective(58).

Dans des décisions ultérieures(59), le Tribunal a apporté d'autres tempéraments à l'équivalence entre personnes physiques et morales. Ce sera surtout dans la décision 175/2001 qu'il opérera un revirement important. L'amparo qui a déclenché cette décision a été évoqué en plénière. Le Tribunal, en effet, a pris une position nouvelle : « le droit à la protection judiciaire effective, en tant que droit fondamental, protège, plus que tout, les individus face au pouvoir. Par extension, aussi [···] il protège les autres sujets privés qui sont l'émanation et l'expression des libertés des citoyens »(60), alors que c'est « seulement dans des hypothèses exceptionnelles qu'une organisation morale publique bénéficie devant les organes judiciaires de l'État, du droit fondamental à la protection juridique effective »(61).

Ce revirement jurisprudentiel a été, néanmoins, édulcoré(62) par des inflexions ultérieures(63). Pour preuve des contradictions que cet excès de nuances provoque, on peut opposer :

  • la décision STC 239/2001, le Tribunal déniant aux personnes publiques le recours d'amparo afin de défendre leurs propres actes et compétences(64);

  • et la décision STC 173/2002 dans laquelle « la Generalitat (institution dans laquelle s'organise politiquement l'autonomie de la Catalogne) a été autorisée à utiliser l'amparo en défense d'un acte pris dans l'exercice de ses compétences administratives, afin de pas être dépossédée des garanties processuelles prévues par l'article 24 CE, ni du droit à un procès équitable et à la défense »(65).

La dialectique contradictoire « jurisprudence générale » / « exceptions à celle-ci » (lesquelles finissent par la dénaturer) est maintenue par la jurisprudence la plus récente, comme le révèle la décision STC 250/2005(66).

C. La liberté d'association

La liberté d'association est aussi la liberté de ne pas s'associer. Une association coercitive ne serait pas une véritable association. Cette notion simple a pourtant donné lieu à un revirement qui, selon nous, se présente plus comme une contradiction flagrante que comme une évolution de la jurisprudence du Tribunal.

Depuis 1981 déjà, le Tribunal, dans sa première décision sur le sujet(67), a admis le double aspect, positif et négatif, de la liberté d'association et dans sa décision 179/1994, le Tribunal a jugé inconstitutionnelles deux dispositions de la loi du 29 juin 1911 concernant l'affiliation d'office aux chambres officielles de commerce, de l'industrie et de la navigation(68).

Mais, quelques années plus tard, il a admis que la nouvelle loi sur les chambres officielles de commerce, de l'industrie et de la navigation, la loi 3/1993, du 22 mars, établissant un régime de paiement obligatoire du « recurso camaral permanente » (une taxe de 2 % prélevée sur les revenus fiscaux de l'impôt sur les activités économiques et exigible auprès de chaque employeur), constituant en pratique un régime d'inscription forcée aux chambres, n'était pas contraire à la Constitution invoquant les fins d'intérêt public poursuivies(69).

Cette position est toutefois atténuée par une nuance qui, en fin de compte, va se révéler décisive : le Tribunal considère en effet qu'il « ne peut s'ériger en juge absolu de la justification invoquée (les fins d'intérêt public poursuivies par de telles corporations imposent-elles l'affiliation forcée à celles-ci ?), une telle appréciation devant revenir au législateur qui dispose d'une marge substantielle »(70).

Il tente ainsi d'articuler les deux principes constitutionnels en conflit : d'une part la liberté de non association, de l'autre la légitimité constitutionnelle de l'administration corporative, par laquelle on confie des fonctions juridico-publiques à certains groupements sociaux. Pareille conciliation impose d'examiner la question de savoir si les fins poursuivies et les effets prétendus pouvaient être obtenus autrement(71).

Le Tribunal s'en remet finalement au législateur en constatant que l'exposé des motifs a expressément signalé l'impossibilité que les fonctions attribuées aux chambres (de commerce, de l'industrie et de la navigation) puissent se développer efficacement sans l'affiliation obligatoire.

Ce changement d'interprétation est, pour le moins, largement critiquable, en ce qu'il traduit, comme cela a été souligné(72), une conception programmatique de la législation. Autrement dit, la loi est seulement examinée en relation avec les fins poursuivies, sans contrôle juridictionnel sur son aptitude à les atteindre. Ceci nous ramène à une conception constitutionnelle démodée : la Constitution comme programme qui nécessite l'interpositio legislatoris.

D. Le droit à l'objection de conscience

Le droit à l'objection de conscience a été à l'origine d'un net revirement. Dans sa première jurisprudence, en partant des liens entre objection de conscience et liberté de conscience, le Tribunal constitutionnel avait jugé que l'objection de conscience constituait un aspect particulier de la liberté de conscience, parce que celle-ci suppose non seulement le droit à former librement sa propre conscience, mais aussi à agir conformément aux impératifs de celle-ci.

Il avait affirmé(73) que « puisque la liberté de conscience est une émanation de la liberté de pensée, que notre Constitution reconnaît à l'article 16, on peut affirmer que l'objection de conscience est un droit reconnu d'une manière explicite et implicite dans l'ordonnancement constitutionnel espagnol, sans retenir l'argumentation selon laquelle l'article 30.2 CE emploie l'expression « la loi déterminera » (formulation qui implique que la loi est nécessaire, non pour reconnaître le droit à l'objection de conscience, mais, pour le mettre en œuvre effectivement(74)) ». Cette jurisprudence sera réitérée, entre autres, par la décision STC 35/1985.

Conformément à cette doctrine, le Tribunal a admis le droit à l'objection de conscience à propos de l'avortement, indépendamment de l'existence d'une régulation déterminée puisque l'« objection de conscience fait partie du droit fondamental de la liberté de pensée et religieuse, reconnue par l'article 16.1 CE et directement applicable comme cela a été admis souvent en matière de droits fondamentaux ».

Pourtant, dans ses décisions STTC 160 et 161/1987, le Tribunal remet en cause cette ligne jurisprudentielle. Il rejette le fait que l'objection de conscience constitue un véritable droit fondamental au sens où les droits fondamentaux et libertés publiques sont les seuls susceptibles de protection par la voie de l'amparo.

S'éloignant encore davantage de sa jurisprudence antérieure, le Tribunal, ajoute que, à défaut de reconnaissance constitutionnelle spécifique du droit à l'objection de conscience face au service militaire, un tel droit ne peut s'exercer ; « de même l'amparo fondé sur la liberté de pensée ou de conscience (art. 16 CE) ne peut suffire à libérer les citoyens de devoirs constitutionnels ou subconstitutionnels pour des raisons de conscience ».

Ce revirement affaiblit le droit à l'objection de conscience. Il illustre une interprétation formaliste de la Constitution qui conduit à l'inversion radicale des principes et valeurs constitutionnels.

IV. Réflexion finale

La conclusion de notre exposé est sans équivoque : le Tribunal a utilisé en de rares occasions la procédure que la LOTC lui reconnaît pour exercer en toute clarté son pouvoir d'overruling.

Toutefois, ceci n'est pas révélateur d'une stabilité de sa jurisprudence qui, bien au contraire, a muté en de nombreuses occasions.

Le Tribunal constitutionnel espagnol a tenté de justifier, par différents types d'arguments, plus ou moins convaincants, son volontarisme judiciaire. L'oubli du précédent se traduit par l'apparition de flagrantes contradictions dans l'interprétation constitutionnelle - ce que tous les organes judiciaires cherchent à éviter.

(1) Le projet de Loi organique de réforme de la LOTC, publié au Boletín Oficial de las Cortes Generales (série A, n° 60-1, 25 nov. 2005, p. 1-11), permet, parmi ses innovations les plus significatives, aux sections constituées au sein de chaque chambre et composées de trois magistrats, de connaître des recours d'amparo.
(2) Mattei (Ugo), Stare decisis. Il valore del precedente giudiziario negli Stati Uniti d'América, Giuffrè Editore, Milano, 1988, p. 288.
(3) Ferandez Lopez (María Fernanda), « Comentario al artículo 13 de la LOTC », en Requejo Pages (Juan Luis) (coord.), « Comentarios a la ley Orgánica del Tribunal constitucional », Boletín Oficial del Estado, Madrid, 2001, pp. 263 et ss ; et concrètement p. 272.
(4) Alonso Garcia (Enrique), « La jurisprudencia constitucional », Revista del Centro de Estudios Constitucionales, n° 1, sept./déc. 1988, pp. 173 et s.; en particulier p. 185-186.
(5) Aux débuts de l'année 1984, la doctrine s'est fait l'écho de l'application divergente du principe d'égalité dans deux arrêts du Tribunal. Cf. sur ce sujet, Cano Mata (Antonio), « Dos sentencias divergentes del Tribunal constitucional », Revista española de Derecho administrativo, n° 40-41, janv./mars 1984, p. 279-289.
(6) STC 22/1984, du 17 févr. (deuxième chambre), base juridique - ci-dessous - f.j. - 5 °.
(7) STC 160/1991, du 18 juill., f.j. 9 °.
(8) STC 167/2002, du 18 sept., f.j. 1 ° in fine.
(9) Ibidem, f.j. 9 °.
(10) STC 120/1999, du 28 juin, f.j. 3 °, reprenant une doctrine rappelée dans les arrêts SSTC 43/1997, du 10 mars, f.j. 2 °, et 172/1997, du 14 oct., f.j. 4 °.
(11) La jurisprudence de la Cour de Strasbourg relative à la question ici abordée a été initialement formulée dans son arrêt du 26 mars 1988, affaire Ekbatani c/ Suisse.
(12) Comme l'a admis le Tribunal dans sa décision la STC 2/2003, du 16 janv., f.j 2 °, e).
(13) STC 152/2001, du 2 juill., f.j. 6 °.
(14) STC 177/1999, du 11 oct., f.j. 2 °.
(15) STC 2/2003, du 16 janv., f.j. 5 °.
(16) STC 177/1999, du 11 oct., f.j. 4 °, in fine.
(17) CEDH, arrêt Oliveira, 30 juill. 1998.
(18) STC 4B/2000, du 24 févr., f.j. 3 °.
(19) STC 27/1996, du 15 févr., f.j. 3 °.
(20) STC 48/2000, du 24 févr., f.j. 2 °.
(21) Ibidem, f.j. 3 °.
(22) STC 107/1991, du 13 mai, f.j. 2 °.
(23) STC 105/1991, du 13 mai, f.j. 3 °.
(24) STC 70/1995, du 11 mai, f.j. 2 °.
(25) STC 182/1997, du 28 oct., f.j. 8 °.
(26) STC 6/1983, du 4 févr., f.j. 6 °.
(27) L'article 86.1 CE cité dispose que les décret-lois « ne pourront pas affecter l'ordonnancement des institutions fondamentales de l'État, les droits, les devoirs et les libertés des citoyens, régis par le titre I, le régime des Communautés autonomes ni le droit électoral général ».
(28) L'article 31.3 CE précise que : « Les prestations personnelles ou patrimoniales de caractère public ne pourront être imposées que conformément à la loi. » De son côté l'article 133.1 CE pose que : « Le pouvoir originaire d'imposition incombe exclusivement à l'État, au moyen d'une loi. »
(29) Le Tribunal a rappelé - STC 182/1997, f.j. 8 ° - qu'il avait rejeté à nouveau toute interprétation fondée sur l'extension simultanée des articles 81.1 CE (norme selon laquelle sont des lois organiques, entre autres, celles relatives au développement des droits fondamentaux et des libertés publiques) et 86.1 CE qui interdisait l'utilisation du décret-loi lorsque sont susceptibles d'être en cause les droits et libertés.
(30) STC 182/1997, du 28 oct., f.j. 8 °.
(31) Fernandez Lopez (María Fernanda), « Comentario al artículo 13 de la LOTC », op. cit., pp. 273-275.
(32) STC 81/1982, du 21 déc., f.j. 2 °.
(33) Ibidem, f.j. 2 ° in fine.
(34) STC 128/1987, du 16 juill., f.j. 7 ° ab initio.
(35) Ibidem, f.j. 7 ° in fine.
(36) STC 184/1990, du 15 nov., f.j. 3 °.
(37) STC 222/1992, du 11 déc., f.j. 5 °.
(38) Ibidem, f.j. 6 °.
(39) STC 97/1985, du 29 juill., f.j. 4.
(40) STC 115/2001, du 10 mai, f.j. 10 °.
(41) Ibidem, f.j. 11.
(42) Cf. à cet effet, Fernandez Lopez (María Fernanda), « Comentario al artículo 13 de la LOTC », op. cit., p. 275-277.
(43) STC 175/1988, du 3 oct., f.j. 4 °.
(44) STC 83/1991, du 22 avr., f.j. 2 °.
(45) L'appelant doit rendre compte au Tribunal ou à la Chambre sociale de la présentation d'un écrit ou document le dernier jour d'un délai devant le Juzgado de Guardia du siège du Tribunal ou de la Chambre sociale compétente, et ceci doit justement se faire le jour ouvrable suivant, par le moyen de communication le plus rapide.
(46) STC 48/1995, du 14 févr., f.j. 4 °.
(47) STC 201/1989, du 30 nov., f.j. 3 °.
(48) STC 138/1992, du 13 oct., f.j. 3 °.
(49) STC 51/1995, du 23 févr., f.j. 5 °
(50) Cf. à cet effet, Fernandez Segado (Francisco), « Le contrôle de »communautarité« de l'ordre juridique interne réalisé par le juge national et ses conséquences sur le système constitutionnel », dans l'œuvre collective Mélanges à la mémoire de Louis Favoreu, publication à venir.
(51) STC 28/1991, du 14 févr., f.j. 6 °.
(52) STC 111/1993, du 25 mars, f.j. 2 °.
(53) STC 180/1993, du 31 mai, f.j. 3 °.
(54) Ibidem, f.j. 4 °.
(55) STC 58/2004, du 19 avril, f.j. 11.
(56) STC 4/1982, du 8 février, f. j 5 ° ab initio.
(57) STC 19/1983, du 14 mars, f.j. 2 °.
(58) STC 64/1988, du 12 avr., f.j. 1 °.
(59) Ainsi, entre autres, les décisions SSTC 197/1988, du 24 oct. et 123/1996, du 8 juill.
(60) STC 175/2001, du 26 juill., f.j. 4 °.
(61) Ibidem, f.j. 5 ° ab initio.
(62) Dans un sens analogue, Requejo Pages (Juan Luis), dans la chronique réalisée conjointement avec d'autres auteurs, « Doctrina del Tribunal Constitucional durante el segundo cuatrimestre de 2001 », dans la Revista Española de derecho constitucional, num. 63, sept./déc. 2001, pp. 205 et s., et concrètement p. 210-211.
(63) En résumé, les exceptions sont les suivantes : les sujets de droit public sont titulaires du droit de l'article 24.1 dans les hypothèses dans lesquelles processuellement ils connaissent une situation analogue à celle des particuliers ; les personnes morales de droit public sont aussi titulaires du droit d'accès au procès quand le législateur l'a prévu, même si certainement la liberté du législateur n'est pas totale ; enfin les personnes morales de droit public bénéficient des droits de la défense.
(64) STC 239/2001, du 18 déc., f.j. 3 °. Cette jurisprudence connaît un antécédent dans la décision STC 257/1988, du 22 déc.
(65) STC 173/2002, du 9 oct., f.j. 4 °.
(66) STC 250/2005, du 10 oct., f.j. 3 °.
(67) Ainsi, dans la décision STC 5/1981, du 13 févr.
(68) STC 179/1994, du 16 juin.
(69) STC 107/1996, du 12 juin, f.j. 4 °.
(70) Ibidem.
(71) Ibidem, f.j. 9 °.
(72) Requejo Pages (Juan Luis), « Crónica de jurisprudencia constitucional : las decisiones del Tribunal constitucional español durante 1996 » (réalisée conjointement avec Francisco Caamaño Domínguez), dans l'Anuario de derecho constitucional y parlamentario, n° 9, 1997, pp. 261 et s.; concrètement p. 271.
(73) STC 15/1982, du 23 avr., f.j. 6 °.
(74) STC 35/1985, du 7 mars, f.j. 2 ° ab initio.