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Les revirements de jurisprudence de la Cour suprême des Etats-Unis

Elisabeth Zoller - Professeur à l'Université Paris II (Panthéon-Assas)

Cahiers du Conseil constitutionnel n° 20 (Dossier : Revirements de jurisprudence du juge constitutionnel) - juin 2006

À la différence des systèmes de droit codifié où il constitue l'indispensable outil qui permet d'adapter la généralité de la loi à l'évolution des réalités, le revirement de jurisprudence est considéré dans les systèmes de common law comme une anomalie, un dysfonctionnement du système judiciaire qu'il vaut mieux éviter. La raison tient au vieux principe constitutionnel énoncé par Blackstone selon lequel les juges de common law n'ont pas reçu délégation pour énoncer un droit nouveau, mais pour maintenir et développer le droit ancien(1). Peu de formules expriment aussi bien la valeur et l'importance de la stabilité du droit dans la culture de common law que celle utilisée par la Cour suprême des États-Unis dans l'affaire Planned Parenthood of Southeastern Pennsylvania v. Casey où il s'agissait de savoir si la Cour allait maintenir le précédent Roe v. Wade de 1973 qui légalisa l'avortement aux États-Unis : « Liberty finds no refuge in a jurisprudence of doubt » (La liberté ne trouve pas refuge dans une jurisprudence qui doute)(2).

Le culte du passé est l'un des traits les plus marquants de la common law. Il remonte aux origines d'un système dont la légitimité est principalement traditionnelle. Il trouve sa plus illustre expression dans le respect du précédent judiciaire. Dans ses Commentaires sur les lois d'Angleterre, Blackstone en a donné les fondements en ces termes : pour que « la balance de la justice soit fermement tenue et stable, [et] non sujette à variation en fonction de l'opinion de chaque nouveau juge », il faut affirmer pour « règle établie » le devoir « de se conformer aux précédents quand des points déjà jugés reviennent devant les juges »(3). Aux États-Unis, la règle du précédent est connue sous le vocable latin stare decisis (ou stare decisis et quieta non movere – s'en tenir à ce qui a été décidé et ne pas modifier ce qui existe)(4).

La théorie est une chose, la pratique en est une autre, et, dans la pratique, la société moderne n'étant pas la société immobile dans et pour laquelle grandit la common law, la Cour suprême change sa jurisprudence. Autant dire que la règle stare decisis n'est pas considérée inscrite dans le marbre, la Cour n'y voit d'ailleurs qu'un principe de « politique jurisprudentielle » (policy)(5) et le précédent peut céder devant le besoin de la loi nouvelle. Toutefois, la Cour opère une importante distinction dans les précédents qu'elle se reconnaît le pouvoir de renverser ; elle distingue entre les précédents législatifs et les précédents constitutionnels. Le précédent législatif est celui qui est intervenu en matière législative, à propos d'une loi du Congrès(6). Lorsque la Cour a interprété une loi du Congrès dans un certain sens, elle attribue à ce précédent une valeur absolue ; elle ne se reconnaît pas le pouvoir de le renverser, même si la solution qu'il consacre s'avère être inadaptée, dépassée par les circonstances, voire injuste. Elle fonde sa position sur la souveraineté du Congrès en matière législative et part du principe que, dans la mesure où le Congrès a le pouvoir de changer sa solution précédente s'il l'estime inadaptée ou injuste, ce n'est pas à elle de le faire. L'exemple le plus connu est celui du refus d'appliquer le Sherman Antitrust Act de 1890 au base-ball. En 1922, la Cour suprême jugea que cette célèbre loi relative aux ententes ayant pour objet ou pour effet d'empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence, ne s'appliquait pas au base-ball au motif que ce sport était une affaire purement intra-étatique, qui ne sortait pas des frontières de l'État(7). En 1953, prenant appui sur le fait que le précédent de 1922 avait valeur législative, elle confirma l'exemption du base-ball des dispositions de la loi Sherman alors que, déjà à cette époque, le base-ball était devenu avec la professionnalisation du sport une affaire inter étatique(8). Au début des années 1970, l'exemption du base-ball du champ d'application de la loi Sherman revint devant la Cour. À l'époque, le base-ball professionnel était le seul sport qui échappait aux dispositions du Sherman Act, la Cour l'ayant entre-temps appliqué à la boxe, au football (américain) et au basket-ball professionnalisés. Par un arrêt Flood v. Kuhn, la Cour confirma une troisième fois l'exemption du baseball(9). Le Congrès quant à lui n'a jamais jugé utile d'agir et de soumettre le base-ball aux dispositions législatives qui interdisent les ententes illicites.

Le précédent constitutionnel, le seul qui nous retiendra ici, est celui qui intervient en matière constitutionnelle et qui donne à un instant donné une certaine interprétation de la Constitution par la Cour. Il n'a pas, en principe, cette « force spéciale » (special force)(10) qui s'attache au précédent législatif. Toutefois, certains développements dans la pratique récente de la procédure de confirmation des juges à la Cour par le Sénat invitent à se demander s'il n'existerait pas un certain rapprochement entre les deux. Jusqu'à encore tout récemment, il était admis que la Cour pouvait, voire devait, en cas de nécessité, renverser ses précédents constitutionnels parce que, dans ce domaine, comme l'avait vu le juge Brandeis en 1932, « la correction par la voie législative est pratiquement impossible »(11). Les controverses sans fin et la cassure politique provoquée par la décision Roe v. Wade qui légalisa l'avortement en 1973(12), semblent avoir amené la Cour à distinguer entre les précédents constitutionnels et à réserver un traitement particulier à certains d'entre eux, lesquels seraient alors dotés de cette même « force spéciale » qui s'attache aux précédents législatifs ; concrètement, la Cour ne pourrait pas les renverser, non à cause de l'impossibilité pour le Congrès d'agir, mais à cause du capital de confiance que l'individu comme la société auraient placé dans leurs énoncés pour déterminer leurs comportements futurs.

S'appuyant sur le fait qu'une foule de conduites individuelles et sociétales sont aujourd'hui déterminées par des arrêts de la Cour qui ont édicté un droit nouveau, notamment en matière de mœurs, la doctrine en a tiré la conclusion que ces arrêts étaient devenus des « super-précédents » que la Cour ne pourrait plus maintenant renverser. Manifestement emprunté au régime du précédent législatif(13), très proche en apparence du principe européen de confiance légitime et singulièrement évocateur de la vieille doctrine des droits acquis qu'on ne peut pas remettre en cause, le « super-précédent constitutionnel » n'est encore écrit qu'en pointillé dans la jurisprudence de la Cour, mais il est significatif que l'idée qu'il recouvre ait été explicitement invoquée par le sénateur Arlen Specter de Pennsylvanie au cours des auditions devant le Sénat du juge John Roberts, devenu aujourd'hui président de la Cour, en octobre 2005(14). Interrogé sur Roe v. Wade, le juge, aujourd'hui président, John Roberts a réitéré son attachement à la règle stare decisis et fait appel à l'idée de confiance qui est au cœur de ce principe, anticipant de façon extrêmement vague et sans engagement de sa part, sur ce que pourrait être sa conduite future si le célèbre arrêt venait à être réexaminé par la Cour.

Réserve faite des super-précédents qui ne pourraient pas être renversés, la Cour suprême manie le revirement de jurisprudence constitutionnelle avec souplesse, sans s'embarrasser de conditions rigides (I) et elle lui attache des effets inégalement rétroactifs (II).

I. Les conditions du revirement de jurisprudence

Dès les origines, la Cour suprême a appliqué la règle stare decisis comme en témoigne l'arrêt toujours cité en la matière, Cohens v. Virginia (1821), dans lequel le président John Marshall souligna que les interprétations faites à propos d'un point de droit dans une affaire donnée doivent en principe « déterminer le jugement dans une affaire subséquente lorsqu'il s'agit de décider du même point de droit »(15). Quelques années plus tard, le président Taney, écrivant une opinion séparée dans un groupe d'affaires The Passenger Cases (1849), ajouta un bémol à la règle en expliquant : « Je regarde la question comme réglée, dans la mesure où une question d'interprétation de la Constitution peut être regardée comme telle. Cependant, je n'objecte pas à sa révision et suis tout à fait partisan que l'on considère comme règle suivie par la Cour qu'une opinion exprimée sur une question d'interprétation de la Constitution reste toujours sujette à discussion quand on pense qu'elle peut être erronée »(16). C'était dire que la règle du précédent n'était pas du droit impératif, mais du droit dispositif, ceci bien entendu uniquement pour la Cour suprême puisque, s'agissant des juridictions fédérales et d'États qui lui sont inférieures, il va sans dire que la règle stare decisis est une obligation absolue.

L'histoire du respect du précédent par la Cour sur deux siècles montre que celle-ci n'a jamais été très gênée par la règle, à tel point qu'aujourd'hui, le revirement de jurisprudence est plus important que la règle stare decisis ou, pour dire les choses autrement, c'est moins le respect du précédent qui importe que les critères retenus par la Cour pour s'en détacher.

A. Le respect du précédent

À partir de la fin du xixe siècle, la règle du précédent qui, jusqu'alors, n'avait été qu'une règle de saine politique jurisprudentielle, s'est considérablement rigidifiée au point de devenir un véritable carcan. Ce mouvement, il faut le souligner, ne fut pas propre aux États-Unis ; il est parti d'Angleterre quand, en 1861, la Chambre des Lords laissa entendre qu'à l'avenir, elle se considérerait liée par ses propres décisions jusqu'à ce qu'une loi du Parlement vienne les renverser. Quelques années plus tard, en 1898, la règle fut confirmée de manière solennelle par la décision London Street Tramways Co. v. London County Council dans laquelle la Chambre des Lords expliqua la règle nouvelle par sa volonté d'écarter une bonne fois pour toutes « les déplorables inconvénients qui découlent, d'une part, de l'obligation de toujours devoir plaider chaque affaire et, d'autre part, de l'incertitude que des solutions différentes font planer sur les affaires humaines, de telle sorte que, sur les questions de vérité et de fait, il n'existe pas de cour d'appel de dernier ressort »(17). La nouvelle doctrine de la Chambre des Lords sur le précédent a grandement contribué à sanctuariser les principes individualistes de la common law contre les législations sociales qui, avec l'extension continue du droit de suffrage, étaient de plus en plus proposées et adoptées dans toutes les assemblées législatives. Aux États-Unis, la même résistance judiciaire provoqua, du chef du pouvoir des juges de contrôler la constitutionnalité des lois, des conséquences autrement drastiques. La Cour suprême en arriva à lire la common law inscrite et quasi sanctuarisée dans la Constitution, notamment dans la clause de due process du 14e Amendement. À partir de là, la défense de ses principes individualistes, en particulier la défense de la liberté contractuelle contre la volonté du législateur, prit un tour politique qui déboucha sur la grande crise constitutionnelle de 1937 dans laquelle s'affrontèrent un président défenseur d'un droit nouveau et porté par son triomphe dans les urnes et une cour accrochée au droit ancien et au respect pour la règle du précédent. On sait ce qu'il en advint ; la règle du précédent vola en éclats avec la résolution de la crise et fut vaincue par le suffrage populaire.

La facilité avec laquelle la Cour suprême a renversé les décisions par lesquelles elle s'était opposée à la législation du New Deal a beaucoup frappé les esprits. Dans la mesure où, au moment de cette crise historique, la Cour suprême a retourné sa jurisprudence en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, elle a fait la preuve qu'il était possible de conduire une révision constitutionnelle sans passer par les procédures de révision constitutionnelle prévues à l'article V de la Constitution(18). L'économie de la révision constitutionnelle opérée en 1937 a eu de très grandes conséquences sur la perception par la doctrine des pouvoirs de la Cour. Dans un premier temps, elle parut signifier la défaite du gouvernement des juges et c'est bien ainsi qu'elle fut perçue tant aux États-Unis qu'en France ; mais, dans un deuxième temps, elle a amené les juristes américains à se rendre compte que, pour changer la Constitution, il n'était pas besoin de le faire dans les formes requises par la Constitution puisqu'il était certain que le même résultat pouvait être atteint par l'interprétation. Et c'est ainsi que, dans une large partie de la doctrine américaine, l'idée a petit à petit fait son chemin que, tout bien considéré, c'était devant la Cour qu'il y avait les meilleures chances de changer le droit constitutionnel, dans le sens que l'on souhaitait, libéral ou conservateur. Singulière crise que cette crise du New Deal qui, alors même qu'elle passe pour avoir rabaissé le pouvoir des juges, l'a, en réalité, grandi et conforté !

Faire changer le droit constitutionnel suppose de convaincre la Cour suprême de renverser sa jurisprudence. Pour ce faire, il faut démontrer que l'arrêt antérieur, c'est-à-dire le précédent qui, en principe, gouvernerait l'affaire à juger, doit être renversé. L'entreprise n'est certes pas simple, mais elle n'a rien d'irréaliste dès lors que la Cour n'a jamais appliqué la règle stare decisis avec une rigueur extrême et qu'elle ne l'a jamais conçue pour reprendre l'expression du président Rehnquist comme un « commandement inexorable »(19). Cependant, dans un système comme celui de common law où la légitimité du juge dépend de la cohérence et de la continuité de sa jurisprudence, il faut à l'évidence une bonne raison pour renverser un arrêt. Il faut, comme la Cour l'a dit en 1984, une « justification spéciale »(20). Qu'est-ce à dire ? En 1989, la Cour a évoqué un « changement ultérieur de circonstances » (subsequent changes) ou un « développement du droit » (development of law) (21). Dans l'affaire Payne v. Tennessee précitée, elle a fait référence à des précédents « inapplicables » (unworkable) ou qui seraient « mal fondés » (badly reasoned) (22). Le vocabulaire n'est pas fixe. Mais une chose est sûre : la Cour n'hésite pas à renverser une décision précédente lorsque celle-ci lui paraît « erronée » (wrong).

B. Les critères du revirement

En 1992, lorsqu'il lui fallut prendre position sur l'importante et très controversée question de savoir si, oui ou non, la décision Roe v. Wade légalisant l'avortement serait renversée, la Cour a tenté de théoriser les conditions qui doivent être réunies pour qu'elle accepte de renverser sa jurisprudence. S'il est vrai que la décision Planned Parenthood of Southeastern Pennsylvania v. Casey n'est pas une opinion de la Cour (ce n'est qu'un jugement, très divisé, dont l'autorité est nécessairement limitée(23)), elle a réussi à mobiliser cinq voix (O'Connor tenant la plume, Kennedy, Souter, rejoint par Blackmun et Stevens) sur quatre (Rehnquist président, White, Scalia, Thomas) pour approuver la partie III qui « codifie », pour ainsi dire, les conditions qui doivent être réunies pour que la Cour accepte un revirement de jurisprudence. Cet important passage dispose :

« Lorsque la Cour réexamine une décision antérieure, la coutume veut que son jugement soit fondé sur un certain nombre de considérations prudentes et pragmatiques qui permettent de mesurer la compatibilité du revirement de jurisprudence avec l'idéal du règne du droit (rule of law) et de calculer les coûts respectifs de la confirmation et du revirement de la jurisprudence. Ainsi, par exemple, nous pouvons nous demander si la règle s'est avérée intolérable du simple fait qu'elle est inapplicable en pratique, Swift & Co. v. Wickham, 382 U.S. 111, 116 (1965); ou si la règle bénéficie d'un capital de confiance tel que son abandon donnerait une dureté particulière aux conséquences du revirement et ajouterait une injustice au coût du désaveu, par ex. United States v. Title Ins. & Trust Co., 265 U.S. 472, 486 (1924); ou si d'autres principes juridiques qui lui sont connexes se sont tellement développés qu'ils ont relégué l'ancienne règle à n'être plus que le vestige d'une doctrine abandonnée, voir Patterson v. McLean Credit Union, 491 U.S. 164, 173-174 (1989); ou si les faits ont tellement changé ou sont si différemment perçus qu'ils ont dépouillé l'ancienne règle de toute justification ou de toute application sensée, par ex. Burnet, [285 US 393], 412 (opinion dissidente du juge Brandeis) »(24).

Tout revirement de jurisprudence suppose donc une mise en balance des intérêts en présence, un bilan prospectif des avantages et des inconvénients du revirement demandé, et la Cour de poursuivre :

« Ainsi, dans la présente espèce, nous pouvons nous demander si la règle au centre de l'affaire Roe a été jugée inapplicable, si les limites qu'elle impose au pouvoir de l'État pourraient être levées sans frapper d'une grave injustice ceux qui s'y sont fiés ou sans porter sérieusement atteinte à la stabilité de la société gouvernée par la règle en question, si le développement du droit, au cours des années subséquentes a fait du principe de base de l'affaire Roe une doctrine anachronique rejetée par la société, et si les données de fait qui justifiaient Roe ont à ce point évolué au cours des deux décennies suivantes qu'elles ont rendu le principe juridique central dégagé dans l'arrêt en quelque sorte inconvenant ou injustifiable au regard de la question de fait qu'il réglait(25). »

Appliquant ces différents critères à la décision de légalisation de l'avortement de 1973, la Cour a conclu que le revirement ne s'imposait pas. Casey fit application par anticipation de ce qu'on appelle aujourd'hui la doctrine du « super précédent » évoquée dans l'introduction.

Aux antipodes de l'arrêt Casey qui confirme un précédent, on trouve, par exemple, la décision Lawrence v. Texas de 2003(26) qui renverse à une majorité de six voix contre trois la décision Bowers v. Hardwick de 1986 dans laquelle la Cour avait refusé de dire que la Constitution garantit à chacun un « droit fondamental » à pratiquer l'homosexualité. La principale raison pour renverser Bowers est que cette décision a été mal jugée ; la Cour qui se prononce sur l'affaire Lawrence est fort critique de sa devancière ; dès le début de son opinion, elle épingle sans ménagement ce qu'elle dénomme « l'échec » (failure) de la Cour qui a décidé Bowers et qui n'a pas su mesurer l'exacte portée de la liberté (liberty) en cause dans l'affaire qu'elle avait à juger. Contrairement à la Cour de 1986 qui avait recherché s'il existait dans l'histoire du droit américain un « droit fondamental » à pratiquer l'homosexualité, la Cour de 2003 ne trouve pas, dans la même histoire des lois américaines, la condamnation générale de l'homosexualité que la Cour Bowers avait cru pouvoir trouver. Sur le plan juridique, la Cour Lawrence balaye la méthode de la Cour Bowers qui s'était livrée à cet exercice ; elle change d'approche et se limite à dire que le choix de l'homosexualité – comme, souligne-t-elle en passant, le choix d'une interruption volontaire de grossesse – est la conséquence de la liberté visée dans les deux clauses de due process of law des 5e et 14e amendements. La Cour juge que la Constitution garantit à l'individu la liberté pour tout ce qui concerne les décisions personnelles sur le mariage, la procréation, la contraception, les relations familiales, ainsi que l'éducation des tout-petits et des enfants. Enfin, reprenant le deuxième critère de Casey relatif à la confiance légitime que la société ou l'individu auraient pu fonder sur la règle posée par la décision à renverser, la Cour constate que l'arrêt Bowers n'a rien créé de tel, de sorte que sa répudiation ne risque pas de causer de tort ou d'injustice à quiconque(27).

(23) Sur la distinction entre une « opinion » et un « jugement » de la Cour, v. Grands arrêts, op. cit., supra, note 2, § 18, notamment p. 36.
(24) Planned Parenthood of Southeastern Pennsylvania v. Casey, 505 US 833, 854-855 (1992), traduit in Grands arrêts, op. cit., supra, note 2, p. 1130.
(25) Ibid., p. 855 ; Grands arrêts, ibid., p. 1130-1131.
(26) Lawrence v. Texas, 539 US 558 (2003).
(27) Ibid., notamment p. 577.

II. Les effets du revirement de jurisprudence

Traditionnellement, comme le souligne la doctrine américaine(28), la common law aussi bien que la jurisprudence de la Cour donnent un effet rétroactif aux décisions constitutionnelles de la Cour(29). Si l'on en croit le juge Holmes, la règle de la rétroactivité des décisions judiciaires s'appliquerait aux décisions judiciaires depuis près d'un millénaire(30). Et pourtant, à partir des années 1960, la Cour a décidé qu'un revirement de jurisprudence constitutionnelle pouvait ne pas être rétroactif. Ce faisant, la Cour a inauguré une jurisprudence que la doctrine désigne par le vocable emprunté au droit anglais, mais moins utilisé aux États-Unis, de « prospective overruling », c'est-à-dire le revirement qui ne vaut que pour l'avenir(31). Aux États-Unis, cette technique s'applique différemment selon la matière, pénale ou civile, dans laquelle intervient le revirement.

A. En matière pénale

Dans les années 1960, la Cour Warren a complètement révolutionné la procédure pénale dans les États. Son audacieuse jurisprudence, qui a consisté à obliger les États à respecter les règles et principes de procédure énoncés dans le Bill of Rights, lui a valu de passer à l'histoire pour la championne de l'activisme judiciaire. L'application des nouveaux principes aux procès en cours a posé, comme on peut l'imaginer, d'innombrables difficultés.

En 1965, dans une affaire Linkletter v. Walker, la Cour suprême décida, au rebours de la règle traditionnelle de la rétroactivité des jugements, que la jurisprudence Mapp v. Ohio, inaugurée par elle quatre ans plus tôt et qui frappe de nullité dans un procès pénal les preuves obtenues par la police en violation des dispositions du 4e Amendement sur les perquisitions et saisies déraisonnables(32), n'aurait pas d'effet rétroactif sur les affaires définitivement jugées avant la décision Mapp (33). Elle justifia sa position par le fait que la Constitution n'imposait, ni ne recommandait la rétroactivité et que le juge Cardozo lui-même avait déjà relevé que le texte fondateur ne disait rien sur le sujet. En matière criminelle, la rétroactivité était une question de politique jurisprudentielle qu'il fallait décider au cas par cas, en fonction de trois critères ultérieurement synthétisés dans une décision Stovall v. Denno et qui sont les suivants : 1) le but de la règle nouvelle ; 2) la confiance placée par les autorités dans la règle ancienne ; 3) les conséquences que l'application de la loi nouvelle pourrait avoir sur l'administration de la justice(34).

En 1987, la Cour renversa la jurisprudence Linkletter et décida dans une décision Griffith v. Kentucky qu'il n'y aurait plus de limites à la rétroactivité des jugements constitutionnels touchant à la procédure criminelle et que toute règle nouvellement énoncée devrait être appliquée rétroactivement à toutes les affaires pénales(35). Décidée à en finir avec ce qu'elle appela « une application au cas par cas des règles nouvelles », la Cour invoqua deux normes fondamentales du contentieux constitutionnel à l'appui de sa nouvelle position : 1) la nature du contrôle exercé par le juge qui n'est pas législatif, mais judiciaire, et qui interdit au juge de créer du droit pour le passé et/ou pour l'avenir, selon sa fantaisie ; 2) le fait que l'application au cas par cas de la règle nouvelle méconnaît le principe d'égalité devant la loi.

En 1989, dans une décision Teague v. Lane, la Cour a fait machine arrière en apportant une nuance assez subtile au nouveau principe de rétroactivité en matière pénale, s'agissant des affaires jugées par les cours d'États et portées devant les cours fédérales par la voie du recours en habeas corpus. Dans une opinion extrêmement divisée, rendue à la pluralité des voix, elle a jugé que la règle nouvelle ne s'appliquerait pas aux condamnés par les cours d'États, sauf si elle se trouve relever de « l'une des deux étroites exceptions » (one of two narrow exceptions) suivantes : soit la règle nouvelle interdit le prononcé de certaines peines contre certaines catégories de personnes ou certains crimes (par exemple, sera rétroactive la règle qui considère l'exécution des retardés mentaux comme un châtiment cruel et inhabituel au sens du 8e Amendement), soit elle relève de ces règles décisives de la procédure pénale qui sont nécessaires à la justice fondamentale du procès(36). Derrière cette jurisprudence nuancée et complexe, il y a le souci de la Cour de ne pas tailler et amputer encore plus la souveraineté des cours d'États qui a été passablement mise à mal avec la révolution des droits des années 1960 et qui se manifeste au premier chef dans la procédure criminelle et le droit pénal. Dans la délicate mécanique qu'est le fédéralisme, le recours d'habeas corpus qui permet aux cours fédérales de déclarer les jugements rendus par les cours d'États « nuls et non avenus » est une arme lourde qu'il faut utiliser avec tact et prudence. La Cour suprême doit ménager les cours d'États et ne les « punir » que pour des motifs graves ; elle doit savoir s'autolimiter dans son droit de contrôle des cours d'États(37).

B. En matière civile

En matière civile, la Cour a admis dès 1971, comme elle l'avait fait en matière pénale, qu'une jurisprudence posant une règle nouvelle pouvait ne pas avoir d'effet rétroactif s'il s'agissait d'éviter une injustice ou une rigueur inutile, à condition toutefois que le but et l'objet de la règle nouvelle n'en soient pas sérieusement affectés. Dans une décision Chevron Oil Co. v. Huson, elle subordonna la non rétroactivité de la règle nouvelle à trois conditions : 1) il doit s'agir d'une règle nouvelle qui renverse un précédent auquel les parties se sont fiées ; 2) il convient de peser les avantages et les inconvénients de la rétroactivité au cas par cas, en considérant les antécédents historiques ainsi que l'objet et le but de la règle nouvelle ; 3) il faut tenir compte des résultats inéquitables que pourrait provoquer l'application de la règle nouvelle et éviter toute injustice ou rigueur inutile(38).

En 1990, une Cour extrêmement divisée décida d'appliquer les critères de Chevron Oil à une action formée par des transporteurs routiers contre l'État d'Arkansas pour le condamner à leur restituer le produit d'une taxe sur les autoroutes qui avait été déclarée inconstitutionnelle par la Cour comme contraire à la clause de commerce. Dans une décision American Trucking Associations, Inc. v. Smith, rendue à la pluralité des voix, le juge O'Connor rappela qu'en matière civile(39), l'éventuelle non rétroactivité de la règle nouvelle est déterminée par les trois critères de la jurisprudence Chevron Oil (40).

Un an plus tard, dans un de ces coups de théâtre dont elle a le secret, une Cour toujours aussi divisée décida d'abandonner Chevron Oil et elle jugea dans un arrêt James B. Beam Distilling Co. v. Georgia qu'une décision qui avait annulé des droits indirects sur les alcools importés dans l'État comme contraires à la Constitution devait s'appliquer rétroactivement(41). Le juge Souter qui rendit le jugement de la Cour expliqua en substance que, lorsque la Cour avait dégagé une règle nouvelle et en avait fait application effective à des plaideurs dans l'affaire qui renverse la jurisprudence antérieure, elle devait l'appliquer à tous les plaideurs se trouvant dans des situations comparables. Certaines cours d'États refusèrent de se plier à la règle nouvelle et elles l'évitèrent au moyen de distinctions toutes plus subtiles les unes que les autres.

En 1993, la Cour semblerait avoir mis le point final au principe de la rétroactivité de la règle nouvelle en matière civile dans l'arrêt Harper v. Virginia Department of Taxation par lequel elle a jugé que, lorsqu'elle applique une règle matérielle de droit fédéral, elle doit lui donner un plein effet rétroactif dans toutes les affaires toujours pendantes en appel direct devant elle et au regard de tous les événements, sans considération de leur date de survenance, qu'elle soit antérieure ou postérieure à l'énoncé de la règle nouvelle(42). La Cour souligne que l'État n'est pas systématiquement dans l'obligation de rembourser le trop-perçu fiscal, et qu'il peut s'acquitter de son obligation de conformité à la règle nouvelle en accordant, par exemple, une exemption fiscale aux contribuables lésés. La question de l'exécution est laissée au droit des États conformément à une jurisprudence constante qui découle des principes du fédéralisme : l'État a le choix des moyens par lesquels il se conformera à la règle nouvelle.

Conclusion

La Cour suprême est apparemment très libre de renverser sa jurisprudence comme il lui plaît et d'attacher à ses revirements les effets qu'elle juge les plus opportuns. Cette liberté totale de la Cour, qui donne à la règle de la rétroactivité de principe des revirements de jurisprudence un caractère tourmenté, voire chaotique, est bien difficile à apprécier par une doctrine qui aspire à plus de consistance et de cohérence(43).

(1) Blackstone (W.), Commentaries on the Laws of England (Facsimile of the first edition of 1765-1769), vol. 1, University of Chicago Press, 1979, p. 69 (not delegated to pronounce a new law, but to maintain and expound the old one).
(2) 505 US 833 (1992), traduit in Zoller (Elisabeth), Grands arrêts de la Cour suprême des États-Unis [ci-après Grands arrêts], Paris, PUF, coll. « Droit fondamental », 2000, p. 1121-1156.
(3) Blackstone (W.), Commentaries (1765), vol. 1, op. cit., supra, note 1, p. 69.
(4) Pour une analyse de la règle stare decisis, v. Zoller (E.), « Le judiciaire américain, l'interprétation et le temps. Deux points de vue », Droits, n° 30, 2000, p. 97-114.
(5) Helvering v. Hallock, 309 US 106, 119 (1940); et, pour des confirmations récentes, v. US v. International Business Machines Corp., 517 US 843, 856 (1996); Agostini v. Felton, 521 US 203, 235 (1997).
(6) Pour une étude d'ensemble, v. Barrett (Amy Coney), « Statutory Stare Decisis in the Courts of Appeals », George Washington Law Review, vol. 73 (2005), p. 317-352.
(7) Federal Baseball Club of Baltimore, Inc. v. National League of Professional Baseball Clubs, 259 US 200, 208-209 (1922).
(8) Toolson v. N.Y. Yankees, Inc., 346 US 356, 357-60 (1953).
(9) Flood v. Kuhn, 407 US 258 (1972).
(10) Patterson v. McLean Credit Union, 491 US 164, 172 (1989).
(11) Burnet v. Coronado Oil & Gas Co., 285 US 393, 407 (1932).
(12) Roe v. Wade, 410 US 113 (1973) reproduit in Grands arrêts, op. cit., supra, note 1, p. 745-757.
(13) Le professeur William N. Eskridge de l'Université de Yale avait déjà utilisé à propos du précédent législatif le qualificatif de « super-strong », in « Overruling Statutory Precedents », Georgetown Law Journal, vol. 76 (1988), pp. 1361 et s., notamment p. 1362 où il évoque ce qu'il dénomme la super-strong presumption of correctness (la présomption renforcée de justesse) que la Cour attache à ses précédents législatifs.
(14) Rosen (Jeffrey), « So, Do You Believe in “Superprecedent” ? », New York Times, October 30, 2005, Section 4, Column 1, Week in Review, p. 1. (15) 19 US (6 Wheat.) 264, 399-400 (1821).
(16) 48 US (7 How.) 283, 470 (1849).
(17) [1898] AC 374. Pour une présentation très claire des antécédents historiques de la règle du précédent, v. Kinder-Gest (P.), Droit anglais : 1) Institutions politiques et judiciaires, 3e éd., 1997, p. 217-218.
(18) V. Zoller (E.), « Splendeurs et misères du constitutionnalisme. Les enseignements de l'expérience américaine », RD publ., 1994, pp. 157-184, ainsi que les développements de Bruce Ackerman, We The People (II), Transformations, The Belknap Press of Harvard University Press, Cambridge, Massachusetts, 1998, p. 345.
(19) Payne v. Tennessee, 501 US 808, 828 (1991).
(20) Arizona v. Rumsey, 467 US 203, 212 (1984).
(21) Patterson v. McLean Credit Union, 491 US 164, 173 (1989).
(22) Planned Parenthood of Southeastern Pennsylvania v. Casey, 501 US 808, 827 (1991).
(28) V. Fallon (Richard H.) et Meltzer (Daniel J.), « New Law, Non-Retroactivity, and Constitutional Remedies », Harvard Law Review, vol. 104 (1991), pp. 1731-1833 ; ainsi que Tribe (Lawrence), American Constitutional Law, 3rd ed., vol. I, New York, Foundation Press, 2000, p. 216-217.
(29) Robinson v. Neil, 409 US 505, 507 (1973).
(30) Kuhn v. Fairmont Coal Co., 215 US 349, 372 (1910).
(31) Cette technique est présentée dans le rapport élaboré par des chercheurs de l'UMR de Paris I sous la direction de H. Muir Watt sur les revirements de jurisprudence dans les systèmes de common law, Les revirements de jurisprudence, rapport remis à M. le Premier président Guy Canivet, N. Molfessis [dir.], Paris, Litec, 2005, p. 53-71.
(32) Mapp v. Ohio, 367 US 643 (1961) traduit in Grands arrêts, op. cit., supra, note 1, pp. 617-624.
(33) Linkletter v. Walker, 381 US 618 (1965).
(34) Stovall v. Denno, 388 US 293 (1967).
(35) Griffith v. Kentucky, 479 US 314 (1987).
(36) Teague v. Lane, 489 US 288 (1989).
(37) La contradiction entre le fédéralisme et la nationalisation des droits des personnes inculpées qui fut réalisée par la Cour Warren est bien vue dans l'article de Joseph L. Hoffmann et William J. Stuntz, « Habeas After the Revolution », The Supreme Court Review, 1993, p. 65-123.
(38) Chevron Oil Co. v. Huson, 404 US 97, 105-106 (1971).
(39) Aux États-Unis, le contentieux fiscal relève en appel et dernier ressort des juridictions ordinaires.
(40) American Trucking Associations, Inc. v. Smith, 496 US 167 (1990).
(41) James B. Beam Distilling Co. v. Georgia, 501 US 529 (1991).
(42) Harper v. Virginia Department of Taxation, 509 US 86, 97 (1993).
(43) En ce sens, v. Stephens (Pamela J.), « The New Retroactivity Doctrine : Equality, Reliance and Stare Decisis », Syracuse Law Review, vol. 48 (1998), p. 1515-1575.