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Les revirements de jurisprudence de la Cour constitutionnelle fédérale d'Allemagne

Michel FROMONT - Professeur émérite à l'Université Paris I - Panthéon-Sorbonne

Cahiers du Conseil constitutionnel n° 20 (Dossier : Les revirements de jurisprudence du juge constitutionnel) - juin 2006

En Allemagne comme dans tous les pays de droit romaniste, les décisions des juridictions n'ont pas valeur de précédent comme dans les pays de common law. Elles peuvent donc changer la ligne de jurisprudence tout à fait librement. Cette règle vaut pour la Cour constitutionnelle fédérale comme pour toutes les autres juridictions allemandes, qui forment d'ailleurs ensemble un seul et même pouvoir, le pouvoir judiciaire(1).

Pourtant quelques objections pourraient être faites de prime abord, mais elles sont aisément réfutables. En premier lieu, la doctrine allemande dominante range la jurisprudence parmi les sources du droit, mais la doctrine admet que la jurisprudence peut évoluer. En second lieu, la Cour constitutionnelle fédérale a l'habitude, comme d'ailleurs toutes les juridictions supérieures, de citer ses propres décisions comme si elles avaient une autorité particulière, mais la pratique des citations de jurisprudence ne signifie nullement que ces décisions ont valeur de précédent au sens où l'entendent les pays de common law; d'ailleurs, la Cour cite également les écrits de la doctrine (quoique de façon moins abondante). En outre, les jugements de la Cour peuvent être accompagnés d'opinions dissidentes qui ont souvent pour objet de préparer une évolution de la jurisprudence, voire un véritable revirement. En quatrième lieu, le principe de non-rétroactivité s'opposerait à ce que la Cour donne à une règle constitutionnelle un sens entièrement différent de celui qu'elle avait précédemment ; mais dans la pratique, la Cour a toujours la possibilité de moduler dans le temps la portée de ses décisions.

En vérité, la Cour n'est limitée dans sa liberté de modifier sa jurisprudence que dans la mesure où le principe de l'État de droit exige que les règles de droit soient certaines et où le principe d'égalité exige que des affaires semblables soient jugées de façon semblable. La Cour constitutionnelle fédérale ne peut donc modifier sa jurisprudence qu'en donnant les raisons qui justifient ce changement(2). La plupart du temps, le juge constitutionnel opère comme tout juge, c'est-à-dire qu'il modifie sa jurisprudence de façon insensible, par exemple, en sélectionnant dans les décisions antérieures les formules qui correspondent à l'état actuel de sa jurisprudence et en passant sous silence les formules anciennes qu'elle entend faire oublier. Néanmoins, comme toutes les juridictions des pays de droit romaniste, la Cour constitutionnelle fédérale pratique parfois le revirement de jurisprudence.

Deux sortes de revirements de jurisprudence peuvent être distingués ; le revirement résultant d'un changement de circonstances, qui n'est en réalité qu'apparent, et le revirement de jurisprudence consistant à modifier l'interprétation d'une règle constitutionnelle et qui est le véritable revirement de jurisprudence. Nous les étudierons successivement.

I. Les revirements apparents de jurisprudence : la prise en compte des changements de circonstances

En cas de modification de la situation de fait, la même loi ou une loi semblable peut être successivement déclarée constitutionnelle, puis inconstitutionnelle. Dans un tel cas, l'interprétation de la règle constitutionnelle reste la même, mais son application produit des résultats opposés en raison du changement de circonstances.

A. L'influence du changement de circonstances sur la conformité d'une loi à la Constitution

Selon la jurisprudence de la Cour constitutionnelle fédérale, la constitutionnalité d'une loi est nécessairement subordonnée à une certaine adéquation de la disposition examinée à la situation qu'elle entend régir. Cette situation peut être une situation de fait (par exemple, la part respective de la contribution de l'homme et de la femme aux charges du ménage), mais aussi une situation de droit (par exemple, l'aménagement des pensions de divorce dans le code civil). Ce contrôle d'adéquation s'exerce tout particulièrement lors de l'examen du respect du principe d'égalité (qui exige traitement égal pour des situations semblables et traitement différencié pour des situations différentes) ou du principe de proportionnalité (qui exige une certaine proportion entre le but visé et les règles posées). En d'autres termes, alors que le contrôle des motifs de la loi se borne en France à la recherche d'une éventuelle erreur manifeste, il est beaucoup plus développé en Allemagne et son résultat peut donc changer en fonction de l'évolution de la société, de l'économie et même de la législation, évolution pour laquelle la Cour recourt souvent aux lumières d'experts.

En cas de changement des circonstances, la Cour considère que la loi cesse d'être conforme à la Constitution puisque la situation qui la justifiait n'existe plus. Dans un tel cas, tout en restant fidèle à son interprétation de la règle constitutionnelle, la Cour décide que tel acte qui était constitutionnel il y a quelques années n'est plus conforme à la constitution. En d'autres termes, ce qui a changé, ce n'est pas l'interprétation de la règle constitutionnelle, mais la situation de fait qui constitue le « motif » (au sens de la terminologie du droit administratif français) de la loi. Il n'y a donc pas véritablement revirement de jurisprudence puisque la règle constitutionnelle est interprétée de la même façon, mais il y a néanmoins ce qu'on peut appeler un revirement apparent de jurisprudence puisque des actes qui étaient constitutionnels selon l'ancienne jurisprudence cessent de l'être.

En droit français, ce phénomène est bien connu du juge administratif : un règlement administratif devient « illégal » quand les circonstances de fait ne permettent plus de le justifier. En revanche, le Conseil constitutionnel n'a pas l'occasion de constater qu'une loi cesse d'être conforme à la constitution. L'explication tient dans le fait qu'en France le contrôle de constitutionnalité est exercé sur les lois avant leur promulgation et de façon définitive (à quelques exceptions près). Au contraire, en droit allemand, la Cour constitutionnelle fédérale peut être saisie par un tribunal ou un particulier de la question de la constitutionnalité d'une loi ancienne très longtemps après sa promulgation.

B. Les différents cas d'inconstitutionnalité pour changement des circonstances

Cette prise en compte d'une situation changeante peut prendre plusieurs formes. Nous en distinguerons quatre selon que la loi est considérée comme pouvant devenir inconstitutionnelle, comme contraire à la Constitution à l'avenir et devant donc être éliminée à terme, comme étant d'ores et déjà inconstitutionnelle et comme devant être éliminée par le législateur dans un délai déterminé ou encore comme devant être annulée immédiatement par le juge.

La première manifestation de cette jurisprudence relative au changement de circonstances consiste à dire que la loi est conforme à la Constitution compte tenu des prévisions que le législateur a pu raisonnablement faire lorsqu'il a édicté la loi sur la base des connaissances qu'il possédait alors, mais que la loi pourrait devenir contraire à la Constitution si les constatations et les évaluations faites par le législateur étaient démenties ultérieurement par l'évolution de la situation. Ainsi, dans sa décision relative à la cogestion des grandes sociétés, la Cour constitutionnelle fédérale a jugé plausible le pronostic du législateur selon lequel l'introduction de la cogestion paritaire dans les grandes sociétés serait un facteur de paix sociale et n'entraînerait pas de conséquences préjudiciables pour le bon fonctionnement de l'entreprise et de l'ensemble de l'économie et que, par conséquent, il n'y avait pas atteinte à la garantie constitutionnelle du droit de propriété(3). En effet, le législateur avait pris la précaution de recueillir systématiquement toutes les informations qui étaient alors disponibles : « Comme le législateur s'est fondé sur ces informations pour choisir la solution adoptée dans la loi, l'appréciation portée sur les effets produits par la loi doit être considérée comme plausible et si elle devait s'avérer à l'avenir être totalement ou partiellement une erreur, le législateur aurait le devoir de corriger la loi. »

La seconde manifestation de cette jurisprudence consiste à déclarer que la loi actuelle est encore constitutionnelle, mais qu'elle cessera de l'être lors de ses prochaines applications. Ainsi, dans la décision du 22 mai 1963 relative au découpage électoral pour les élections au Bundestag, la Cour a jugé que la loi était encore conforme à la Constitution pour les élections qui avaient eu lieu en 1961 et que le résultat de ces élections ne devait donc pas être annulé, mais qu'elle ne le serait plus pour les élections suivantes(4). La Cour affirme en effet : « Lors des dernières élections au Bundestag dans le Schleswig, ces inégalités se sont traduites par une atteinte à l'égalité qu'il n'est plus possible d'ignorer : les prochaines élections au Bundestag ne peuvent pas se faire selon le découpage actuel des circonscriptions. »

La troisième manifestation de cette jurisprudence consiste à décider que la loi examinée est devenue contraire à la Constitution du fait du changement de la situation de fait, mais que le législateur dispose encore d'un certain délai pour la modifier. Ce cas s'est fréquemment présenté ces dernières années lors de l'examen de la conformité de lois au principe d‘égalité de l'homme et de la femme, car la répartition des tâches entre l'homme et la femme dans un couple a beaucoup évolué en cinquante ans et le législateur doit en tenir compte. Par exemple, en 1963, la Cour avait jugé qu'une disposition législative plus favorable à la veuve qu'au veuf en matière de pensions de retraite était justifiée par le fait que la quasi-totalité des femmes assurait les soins du ménage, le mari pourvoyant aux besoins de sa femme et également par le fait que la femme avait beaucoup plus de difficultés que l'homme à trouver du travail(5). Au contraire, en 1975, la Cour juge que « le rôle du mariage et de la famille a commencé à évoluer en droit et en fait··· Le législateur a pour tâche difficile d'apprécier l'incidence de cette évolution sur la réglementation des pensions··· de telle sorte qu'on ne peut pas reprocher au législateur de ne pas avoir encore modifié la législation depuis 1963··· Il y aurait, par contre, carence du législateur au regard du principe d'égalité si, dans l'avenir, une solution plus adéquate n'était pas recherchée. On doit même considérer que c'est là une obligation imposée au législateur par la Constitution. Compte tenu des difficultés d'élaboration d'une telle réglementation, la nouvelle loi devra entrer en vigueur avant la fin de la deuxième législature qui suit celle en cours »(6).

La quatrième manifestation de cette jurisprudence consiste à déclarer purement et simplement que la loi n'est plus justifiée par la situation actuelle et qu'elle est donc devenue inconstitutionnelle. Par exemple, autrefois, le fait que l'impôt ne frappait qu'une partie de la pension d'un ouvrier alors qu'il frappait la totalité de la pension d'un fonctionnaire était justifié par le faible montant de la pension des ouvriers. Or cette justification ne tient plus du fait que l'écart entre les pensions des uns et des autres a considérablement diminué. Certes le législateur en a tenu compte en 1966 en accordant également un certain abattement à la base aux fonctionnaires retraités, mais si ce rapprochement des deux régimes fiscaux pouvait être tenu pour suffisant en 1966, il n'en est plus de même en 1980, année du jugement, du fait que les pensions des fonctionnaires et des ouvriers ont désormais des montants tout à fait semblables. En conséquence, la disposition fiscale en cause est déclarée inconstitutionnelle et le législateur est invité à modifier la loi dans un bref délai(7).

Le changement de la situation qui est régie par la loi conduit souvent à des changements apparents de jurisprudence en ce qu'une règle législative qui était jusque-là conforme à la Constitution devient non conforme à celle-ci. Mais parfois, le changement de situation incite le juge constitutionnel à aller plus loin et à donner une nouvelle interprétation à la règle constitutionnelle qu'il applique. Il y a alors revirement véritable de jurisprudence.

II. Les revirements véritables de jurisprudence : la modification de l'interprétation de la règle constitutionnelle

Ce sont souvent les changements de situation qui incitent le juge constitutionnel à changer son interprétation de la constitution, mais il arrive aussi qu'interviennent d'autres facteurs, notamment des considérations idéologiques ou simplement « dogmatiques » au sens allemand du terme (c'est-à-dire pour des raisons de théorie ou de logique du droit).

A. Les revirements de jurisprudence imposés par le changement de circonstances

Deux exemples peuvent être donnés. Le premier concerne l'avortement et le revirement a été provoqué par la réunification de l'Allemagne. Le second concerne les rapports entre le droit constitutionnel national et le droit communautaire et le revirement est dû aux progrès de la construction européenne.

L'exemple le plus spectaculaire de revirement est sans conteste la jurisprudence relative à l'avortement. Le changement de circonstances a été provoqué par l'adhésion de la RDA à la République fédérale d'Allemagne le 3 octobre 1990. En effet, à cette date-là, l'Allemagne de l'Ouest avait adopté une législation assez restrictive de l'avortement, précisément sous la pression de la Cour constitutionnelle fédérale qui avait censuré en 1975 une loi qui, à ses yeux, permettait trop largement la pratique de l'avortement. Au contraire, l'Allemagne de l'Est avait une législation nettement plus permissive et les Allemands de l'Est étaient peu désireux d'être soumis à la législation nettement plus restrictive de l'Allemagne de l'Ouest. C'est pourquoi le Traité d'union du 31 août 1990 imposait au législateur de la nouvelle Allemagne « l'obligation d'établir une nouvelle législation qui assurerait une meilleure protection de la vie prénatale et, dans le respect de la Constitution, une meilleure maîtrise des situations de conflit dans lesquelles se trouvent les femmes enceintes » (art. 31, al. 4). À la suite de ce traité, le Bundestag adopta le 29 juin 1992 une nouvelle loi sur l'avortement, promulguée le 17 juillet 1992 sous le titre « Loi sur la protection de la vie prénatale, la promotion d'une société plus accueillante pour les enfants, les aides en faveur des femmes enceintes en détresse et les conditions de l'interruption de grossesse ». Cette loi fut immédiatement attaquée devant la Cour constitutionnelle fédérale par le gouvernement de la Bavière et par une partie des députés de la Démocratie chrétienne qui avaient voté contre ses dispositions. Alors que cette loi était manifestement contraire à la Loi fondamentale telle qu'elle avait été interprétée par elle-même dans son arrêt du 25 février 1975(8), la Cour constitutionnelle fédérale l'a déclarée très largement constitutionnelle dans son arrêt du 28 mai 1993, même si plusieurs dispositions ont été néanmoins déclarées inconstitutionnelles(9).

Dans la décision du 25 février 1975, la Cour se fonde sur le droit à la vie (art. 2 de la Loi fondamentale) et en déduit que l'enfant à naître a droit à la vie et que ce droit doit être protégé contre la mère non seulement par des techniques de prévention, mais encore par des mesures de répression pénale. De plus, la suppression de toute répression pendant les douze premières semaines de la grossesse dès lors qu'il y a eu une consultation sociomédicale de la femme enceinte ne peut être justifiée par la seule affirmation qu'elle permettrait une meilleure prévention. La loi soumise à son examen fut donc déclarée inconstitutionnelle et annulée. De fait, la loi adoptée à la suite de cette déclaration d'inconstitutionnalité a remplacé la suppression de toute répression pendant les douze premières semaines de la grossesse par l'énumération de quatre cas de justification : santé de la mère, santé du futur enfant, viol de la mère, détresse de la mère(10).

Dans sa décision du 28 mai 1993, la Cour renonce à exiger une répression pénale pour la période des douze premières semaines de grossesse. Elle admet que « les effets produits par les précédentes règles pénales ne se sont pas révélés à l'expérience encourageants ». Mais, en contrepartie, elle pose deux exigences. D'une part, les consultations auxquelles doit se soumettre la femme enceinte ne doivent pas être neutres, mais aider la femme à prendre la décision de continuer la grossesse du moins chaque fois que cela est humainement possible. D'autre part, même s'il n'est pas punissable, tout avortement doit être déclaré illicite, ce qui entraîne et justifie le refus de tout remboursement des frais médicaux par les caisses d'assurances sociales. C'est parce que ces deux exigences ne sont pas satisfaites que la loi de 1993 est déclarée partiellement non conforme à la Constitution (ce que ne faisait pas la loi de 1992, d'où une déclaration partielle d'inconstitutionnalité). Le législateur éprouvera quelques difficultés à satisfaire ces deux exigences, puisque la loi correctrice ne sera promulguée que le 21 août 1995(11).

L'inflexion de la jurisprudence est manifeste. C'est la réunification qui a imposé la nécessité de trouver une voie moyenne entre les conceptions juridiques de l'Est et de l'Ouest sur un terrain qui est plus celui des mœurs que celui du régime politique.

L'autre exemple de revirement concerne les rapports entre le droit constitutionnel national et le droit communautaire. Ce revirement est beaucoup moins spectaculaire car la Cour a pris soin de motiver en partie son changement d'attitude par l'évolution de la construction européenne. Il n'en demeure pas moins que la Cour a revu à la baisse ses exigences entre les deux décisions du 29 janvier 1974 et du 22 octobre 1986(12). En effet, la Cour affirme dans ses deux décisions qu'elle a le devoir de vérifier si les règlements communautaires respectent les droits fondamentaux garantis par la Loi fondamentale. La différence entre les deux décisions porte néanmoins sur deux points décisifs.

En premier lieu, la décision de 1974 considérait que les droits fondamentaux ne seraient sérieusement protégés au niveau communautaire que le jour où ils auraient été proclamés par un Parlement élu au suffrage universel ; au contraire, la seconde décision de la Cour passe sous silence cette exigence.

En second lieu, la décision de 1974 affirmait le droit de la Cour de contrôler le respect des droits fondamentaux par un acte communautaire « aussi longtemps » que les droits fondamentaux ne seraient pas mieux protégés par le droit communautaire et elle a contrôlé effectivement la conformité d'un règlement communautaire avec un droit fondamental garanti par la Constitution allemande, celui d'exercer librement sa profession. Au contraire, la décision de 1986 considère que les droits fondamentaux sont désormais suffisamment protégés par les organes communautaires (du fait de l'engagement des Communautés et des États membres de respecter les droits fondamentaux et du fait du développement d'une jurisprudence protectrice des droits fondamentaux par la Cour de justice des Communautés européennes) et, « aussi longtemps » que cette protection sera équivalente à celle qui existe en Allemagne, la Cour n'exercera plus son droit de contrôler les règlements communautaire.

La Cour est ainsi passée d'un contrôle systématique du respect des droits fondamentaux par les actes communautaires à une absence complète de contrôle, du moins sur ce point(13).

B. Les revirements de jurisprudence inspirés par l'évolution de la conception du rôle des partis dans une démocratie

Selon la place que l'on assigne aux partis politiques dans le fonctionnement de la démocratie, les règles relatives au financement des partis politiques peuvent être plus ou moins favorables à ceux-ci. Les fondateurs de la République fédérale étaient convaincus que l'échec de la démocratie à l'époque de Weimar était dû à l'absence de grands partis démocratiques et même, dans une certaine mesure, à l'hostilité de la Constitution à l'égard des partis politiques(14) et qu'une démocratie solide avait besoin de partis forts, c'est-à-dire d'institutions servant d'intermédiaires entre le peuple et l'État. C'est pourquoi ils insérèrent dans la Loi fondamentale le célèbre article 21 qui reconnaît aux partis politiques la fonction de « concourir à la formation de la volonté politique du peuple » (art. 21)(15). Plus tard, le Bundestag devait adopter une grande loi sur le statut des partis politiques (loi du 24 juill. 1967) qui a d'ailleurs attiré l'attention de nombreux pays occidentaux. Au fur et à mesure que les partis politiques établissaient leur domination sur la démocratie allemande, le législateur a prévu divers moyens de financement au profit de ceux-ci. Les dispositions relatives au financement public (soit par voie de versement de l'État, soit par voie d'allégements fiscaux) ont fait l'objet de nombreuses saisines de la Cour constitutionnelle fédérale. Or précisément, la jurisprudence a subi maintes fluctuations si bien que trois périodes peuvent être distinguées.

Tout d'abord, jusqu'en 1966, la Cour admit que l'État participe non seulement aux dépenses électorales, mais aussi aux dépenses générales des partis. Mais, dans son jugement du 19 juillet 1966(16), la Cour procéda à une première « correction » de sa jurisprudence pour reprendre l'expression du professeur Hesse(17). Dorénavant, l'État ne peut participer qu'au financement des dépenses électorales et non plus aux dépenses générales (éducation politique, participation à la formation de l'opinion publique, formation d'hommes politiques, etc.). Voici en quels termes la Cour annonce son revirement : « Dans son jugement du 24 juin 1958 la Cour a déclaré que les partis politiques étaient avant tout des organisations préparant les élections et que leurs moyens financiers servaient en premier lieu à préparer les élections. Comme la tenue d'élections est une mission publique et que la Constitution confie un rôle décisif aux partis dans la réalisation de cette mission, il faut considérer comme admissible que les fonds publics financent non seulement les élections elles-mêmes, mais aussi les partis qui animent ces élections. Ces déclarations de la Cour pouvaient être comprises par les Parlements de la Fédération et des Länder, et ont été effectivement comprises, comme autorisant selon le droit constitutionnel le versement de deniers publics aux partis politiques pour l'ensemble de leurs activités politiques. Sur la base de l'audience organisée à la demande du gouvernement de Hesse, la Cour est parvenue à la conclusion que les articles 21 et 20, alinéa 2, de la Loi fondamentale s'opposaient à ce que des versements budgétaires soient effectués au profit des partis politiques dans le domaine de la formation de l'opinion publique et des hommes politiques. »

Un quart de siècle plus tard, la Cour devait effectuer un nouveau revirement et elle le fit avec une brutale franchise. Dans son jugement du 9 avril 1992(18), elle déclare à plusieurs reprises (pp. 285, 286 et 314) qu'elle s'écarte de sa jurisprudence antérieure. Par exemple, elle écrit : « Contrairement à la position défendue jusqu'à présent par la Cour, la Constitution ne s'oppose pas à ce que l'État accorde des moyens financiers aux partis politiques pour le financement de l'ensemble des activités qui leur incombent selon la Loi fondamentale. » Puis, se référant à la décision que nous venons d'analyser, elle affirme : « Contrairement à la jurisprudence antérieure de la Chambre, il n'est pas nécessaire de limiter le financement des partis par l'État au remboursement des dépenses nécessaires à une campagne électorale raisonnable. » En revanche, cette participation de l'État à l'ensemble des dépenses des partis ne saurait dépasser une certaine limite que la Cour n'avait pas posée jusqu'alors. Se fondant sur l'idée que le parti politique ne doit pas devenir une institution étatique et qu'il doit avoir de profondes racines dans la société civile, la Cour estime que la participation de l'État ne saurait excéder les ressources propres de chaque parti (cotisations et dons).

Par ailleurs sur la question du respect de l'égalité des chances par la réglementation des déductions du revenu imposable des donations faites par des personnes privées aux partis politiques, la Cour se réfère même aux opinions dissidentes qui avaient critiqué une décision précédente (p. 314). Elle le fait dans les termes suivants : « Contrairement à la position prise dans son jugement du 14 juillet 1986(19), mais conformément à l'opinion dissidente exposée à l'époque par le juge Böckenförde, à laquelle avait adhéré le juge Mahrenholz, la Chambre considère··· »

Sur ces deux points, le revirement de jurisprudence est affirmé par la Cour elle-même avec beaucoup de franchise.

C. Les revirements de jurisprudence inspirés par l'évolution des idées sur les rapports entre l'État et l'économie

Pendant longtemps la garantie constitutionnelle du droit de propriété a été interprétée comme n'étant pas susceptible de limiter le pouvoir fiscal de l'État. Puis vint la décision du 22 juin 1995 relative à l'impôt sur le patrimoine(20). Cette décision se fit remarquer non par son dispositif (déclaration d'inconstitutionnalité pour violation du principe d'égalité), mais par ses obiter dicta inspirés manifestement par l'un des juges de la Cour, le professeur Kirchhof qui se rendit célèbre par la suite pour ses idées ultra-libérales en matière fiscale. En effet, elle affirme, tout d'abord, que l'impôt sur le capital ne doit frapper que le revenu de celui-ci, sinon « il conduirait à une confiscation progressive » et porterait atteinte à la propriété privée garantie par l'article 14 de la Loi fondamentale, non seulement parce que le capital doit rester intact, mais encore parce qu'une partie des revenus doit rester entre les mains du contribuable, car l'article 14 de la Loi fondamentale exige que « l'usage de la propriété serve à la fois l'utilité privée et le bien de la collectivité publique ». Plus précisément, « l'impôt sur le patrimoine ne peut s'ajouter aux autres impôts frappant le capital que pour autant que la charge fiscale globale pesant sur les revenus du capital correspond approximativement à un partage des revenus du capital par moitié entre les particuliers et la collectivité ».

Dans une très longue opinion dissidente, le professeur Böckenförde, qui jouit d'une grande autorité intellectuelle, montra non seulement que, ce faisant, la Cour procédait à une interprétation abusive de la Constitution et limitait de façon excessive le pouvoir fiscal du législateur fédéral, mais encore, ce qui nous intéresse plus particulièrement ici, qu'il y avait une rupture caractérisée avec la jurisprudence constitutionnelle antérieure. C'est ce que démontrent les citations suivantes : « Cette conception est selon ma conviction erronée et elle n'est pas en accord avec la jurisprudence antérieure de la Cour. » L'auteur rappelle alors cette jurisprudence selon laquelle l'État peut exiger le versement de sommes d'argent sans mettre en cause la garantie constitutionnelle du droit de propriété. Puis il continue : « C'est cette jurisprudence que la Chambre abandonne de façon radicale··· Ce changement d'argumentation est la manifestation d'une conception fondamentalement nouvelle dans son principe qui est appliquée pour la première fois. » L'opinion dissidente réfute alors la thèse de la majorité selon laquelle la garantie constitutionnelle protège le capital même contre l'impôt car, selon le juge Böckenförde, la garantie constitutionnelle du droit de propriété ne saurait protéger de façon privilégiée contre l'impôt une partie du potentiel économique des particuliers, à savoir la partie immobilisée de leur patrimoine, alors quelle ne protège évidemment pas l'entrée des revenus dans le patrimoine. Puis vient le tour des critiques adressées à la thèse de la Cour selon laquelle le montant de l'impôt sur le patrimoine ne doit pas excéder la moitié des revenus du capital : « De même, ni l'article 14, ni toute autre disposition de la Loi fondamentale ne permet de justifier l'exigence supplémentaire posée par la Chambre, à savoir que la moitié environ des revenus du capital doit être laissée à leur titulaire. Sur ce point également, la Chambre abandonne la limite jusque-là admise, celle qui est constituée par le caractère confiscatoire d'un prélèvement financier obligatoire. » Puis l'auteur de l'opinion dissidente reproche à la majorité de minorer la portée du principe de l'État social, consacré par l'article 20 de la Loi fondamentale, en procédant ainsi à l'extension de la garantie constitutionnelle du droit de propriété. Il ajoute alors : « La jurisprudence précédente de la Cour selon laquelle l'article 14, alinéa 1, de la Loi fondamentale ne protège pas en principe les particuliers contre les prélèvements obligatoires de sommes d'argent, trouvait là sa justification ultime. »

Manifestement, ce changement de jurisprudence a été provoqué non seulement par l'influence d'une forte personnalité au sein de la Cour, mais également par un retour en force des idées libérales dans une partie des élites allemandes.

D. Les revirements de jurisprudence dus à l'évolution de la théorie des droits fondamentaux

La théorie générale des droits fondamentaux est si complexe que le juge constitutionnel estime parfois nécessaire d'apporter moins un bouleversement que des rectifications à sa jurisprudence antérieure. Deux exemples peuvent en être donnés. L'un concerne l'interprétation du principe d'égalité. L'autre concerne la nécessité d'une loi pour autoriser une autorité gouvernementale ou administrative à restreindre un droit fondamental. Bien sûr, derrière ces changements de technique juridique, se profile l'hésitation constante du juge constitutionnel entre l'activisme et la retenue judiciaire : dans l'un, la Cour accroît son contrôle, dans la seconde, elle le diminue.

Le premier exemple est peut-être contestable dans la mesure où la Cour a simplement ajouté une nouvelle exigence lorsqu'elle examine la conformité d'une loi (mais non d'une mesure individuelle, qu'elle soit administrative ou juridictionnelle) au principe d'égalité. Dans la jurisprudence initiale telle qu'elle fut exposée notamment dans l'une des toutes premières décisions le 23 octobre 1951, la Cour adoptait une conception de l'égalité assez restrictive : « Le principe d'égalité est violé lorsqu'on ne peut trouver, à la base d'une différence ou d'une inégalité de traitement par la loi, une justification raisonnable, découlant de la nature des choses ou d'une quelconque raison objectivement convaincante, bref, lorsque la disposition doit être considérée comme arbitraire(21). » Cette référence à la notion d'arbitraire n'a jamais été totalement abandonnée par la Cour.

Cependant devant les critiques de la doctrine lui reprochant de ramener le contrôle du respect de l'égalité à un contrôle de la rationalité ou du raisonnable, la Cour, principalement la Première chambre, adopta une nouvelle définition à partir de 1980 : « Le principe d'égalité exige que tous les hommes soient traités de façon égale devant la loi. En conséquence, ce droit fondamental est violé lorsqu'un groupe de destinataires de la disposition de la loi est, par comparaison à d'autres groupes, traité différemment, alors qu'il n'existe pas entre ces groupes de différences d'une telle nature et d'un tel poids qu'elles justifieraient l'inégalité de traitement(22). » L'adoption de cette « nouvelle formule », selon l'expression consacrée, a pour effet de limiter plus étroitement le pouvoir du législateur et de renforcer en conséquence le pouvoir de contrôle du juge. En effet, la nouvelle formule aboutit à contrôler non seulement la légitimité du critère de discrimination retenu par le législateur, mais encore à s'assurer que la différenciation est la moins attentatoire possible au principe d'égalité de la loi, ce qui aboutit à instituer un véritable contrôle de proportionnalité entre la différenciation retenue et le but poursuivi.

Cependant cette nouvelle jurisprudence ne se substitua pas complètement à l'ancienne. En réalité, il y a aujourd'hui coexistence des deux jurisprudences selon des règles assez complexes. Tout d'abord, en ce qui concerne les décisions individuelles (juridictionnelles ou administratives), la conception traditionnelle, fondée sur la prohibition de l'arbitraire, continue de s'appliquer intégralement. Ensuite, en ce qui concerne les lois (ou les règlements), la conception nouvelle, c'est-à-dire la plus exigeante, du principe d'égalité s'applique seulement lorsque les différences de traitement sont fortes(23). Ainsi, l'ancienne jurisprudence n'est remplacée que partiellement par la nouvelle jurisprudence(24). En d'autres termes, le revirement n'est que partiel.

Le deuxième exemple de remplacement partiel d'une jurisprudence par une autre concerne l'étendue du domaine réservé par la loi en cas d'atteinte à un droit fondamental. Se fondant sur le principe de l'État de droit posé par l'article 20 de la Loi fondamentale, la Cour constitutionnelle fédérale a dégagé très tôt le principe selon lequel toute règle de droit « essentielle » doit être contenue dans une loi et, en particulier, le principe selon lequel toute intervention du gouvernement ou de l'administration susceptible d'affecter l'exercice d'un droit fondamental doit reposer sur une habilitation législative. Parmi les interventions susceptibles d'affecter l'exercice d'un droit fondamental (Grundrechtseingriff), la Cour ne range pas seulement les actes juridiques ayant pour but et pour effet d'affecter directement les droits fondamentaux du destinataire d'une décision. Elle entend encore par là les actes juridiques ou matériels qui affectent l'exercice d'un droit fondamental soit directement (par exemple, un passant est blessé par le tir d'un policier poursuivant un délinquant), soit indirectement (par exemple, le versement d'une subvention est susceptible d'affecter le libre exercice de sa profession par un concurrent de l'entreprise bénéficiaire).

Parmi les actes matériels susceptibles d'avoir des répercussions sur la jouissance d'un droit fondamental figurent notamment les informations, voire les avertissements ou les mises en garde adressés au public par une autorité publique au sujet d'un groupe de personnes ou d'un produit. Si elle avait appliqué la jurisprudence précédente, la Cour aurait dû y voir des actes affectant l'exercice d'un droit fondamental et, par voie de conséquence, considérer que de telles interventions devaient être prévues par la loi et rentraient donc dans le domaine réservé à la loi. Or, par deux décisions rendues le 26 juin 2002, la Cour a refusé d'appliquer sa jurisprudence antérieure à propos de mises en garde gouvernementales à l'encontre d'une secte et de la publication d'une liste de vins contenant du glycol(25). À propos de la première affaire, elle décida que les déclarations gouvernementales devaient certes être en conformité avec le principe de neutralité religieuse de l'État, mais elle affirma que celles-ci ne portaient pas atteinte aux activités protégées au titre de la liberté religieuse. En conséquence, la constitutionnalité des mises en garde n'était pas subordonnée à une autorisation accordée au gouvernement par le législateur car elles ne visaient pas à restreindre le domaine de protection de la liberté religieuse ; il suffisait que le gouvernement agisse dans le cadre de la mission qui lui était confiée de façon générale par la Constitution. De même, à propos de la publication d'une liste de vins contenant du glycol, elle décida que la liste devait certes être conforme à la vérité, mais que le droit au libre exercice de la profession, consacré par l'article 12 de la Loi fondamentale, ne garantissait pas aux professionnels le droit d'être à l'abri de déclarations émanant d'autorités de l'État. En conséquence, comme dans le cas précédent, la constitutionnalité de l'agissement gouvernemental n'était pas subordonnée à l'existence d'une autorisation du législateur et il suffisait que le gouvernement agisse dans le cadre de la mission générale d'information que lui confie la Constitution.

Ce revirement de jurisprudence relative aux actes matériels ayant des répercussions sur l'exercice d'un droit fondamental a été très critiqué par la doctrine, car il a été considéré comme entraînant un recul des exigences de l'État de droit telles qu'elles avaient été précédemment développées(26). En particulier, il a pour effet de restreindre le champ d'application de la théorie selon laquelle toute mesure du pouvoir exécutif ayant des incidences sur l'exercice d'un droit fondamental doit avoir une base légale (Gesetzesvorbehalt).
(21) Cour constitutionnelle fédérale, 23 oct. 1951, BVerfGE, t. 1, p. 14. Sur cette question, v. l'analyse approfondie de Jouanjan (O.), Le principe d'égalité devant la loi en droit allemand, préf. M. Fromont, Paris, 1992, p. 129 et s.
(22) Cour constitutionnelle fédérale, 7 oct. 1980, BVerfGE, t. 55, p. 72, commentée par O. Jouanjan, op. cit., p. 146. La formule est répétée dans d'autres décisions, notamment : 4 oct. 1983, BVerfGE, t. 65, p. 104, analyse et commentaire M. Fromont, RD publ. 1984, p. 1577 ; 30 mai 1990, BVerfGE, t. 82, p. 126 et 15 mars 2000, BVerfGE, t. 102, p. 68, analyse et commentaire M. Fromont, RD publ. 2002, p. 1842.
(23) Selon les professeurs Zippelius et Würtenberger (Deutsches Staatsrecht, 31e éd., Munich, 2005, p. 215), cette conception exigeante est applicable lorsque le critère de différenciation est normalement prohibé (le sexe, par exemple), soit lorsque les intéressés ne peuvent pas se soustraire à la différenciation, soit lorsque l'exercice d'un droit fondamental est en cause.
(24) Cette coexistence des deux jurisprudences est ainsi présentée par la Cour dans sa décision du 6 mars 2002 (BVerfGE, t. 105, p. 73 ; analyse et commentaire M. Fromont, RD publ. 2004, p. 114): « Du principe d'égalité découlent selon l'objet des dispositions et des critères de différenciation des limites différentes pour le législateur qui vont de la simple prohibition de l'arbitraire à l'obligation de respecter une certaine proportionnalité. L'article 3, alinéa 2, de la Loi fondamentale est dans tous les cas violé lorsqu'aucune raison tirée de la nature des choses ou convaincante d'une autre façon ne peut être trouvée. De plus, le principe d'égalité est également violé lorsqu'un groupe de personnes visées ou concernées par la norme est traité d'une façon différente d'un autre groupe bien qu'il n'existe entre les deux groupes aucune différence d'une nature ou d'un poids tels qu'elle puisse justifier un traitement différent. Cela dépend essentiellement aussi de la mesure dans laquelle le traitement différencié de personnes ou de comportements peut exercer un effet préjudiciable sur l'exercice d'un droit fondamental. Des critères plus précis pour déterminer dans chaque cas s'il y a violation du principe de la prohibition de l'arbitraire ou de l'exigence d'un traitement proportionnellement égalitaire de la part du législateur ne peuvent pas être déterminés de façon abstraite et générale, mais seulement par rapport aux différents domaines faisant l'objet des dispositions. »

Conclusion

L'étude des revirements de jurisprudence, qu'ils soient seulement apparents ou qu'ils correspondent à un changement effectif d'interprétation de la règle constitutionnelle, montre que la Cour constitutionnelle fédérale n'est pas une Cour figée : elle sait s'adapter à l'évolution des faits et des idées, voire rectifier sa jurisprudence lorsqu'elle l'estime nécessaire. Bien évidemment les revirements ne sont, en définitive, pas très nombreux, car la Cour, comme tout juge, souhaite donner à sa jurisprudence une certaine stabilité afin d'assurer son autorité et ne pas créer d'insécurité juridique.

Les répercussions des revirements de jurisprudence sur la situation des personnes privées et sur l'activité des autorités publiques ne posent pas de problème particulier du fait que la Cour a la possibilité de moduler dans le temps l'effet de ses décisions. En particulier, lorsque la constitutionnalité d'une loi est en cause, la Cour peut se contenter d'imposer au législateur l'obligation de modifier la loi dans un certain délai ; elle peut même parfois dire que la loi est « encore constitutionnelle ». Ainsi, elle évite de se substituer au législateur dans les choix qui restent possibles. En outre, quand la loi est exceptionnellement annulée, la Cour peut édicter des règles provisoires qui s'appliqueront jusqu'à ce que le législateur corrige la loi, comme elle le fit, par exemple, pour les lois sur l'avortement. Ces prérogatives que la Cour s'est attribuées souvent sans texte, permettent de régler les problèmes que pose tout contrôle a posteriori de la constitutionnalité des lois.

(1) Bien qu'il existe en Allemagne quinze Cours constitutionnelles fonctionnant dans les Länder et développant une jurisprudence qui a cessé d'être négligeable (voir nos chroniques autrefois bisannuelles et désormais annuelles à la Revue du droit public), nous consacrerons notre étude exclusivement à la Cour constitutionnelle fédérale qui a le pouvoir d'imposer le respect de ses décisions et de sa jurisprudence à l'ensemble des juridictions allemandes, y compris les Cours constitutionnelles des Länder.
(2) V. Zippelius/Würtenberger, Deutsches Staatsrecht, 31e éd., Munich, 2005, p. 61.
(3) Cour constitutionnelle fédérale, 1er mars 1979, BVerfGE, t. 50, p. 290, analyse M. Fromont, RD publ. 1981, p. 364.
(4) Cour constitutionnelle fédérale, 22 mai 1963, BVerfGE, t. 16, p. 130. V. le très intéressant commentaire de J.-C. Béguin, Le contrôle de la constitutionnalité des lois en République fédérale d'Allemagne, préface M. Fromont, Paris, 1982, p. 276.
(5) Cour constitutionnelle fédérale, 24 juill. 1963, BVerfGE, t. 17, p. 1. Citée par J.-C. Béguin,Le contrôle de la constitutionnalité des lois en République fédérale d'Allemagne, préface M. Fromont, Paris, 1982, p. 276 et par O. Jouanjan, Le principe d'égalité devant la loi en droit allemand, préface M. Fromont, Paris, 1992, p. 279.
(6) Cour constitutionnelle fédérale, 12 mars 1975, BVerfGE, t. 39, p. 169, analyse M. Fromont, RD publ. 1977, p. 361.
(7) Cour constitutionnelle fédérale, 27 mars 1980, BVerfGE, t. 54, p. 11.
(8) Cour constitutionnelle fédérale, 25 févr. 1975, BVerfGE, t. 39, p. 1 ; analyse et commentaire M. Fromont, RD publ. 1977, p. 344.
(9) Cour constitutionnelle fédérale, 28 mai 1993, BVerfGE, t. 88, p. 203, analyse et commentaire M. Fromont, RD publ. 1995, p. 327.
(10) Loi du 16 mai 1976.
(11) Alors que le nombre des avortements est évalué à 200000 environ en France, l'Office fédéral des statistiques donne pour l'Allemagne un nombre moins élevé, soit 130000 bien que la population allemande soit 30 % plus nombreuse que la française. Il est vrai que ce genre de statistiques fait l'objet de contestations dans les deux pays. Faut-il néanmoins en conclure que la loi allemande a un effet restrictif sur la pratique des interruptions volontaires de grossesse ou que la contraception est pratiquée de façon plus systématique en Allemagne qu'en France ? Pour porter une appréciation, il faudrait encore tenir compte du fait que le taux de fécondité de la femme française est de 1,9 enfant alors qu'il n'est que de 1,3 en Allemagne.
(12) Cour constitutionnelle fédérale, 29 janv. 1974, BVerfGE, t. 36, p. 342, analyse et commentaire M. Fromont, RD publ. 1976, p. 200. Cour constitutionnelle fédérale, 22 oct. 1986, BVerfGE, t. 73, p. 339, analyse et commentaire M. Fromont, RD publ. 1989, p. 119.
(13) La décision relative au traité de Maastricht (12 oct. 1993, BVerfGE, t. 89, p. 155 ; analyse et commentaire M. Fromont, RD publ. 1995, p. 349) a certes confirmé la renonciation de la Cour à protéger les droits fondamentaux contre la Communauté. Mais, en contrepartie, elle s'est reconnue le droit de protéger les compétences de l'État allemand contre des actes communautaires qui excéderaient la compétence de la Communauté.
(14) Il suffit de rappeler l'article 130, l. 1 de la Constitution de Weimar : « Les fonctionnaires sont des serviteurs de tous, non d'un parti. » De fait, bien des fonctionnaires demeurèrent nostalgiques d'une monarchie qui garantissait le maintien d'un régime conservateur.
(15) Sur la place des partis politiques dans le système constitutionnel allemand, v. Fromont (M.), « Les partis politiques et le droit public, Comparaisons entre la France et l'Allemagne », Revue d'Allemagne, 1994, p. 375. Fromont (M.), Le statut des partis politiques en France et en Allemagne, Festschrift füt Dimitris Th. Tsatsos, Baden-Baden, 2003, p. 151.
(16) Cour constitutionnelle fédérale, 19 juill. 1966, BVerfGE, t. 20, p. 56 ; analyse rapide, M. Fromont dans RD publ. 1968, p. 902, note 19.
(17) Hesse (K.), Grundzüge des Verfassungsrechts, 20e éd. (et dernière), Heidelberg 1995.
(18) Cour constitutionnelle fédérale, 9 avr. 1992, BVerfGE, t. 85, p. 264 ; analyse et commentaire M. Fromont, RD publ. 1995, p. 344.
(19) Cour constitutionnelle fédérale, 14 juill. 1986, BVerfGE, t. 73, p. 40 ; analyse et commentaire M. Fromont, RD publ. 1989, p. 121.
(20) Cour constitutionnelle fédérale, 22 juin 1995, BVerfGE, t. 93, p. 121 ; analyse et commentaire M. Fromont, RDP 1997, p. 371.
(25) Cour constitutionnelle fédérale, 26 juin 2002, affaires Osho (secte d'inspiration indienne) et Glykol (vins frelatés), BVerfGE, t. 105, pp. 379 et 252 ; analyse et commentaire M. Fromont sur la première décision, RD publ. 2004, p. 1132.
(26) Pour une vive critique, v. notamment Zippelius/Würtenberger, Deutsches Staatsrecht, 31e éd., Munich, 2005, p. 184.