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Les mutations du contrôle de proportionnalité dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel

Jean-Baptiste DUCLERCQ - Maître de conférences à l'Université de Versailles-Saint-Quentin

Nouveaux Cahiers du Conseil constitutionnel n° 49 - octobre 2015 - p. 121 à 126

Résumé : La thèse sur « Les mutations du contrôle de proportionnalité dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel » démontre qu'en se greffant au raisonnement syllogistique de la Haute instance, cette technique de contrôle modifie en profondeur le contrôle de constitutionnalité interne de la loi. À un contrôle de la conformité de la loi à la constitution s'est substitué un contrôle de la justification de l'atteinte portée par une disposition législative à une exigence constitutionnelle au regard de l'objectif législatif poursuivi. De surcroît, le contrôle de proportionnalité s'est dédoublé autour des contrôles d'adéquation et de disproportion. Néanmoins, le Conseil constitutionnel ne réalise pas toujours les types de contrôle qu'il annonce et n'annonce pas toujours les types de contrôle qu'il réalise. La thèse entend démontrer qu'une clarification de la jurisprudence est loin d'être un vœu pieux.


La présente étude n’a pas entendu découvrir le concept de proportionnalité – la recherche s’en était déjà emparée – mais redécouvrir le contrôle de proportionnalité sous l’angle du contrôle juridictionnel exercé par le Conseil constitutionnel. Elle entend modestement « prendre le relais » de la thèse publiée par le professeur Xavier Philippe en 1990 sur « Le contrôle de proportionnalité dans les jurisprudences constitutionnelle et administrative françaises »(2) en tenant compte des évolutions profondes de la jurisprudence de la Haute instance qui se sont depuis lors opérées.

Le contrôle de proportionnalité renvoie à l’examen par le juge du degré du lien qui unit deux ou plusieurs éléments de la norme contrôlée. Dans le cadre du contentieux constitutionnel, il suppose un examen par le Conseil constitutionnel au cœur même de la loi, ce qui le rend potentiellement intrusif. Cette définition traduit déjà un changement dans la manière de concevoir le contrôle de proportionnalité, tant il est traditionnellement associé à la conciliation entre les droits et les libertés, c’est-à-dire à une pondération entre les normes de contrôle. La réalisation d’un contrôle de proportionnalité circonscrit dans le périmètre de la norme contrôlée – que l’on peut qualifier de contrôle de proportionnalité interne de la loi – signifie que le Conseil constitutionnel n’examine plus, à strictement parler, le contenu des dispositions législatives par rapport au contenu des dispositions constitutionnelles. La Haute instance semble désormais « cloisonner » son contrôle dans le périmètre de la norme contrôlée à travers l’examen de la relation qui unit le moyen – une disposition particulière de la loi – à l’objectif poursuivi.

Partant, la réflexion porte sur l’évolution grandissante de la méthode syllogistique « classique » du contrôle de constitutionnalité – par lequel le Conseil constitutionnel opère un contrôle de norme à norme entre la loi et la Constitution – en un contrôle de proportionnalité déployé dans la loi. Le point focal de la thèse porte sur les mutations – qui supposent un changement profond – de la jurisprudence du Conseil constitutionnel à travers le passage d’un contrôle de constitutionnalité interne de la loi uniforme, articulé autour de la loi et l’exigence constitutionnelle, à un contrôle de proportionnalité interne de la loi multiforme, articulé entre le moyen législatif et l’exigence constitutionnelle à partir de l’objectif législatif. Cette mutation est perceptible à un double niveau.

En premier lieu, sous l’effet de cette technique juridictionnelle, le contrôle de constitutionnalité s’est médiatisé à droit constitutionnel constant. Cette mutation n’est pas la cause mais la conséquence du passage d’une conception monolithique à une conception structurelle de la loi. Ce n’est pas le contrôle du Conseil constitutionnel qui s’est adapté à un renouveau de la norme contrôlée – la loi ne s’est pas fondamentalement transformée sous la Ve République – mais le changement de regard du Conseil sur la loi qui a accompagné l’essor de sa technique de contrôle. Au rythme des saisines, la Haute instance s’est prononcée sur les points d’adhérence de son contrôle, qu’il s’agisse du motif, du moyen, de l’objectif et de l’effet. Ces « composants législatifs » laissent entrevoir, à travers la multiplicité des combinaisons envisageables, divers « mécanismes » de la loi. Le Conseil constitutionnel explore les différents circuits qui les relient, contribuant ainsi, par la répétition des différentes trajectoires de son contrôle, à cristalliser la structure législative. La combinaison moyen/objectif trouve une place privilégiée. Il reste cependant à s’assurer que la pénétration du contrôle du Conseil constitutionnel dans la loi n’est pas autre chose qu’un contrôle de constitutionnalité.

Il apparaît que le déploiement de son contrôle dans le périmètre de la norme contrôlée n’est ni constitutionnellement requis ou défendu. La proportionnalité n’est pas seulement une exigence normative, elle est aussi une technique de contrôle de la norme, la proportionnalité est alors dite interprétative. Néanmoins, de 1959 à 1990, le Conseil constitutionnel n’a déployé son contrôle dans le périmètre de la loi que dans les rares matières expressément autorisées par le constituant. Dans un deuxième temps, la Haute instance a finalement pris la liberté, jusqu’à la fin des années 2000, d’élargir son contrôle de proportionnalité interne de la loi, en dehors de toute habilitation constitutionnelle, à l’ensemble, ou presque, de sa jurisprudence. Cet élargissement traduit une volonté de retarder le plein usage de cette technique juridictionnelle pour mieux la maîtriser au fur et à mesure des dispositions législatives examinées. Une telle évolution de la jurisprudence constitutionnelle montre que le Conseil constitutionnel, et par suite les juridictions suprêmes de renvoi de la question prioritaire de constitutionnalité, ont progressivement affiné, parfois même à rebours de certaines décisions, la portée exacte de leur contrôle. La technique de proportionnalité est venue contrarier, sinon complexifier, le raisonnement syllogistique. Ce changement de perspective, qui s’est traduit par un déplacement du centre de gravité du contrôle de constitutionnalité autour de l’objectif du législateur, a profondément bouleversé la donne juridictionnelle.

Le recours à l’objectif législatif par le juge constitutionnel a permis de faire la preuve des limites d’une approche strictement formelle de la hiérarchie des normes. L’écart qui oppose, sous l’angle de la hiérarchie matérielle des normes, la norme constitutionnelle indéterminée et la norme législative toujours plus détaillée, complique, spécifiquement en contentieux constitutionnel, le raisonnement syllogistique. Afin d’interpréter, plus fidèlement encore qu’auparavant, le contenu des normes en présence, le Conseil constitutionnel peut démultiplier son raisonnement syllogistique traditionnel en ayant recours à l’objectif législatif. Plus indéterminé que le moyen correspondant et moins indéterminé que la norme constitutionnelle applicable, cet acte prospectif fait l’interface entre les dispositions législatives et constitutionnelles. Encore faut-il qu’à un contrôle de la conformité du moyen à l’objectif législatif précède, le cas échéant, un contrôle de conformité de cet objectif à la Constitution. Cette précaution prise permet de rejeter l’argument suivant lequel le déploiement d’un contrôle dans le périmètre de la loi crée une « césure » avec la norme constitutionnelle de contrôle. La difficulté est en réalité ailleurs : la liberté offerte par le constituant au législateur de formuler ou non ses objectifs dans le corps de la loi revient à conditionner le déclenchement du contrôle de proportionnalité interne de la loi sur le choix souverain de l’auteur de la norme contrôlée.

Cet obstacle ne peut être totalement surmonté par le recours à la méthode d’interprétation historique, qui n’est pas la panacée. Les travaux préparatoires sont souvent incomplets ou anciens et l’« intention du législateur » est une fiction tant est grande la pluralité des participants au processus décisionnel. Malgré – ou en raison ? – de ces faiblesses, le Conseil constitutionnel reste totalement opaque dans son processus d’identification de l’objectif. Tandis que le recours à l’interprétation historique croît à mesure de l’essor du contrôle de proportionnalité interne de la loi, la motivation des décisions du Conseil gagnerait à être clarifiée. Une fois le contenu de l’objectif identifié, il lui reste à en apprécier la substance. Dès lors que l’objectif législatif a vocation à devenir une « norme » de référence, en assurant le relais des exigences constitutionnelles, la Haute instance doit tout à la fois se prononcer sur sa charge normative, sa valeur juridique – législative ou constitutionnelle – et l’intérêt général censé y être attaché. Le succès du contrôle de proportionnalité interne de la loi dépend de ces examens. Cette mutation du contrôle de constitutionnalité vue sous l’angle de sa médiatisation, qui consolide la verticalité du rapport entre les normes en présence, permet un dédoublement, sur le plan horizontal, des formes qu’il est susceptible d’emprunter.

Le contrôle de proportionnalité interne de la loi se dédouble, en second lieu, autour des contrôles d’appropriation(3) et de disproportion qui se distinguent par leur fondement et leur portée. Le contrôle d’appropriation, tout d’abord, est fondé sur la cohérence intrinsèque à la loi, c’est-à-dire sur le sens de la norme contrôlée plus que sur le respect de la norme de contrôle. Cette exigence de cohérence n’est pas législative mais répond aux conditions mêmes de la définition du droit. Elle postule, sans relever du droit naturel ou d’une méta-norme, qu’une règle de droit positif n’a pas d’existence juridique si ses moyens contredisent ses objectifs. L’exigence de cohérence intrinsèque à la norme n’a nul besoin d’être réceptionnée dans le droit positif pour que le juge soit tenu de s’y plier. En bonne logique, celui-ci ne peut renoncer à recourir à une telle exigence ; si le moyen n’est pas en lien avec l’objectif poursuivi, il ne serait pas disposé à faire le lien entre cet ensemble législatif et la norme constitutionnelle. Il reste cependant que cette exigence a été intégrée au bloc de constitutionnalité. Bien que le Conseil constitutionnel ne l’ait toujours pas reconnu à ce jour, au prix d’une jurisprudence nébuleuse et parfois contradictoire, l’objectif de valeur constitutionnelle d’intelligibilité de la loi constitue un fondement plausible au contrôle d’appropriation.

À l’inverse du contrôle d’appropriation, qui est fondé sur une exigence de cohérence intrinsèque à la loi, le contrôle de disproportion est fondé sur une exigence de cohérence extrinsèque à ce même acte. Le contrôle de disproportion n’est pas circonscrit dans la norme contrôlée, il s’épanouit dans un contexte entendu, lato sensu, comme l’« assemblage » ou la « réunion » – c’est la signification du latin contextus – de l’ensemble des éléments qui constituent « une totalité signifiante et modifie(nt) ou affecte(nt) la valeur » de l’objet visé(4) , c’est-à-dire, ici, de la relation entre le moyen et l’objectif. L’idée de contexte au sens, suivant le linguiste Roman Ossipovitch Jakobson, de « situation référentielle à laquelle renvoie le message »(5) , permet de comprendre que le contrôle de disproportion se réalise à partir d’un système de variables déterminantes(6) , qui relèvent des termes de la norme de référence, de l’importance qu’elles revêtent aux yeux du Conseil constitutionnel ainsi que de la configuration, contentieuse et législative, du contrôle. La Haute instance module l’intensité de son contrôle sur la base de ces variables pour tenir compte de la valeur juridique de l’objectif poursuivi par le législateur et de la gravité de l’atteinte portée par le moyen législatif à la norme constitutionnelle. Dans ce véritable « système » de contrôle, le Conseil s’efforce, avec plus ou moins de succès, de maintenir une ligne directrice à sa jurisprudence, bien que celle-ci soit assez peu visible à la lecture de la motivation de ses décisions. Des pistes de solution à sa clarification restent pourtant ouvertes. Le Conseil constitutionnel peut formellement graduer dans le corps de ses décisions, à défaut de pouvoir la moduler, l’intensité de son contrôle par l’indication de son caractère restreint ou renforcé au moyen du critère de l’erreur manifeste d’appréciation.

Ce dédoublement du fondement du contrôle de constitutionnalité permet d’aborder le pouvoir discrétionnaire du législateur sous deux angles sensiblement différents. Le Conseil constitutionnel reconstitue, pour mieux les contrôler, les deux grandes étapes du choix décisionnel du législateur. Le contrôle d’appropriation, d’abord, examine la faculté décisionnelle en s’assurant que le législateur n’a pas manqué de discernement, autrement dit, que l’option choisie figurait bien parmi le champ des possibles compte tenu des objectifs retenus. Le Conseil se borne à détecter une éventuelle contradiction dans la loi. Si le test est positif, le contrôle de disproportion examine ensuite le pouvoir décisionnel, en s’assurant non plus que la décision est logiquement possible, mais qu’elle est juridiquement permise. La Haute instance se demande jusqu’à quel point la poursuite de l’objectif du législateur est en mesure de justifier l’atteinte que le moyen correspondant porte à une exigence constitutionnelle antagoniste à celle que l’objectif concrétise. Ce dédoublement de l’objet du contrôle de proportionnalité interne de la loi gagnerait à ressortir clairement dans la motivation des décisions du Conseil constitutionnel.

La distinction entre les contrôles d’appropriation et de disproportion est totalement brouillée dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel. Un effort de systématisation de cette technique juridictionnelle s’impose. Le contrôle d’appropriation, tout d’abord, pourrait trouver dans la notion de critères objectifs et rationnels un puissant éclairage s’il décidait de la conceptualiser. Plutôt que de les utiliser en bloc ou de façon aléatoire, le Conseil pourrait les faire jouer séparément et successivement. L’objectivité renvoie à l’intelligibilité du moyen et de l’objectif pris isolément, tandis que la rationalité renvoie à l’intelligibilité de la relation entre ces deux éléments. Ainsi définis, les critères jouent un rôle déclencheur du contrôle d’appropriation avec lequel ils se confondent. Le contrôle de disproportion ensuite, n’est pas toujours dit ou correctement qualifié. Le Conseil constitutionnel semble formellement dissocier le test de nécessité du contrôle de disproportion, suivant le modèle de la Cour constitutionnelle fédérale allemande, sans toutefois exercer, sur le fond, un contrôle des options alternatives à celles choisies par le législateur compte tenu de l’objectif fixé. En réalité, le contrôle de nécessité s’apparente, au sens où le Conseil l’utilise, à un contrôle de disproportion renforcé. Dès lors que la Haute instance n’annonce pas toujours les contrôles qu’elle réalise et ne réalise pas toujours les contrôles qu’elle annonce, une clarification de son triple test s’impose.

En définitive, cette double mutation du contrôle de proportionnalité ne vient pas reconnaître de nouvelles propriétés au droit mais renforcer l’idée que le droit n’est pas le produit d’une mécanique dont le résultat est connu à l’avance. La rigueur du juge n’est pas la régularité de l’automate. Le contrôle de proportionnalité n’a ni la bonne intention de redresser la règle ni la mauvaise intention de la rendre plus retors, mais de parier – la proportionnalité est aussi un calcul – sur l’existence, a minima, d’une rationalité commune aux acteurs du droit.

(1) Thèse soutenue le 26 novembre 2014 devant l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne ; dirigée par Michel VERPEAUX. Cet ouvrage sera en conséquence publié dans la collection « Bibliothèque constitutionnelle et de science politique » des éditions LGDJ-Lextenso, avec le soutien du Conseil constitutionnel.

(2) X. Philippe, Le contrôle de proportionnalité dans les jurisprudences constitutionnelle et administrative françaises, Paris, Economica, coll. « Science et droit administratifs », 1990, 499 p.

(3) Ce néologisme, qui traduit l’idée d’un rapport approprié, permet de requalifier le terme d’« adéquation », employé par le Conseil constitutionnel. Le contrôle d’appropriation suggère simplement que le moyen est en mesure de poursuivre l’objectif fixé tandis que le contrôle d’adéquation va plus loin que cette simple recherche d’un lien logique. Ce dernier s’assure qu’au regard de l’ensemble des moyens rattachables à l’objectif, l’option choisie est la plus apte à l’atteindre. Il implique de tenir compte des moyens alternatifs et se confond alors avec le test de nécessité.

(4) Cf. le Centre national de ressources textuelles et lexicales, disponible sur internet à l’adresse : http://www.cnrtl.fr/definition/contexte.

(5) Cité par C. Médina, « Contextualisation d’un énoncé actionnel en situation professionnelle. Un exemple en Bâtiment et Travaux Publics », L. Cadet, J. Goes, J.-M. Mangiante (dir.), Langue et Intégration : dimensions institutionnelles, socio-professionnelle et universitaire, Bruxelles, éd. Peter Lang, 2010, p. 281.

(6) Le concept de « système de variables déterminantes », que M.-A. Cohendet emploie pour appréhender les règles constitutionnelles (cf. notamm. « Le système de variables déterminantes », Mélanges Jean Gicquel, Paris, Montchrestien, 2008, p. 119), est transposable au contrôle de disproportion afin d’en saisir toute la complexité. Ce faisant, il ne s’agit pas de reprendre le contenu des variables que l’auteur donne à ce concept, mais de s’inspirer du concept en donnant à ces variables un contenu propre à l’objet étudié.