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Les effets des réseaux sociaux dans les campagnes électorales américaines

Idris FASSASSI - Maître de conférences, Université Panthéon-Assas (Paris II), Centre de droit public comparé, LL.M. Harvard Law School

Nouveaux Cahiers du Conseil constitutionnel n° 57 (dossier : droit constitutionnel à l’épreuve du numérique) - octobre 2017

« Sans Twitter, je ne serais probablement pas là. J’ai près de cent millions d’abonnés sur Facebook, Twitter et Instagram. J’ai mon propre média. Je n’ai pas besoin de m’en remettre aux faux médias. »(1) Donald Trump

L’usage des moyens de communication revêt une dimension stratégique fondamentale dans toute tentative de conquête du pouvoir. L’élection présidentielle américaine en 2016 l’a illustré de manière éclatante. En 1800, déjà, la victoire de Thomas Jefferson s’était appuyée sur sa campagne offensive dans la presse contre son adversaire John Adams. Au cours des années 1920, la radio est rapidement devenue un instrument essentiel des campagnes et a profondément modifié la manière dont celles-ci étaient menées. Quelques années plus tard, le Président Franklin Delano Roosevelt s’est d’ailleurs servi avec brio de ses messages radiophoniques pour s’installer au coeur des foyers américains(2). En 1960, le premier débat présidentiel télévisé de l’histoire, opposant John Fitzgerald Kennedy et Richard Nixon, a marqué un nouveau tournant(3). La maîtrise de l’outil télévisuel dont a fait preuve le candidat démocrate au cours de sa campagne, et en particulier pendant ce débat, contraste avec l’impréparation et le peu d’intérêt de son adversaire(4).

Les transformations produites par la révolution numérique constituent les dernières évolutions en date, telles qu’illustrées dans des registres différents par la campagne de Barack Obama en 2008 et celle de Donald Trump en 2016. La première a en effet été qualifiée de « première élection du xxie siècle » en raison notamment de la stratégie de communication novatrice mise en place par le candidat démocrate(5). Comme pour John Kennedy, la modernité revendiquée par le candidat s’illustrait dans la maîtrise du nouveau support médiatique. L’élection de 2016 fut indéniablement marquée par les tweets de Donald Trump tout au long de la campagne, comme les propos placés en tête de cet article le rappellent. Sa victoire, qui a déjoué les pronostics de la plupart des observateurs, s’est ainsi appuyée sur une stratégie savamment orchestrée de communication sur les réseaux sociaux, mettant en avant un candidat « hors système » et en prise directe avec les citoyens.

La question des effets produits par les nouvelles technologies de l’information et de la communication sur la démocratie fait l’objet d’études de plus en plus nombreuses(6), qui présentent néanmoins la particularité d’aboutir à des conclusions souvent opposées. De part et d’autre de l’Atlantique, les auteurs sont en effet divisés sur la portée des changements opérés. Certains mettent en exergue la construction d’un espace public élargi, caractérisé par une culture du dialogue, un engagement politique accru, en particulier chez les jeunes, permettant un approfondissement de la démocratie, ou encore le passage des « médias de masse » aux « médias des masses »(7). D’autres soulignent, à l’inverse, le danger pour les libertés, l’illusion du renforcement de la participation politique, la réalité d’un cloisonnement de l’individu enfermé dans des « bulles cognitives », le danger de la désinformation et la mise en exergue d’un « agir stratégique » plus que d’un « agir communicationnel »(8).

Il peut sembler réducteur de vouloir cantonner l’influence ou les effets d’Internet à un aspect unique, qualifié de positif ou de négatif. Cela traduit une forme d’essentialisation, peu adaptée pour un outil technologique profondément ambivalent qui devient, pour partie, ce qu’en font ses utilisateurs, et qui est déterminé, dans une large mesure, par ce qu’ont prévu ses concepteurs. En se référant à l’article fondamental du constitutionnaliste et spécialiste du cyberespace, Lawrence Lessig – « Code is Law »(9) –, il convient en effet de rappeler que l’architecture de ces outils détermine leur nature. Et parce que cette architecture – le code – évolue et demeure en tout état de cause malléable(10), la portée de ces outils peut difficilement s’appréhender de manière figée, en étant réduite à une caractéristique unique.

La présente contribution vise donc à analyser les effets de la révolution numérique et plus particulièrement des réseaux sociaux – entendus comme des plateformes numériques facilitant l’échange d’information entre individus(11) – dans la campagne électorale, en s’appuyant sur les enseignements des dernières électionsprésidentielles américaines. Il y a un intérêt fort pour la situation française dans la mesure où l’usage des réseaux sociaux se développe de façon rapide dans l’hexagone et parce que, dans ces matières comme dans bien d’autres, on constate souvent une migration des phénomènes et des stratégies, de sorte que l’on ne peut ignorer les enseignements de l’expérience américaine(12).

L’importance des réseaux sociaux dans la campagne américaine tient tout d’abord au poids de ces réseaux dans la société elle-même(13). On compte ainsi deux cent millions utilisateurs de Facebook, soit soixante-huit pour cent de la population totale, et soixante-seize millions utilisateurs de Twitter, soit vingt pour cent de la population(14). Non seulement ces réseaux sociaux sont très largement utilisés, mais ils sont également le moyen d’accès privilégié à l’information. Soixante-deux pour cent de la population américaine se servent en effet des réseaux sociaux comme source d’accès à l’information(15).

Les juges de la Cour suprême ont d’ailleurs récemment souligné l’importance de ces réseaux en tant que support de la communication politique. Lors des plaidoiries dans l’affaire Packingham(16), portant sur la constitutionnalité d’une loiinterdisant à certains individus de communiquer sur les réseaux sociaux, la juge Kagan a ainsi affirmé que ces réseaux sont aujourd’hui un « moyen crucial de la communication politique », et le juge Kennedy a fait un parallèle avec le paradigme du forum public(17). Comme l’a souligné Elena Kagan, tous les membres du Congrès, tous les gouverneurs et, de manière plus générale, la quasi-totalité des candidats à un poste politique disposent d’un compte Twitter ou Facebook. Le poids des réseaux sociaux se mesure également à l’aune des sommes investies par les candidats pour faire campagne sur ce média, soit près de cinq cent millions de dollars pour la dernière campagne présidentielle(18).

Au-delà de l’aspect quantificatif et financier, se pose la question des effets qualitatifs et des transformations produites par l’utilisation des réseaux sociaux dans la campagne. La question est délicate pour trois raisons. La première tient à la profonde ambivalence en la matière, dans la mesure où la plupart des caractéristiques des réseaux sociaux peuvent s’envisager comme une opportunité ou une tare, comme des vertus ou des vices. La deuxième tient à la complexité de l’objet même de la recherche, liée à la multiplication des niveaux d’analyse. Il faudrait en effet envisager ces effets dans les relations entre les citoyens eux-mêmes, entreles citoyens et les candidats – ce qui pourrait s’envisager du citoyen vers le candidat et du candidat vers le citoyen – et, enfin, entre les candidats eux-mêmes. Le troisième facteur de complexité a trait à la particularité de la campagne électorale elle-même, « moment politique » par excellence. La campagne est en effet à la fois le moment de la mobilisation et de l’action, mais aussi celui de la conviction, de la persuasion et, in fine, de la délibération. Il y a ainsi dans la campagne électorale elle-même une confrontation de deux logiques, et un rapport au temps – temps court et temps long –, voire même à la rationalité, différents.

C’est sous le prisme de cette tension que peuvent en définitive s’appréhender les différents effets des réseaux sociaux dans la campagne, tels que révélés lors des dernières élections américaines. Si les réseaux sociaux sont en effet un catalyseur de la mobilisation politique (I), ils constituent également, dans le même temps, un obstacle à la délibération politique (II).

I – Les réseaux sociaux en tant que catalyseur de la mobilisation et de l’action politiques

Il s’agit là de l’effet premier de l’usage des réseaux sociaux en ce qu’ils favorisent, par leur nature même, la mise en action et la réactivité. Ce rôle de catalyseur de l’action politique peut s’envisager de deux manières. S’agissant des citoyens, il permet la mise en oeuvre d’une nouvelle forme d’engagement et de participation, auxquels on renvoie parfois à travers l’expression « démocratie connectée » (A)(19). S’agissant des candidats, l’usage des réseaux sociaux est une arme redoutable permettant notamment d’organiser la campagne, d’atteindre par des messages spécifiques des couches particulières de l’électorat, de contourner des obstacles, voire même de renverser des structures établies (B).

A. Un vecteur de l’engagement politique pour les citoyens

Les effets des réseaux sociaux s’inscrivent dans la lignée des évolutions engendrées par Internet s’agissant de la participation politique. Ils tiennent à un accroissement de l’intérêt et de l’engagement politique, en particulier chez les jeunes, à l’établissement d’un nouveau rapport entre les citoyens entre eux, et même entre les citoyens et les candidats est-il parfois soutenu. Les maîtres mots en l’espèce seraient donc l’horizontalité et le dialogue. Les réseaux sociaux permettraient en effet d’aplanir, de niveler les différences et obstacles existant dans le monde « réel ». À titre d’exemple, des activistes, précurseurs de la discussionpolitique en ligne aux États-Unis, soulignent que ce nouvel espace de l’activisme permet de s’affranchir des contraintes de la politique traditionnelle, qu’il s’agisse de l’argent, des directives de l’establishment des partis ou des médias(20).

Cette nouvelle configuration de l’espace public, par l’aplanissement produit, permettrait en retour un approfondissement du dialogue, à travers le rehaussement de la participation citoyenne. Les citoyens seraient ainsi ramenés au coeur de la discussion politique. L’emploi du conditionnel indique déjà les réserves que l’on peut émettre à l’encontre de cette thèse, sans doute idéaliste, mais qui a néanmoins trouvé certaines concrétisations dès les campagnes de 2004 et de 2008.

Il convient d’ailleurs de porter une attention particulière à la campagne électorale de 2004, dans la mesure où elle illustre les nouvelles potentialités permises par la révolution numérique à travers notamment le phénomène des netroots. Les netroots renvoient à l’origine aux blogs politiques créés à la fin des années 1990 et au début des années 2000 aux États-Unis. Le terme, popularisé par l’activiste Jerome Armstrong en 2002(21), est formé à partir de la contraction des termes « internet » et « grassroots ». Il traduit ainsi directement l’idée d’une exploitation de l’outil technologique pour la fédération d’un groupe, à partir de sa base. Ces netroots se sont dans un premier temps développés dans le camp progressiste et les activistes qui les organisèrent avaient pour ambition de se « réapproprier » le parti démocrate(22). Les netroots progressistes ont dominé la Toile au milieu des années 2000, attirant plus de lecteurs et contributeurs que les netroots conservateurs qui, dans une logique de différenciation, se sont d’ailleurs regroupés sous la bannière des rightroots. Cette domination a pu être justifiée par un argument structurel et idéologique selon lequel le conservatisme serait intrinsèquement incompatible avec la structure ascendante (bottom-up) d’Internet(23). L’argument n’emporte pas la conviction et a d’ailleurs été infirmé par le succès des blogs et des sites conservateurs sous la Présidence Obama et durant la campagne de 2016. Le succès des blogs progressistes au milieu des années 2000, et celui des blogs conservateurs au cours des années 2010, s’expliquent davantage par un facteur conjoncturel, lié au fait que ces mouvements et partis n’étaient pas au pouvoir durant ces périodes(24). Le fait d’être dans l’opposition crée ainsi une dynamique, un effet catalyseur, qui lui-même pousse à l’exploitation innovante de nouvelles stratégies. Ce recours accru du challenger aux opportunités permises par l’outil numérique se retrouve d’ailleurs en 2008, dans la campagne de Barack Obama face à celle d’Hillary Clinton, et en 2016, dans la campagne de Bernie Saunders face à celle d’Hillary Clinton, ainsi que dans celle de Donald Trump face aux candidats républicains.

En 2004, lors des primaires démocrates, Howard Dean, candidat méconnu du grand public, s’appuya sur les netroots pour mener une campagne qui demeure une référence en matière de mobilisation des jeunes électeurs et d’exploitation de la Toile(25). Elle préfigure ainsi celle que mena Barack Obama en 2008.

Les aspects fondamentaux des effets des netroots hier et des réseaux sociaux aujourd’hui pour les individus sont triples. En premier lieu, ces outils servent de moyens d’information. C’est en effet à travers Facebook et Twitter que la plupart des Américains s’informent politiquement, ce qui a une influence déterminante au cours de la campagne(26). Les activistes et groupes investis dans unecampagne peuvent utiliser ces réseaux pour produire et diffuser une information alternative, différente de celle véhiculée par le parti, ou les autres partis, en mettant l’accent sur tel ou tel enjeu de la campagne éventuellement négligé. En deuxième lieu, ces outils permettent aux individus de contribuer et de devenir chacun à son niveau, chacun dans son réseau si l’on ose dire, un acteur de la campagne. Il n’est pas donné à tout le monde de pouvoir exprimer son point de vue dans un éditorial publié dans le New York Times, le Washington Post ou sur les ondes, mais les réseaux sociaux permettent précisément à chacun de s’exprimer et de débattre, ou de mobiliser d’autres citoyens.

En troisième lieu, les réseaux sociaux permettent précisément une mobilisation accrue. Cela s’est vérifié dans la campagne de Howard Dean en 2004 et de Barack Obama ultérieurement s’agissant notamment des jeunes. Cette mobilisation n’est pas cantonnée au cyberespace. Le succès d’une campagne réussie tient d’ailleurs à la capacité d’établir des ponts entre l’univers numérique et le monde réel, pour transformer les soutiens en votes le jour de l’élection. À cet égard, la campagne de Barack Obama a illustré les nouvelles potentialités, à travers des opérations de démarchage et de porte-à-porte visant à inciter les électeurs à aller voter le jour de l’élection, qui s’appuyaient sur des informations recueillies sur les réseaux sociaux. Les utilisateurs du réseau social mybarackobama.com recevaient ainsi des informations sur des électeurs indécis se situant à proximité de leur domicile, avec des indications sur le discours à tenir pour les convaincre. La mobilisation et la participation du plus grand nombre étaient ainsi obtenues à travers la contribution des citoyens eux-mêmes, inclus dans la campagne.

Si l’effet catalyseur des réseaux sociaux sur la mobilisation politique en période de campagne électorale est difficilement contestable, il convient d’apporter une précision importante s’agissant de la thèse selon laquelle les réseaux sociaux permettraient la mise en place d’un dialogue entre le candidat et les citoyens. Le fait pour un électeur de suivre un candidat politique sur Twitter ou de le soutenir sur Facebook traduit-il réellement un rapprochement entre ces deux acteurs ? À titre d’exemple, l’analyse des comptes Twitter de Barack Obama et de Mitt Romney en 2012, ou de Donald Trump en 2016, révèle que les candidats échangent en définitive très peu avec les citoyens. On ne trouve pas réellement trace de dialogue, et les candidats ne retweetent que rarement des messages de citoyens ordinaires(27). En 2012, Barack Obama avait lancé une grande opération sur le site Reddit intitulée « Demandez-moi ce que vous voulez » dans laquelle il s’engageait à répondre lui-même aux questions posées par les internautes. Il n’a répondu finalement qu’à dix questions(28), écartant d’ailleurs certaines questions sensibles. Si les réseaux sociaux favorisent la communication et l’échange entre les citoyens eux-mêmes(29), il n’est donc pas établi qu’ils permettent un véritable dialogue entre les citoyens et le candidat.

On constate en l’espèce une asymétrie et la tendance unidirectionnelle de la communication sur ces réseaux sociaux, du candidat vers le citoyen, ce qui s’inscrit de manière plus large dans le cadre des opportunités offertes par les réseaux sociaux aux candidats.

B. Une arme de campagne redoutable pour les candidats

Il s’agit de la dimension qui vient immédiatement à l’esprit suite à l’élection de 2016, dans la mesure où le Président Trump lui-même affirme qu’il n’aurait probablement pas été élu sans Twitter(30). Dans des styles différents, Barack Obama en 2008 et Donald Trump en 2016 ont ainsi su se servir de ce nouvel outil.

S’agissant du premier, sa campagne de 2008 a repris, développé et perfectionné les axes de celle menée par Howard Dean en 2004. Sur ce point, Barack Obama a eu la clairvoyance de mesurer très tôt la portée des réseaux sociaux et d’investir en la matière(31). Dès 2007, il a ainsi engagé Chris Hughes, un des cofondateurs de Facebook, qui organisé sa stratégie de communication en ligne. Celle-ci s’organisait autour d’un site, barackobama.com, d’un réseau social autonome, mybarackobama.com, qui permettait aux internautes de se connecter entre eux, et d’un usage particulièrement efficace des réseaux sociaux classiques tels que Facebook, Twitter ou encore YouTube. Quelques données statistiques permettent de mesurer l’impact de cette stratégie. Plus de deux millions de profils ont ainsi été créés sur mybarackobama.com, plus de deux cent mille évènements ont été organisés, plus de quatre cent mille billets ont été rédigés, et plus de trente-cinq mille groupes de volontaire ont été créés(32).

Cette stratégie active du candidat démocrate lui a permis d’établir des écarts significatifs avec ses adversaires en termes de soutien en ligne. Ainsi, lors des primaires démocrates, Barack Obama avait deux cent cinquante mille abonnés sur Facebook, contre seulement trois mille deux cent pour Hillary Clinton. Lors de l’élection générale, le candidat démocrate, avec deux millions d’abonnés sur Facebook, comptabilisait quatre fois plus de soutien que son adversaire John McCain, et vingt fois plus sur Twitter(33). En 2012, il comptait également trois fois plus de soutiens sur Facebook que le candidat républicain Mitt Romney, et douze fois plus de soutiens sur Twitter(34). Lors des primaires républicaines de 2016, Donald Trump a lui aussi largement dominé ses adversaires sur Twitter et Facebook. Il disposait également d’un net avantage lors de l’élection générale face à Hillary Clinton, non seulement en termes de soutiens sur les réseaux sociaux – deux fois plus par exemple sur Facebook –, mais aussi plus généralement au regard de son empreinte numérique, c’est-à-dire sa capacité à capter l’attention et à faire relayer, retweeter et partager ses messages(35).

À l’évidence, une domination sur la Toile et les réseaux sociaux n’est pas en elle-même suffisante pour pouvoir remporter une élection(36). Elle représente néanmoins un atout considérable lorsque le candidat parvient à transformer ce soutien sur les réseaux en un soutien opérationnel. La campagne de Barack Obama a d’ailleurs été une réussite sur ce point avec l’utilisation combinée des outils les plus modernes et des stratégies les plus anciennes, à savoir l’usage des réseaux sociaux pour recueillir des informations sur les électeurs potentiels, et du porte-à-porte pour ensuite les convaincre de s’inscrire sur les listes électorales et de voter(37).

Outre cet aspect de mobilisation générale de l’électorat, la dimension offensive de l’usage des réseaux sociaux pour le candidat se décline sous plusieurs aspects.

Elle permet tout d’abord d’atteindre des couches particulières de l’électorat travers une communication ciblée. Cela a été le cas particulièrement dans le cadre de la campagne de Barack Obama en 2008 s’agissant des jeunes et de certains groupes et communautés. Les pages de soutien Facebook du candidat ont ainsi été déclinées en différentes variantes, avec par exemple, les Veterans for Obama, Women for Obama, etc. Dans le même sens, ses équipes de campagne ont créé des profils spécifiques sur certains réseaux pour atteindre les communautés noire, asiatique ou hispanique(38). Dans cette optique, les réseaux sociaux sont utilisés pour cibler et capter un électorat particulier, ce qui présente déjà le risque d’un morcellement du discours politique.

En second lieu, les réseaux sociaux sont un outil formidable pour lever des fonds. Howard Dean est le pionnier en la matière(39). En 2004, au lieu de chercher à recueillir le financement des donateurs traditionnels du parti démocrate, la campagne du candidat se focalisa sur des milliers de petits donateurs, les sympathisants et citoyens ordinaires, contactés sur la Toile, à travers les différents netroots et des sites tels que Move.on et Meet.Up. Si cette stratégie a été innovante, la réalité est que Howard Dean n’avait pas d’autre choix, dans la mesure où il n’était pas soutenu par la direction du parti et ses donateurs traditionnels. On retrouve ici l’idée précédemment évoquée du lien entre nécessité et innovation, qui pousse les challengers à exploiter au maximum les opportunités de la Toile. Howard Dean établit ainsi de nouveaux records côté démocrate, recueillant plus de quinze millions de dollars sur le dernier trimestre de l’année 2003, et plus de cinquante millions de dollars au total, provenant majoritairement de contributions inférieures à 200 dollars(40). En 2008, l’équipe de campagne de Barack Obama s’inspira et développa cette stratégie, permettant au candidat de récolter la somme record de plus de sept cent quarante millions de dollars. Le candidat démocrate bénéficia ainsi de la force de frappe de la société Blue State Digital, dirigée par des anciens de la campagne de Howard Dean, qui mit en place une stratégie numérique globale alliant big data, communication profilée et collecte de fonds.

La mise en exergue des potentialités d’Internet et des réseaux sociaux pour lever des fonds conduit logiquement à s’interroger sur l’état de la réglementation en la matière concernant le financement des campagnes. Il apparaît que porter la campagne sur la Toile permet, dans une large mesure, de s’affranchir des réglementations traditionnelles. En effet, l’espace en ligne est, en quelque sorte, une de terre vierge, très faiblement réglementée par la puissance publique. Le principe fondamental, imposé par la Commission électorale fédérale (FEC), est que toute communication placée sur un site en échange d’une somme d’argent tombe sous le coup de la réglementation classique relative aux « communications publiques »(41). Au-delà de cet aspect minimal, il y a plus de questions que de réponses(42).

En troisième lieu, l’usage des réseaux sociaux par le candidat peut être un outil offensif permettant d’attaquer des adversaires. En 2015 et 2016, les nombreux tweets de Donald Trump à l’encontre de Jeb Bush, Ted Cruz et Marco Rubio durant les primaires, et à l’encontre d’Hillary Clinton durant l’élection générale sont particulièrement révélateurs. La campagne de Donald Trump illustre ainsi un usage plus agressif des réseaux sociaux, destiné non pas uniquement à organiser, informer ou dynamiser la campagne du candidat, mais à attaquer directement des adversaires, en les forçant parfois à croiser le fer sur ce terrain(43).

L’élection présidentielle de 2016 a révélé une autre potentialité s’agissant de l’usage des réseaux sociaux par un candidat, à savoir la possibilité de s’en servir pour renverser et transcender des structures établies. C’est d’ailleurs le sens des propos de Donald Trump cités au début de cet article, à savoir l’idée que sans Twitter il n’aurait pu remporter l’élection(44). Il y a indéniablement une dimension utopique dans la thèse selon laquelle les réseaux sociaux permettent « au petit candidat » de se faire entendre et de résister au « système ». Il faut donc veiller à ne pas succomber à un excès d’idéalisation, en gardant à l’esprit que la révolution numérique sert principalement et le plus souvent des candidats disposant d’atouts importants(45). En d’autres termes, si Donald Trump était clairement un candidat atypique, il n’était pas pour autant un « petit candidat » au regard de sa fortune ou de ses réseaux. Il a toutefois réussi à se servir de Twitter pour courtcircuiter et même s’affranchir des médias classiques. Comme il le dit lui-même, le fait de disposer de son propre média – à travers les réseaux sociaux – et de pouvoir diffuser directement ses messages à un auditoire de plusieurs dizainesde millions de personnes, lui a permis de s’affranchir des médias traditionnels. Sa campagne est de ce point de vue pionnière, dans la mesure où il a profondément chamboulé les codes de la politique outre-Atlantique et, dans une certaine mesure, réécrit les règles du jeu. On assiste ainsi à une nouvelle forme de story telling, permettant au candidat de reprendre la main sur les médias.

Un même scénario s’est d’ailleurs reproduit à chaque fois que ses déclarations ou actes étaient perçus comme excessifs et que certains observateurs annonçaient prématurément la fin de sa campagne. Donald Trump a alors le plus souvent surenchéri et dicté le tempo médiatique, tweet après tweet. Ce faisant, il a forcé les médias classiques à s’ajuster à son propre rythme et à devenir, en quelque sorte, les commentateurs de son propre compte twitter.

Le renversement à l’oeuvre ne s’est pas limité aux médias. La campagne de 2016 côté républicain traduit également l’affaiblissement du parti en tant qu’institution. Les primaires ont en effet conduit à la désignation d’un candidat rejeté par l’establishment du parti, qui a néanmoins pu faire campagne en s’affranchissant largement des structures de ce même parti. Les réseaux sociaux, précisément, lui ont permis de mettre en oeuvre sa propre communication et de ne pas être dépendant de celle organisée par le parti, et les règles relatives au financement des campagnes électorales, permettant aux entreprises et donateurs fortunés de dépenser de manière quasiment illimitée, permettent, là encore, de courtcircuiter le parti(46).

Les lignes qui précèdent illustrent en quoi les réseaux sociaux sont une arme pour le candidat pour atteindre certaines couches de l’électorat, organiser sa campagne, lever des fonds, attaquer directement ses adversaires ou encore court-circuiter les médias classiques. Cette arme est néanmoins à double tranchant et peut se retourner contre le candidat. L’hypothèse évidente est celle du tweet impulsif, regretté puis ensuite effacé par le candidat, comme ce fut le caspour Donald Trump et Ted Cruz notamment durant les primaires. La difficulté est que ce tweet réapparaît le plus souvent sur la twittosphère. Les médias ont même rapporté qu’afin d’éviter tout dérapage de dernière minute, l’équipe de campagne de Donald Trump l’aurait privé de son compte Twitter dans les derniers moments de la campagne(47). Ce versant négatif de l’usage des réseaux sociaux par le candidat lui-même permet de faire le lien avec les obstacles posés par l’usage de ces réseaux à la délibération politique de manière plus générale.

II – L’usage des réseaux sociaux en tant qu’obstacle à la délibération politique

Si la campagne électorale est le moment de la mobilisation, pour les citoyens comme pour le candidat, elle est aussi celui, du moins en théorie, du débat d’idées et de la délibération politique. La campagne doit en effet permettre la confrontation réfléchie de programmes et de propositions politiques. À cet égard, on peut toutefois considérer que la communication sur les réseaux sociaux, qui repose principalement sur une logique d’instantanéité, de simplification formatée et parfois de désinformation, contribue à l’appauvrissement du débat politique (A). Les derniers enseignements de la campagne de 2016 permettent de pousser l’argument plus loin. L’effet de bulle produit par les réseaux sociaux tenant au fait que les utilisateurs sont confortés dans leurs opinions, par l’exposition à des opinions similaires, et non confrontés à des points de vue opposés, conduit, in fine, à la négation du débat (B).

A. L’appauvrissement du débat

Le principe actif des réseaux sociaux, et de Twitter en particulier, est la réactivité. Cette dimension, très utile, dans une logique d’action, est plus problématique à l’égard des vertus attendues de la campagne quant à la délibération. On constate ainsi une course effrénée vers l’avant, dans la mesure où le candidat n’existe qu’à travers son dernier tweet. Un compte inactif est un compte qui se déprécie. Le réseau social, et les attentes qu’il produit, structure donc la communication des candidats et l’oriente dans un sens contraire à la délibération. En d’autres termes, le temps court s’oppose ici au temps long.

La campagne de 2016 a illustré les dérives auxquelles cela peut mener, à travers des échanges brutaux, agressifs, et injurieux de la part des candidats et des citoyens. L’outil offensif évoqué précédemment a donc également été, à bien des égards, offensant. On pense tout d’abord aux différents messages de Donald Trump à l’encontre de journalistes, de personnalités publiques et d’autres candidats. Le New York Times tient à ce sujet une base de données relative aux différentes « personnes, lieux et choses » que Donald Trump a insultés sur Twitter depuis son entrée dans la campagne électorale. Le chiffre est actualisé en fonction des derniers tweets et est actuellement de trois cent vingt-cinq(48). On notera, entre autres, les attaques contre Hillary Clinton qualifiée de « stupide », contre la journaliste Megan Kelly – « folle » –, Barack Obama – « incompétent » et « pire Président de l’histoire » – la sénatrice Elisabeth Warren – « Pocahontas », en référence à l’affaire sur ses origines amérindiennes. On se souvient également qu’il avait retweeté une photo de la femme d’un adversaire, Ted Cruz, juxtaposée à celle de sa femme, avec pour légende « l’image parle d’elle-même »

De tels échanges illustrent un abaissement problématique du débat et les messages de Donald Trump par exemple sont loin d’être l’unique illustration. Ils sont symptomatiques d’une tendance plus générale. De nombreuses études concluent en effet que l’hostilité, l’agressivité et l’injure sont des caractéristiques de la communication en ligne, en raison de la désinhibition produite par l’anonymat et la médiation de l’écran(49). Des études récentes menées pendant la campagne électorale de 2016 soulignent dans le même sens qu’une majorité d’utilisateurs des réseaux sociaux jugent que la discussion politique y est « particulièrement négative », en raison du ton retenu(50).

L’appauvrissement du débat s’illustre également à travers la propagation, grâce précisément aux réseaux sociaux, des « fausses informations ». Cette question et l’importance supposée de ces campagnes de désinformation sur l’issue du dernier scrutin présidentiel a d’ailleurs conduit le dirigeant de Facebook, Mark Zuckerberg, à s’expliquer quelques jours après le résultat(51). Le but était de souligner l’attention accordée par Facebook à la question de l’intégrité de l’information et d’envisager des moyens de la garantir, à travers notamment la possibilité d’un signalement des informations douteuses. On se trouve là face à l’illustration d’une des ambivalences de l’usage des réseaux sociaux. D’un côté, ils accroissent la participation en permettant à un plus grand nombre d’individus de rejoindre le débat, mais ils conduisent également à brouiller les lignes, dans la mesure où le nivellement opéré rend plus délicat tout effort de distinction entre l’information sérieuse et celle qui ne l’est pas. Le numérique favorise ici un rapport distendu à la vérité et l’objectivité. Ce rapport distendu se retrouve d’ailleurs dans certains tweets de Donald Trump, dans lesquels ils relaient des informations qui sont ensuite démenties, ou dans lesquelles ils énoncent des affirmations graves sans apporter de preuves(52).

On ne peut manquer de noter l’ironie tenant à ce qu’un des bienfaits invoqués des netroots tenait à la forme de vigilance qu’ils permettaient, en plaçant sur le devant de la scène des faits ignorés par les médias classiques(53). La Toile était alors envisagée comme un instrument de résistance permettant précisément de faire éclore la vérité. Aujourd’hui, la problématique se pose en sens inverse et l’on s’interroge sur les manières de réintroduire une hiérarchie des informations, une forme de verticalité afin de couper le phénomène de propagation horizontale des fausses informations sur les réseaux.

L’appauvrissement du débat politique peut également s’envisager à l’aune de la standardisation du message sur les réseaux sociaux. Sur Twitter par exemple, les candidats doivent se plier à la contrainte des cent quarante caractères, ce qui conduit à des raccourcis dans l’expression, dont on peut toutefois craindre qu’ils traduisent aussi un raccourci de la pensée. On peut également s’interroger sur la mesure dans laquelle les réseaux façonnent la réception par le citoyen du message politique. L’usager est en effet contraint et limité par les formes de réaction prévues par le réseau social lui-même. À travers les « partages », « j’aime » ou « retweets », s’installe une forme de standardisation des comportements, sans doute inadaptée à la réception et la pleine compréhension d’un message politique. On peut craindre en effet que la délibération politique perde sa richesse et sa spécificité, en raison de la superficialité de son appréhension(54).

À cet appauvrissement constaté du débat s’ajoute même, en définitive, une certaine négation du débat.

B. La négation du débat

Les réseaux sociaux permettent de se couper de toutes opinions diverses, d’opérer en circuit fermé et donc de rejeter le pluralisme sans lequel, pour reprendre la célèbre formule de la Cour européenne des droits de l’homme, « il n’est pas de société démocratique »(55). Dans le monde réel, le monde de tous les jours, il est difficile de ne pas voir ce qui se donne à voir. Il est difficile en effet de ne pas être confronté à des opinions diverses. Aux États- Unis, ceci a une implication particulière pour ce qu’on appelle la théorie du « forum public » en matière de liberté d’expression(56). Dans ces forums publics, dont la rue, le trottoir ou le parc sont des exemples topiques, il ne peut y avoir de règlementation fondée sur le contenu de l’expression. Toutes les opinions, à quelques rares exceptions près, doivent pouvoir être défendues. Un des fondements philosophiques de cette conception maximaliste de la liberté d’expression qui prévaut aux États-Unis est d’ailleurs la métaphore du marché des idées politiques, mise en exergue par le juge Holmes dans son opinion dissidente dans l’affaire Abrams(57). Cette approche puise dans la pensée des philosophes John Milton et John Stuart et considère que la vérité n’apparaît pleinement que dans sa confrontation avec l’erreur. Dès lors, la collision des opinions contraires est le meilleur moyen de faire triompher la vérité. John Stuart Mill affirmait dans le même sens « que l’on ne saurait surestimer l’intérêt qu’il y a à mettre des êtres humains en contact avec des personnes qui ne leur ressemblent pas et dont les modes d’action et de pensée diffèrent de ceux auxquels ils sont habitués »(58). Il y voyait là un des sources du progrès.

Dès lors qu’aujourd’hui, les parcs et les rues ont été pour partie supplantés par le cyberespace en tant qu’espace de formation de l’opinion(59), la question est de savoir comment assurer la pluralité et la diversité des interactions dans un univers où l’utilisateur peut se façonner son propre réseau cloisonné. En d’autres termes, où sont les équivalents des trottoirs et des parcs publics dans le cyberespace(60) ?

Ce problème a été mis en exergue depuis longtemps, notamment par le juriste Cass Sunstein à Harvard qui, dans une série d’ouvrages(61), a dénoncé le danger des filtres et des « cocons cognitifs », qui fragmentent la société et réduisent la masse des « expériences partagées » par les membres de la société, condition pourtant essentielle à son bon fonctionnement. Le danger vient donc du fait que sur les réseaux sociaux, il est possible de créer sa propre réalité, et de constituer ainsi son propre forum privé, un réseau que l’on pourrait sans doute qualifier d’idiot, en se référant à l’origine étymologique du terme « privé »(62).

La structure même des réseaux sociaux conduit à n’offrir à l’utilisateur qu’une vision partielle du champ des possibles, celle qu’il choisit en s’entourant de personnes qui partagent ses opinions politiques, et celle que le réseau choisit pour lui à travers l’algorithme utilisé pour la présentation des informations. Il y a là une tension entre l’ouverture supposée d’Internet et des réseaux sociaux, et la réalité de leur fonctionnement, qui repose pour partie sur un enfermement et une cristallisation de la pensée. Ceci risque de produire un aveuglement et une radicalisation.

Au cours de la campagne de 2016, certains supporters de Donald Trump se disaient convaincus de sa victoire et affirmaient que s’il perdait, cela serait la preuve que l’élection a été achetée. Ils en voulaient pour preuve le fait qu’ils voyaient une majorité de messages en sa faveur sur les réseaux sociaux(63). On ne saurait trouver meilleure preuve d’un raisonnement circulaire, biaisé par le prisme déformant des réseaux sociaux. Dans le même ordre d’idées, mais en sens inverse, l’incapacité des grands médias à prévoir la victoire de Donald Trump a été également justifiée par les effets aveuglants des réseaux sociaux(64).

S’agissant des écueils posés par l’usage massif des réseaux sociaux, un dernier élément doit être évoqué, relatif au pouvoir de ces réseaux. Ils peuvent, nous l’avons vu, réglementer le contenu des discussions en ligne, en imposant des règles qui, si elles étaient adoptées par les pouvoirs publics, seraient probablement jugées inconstitutionnelles aux États-Unis(65). Ils décident également de ce que voit l’utilisateur, en fonction de l’algorithme utilisé. Certains auteurs se sont interrogés sur la capacité de ces réseaux à influencer directement une élection, par exemple, en incitant une partie de la population à voter. Une expérience a d’ailleurs été menée en 2010 et a prouvé que le réseau Facebook pouvait impacter directement le processus électoral en encourageant, par des messages adressés à une partie de la population, dans des zones spécifiques, la participation(66). Ces résultats, et les hypothèses qu’ils laissent entrevoir, renforcent la nécessité d’imposer des règles de transparence sur le fonctionnement de ces réseaux.

Malgré les indéniables défis posés par l’usage des réseaux sociaux, en particulier pour la qualité de la délibération démocratique, il convient d’éviter de porter un jugement trop sévère à leur encontre. Il est en effet très délicat d’opérer un bilan net de leur apport, et on ne saurait négliger les opportunités qu’ils représentent, en termes notamment de mobilisation et de participation des citoyens à la discussion politique. Il convient également de contextualiser le discours actuel, plutôt critique à l’égard des réseaux sociaux, en rappelant les appréciations toutes autres qui étaient portées sur ces outils après les élections de 2008 ou 2012 outre-Atlantique. Après les victoires de Barack Obama, les réseaux sociaux étaient en effet plutôt perçus comme des instruments vertueux et émancipateurs. Après les élections de 2016, le ton est beaucoup plus sévère. Sans idéaliser ni diaboliser ces réseaux, il est possible d’appréhender leurs effets de manière plus mesurée, en considérant qu’ils reflètent plus qu’ils ne créent la polarisation et les tensions de la société américaine aujourd’hui. Ces réseaux ancrent, amplifient sans doute, ces travers, mais ils ne les créent pas par euxmêmes. Les réseaux ne font qu’accentuer les tendances lourdes de l’environnement dans lequel ils opèrent.

En tout état de cause, les solutions à certains des écueils avérés pourraient être apportées par les réseaux eux-mêmes, par la modification de leur code et de leur architecture. On peut ainsi imaginer, à l’instar de Cass Sunstein, que ces réseaux incluent des options permettant d’exposer l’utilisateur à des points de vue opposés et à des informations choisies de manière aléatoire, hors de ses champs d’intérêt(67). Si techniquement la solution est possible, demeure la question des moyens permettant d’imposer à des entités privées aussi puissantes des réformes qui contribueraient sans doute au bien commun.

(1) Propos de Donald Trump, interview à Fox News, 15 mars 2017.

(2) Voir D. Craig, Fireside politics. Radio and Political Culture in the United States. 1920‑1940, John Hopkins University Press, Baltimore, 362 p.

(3) M.-A. Watson, « The Kennedy-Nixon debates : The Launch of Television’s Transformation of U.S. Politics and Popular culture », in A. Hoberek, The Cambridge Companion to John F. Kennedy, Cambridge University Press, Cambridge, 2015, pp. 45 et s.

(4) Parmi les facteurs mis en avant pour expliquer la victoire de John Kennedy lors du scrutin final, celui tiré de la bataille de l’image télévisuelle est ainsi fréquemment avancé.

(5) A. Nagourney, « The ’08 Campaign : Sea Change for Politics as We Know It », The New York Times, 3 novembre 2008, p. A1.

(6) Voir à titre d’illustration : P. Segur, S. Pieré-Frey, L’internet et la démocratie numérique, Presses Universitaires de Perpignan, Perpignan, 2016, 219 p. ; H. Oberdorff, La démocratie à l’épreuve du numérique, Presses Universitaire de Grenoble, Grenoble, 2010, 202 p. ; A. Dahmani, J. Do-Nascimento, J.-M. Ledjou, J.-J. Gabas (dir.), La démocratie à l’épreuve de la société numérique, Karthala, Paris, 2007, 375 p. ; E. Boulot (dir.), Politique, démocratie et culture aux États- Unis à l’ère du numérique, L’Harmattan, Paris, 2011, 192 p ; D. Cardon, La Démocratie Internet. Promesses et limites, Seuil, Paris, 2010, 112 p. ; M. Margolsis, D. Resnick, Politics as usual. The Cyberspace “Revolution, Sage, Londres, 2000, 256 p. ; C. Sunstein, Republic.com 2.0, Princeton University Press, Princeton, 2007, 272 p. ; K. Mossberger, C. Tolbert, « How Politics Online Is Changing Electoral Participation », in J. Leighley (dir.), Oxford Handbook of American Elections and Political Behavior, Oxford, Oxford University Press, 2010, pp. 200‑215 ; J. Armstrong, M. Zuniga, Crashing the Gate : Netroots, Grassroots, and the Rise of People-Powered Politics, Chelsea Green Publishing, White River Junction, 2006, 208 p.

(7) Voir P. Dalgren (dir.), Young Citizens and New Media : Learning for Democratic Participation, Routledge, New York, 2007, 276 p. ; D. Cardon,La Démocratie Internet. Promesses et limites, op. cit.

(8) Voir M. Hindman, The Myth of Digital Democracy, Princeton University Press, Princeton 2008, 200 p. ; C. Sunstein, #republic. Divided Democracy in the Age of Social media, Princeton University Press, Princeton, 2017, 328 p. ; M. G. Suraud, « Le débat électronique. Entre agir communicationnel et stratégie militante », in A. Dahmani, J. Do-Nascimento, J.-M. Ledjou, J.-J. Gabas (dir.), La démocratie à l’épreuve de la société numérique, op. cit., pp. 179‑192.

(9) L. Lessig, « Code is Law », Harvard Magazine, 1er janvier 2000, accessible en ligne ; voir également L. Lessig, Code 2.0, Basic Books, New York, 2006, 410 p.

(10) « But no thought is more dangerous to the future of liberty in cyberspace than this faith in freedom guaranteed by the code. For the code is not fixed. The architecture of cyberspace is not given. Unregulability is a function of code, but the code can change », L. Lessig, « Code is Law », art. cit.

(11) Parmi les réseaux les plus populaires, on peut ainsi citer Facebook, Twitter, Instagram, Snapchat ou Youtube. Nous nous focaliserons en particulier sur Facebook et Twitter, qui sont aujourd’hui les réseaux sociaux les plus utilisés s’agissant de la discussion politique. En dépit des différences dans la structure même de ces réseaux – Facebook étant ainsi un réseau plus « personnel » – des études soulignent néanmoins que le niveau de contenu politique est équivalent sur chacun de ces réseaux. Voir M. Duggan, A. Smith, « The Political Environment on Social Media », 25 octobre 2016, accessible sur le site du Pew Research Center.

(12) Lors de la campagne présidentielle de 2012, l’équipe de campagne de François Hollande avait ainsi sollicité les conseils du responsable de la campagne sur les réseaux sociaux de Barack Obama. Voir infra.

(13) Rappelons que les réseaux sociaux les plus populaires dont il est question ici, Facebook et Twitter au premier chef, ont été créés aux États-Unis.

(14) Source : Pew Research Center, « Social Media Update 2016 », 11 novembre 2016, accessible sur le site du Pew Research Center.

(15) Source : Pew Research Center, « News Use Across Social Media Platforms 2016 », 26 mai 2016, accessible sur le site du Pew Research Center.

(16) Packingham v. North Carolina, n° 15‑1194. L’affaire est pendante devant la Cour et celle-ci devrait se prononcer avant le mois de juin 2017. La loi en cause interdit à certains individus inscrits sur le registre des délinquants sexuels d’accéder à certains sites tels que Facebook ou Youtube, qui permettent l’échange d’information et sont ouverts aux mineurs. La loi sera probablement invalidée sur le fondement du Premier amendement protégeant la liberté d’expression.

(17) Voir la retranscription des plaidoiries, p. 28, accessible sur le site de la Cour suprême. Sur le lien avec le forum public, voir infra.

(18) Source : R. Kay Green, « The Game Changer : Social Media and the 2016 Presidential Election », The Huffington Post, 16 novembre 2015, accessible en ligne.

(19) Voir les contributions au colloque organisé à Toulon par M. Bardin, M. Fatin-Rouge Stefanini, C. Severino, P. Monge, La démocratie connectée, 10 novembre 2016, à paraître.

(20) J. Armstrong, M. Moulitsas Zuniga, Crashing the Gate : Netroots, Grassroots, and the Rise of People-Powered Politics, op. cit., p. XV.

(21) J. Armstrong, « Netroots for Dean in 2004 », MyDD, 18 décembre 2002, accessible en ligne.

(22) Voir V. Piquet, « L’impact des netroots sur le débat politique et la démocratie américaine : à la fois positif et pernicieux » in E. Boulot (dir.), Politique, démocratie et culture aux États-Unis à l’ère du numérique, op. cit., pp. 117‑135.

(23) A. Godet, « The “Other Netroots” : A Study of Online Conservative Activism from 1998 to 2010 », in E. Boulot (dir.), Politique, démocratie et culture aux États-Unis à l’ère du numérique, op. cit., p. 28.

(24) Ibid., p. 32.

(25) Voir J. Trippi, The Revolution Will not Be Televised : Democracy, the Internet, and the Overthrow of Everything, Hapers Collins publisher, New York, 2004, 272 p. Voir infra.

(26) Voir supra note 14.

(27) Une étude menée en juin 2012 sur les messages de Barack Obama et Mitt Romney sur leur compte Twitter révèle que seulement trois pour cent des messages du premier étaient des retweets de messages de citoyens ordinaires, tandis que le second n’a retweeté qu’un seul message au cours de la période, un message de son fils. Voir Pew Research Center, « How the Presidential Candidates Use the Web and Social Media », 15 août 2012, accessible à l’adresse suivante : http://www.journalism.org/2012/08/15/how-presidential-candidates-use-web-and-social-media/

(28) Les questions et réponses sont accessibles à l’adresse suivante : https://www.reddit.com/r/IAmA/comments/z1c9/i_am_barack_obama_president_of_the_united_states/

(29) Avec la réserve que cette communication accrue n’opère le plus souvent qu’entre des individus relevant du même environnement idéologique. Voir infra.

(30) Voir supra note 1.

(31) Voir V. Chang, « Obama and the power of social media and technology », European Business Review, mai-juin 2010, pp. 16‑21 ; M. Banwart, M. McKinney (dir.), Communication in the 2008 U.S. Election : Digital Natives Elect a President, Peter Lang, New York, 2011, pp. 89‑104.

(32) Source : J. Vargas, « Obama Raised Half a Billion Online », The Washington Post, 20 novembre 2008, accessible en ligne.

(33) Sources : S. Dutta, M. Fraser, « Barack Obama and the Facebook Election », accessible à l’adresse suivante : https://www.usnews.com/opinion/articles/2008/11/19/barack-obama-and-the-facebook-election

(34) Source : S. Frantzich, « Are We Half Way There Yet ?: New Technology and the 2012 Election » in W. Crotty (dir.), Winning the Presidency 2012, Paradigme, New York, 2013, pp. 93‑94.

(35) Source : Pew Research Center, Election 2016 : Campaigns as a Direct Source of News, 18 juillet 2016, pp. 15 et s., accessible en ligne : « Clinton vs. Trump : How They Used Twitter », Wall Street Journal, 7 avril 2017, accessible en ligne.

(36) L’échec de Howard Dean en 2004 à obtenir l’investiture côté démocrate en est d’ailleurs une illustration.

(37) Voir supra.

(38) BlackPlanet.com, Asianave.com, Migente.com.

(39) Voir l’ouvrage rédigé par son directeur de campagne, J. Trippi, The Revolution Will Not Be Televised : Democracy, the Internet, and the Overthrow of Everything, op. cit.

(40) Source : Institute for Politics Democracy and the Internet, Campaign Finance Institute, Small Donors and Online Giving, A study of Donors to the 2004 Presidential Campaign, pp. 3‑4, accessible sur le site du Campaign Finance Institute.

(41) Voir le rappel des principes applicables aux communications en ligne accessible sur le site de la FEC, à l’adresse suivante : http://www.fec.gov/pages/brochures/internetcomm.shtml/

(42) Il convient de préciser ici que la faible intervention de la puissance publique ne signifie pas que ces espaces sont soustraits à toute réglementation. La nature ayant horreur du vide, il apparaît que les réseaux sociaux eux-mêmes, c’est-à-dire les entreprises Facebook ou Twitter, deviennent en quelque sorte les régulateurs et peuvent décider dans une large mesure quel type de discours est permis. On assiste ainsi à une privatisation problématique de la règlementation applicable au cyberespace. Voir infra.

(43) Voir infra.

(44) Voir supra note 1.

(45) Voir M. Hindman, The Myth of Digital Democracy, op. cit.

(46) Qu’il nous soit permis de renvoyer à notre commentaire sous l’arrêt Citizens United v. FEC, 558 U.S. 310 (2010), RFDC, 2011, p. 324 et s.

(47) M. Haberman, A. Parker, J. Peters, M. Barbaro, « The Storm Below the Calm : An Inside View of Trump’s Last Stand », The New York Times, 7 novembre 2016, p. A1.

(48) J. Lee K. Quealy, « The 325 People, Places and Things Donald Trump has Insulted on Twitter : A complete List », accessible sur le site du New York Times.

(49) Voir le recensement des travaux en ce sens in F. Greffet, S. Wojcik, « Parler politique en ligne. Une revue des travaux français et anglo-saxons », Réseaux, n° 4, 2008, pp. 31 et s ; K. Wilcox, A. Stephen, « Are Close Friends the Enemy ? Online Social Networks, Self-Esteem, and Self-Control », Journal of Consumer Research, juin 2013, pp. 90‑103.

(50) Voir M. Duggan, A. Smith, « The Political Environment on Social Media », art. cit.

(51) Voir le billet de Mark Zuckerberg, accessible à l’adresse suivante : https://www.facebook.com/zuck/posts/10103269806149061

(52) Voir le cas notamment des messages de Donald Trump relatifs au fait que la victoire d’Hillary Clinton s’agissant du vote populaire serait due aux votes frauduleux d’individus en situation irrégulière.

(53) Voir V. Piquet, « L’impact des netroots sur le débat politique et la démocratie américaine : à la fois positif et pernicieux », art. cit., pp. 125‑127.

(54) Pour une approche très critique des changements engendrés par Internet, et notamment des effets négatifs, sur la capacité des individus à penser, voir N. Carr, The Shallows : What the Internet Is Doing to Our Brains, W.W. Norton, New York, 2010, 276 p.

(55) « [la liberté d’expression] vaut non seulement pour les “informations” ou “idées” accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent l’État ou une fraction quelconque de la population. Ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de “société démocratique” », CEDH, Handyside c. Royaume-Uni, 7 décembre 1976, n° 5493/72.

(56) Voir E. Zoller, « La Cour suprême et la liberté d’expression », in E. Zoller (dir.), La liberté d’expression aux États-Unis et en Europe, Dalloz, Paris, 2008, pp. 259 et s. : R. Post, « Between Governance and Management : The History and Theory of the Public Forum », UCLA Law Review, 1987, pp. 1713‑1836.

(57) « Le meilleur test pour la vérité est la capacité de la pensée à se faire accepter dans la compétition du marché », Abrams v. United States, 250 U.S. 616, 630 (1919).

(58) J. Stuart Mill, Principes de l’économie politique, Tome II, Guillemin et Compagnie, Paris, 1861, p. 124, accessible sur le site de la bibliothèque numérique archive.org

(59) C’est d’ailleurs de ce que reconnaît le juge Anthony Kennedy : « Minds are not changed in streets and parks as they once were. To an increasing degree, the more significant interchanges of ideas and shaping of public consciousness occur in mass and electronic media », Denver Area Educ. Telecomm. Consortium, Inc. v. FCC, 518 U.S. 727, 803 (1996).

(60) Cf. N. Zatz, « Sidewalds in Cyberspace : Making Space for Public Forums in the Public Environment », Harvard Jornal of Law and Technology, Vol. 1, 1998, pp. 149‑240.

(61) C. Sunstein, #republic. Divided Democracy in the Age of Social media, Princeton University Press, Princeton, 2017, 328 p. ; Republic.com 2.0, Princeton University Press, Princeton, 2007, 272 p. ; Republic.com 2.0, Princeton University Press, Princeton, 2001, 224 p. Voir également E. Pariser, The Filter Bubble : What the Internet Is Hiding from You, Penguin Press, New York, 2011, 294 p.

(62) Idiotes renvoie ainsi au particulier, à ce qui se prive d’une partie du monde. Sur le public et le privé, voir notamment J.-A. Mazères, « Public et privé dans l’oeuvre d’Hannah Arendt : de l’opposition des termes aux termes de l’opposition », RDP, 2005, pp. 1047 et s.

(63) A. Parker, N. Corasaniti, « Some Donald Trump Voters Warn of Revolution if Hillary Clinton Wins », The New York Times, 27 octobre 2016, accessible en ligne.

(64) Voir J. Wortham, « Is Social Media Disconnecting Us from the Big Picture ? », The New York Times Magazine, 22 novembre 2016, accessible en ligne.

(65) Voir supra note 42.

(66) Voir J. Zittrain, « Engineering an Election. Digital Gerrymandering Poses a Threat to Democracy », Harvard Law Review Forum, Vol. 127, 2014, pp. 335‑341.

(67) C. Sunstein, #republic. Divided Democracy in the Age of Social Media, op. cit., pp. 231 et s.