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Les délibérations du Conseil constitutionnel - Année 1985

Étude et analyse réalisées dans le cadre de l'Institut Louis Favoreu-GERJC et coordonnée par Xavier Philippe, Professeur à l'Université Paul Cézanne-Aix-Marseille III, Directeur de l'Institut Louis Favoreu, avec Ariane Vidal-Naquet, Professeur à l'Université Paul Cézanne-Aix-Marseille III, Olivier Le Bot, Professeur à l'Université de Nice-Sophia Antipolis(1)

Nouveaux Cahiers du Conseil constitutionnel n° 33 - octobre 2011

L'étude des délibérations de l'année 1985 présente une certaine originalité au regard des années antérieures et marque à la fois une continuité et une rupture dans l'ouverture des archives du Conseil constitutionnel. Si l'on retrouve certaines constantes de fonctionnement de l'institution et de la jurisprudence, les délibérations font aussi ressortir certaines oppositions plus marquées au sein du Conseil, traduisant parfois certains écarts avec les échanges policés habituels. Cette rupture dans la continuité révèle à la fois une certaine maturité du Conseil constitutionnel mais également la nécessité d'opérer certains choix - tant techniques que stratégiques - qui engagent l'avenir de l'institution et de la jurisprudence constitutionnelle.

I. Les équilibres au sein du Conseil constitutionnel

La stabilité de l'institution

Contrairement à l'année précédente, 1985 n'a pas constitué une année de renouvellement des membres du Conseil constitutionnel. Le Conseil constitutionnel est resté stable (2) et les membres nommés l'année précédente ont pris une part de plus en plus active aux délibérations. Leurs interventions, d'abord limitées, se sont développées et pris un rythme de croisière. On relèvera deux phénomènes dans cette année de stabilité. Tout d'abord, les membres se connaissent mieux et se respectent même si, comme on le verra ci-après leurs opinions divergent parfois assez largement : les débats témoignent d'une certaine franchise et d'un ton assez direct. Ensuite, les membres cherchent individuellement à montrer leur différence sur des points pouvant apparaître mineurs mais qui témoignent de leur autonomie de pensée, ou constituent la traduction de leur appartenance antérieure à une institution à laquelle ils aiment se référer. Ceci révèle une incapacité limitée des membres du Conseil à oublier ce qu'ils ont été même si - à de rares exceptions - leur passé n'influe en rien sur leur attitude présente.

Les conséquences politiques des décisions du Conseil constitutionnel

La frontière entre contrôle juridique et contrôle politique resurgit de façon récurrente dans les débats. Bien que le Conseil cherche systématiquement à rester neutre dans l'exercice de sa mission, il ne peut éviter de rentrer dans certains débats. Ainsi, à l'occasion du premier examen de la loi sur l'évolution de la Nouvelle-Calédonie (3), les conséquences politiques des décisions du Conseil constitutionnel sont directement abordées. La question de la représentativité du Congrès, volontairement défavorable aux anti-indépendantistes, est âprement débattue. Le président D. Mayer intervient pour souligner que le « découpage proposé par la loi, aussi injuste soit-il, est peut-être nécessaire », admettant que ce raisonnement n'est pas « juridique » mais « politique ». P. Marcilhacy intervient pour rappeler le caractère laborieux et délicat des négociations qui ont précédées l'adoption de la loi. L. Joxe invite à la prudence en se déclarant « très inquiet par les troubles qui peuvent être provoqués par un mot, par une phrase et par le sens que les différentes parties en cause peuvent leur donner ». Le rapporteur R. Lecourt « craint les conséquences pour le Conseil constitutionnel d'une annulation » qui risque d'entraîner des troubles graves dont le Conseil serait responsable. Il ajoute ne pas souhaiter que, « sur une affaire relativement secondaire le Conseil constitutionnel soit confronté à un problème extrêmement difficile ». Les échanges sont assez vifs, le ton semble monter. Le président D. Mayer intervient à nouveau pour lancer « un appel collectif »,rappelant les troubles récents en Nouvelle-Calédonie et demandant si le Conseil peut « honnêtement, consciemment, chacun de ses membres individuellement, prendre sur lui la responsabilité de faire rebondir le débat et de jeter le trouble dans l'opinion publique ». Il ajoute que seul « notre benjamin peut penser qu'une annulation n'aurait que peu d'effet et qu'il suffirait au Gouvernement de réunir le Parlement en session extraordinaire ». Les échanges se concentrent ensuite sur la manière dont le Conseil constitutionnel pourrait censurer la loi et sur l'utilisation de la notion d'erreur manifeste d'appréciation (4).

Les conséquences politiques des décisions du Conseil constitutionnel sont également envisagées lors de l'examen de la loi de finances rectificative pour 1985 (délibération du 28 décembre 1985). L'article 28 de la loi prévoyant l'intégration du personnel enseignant des classes bilingues « Diwan » dans le corps des instituteurs était en particulier contesté car considéré comme un cavalier budgétaire. Selon le rapporteur, « le Conseil constitutionnel doit savoir que le gouvernement porte un intérêt croissant aux langues et aux cultures régionales ». Il souligne que les négociations avec les écoles Diwan ont été laborieuses, émaillées de nombreux incidents et que le Gouvernement n'a pu intégrer l'accord finalement obtenu que dans la loi de finances rectificative pour 1985. Le rapporteur convient qu'incontestablement, l'article litigieux ne comporte ni création d'emplois ni ouverture de crédit et propose de s'en tenir à la jurisprudence traditionnelle du Conseil constitutionnel en matière de cavalier budgétaire. Telle est la position finalement adoptée malgré les conséquences qui risquent d'en découler.

Le Conseil constitutionnel et la gestion de l'urgence : État d'urgence et évolution de la Nouvelle-Calédonie

Le Conseil constitutionnel a également été confronté à des situations urgentes en 1985. Ainsi, concernant la loi relative à l'État d'urgence en Nouvelle-Calédonie, des dispositions ont été prises pour que l'examen par le Conseil de la loi rétablissant ce régime ne conduise pas à retarder l'entrée en vigueur de ce texte. Tout d'abord, le Secrétaire général du Conseil constitutionnel a passé la nuit dans les locaux afin d'être à même de recevoir immédiatement les recours qui ont été déposés entre 5h30 et 6h00 du matin. Ensuite, le rapporteur, avec le concours des services du Conseil, a élaboré dans la journée son rapport et son projet de décision. Enfin, le Conseil a statué le jour même sur les saisines, entre 17h00 et 18h15, la consigne du Président D. Mayer de faire preuve de brièveté dans l'examen de ce texte afin de ne pas nuire à l'efficacité du travail gouvernemental ayant été respectée (5).

La même célérité se retrouvera dans l'examen de la loi amendée sur l'évolution de la Nouvelle-Calédonie où le président du Conseil constitutionnel convoquera les membres du Conseil en un temps record, interrompant leurs vacances, pour qu'ils se consacrent à l'examen immédiat du texte qui leur avait une nouvelle fois été déféré (6). Le rapporteur recevra même de nouveaux arguments alors qu'il rédigeait le projet de décision (7).

L'amplification du recours à l'économie de moyens

Le degré de précision et d'explication que les membres du Conseil souhaitent voir intégrer dans leur décision finale fait une nouvelle fois débat. Faut-il expliquer complètement la démarche que le juge a retenue pour prendre sa décision ou se limiter au strict minimum permettant de comprendre le raisonnement suivi ? Le choix de l'économie de moyens prévaut encore très largement. Les membres du Conseil expriment leur souci de ne pas statuer au-delà de ce qu'implique strictement la saisine.

Une illustration très nette en est donnée lors de la séance du 18 janvier 1985. La loi prévoit que le pouvoir disciplinaire à l'égard des mandataires de justice est confié à une commission spéciale statuant comme chambre de discipline. Le rapporteur propose que la décision mentionne la nature juridictionnelle de cet organe afin que les droits de la défense y soient garantis lors des poursuites. G. Vedel met en garde les autres membres contre cette proposition : il « s'inquiète de la rédaction du projet qui pourrait conduire le Conseil à statuer en dehors de sa compétence ». Il estime qu'il n'y a pas lieu de trancher la question de savoir si la commission statuant comme chambre de discipline est ou non une juridiction. Les autres membres le rejoignent sur ce point en mettant en avant deux séries de considération. D'une part, il n'est pas nécessaire que l'organisme en cause soit un organe juridictionnel pour que les droits de la défense trouvent à s'appliquer. D'autre part, sa nature juridictionnelle ne peut être déduite de la circonstance que les recours ouverts contre ses décisions relèvent de la Cour d'appel, dès lors que des décisions administratives rendues par ladite commission sont également susceptibles de recours devant la Cour d'appel. Le terme de « juridiction » est remplacé par celui d'« organisme particulier » (8).

On retrouve ce souci dans plusieurs autres délibérations. Il en va ainsi de celle du 8 août 1985 lors de l'examen de la loi sur l'évolution de la Nouvelle-Calédonie. L'article 1er de la loi, prévoyant que les populations de Nouvelle-Calédonie se prononceraient ultérieurement sur l'indépendance et l'association avec la France, était, selon les saisissants, contraire aux articles 53, 55 et 88 de la Constitution. Pour le rapporteur R. Lecourt, le législateur n'a exprimé qu'une intention dénuée de portée juridique qui n'a donc pas à faire l'objet d'une censure du Conseil constitutionnel. M-R. Simonnet souhaite toutefois que le Conseil réponde à l'argument tiré de la méconnaissance du droit international. G. Vedel s'interroge sur l'opportunité d'une telle précision dans la mesure où l'article 1er n'a effectivement pas de contenu normatif. Il ajoute qu'il n'est pas nécessaire de préciser « dès maintenant que la violation d'une norme internationale peut être contraire à la Constitution ». A. Ségalat précise que, sans trancher sur le fond, il serait bon que le Conseil rappelle au législateur le respect des articles 55 et 88 de la Constitution. De manière assez adroite, la rédaction de la décision reprend les termes de la saisine entre guillemets, évoquant la « hiérarchie des règles de droit : un acte de droit interne, fut-ce une loi, ne peut préjuger d'un accord international librement signé entre deux États associés, comme le rappelle l'article 55 de la Constitution qui donne aux traités internationaux une autorité supérieure à celle des lois ».

L'économie de moyens peut parfois posséder un effet induit négatif. Elle conduit par exemple à l'impossibilité pour le Conseil constitutionnel de se saisir de dispositions législatives déjà promulguées alors même que leur constitutionnalité est douteuse. Ainsi, lors de la délibération du 17 juillet 1985 sur la loi relative à la définition et à la mise en oeuvre de principes d'aménagement, G. Vedel évoque l'article 160-5 du Code de l'urbanisme relatif à la non-indemnisation des servitudes d'aménagement qui jette une « ombre déplaisante » sur l'ensemble de la question. Il évoque la jurisprudence du Conseil d'État antérieure à l'introduction de l'article 160-5, qui acceptait d'indemniser les servitudes d'urbanisme sur le fondement du principe d'égalité devant les charges publiques. Malheureusement, G. Vedel constate que le Conseil constitutionnel n'est pas saisi de l'article 160-5 et L. Jozeau-Marigné ajoute qu'en amendant le projet de décision, notamment en prévoyant le principe d'une indemnisation, « on pourrait aller à l'encontre de dispositions législatives actuellement en vigueur ». L'intervention du doyen G. Vedel est en quelque sorte prémonitoire puisque la constitutionnalité de l'article 160-5 du Code de l'urbanisme a été contestée devant le Conseil d'État pour atteinte au principe constitutionnel d'égalité devant les charges publiques et aux principes posés par les articles 2 et 17 de la Déclaration de 1789. Ce dernier a néanmoins refusé de transmettre la question prioritaire de constitutionnalité au Conseil constitutionnel, jugeant qu'elle était dépourvue de caractère sérieux (9).

Dans le même registre, on relèvera le souci du Conseil constitutionnel de ne pas s'engager dans des interprétations non nécessaires qui pourraient l'amener à aller au-delà de la mission qui lui est confiée quand bien même cela soulève des questions de constitutionnalité qu'il serait souhaitable de trancher. Ainsi, lors de l'examen de la loi organique relative à la limitation du cumul des mandats parlementaires et électoraux (10), sont notamment examinées les dispositions relatives à la période transitoire. Pour le rapporteur, elles sont tout à fait claires et conformes à la Constitution. Mais la saisine ayant plus particulièrement insisté sur les difficultés d'interprétation, le rapporteur propose deux projets de décision, « l'un court et l'autre plus explicite afin d'éclairer l'interprétation de la loi ». Le rapporteur souligne qu'il existe une « habitude heureuse au Conseil constitutionnel et au Conseil d'État qui consiste à faire court. Toutefois, dans des matières nouvelles, le juge tend à être plus explicite afin d'éclairer l'interprétation que les praticiens seront conduits à faire de la loi ». Il s'interroge ainsi sur la nécessité d'éclairer les dispositions transitoires prévues par le législateur, « cet effort d'exposition » permettant de « prévenir un éventuel contentieux » en vue des élections législatives. Selon G. Vedel, le projet le plus long présenterait un « problème de principe assez grave puisqu'il revient à interpréter des dispositions législatives sans que la constitutionnalité dépende de l'interprétation (...). En donnant une interprétation, le Conseil tomberait sous le coup de la prohibition de l'arrêt de règlement », affirmation qu'il nuance pourtant fortement ajoutant qu'il n'est pas sûr que cette « prohibition (...) soit un principe constitutionnel ». Le projet le plus court est adopté, sans plus de débats, à l'unanimité.

II. Les aspects formels de construction de la jurisprudence constitutionnelle

La publication de l'identité des rapporteurs et des membres présents

Le choix et la connaissance de l'identité des rapporteurs a été source de débats au cours de la séance du 26 juin 1985. P. Marcilhacy indique qu'un « éminent professeur de droit » lui a demandé si le nom des rapporteurs était couvert par le secret. Il soumet la question aux autres membres.

Le Président D. Mayer et différents membres du Conseil lui répondent que le secret est bien total et qu'il englobe dès lors jusqu'au nom des rapporteurs.

G. Vedel est plus nuancé. Il précise que le secret entourant le nom du rapporteur est « un secret de Polichinelle ». La raison, indique-t-il, en est simple : le rapporteur est en contact, pour les besoins de son travail, avec l'administration et, dès lors, très rapidement, toutes les personnes intéressées peuvent savoir qui il est. Il ajoute que « la pratique adoptée par le Conseil et qui tend à un secret absolu peut paraître comme un errement et est certainement contraire à toute la tradition du secret du délibéré ». Il lui apparaît que « dans une période de transparence où on exige la motivation des décisions », « le secret absolu qui entoure à la fois le nom du rapporteur, les noms et le nombre des membres siégeant au Conseil fait un peu « rétro » ».

Sur la demande de G. Vedel, le Secrétaire général déclare qu'à son avis, la règle suivie par le Conseil constitutionnel interdit uniquement d'indiquer le nom du rapporteur pendant la durée d'instruction de son dossier, afin de la préserver de toute demande indiscrète. La décision rendue, l'intérêt du secret ne serait pas le même.

P. Legatte est favorable au maintien de l'usage actuel dans la mesure où rien ne contraint le Conseil à la transparence. Le Président, qui indique comprendre la position exprimée par G. Vedel, se déclare cependant inquiet des conséquences que pourrait avoir la pratique qui semble avoir les préférences du Doyen Vedel. Si un membre est absent, comme c'est le cas lors de cette séance, cette absence risque d'être interprétée comme une manifestation d'hostilité ou de désaccord avec la décision du Conseil.

G. Vedel lui répond que « c'est une règle fondamentale du Droit que toute décision de justice comporte en elle-même la preuve de sa régularité ». Le Conseil ne pouvant siéger que si un nombre suffisant de membres est présent, cette exigence fondamentale implique de déterminer le nombre et les noms des membres présents dans la décision.

P. Legatte émet l'opinion que le Conseil constitutionnel ne rend pas des décisions de justice et n'est pas une juridiction. G. Vedel lui répond que le Conseil aura sans doute bientôt à trancher ce débat : il sera saisi de la loi intéressant la ratification du protocole à la Convention européenne des droits de l'homme abolissant la peine de mort. À cette occasion, il devra dire si le recours est recevable ou non et si la première décision qu'il a rendue a ou non autorité de chose jugée.

La présentation du rapport et l'association d'autres membres du Conseil à la préparation du projet de décision

La présentation des rapports devant le Conseil constitutionnel demeure assez hétéroclite. Si certains rapports constituent une oeuvre quasi-doctrinale ou un exposé lumineux des questions de constitutionnalité soulevés par des projets techniques et complexes (11), il en est d'autres qui n'emportent guère la conviction.

Ainsi, lors de la délibération du 17 juillet 1985, rapportant sur la loi relative à la définition et à la mise en oeuvre de principes d'aménagement, texte qu'il qualifie de « long et épais », P. Marcilhacy propose un rapport « dans une forme peu courante », constitué de toute une série de banalités et de généralités, illustrées par des exemples personnels : « nous sommes, pour la plupart, propriétaires d'un petit quelque chose. Il est toujours difficile de se dire qu'on est très tenu par ses voisins et qu'on a des devoirs envers l'avenir » ; « je suis personnellement « Zadé » pour un terrain hérité de mes parents » ; « il faut organiser, c'est certain ; cela conduit à des adaptations du droit de propriété ». L'argumentation juridique est faible voire inexistante. Le rapport est ponctué de convictions : « la propriété comporte des choses très précises .... Voilà pourquoi je suis persuadé que la déclaration préalable est constitutionnelle » « le texte qui nous est soumis n'est pas contraire à la Constitution. A titre personnel, je considère qu'il est un exemple des adaptations que subit aujourd'hui le droit de propriété ». Il se contente de renvoyer, sans plus de précisions, « à de nombreux autres exemples de limitation du droit de propriété en vue de l'intérêt général » et à la décision de 1984 relative aux structures agricoles qui a admis « des contraintes beaucoup plus lourdes » que celles imposées par la loi présentement examinée. Ce « bavardage », pour reprendre le terme utilisé par le rapporteur lui-même, est complété par une intervention de L. Jozeau-Marigné qui propose de rappeler le principe posé dans la décision de 1984 sur l'absence de dénaturation du sens et de la portée du droit de propriété.

L'élaboration du rapport n'est également pas nécessairement égalitaire. Les difficultés proviennent en partie de la qualité de la saisine. Or, sur ce point, on note une très grande disparité. Ainsi dans la loi relative au redressement et à la liquidation des entreprises, le rapporteur R. Lecourt, observe que les moyens développés par les auteurs de la saisine apparaissent « décalés par rapport au débat parlementaire ». Les dispositions contestées le sont en effet au regard d'arguments qui n'avaient pas été soulevés au cours de la phase parlementaire. « Tout s'est passé, indique-t-il comme si des autorités extérieures avaient prêté leur concours à la saisine » (12).

On relèvera également la confirmation d'une tendance déjà amorcée consistant pour le rapporteur à associer d'autres membres du Conseil à la préparation de son rapport et du projet de décision. Ainsi, lors de la séance du 22 mai 1985, le rapporteur, P. Legatte, remercie les autres membres d'avoir accepté de l'aider en contribuant à la préparation du projet de décision (13).

Le rejet et l'utilisation des portes étroites

En ouverture de la séance du 10 juillet 1985, le Président D. Mayer indique que le parti « Les Verts » a adressé au Conseil une note relative aux lois modifiant le code électoral. Le Secrétaire général du Conseil a demandé à son Président s'il était nécessaire de tenir une séance spéciale pour répondre que la demande était irrecevable. Les membres conviennent que cela n'est pas utile et qu'une lettre en la forme administrative est suffisante (14).

Lors de la même séance, le rapporteur G. Vedel informe les membres d'une note produite par M. Girod, rapporteur devant le Sénat. La lettre de saisine du Premier ministre ne comportant pas d'argumentation, le débat juridique va entièrement et exclusivement s'appuyer sur cette note. Le projet de décision élaboré par G. Vedel examine point par point les difficultés soulevées dans le mémoire de M. Girod. Il est fait référence à l'argumentation produite par M. Girod tout au long des débats. C'est autour de cette note que s'organise l'ensemble de la discussion. G. Vedel relève toutefois qu'il n'est guère possible d'y faire référence dans la décision (15).

L'aspect formel des décisions

Les délibérations de l'année 1985 apportent également quelques précisions formelles sur les décisions rendues par le Conseil constitutionnel.

Le débat peut porter sur des aspects apparemment mineurs comme la précision des visas mais qui demeurent fondamentaux pour établir la compétence du Conseil constitutionnel. La loi organique relative à la limitation du cumul des mandats parlementaires et électoraux (16) a prévu que le Conseil constitutionnel déclarerait démissionnaire d'office le député en infraction avec les dispositions sur le cumul des mandats. R. Lecourt, lors de la discussion, relève qu'il y a là un élargissement de la compétence du Conseil constitutionnel allant au-delà de ce que prévoit l'article 59 de la Constitution. Ce point est finalement peu débattu sur le fond mais la discussion témoigne de l'importance des visas : pour justifier la compétence du Conseil, le rapporteur propose de modifier les visas de la décision en y intégrant le chapitre VI de la loi organique relative au Conseil ; pour G. Vedel, le visa de l'article 59 est suffisant ; le secrétaire général fait savoir qu'il vaudrait mieux viser l'article 25 relatif au statut de l'élu ; le président propose la suppression de tous les visas ; finalement, est simplement visé le chapitre VI de l'ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel.

Une autre interrogation surgit quant aux modalités de publication des décisions du Conseil constitutionnel et à l'opportunité d'en informer au préalable le ou les saisissants. Lors de la séance du 22 mai 1985, L. Jozeau-Marigné demande ainsi si la décision par laquelle le Conseil constitutionnel se prononce, sur saisine du Président de la République, sur la conformité d'un engagement international avec la Constitution, doit être publiée au Journal officiel. Le Secrétaire général répond que la publication s'impose en application de l'ordonnance organique sur le Conseil constitutionnel. G. Vedel ajoute que, même si les textes n'étaient pas clairs, la publication s'imposerait dans la mesure où le Conseil constitutionnel n'est pas « un conseil privé mais un pouvoir public ». Néanmoins, A. Ségalat suggère que, par déférence et par courtoisie, le Conseil s'assure auprès du Secrétariat général du Gouvernement que le Président de la République ait connaissance de la décision rendue par le Conseil avant que celle-ci ne soit publiée au Journal officiel. Cette proposition recueille l'assentiment des membres du Conseil (17).

Le contrôle de l'erreur manifeste d'appréciation

La question de l'erreur manifeste d'appréciation apparue lors de la décision du 16 janvier 1982 sur les nationalisations continue d'alimenter les débats devant le Conseil constitutionnel. Lors de l'examen de la loi sur l'évolution de la Nouvelle-Calédonie (18), la représentativité du Congrès était notamment contestée par les saisissants, le quotient électoral de chacune des régions représentées faisant apparaitre de grandes disparités, contraires à une « certaine proportionnalité ». Si le rapporteur R. Lecourt reconnaît que « le critère démographique est un critère qui doit être pris en compte », il relève que des écarts semblables voire bien plus élevés existent « malheureusement » aussi en métropole, terme qu'il retire aussitôt « car il n'a pas en l'état à porter de jugement de valeur ». Par ailleurs, il estime qu'il n'y a « aucun principe de valeur constitutionnelle qui impose à la loi de ne tenir compte que du critère démographique » et que d'autres critères peuvent être pris en compte dans la mesure où il s'agit là d'une assemblée à caractère administratif et non politique.

G. Vedel s'interroge toutefois sur la représentativité du Congrès dont les pouvoirs vont au-delà de ceux d'une assemblée à caractère administratif, la comparaison avec les assemblées métropolitaines lui paraissant peu pertinente. Surtout, il relève que, considéré dans son ensemble, le dispositif n'est guère constitutionnel : « la ficelle lui apparait tout de même trop grosse. Il y a là manifestement une volonté de mettre, dès le départ, en minorité des gens dont on pense qu'ils ne sont pas favorables à l'indépendance » et propose de déclarer contraire à la Constitution le tableau de répartition annexé à la loi. Après des échanges assez vifs relatifs aux conséquences politiques d'une éventuelle censure du Conseil constitutionnel (19), les membres s'interrogent sur le recours à l'erreur manifeste d'appréciation. P. Legatte craint que le Conseil ne se substitue au Parlement et réaffirme « son hostilité au concept d'erreur manifeste utilisé par le Conseil », préférant que ce dernier censure le texte, le cas échéant, sur la base d'un principe constitutionnel « clair » qu'il peine néanmoins à trouver. R. Lecourt, rapporteur, souligne la difficulté à faire le départ entre ce qui relève de l'erreur manifeste ou non. Le Conseil est très divisé. Le président D. Mayer propose de passer au vote mais le projet du rapporteur est rejeté par 5 voix contre 4. Une nouvelle rédaction du projet est envisagée, G. Vedel suggérant que la censure soit fondée sur la nature politique du Congrès de Nouvelle-Calédonie. La séance est suspendue afin que G. Vedel, L. Jozeau-Marigné, L. Joxe, M-R. Simonnet et A. Ségalat préparent une nouvelle rédaction. La discussion reprend et achoppe sur le terme de « limitée » (le législateur ne peut prendre en considération d'autres impératifs pour tempérer la représentation sur des bases essentiellement démographiques que dans une mesure « limitée »). G. Vedel rétorque que « toutes les cours constitutionnelles sont conduites un jour ou l'autre à prendre des dispositions analogues. En ces matières, il y a effectivement toujours un problème de seuil (...). Tous les juges, un jour ou l'autre, y sont confrontés. Cette contrainte est inhérente à la notion d'erreur manifeste qui est elle-même une technique inhérente au contrôle juridictionnel ». Les débats deviennent houleux voire tendus. Le président se demande « si le Conseil constitutionnel n'est pas sur le point de devenir une troisième chambre » et rappelle le risque de relancer le débat sur la Nouvelle-Calédonie ; M-R. Simonnet lui fait remarquer assez vertement que le Conseil a déjà voté sur ce point. Les débats reprennent quant au maintien du terme « limitée ». G. Vedel fait remarquer que sa suppression conduirait à effacer tout un « pan de la jurisprudence du Conseil constitutionnel » ; R. Lecourt ajoute que sa suppression ouvrirait au Conseil la possibilité « d'apprécier les lois en pure opportunité ». Le terme est finalement maintenu et le texte adopté par 5 voix contre 4.

Cet épilogue ne satisfera cependant pas les opposants à la notion d'erreur manifeste. P. Legatte la réitérera dans la délibération du 25 août relative à l'examen de la nouvelle mouture du texte relatif à l'évolution de la Nouvelle-Calédonie (20).

La confirmation de la prudence à l'égard des validations législatives

Une délibération datant du 24 juillet portant sur une loi portant « diverses dispositions d'ordre social » (DDOS) réveille un débat qui avait déjà eu lieu en 1980 sur la pratique des validations législatives. Les lois portant DDOS, qualifiées de lois fourre-tout, ont longtemps été employées pour permettre de regrouper dans un acte législatif unique un ensemble de dispositions disparates. Seule une disposition était contestée directement par deux saisines des sénateurs et des députés. Le rapporteur G. Vedel relève un élément intéressant : si les deux saisines portent sur le même objet, cela n'est guère le fruit du hasard mais celui d'une action menée par une corporation représentée par un syndicat (21). Le poids des groupes de pression n'est donc guère nouveau dans le contentieux constitutionnel et les parlementaires se sont fait le relai de cette préoccupation. Cela n'affecte en rien l'exercice du contrôle car quelle que soit l'origine du motif ayant justifié la saisine, le problème de constitutionnalité demeure. En l'espèce, la question portait sur le mode de désignation du Conseil national des universités qui disposait d'un pouvoir d'avis en matière de nominations dans l'enseignement supérieur. Ce Conseil avait connu deux compositions : une composition provisoire issue d'un tirage au sort et de nominations prononcées par le ministre et une composition « définitive » issue d'élections. Or, cette dernière composition avait été annulée par le Conseil d'État, ce qui avait pour effet d'entrainer l'invalidation de toutes les nominations faites sur avis du Conseil national des universités dans sa forme provisoire comme dans sa forme définitive. L'article 122 de la loi déférée possédait un triple objet : maintenir en fonction le Conseil national des universités déclaré illégal par le Conseil d'État jusqu'à l'élection du nouveau Conseil ; valider les nominations passées ; valider les décisions à venir prises par le Conseil maintenu malgré la décision du Conseil d'État.

Le rapporteur G. Vedel, après avoir rappelé les principes dégagés par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 22 juillet 1980, examine les trois alinéas de l'article contesté et estime que compte tenu de la situation mais surtout de la possibilité de sanctionner les irrégularités futures - ce qui réduit la portée des validations-, ces dernières sont compatibles avec les exigences constitutionnelles. Le rapporteur relève que, face aux lois de validation, on se trouve dans un contrôle « quasi-concret » car les dispositions législatives sont destinées à répondre à des exigences de fait très précises, que le Conseil prend en considérations pour évaluer l'existence d'une éventuelle inconstitutionnalité. Comme dans le cas des lois de règlement, le Conseil constitutionnel est partagé entre sa mission première de contrôle abstrait des normes et la nécessité de prise en compte des effets de ses décisions. En l'espèce, le rapporteur rappelle les termes du débat : « L'autorité de la loi (de validation) couvre non l'acte annulé mais la situation qu'il en est résulté, elle préserve les intérêts en présence ». La discussion révèle ici encore un débat sur les principes tout autant que sur l'espèce. Les lois de validation remettent en cause les effets de la chose jugée. Les membres du Conseil constitutionnel, anciens juges, se montrent assez réticents même s'ils comprennent la logique de la validation législative. M-R. Simonnet souligne que le débat s'articule entre le respect de la chose jugée et le nécessaire respect de la continuité du service public. Il estime que la loi de validation fait la part belle à la continuité du service public qui pourra justifier toutes sortes de régularisations. L'ensemble du débat fait ressortir que l'ensemble des membres a conscience de la nécessité de trouver un équilibre entre autorité de la chose jugée et validations législative. Il ressort également des échanges que l'argument qui emporte la conviction porte davantage sur la substance des motifs de la chose jugée et la réponse que lui apporte le législateur que sur le résultat lui-même de la validation. En d'autres termes, les membres du Conseil constitutionnel admettent la validation parce que les motifs d'illégalité contenus dans la décision du Conseil d'État portent sur des règles et principes constitutionnels ou législatifs que la loi ne remet pas en cause. Comme le souligne G. Vedel : « si le texte validé avait comporté une irrégularité constitutionnelle, il n'aurait pas proposé la validation ». Le Conseil constitutionnel maintient donc sa jurisprudence antérieure du 22 juillet 1980 Validation d'actes administratifs mais la délibération révèle que cette analyse s'opère au cas par cas en fonction de deux séries de paramètres : les motifs de l'annulation contentieuse par les juridictions ordinaires d'une part ; les fondements juridiques de la réponse législative pour remédier aux effets indésirables créés par la loi, d'autre part.

La cohérence et l'évolution de la jurisprudence

Les délibérations révèlent également certaines constantes de la jurisprudence constitutionnelle

Les délibérations peuvent parfois être le siège de préludes à une évolution jurisprudentielle qui n'interviendra que bien plus tard. La délibération du 17 juillet 1985 sur la loi relative à la définition et à la mise en oeuvre de principes d'aménagement en est un exemple à l'égard de la compétence du juge judiciaire en matière de propriété. G. Vedel envisage la possibilité de faire « de cette garantie judiciaire un principe fondamental des lois de la République car la garantie judiciaire n'est pas, pour l'instant, constitutionnelle ». R. Lecourt intervient d'ailleurs pour regretter que « les termes « autorité judiciaire » ne couvrent pas l'intervention du juge administratif ». Le Doyen G. Vedel estime difficile d'introduire le principe par le biais d'un obiter dictum mais ménage une évolution de jurisprudence en proposant la formulation finalement retenue : « quelque soit l'importance du rôle des tribunaux judiciaires en matière de protection de la propriété, il résulte des termes de l'article 66 de la Constitution que celui-ci concerne la liberté individuelle et non le droit de propriété ». La constitutionnalisation de ce principe aura lieu quelques années plus tard (22).

Le souci de cohérence jurisprudentielle apparaît dans presque toutes les délibérations, certaines retenant plus particulièrement l'attention. Il en va notamment ainsi de la délibération du 8 août 1985 relative à la loi sur l'évolution de la Nouvelle-Calédonie, les membres du Conseil étant particulièrement divisés sur l'interprétation à retenir de l'article 74 de la Constitution au terme duquel l'organisation particulière des TOM est « définie et modifiée par la loi après consultation de l'assemblée territoriale intéressée ». Les saisissants estimaient en effet que l'Assemblée territoriale n'avait pas été saisie en temps utile : le projet de loi avait été déposé sur le bureau de cette Assemblée après avoir été déposé sur le bureau de l'Assemblée nationale, celle-ci ayant commencé sa délibération avant d'avoir reçu l'avis de la première. Le rapporteur met d'abord les membres du Conseil constitutionnel en garde contre le mémoire ampliatif déposé la veille de la délibération par le sénateur E. Dailly, interprétant très - trop - librement la décision rendue par le Conseil le 23 mai 1979. Le rapporteur estime qu'en réalité, le Conseil constitutionnel a tranché « de manière exhaustive » la question dans sa décision du 27 juillet 1982, jugeant que l'avis émis en temps utile par l'Assemblée territoriale consultée avec un préavis suffisant « doit être porté à la connaissance des parlementaires (...) avant l'adoption en première lecture de la loi par l'Assemblée dont il font partie ».

Pourtant, M-R. Simonnet est particulièrement virulent et estime que la procédure suivie en l'espèce (l'Assemblée nationale a suspendu ses débats en attendant l'avis de l'Assemblée territoriale, la commission compétente a demandé une seconde lecture pour lui permettre d'examiner à nouveau le texte au vu de l'avis émis) constituait un « véritable détournement de procédure » dont il considère qu'il n'appartient pas au Conseil constitutionnel de se saisir puisqu'il n'est pas une « troisième chambre ». Les débats se concentrent notamment sur la question de savoir si l'adoption de la loi se résume au vote final ou si elle commence par l'examen en commission.

Le rapporteur maintient fermement sa position en se référant au précédent de 1982 et en excluant tout infléchissement de jurisprudence ; ce dernier ne pourrait se fonder que sur l'article 101 du Règlement de l'Assemblée nationale qui ne possède pas valeur constitutionnelle. G. Vedel souligne que « si le Conseil modifiait maintenant sa jurisprudence en ce qui concerne la notion d'adoption de la loi ce serait un véritable bouleversement ». Finalement, la reprise pure et simple de la rédaction utilisée dans la décision de 1982 emporte l'adhésion de la majorité des membres du Conseil.

Cette délibération est également l'occasion pour certains membres du Conseil de déplorer l'absentéisme des parlementaires notamment en fin de semaine. Profitant d'une suspension d'audience et avec la permission du président, P. Marcilhacy critique d'ailleurs en aparté cet absentéisme qui l'a toujours « scandalisé ».

Les délibérations évoquent également les difficultés que génèrent les revirements de jurisprudence. Lors de l'examen de la loi de finances rectificative pour 1985 (23), G. Vedel aborde clairement la question du revirement de jurisprudence en mettant en relief les difficultés qu'il engendre. Il propose ainsi de distinguer entre « les matières dites nobles », dans lesquelles le revirement est plus facile à opérer « car il a un sens clair et est facilement compris », et les « matières plus techniques » où la « jurisprudence sert de code de bonne conduite aux administrateurs » et où tout changement est, « paradoxalement », plus délicat car il « perturbe gravement les exécutants ».

L'absence de contrôle du lien des amendements avec l'objet de la loi

Le rapporteur de la loi portant diverses dispositions d'ordre économique et financier, L. Jozeau-Marigné s'interroge sur la possibilité de mentionner dans la décision que des amendements adoptés au cours de la procédure législative « ne sont pas dépourvus de tout lien avec les dispositions de la loi », ce qui ouvrirait la voie à un contrôle du Conseil sur les amendements. P. Marcilahcy met en garde contre une telle rédaction : « Le problème est celui du risque pour le Conseil constitutionnel d'être inondé de recours si la décision laisse à penser que l'on contrôle le rattachement de l'amendement au projet de texte dans lequel il s'insère ». S'orienter dans cette voie nécessiterait, selon lui, de recruter des membres supplémentaires au Conseil constitutionnel. De même, G. Vedel estime que le moment d'exercer ce contrôle n'est pas encore venu. Il considère qu'il faudra un jour définir ce que l'on appelle amendement et les conditions auxquelles il doit obéir. Pour l'heure, il juge préférable de s'en tenir à la formule prudente proposée par le rapporteur qui « protège le Conseil de réclamations excessives tout en informant le Gouvernement de l'existence de certaines limites » (24).

III. La mise en oeuvre des principes et règles constitutionnels

Les accords et désaccords entre les membres du Conseil constitutionnel

Le débat sur l'école privée va ressurgir dans les débats du Conseil constitutionnel de façon particulièrement animée à propos de l'accord des collectivités locales. L'article 27-2 de la loi dite « Chevènement », déférée au Conseil, réveille en effet les tensions sur la place de l'école libre et le soutien financier de l'Etat aux établissements d'enseignement privé. La disposition litigieuse prévoit que la conclusion des contrats d'association entre l'Etat et les écoles privées est soumise à l'accord des communes intéressées. Le Doyen G. Vedel décèle dans cette disposition une inconstitutionnalité : « s'agissant d'une liberté publique organisée par une loi, il est extrêmement difficile d'admettre qu'elle puisse être appliquée ou non en fonction du bon vouloir d'une commune ». Il se déclare « gêné par le fait que le législateur décide qu'une loi organisant la mise en oeuvre d'une liberté publique puisse être suspendue au bon - ou au mauvais - vouloir d'une commune ». Qu'il y ait des « communes non » et des « communes oui » ne lui semble guère admissible au regard des libertés publiques. L. Jozeau-Marigné adhère à cette position : il déclare que si l'Etat a pour mission de faire régner l'égalité sur tout le territoire, « il n'est pas admissible que l'Etat, dans ces conditions, subordonne l'exercice de sa mission à la volonté des communes » (25).

Les trois membres nommés par la majorité en place (le président D. Mayer, P. Legatte et P. Marcilhacy) vont adopter une stratégie en deux temps pour tenter de sauver cette disposition.

Dans un premier temps, ils cherchent à minimiser le risque d'une rupture d'égalité. P. Marcilhacy avance un argument politique, faisant valoir qu'une majorité municipale qui refuserait la conclusion d'un contrat malgré une demande en ce sens clairement exprimée « ne ferait pas de vieux os ». Le président D. Mayer ajoute que la disposition ne soulève pas de difficulté dans la mesure où le juge administratif pourra censurer un refus communal animé par de « mauvais motifs ».

Les débats vont alors se tendre entre les trois membres nommés par la majorité en place et ceux nommés par l'ancienne majorité. L. Jozeau-Marigné rétorque au président qu'il ignore la réalité. Il déclare que « ceci est absolument faux. Que c'est tout le contraire, qu'il souhaite rester aimable et ne veut pas s'en prendre à la personne de Monsieur le Président mais qu'il regrette de devoir lui dire que son argument traduit une méconnaissance absolue, totale de la situation de fait. Le motif « illégitime » qui serait opposé par la commune serait habillé, camouflé sous l'apparence d'un motif « légitime ». Une commune pourra ainsi dire qu'elle n'a plus l'argent nécessaire au financement d'une classe d'enseignement privé car elle consacre toutes ses ressources à la construction d'une piscine. Or, le juge administratif s'interdit d'apprécier l'opportunité d'une dépense communale ». Ce que confirme immédiatement G. Vedel. P. Marcilhacy intervient avec virulence dans la discussion. Rompant le calme des débats, il « s'écrit » - fait suffisamment rare pour être souligné - que « si la loi Debré était contraire à une liberté constitutionnelle, alors je ne comprends plus rien ! » (26). Plus tard, après s'être déclaré « attristé » par l'interdit jeté sur l'article 27-2, il se demande, en priant le Conseil de l'excuser de la crudité de son propos, « s'il est vraiment trop con pour ne pas comprendre en quoi cet article n'est pas admissible ».

La disposition litigieuse est mise aux voix. Elle est déclarée non-conforme à la Constitution par 5 voix contre 3. Les trois membres nommés par la majorité en place vont alors changer de stratégie. Acceptant le principe d'une censure, ils demandent, dans un second temps, que la décision précise que l'article 27-2 ne portait pas atteinte à la liberté de l'enseignement privé, ce afin d'éviter que le législateur puisse apparaître comme ayant méconnu cette liberté. L. Jozeau-Marigné s'oppose absolument à cette proposition, qui risque de rallumer le conflit sur l'école libre, ce qui provoque un « échange assez vif » - indique, sans autre précision, le compte-rendu des débats - avec les trois membres favorable à la constitutionnalité de cette disposition.

Pour surmonter la dissension, G. Vedel est sollicité par le Président D. Mayer. Il se retire pendant près d'une heure avec R. Lecourt et A. Ségalat pour rédiger un projet de considérant. Un fondement objectif est clairement mis en avant, s'appuyant sur le fait que l'article 27-2 ne respecte pas le principe de l'unité d'application d'une loi relative à une liberté publique sur l'ensemble du territoire national. Le projet ainsi modifié est adopté à l'unanimité par les membres du Conseil constitutionnel (27).

La naissance de la jurisprudence « état d'urgence en Nouvelle-Calédonie »

Aussi étonnant que cela puisse paraître, la jurisprudence dite « État d'urgence en Nouvelle-Calédonie » a été forgée par le Conseil constitutionnel sans donner lieu au moindre débat. Les parlementaires ayant saisi le Conseil constitutionnel mettent en cause la conformité à la Constitution de la loi du 3 avril 1955 sur le fondement de laquelle a été déclaré l'État d'urgence en Nouvelle-Calédonie. Pour le rapporteur A. Ségalat « Ce qui est demandé au Conseil c'est, au fond, de déclarer que la loi du 3 avril 1955 est, par elle-même, contraire à la Constitution ». A. Ségalat déclare que « le Conseil se trouve là devant un problème général qu'il a déjà eu à connaître mais certainement pas d'une manière aussi nette et aussi précise ». Il s'agit en fait, indique-t-il, « d'une exception d'inconstitutionnalité ». Il estime qu'une loi nouvelle qui fait référence à une loi déjà promulguée, en raison de la modification, du complément qu'elle opère ou ajoute à la loi ancienne, permet au Conseil constitutionnel d'apprécier la conformité, au regard de la Constitution, de l'ensemble formé par la loi nouvelle et les parties modifiées de la loi ancienne. Toutefois, ce n'est pas ce qui est demandé dans le cas d'espèce. Il est expressément demandé au Conseil constitutionnel d'apprécier, au regard de la Constitution, la validité d'une loi régulièrement promulguée et qui ne fait l'objet d'aucune modification par la loi nouvelle dont le Conseil est saisi. Aussi indique-t-il que le Conseil ne peut que rejeter cette prétention. Aucun débat n'a lieu sur le principe ni les conditions de mise en oeuvre de ce contrôle d'une loi déjà promulguée. Les échanges, au demeurant assez brefs, portent sur des détails rédactionnels relatifs au considérant de principe : la suppression de l'adverbe « utilement » est discutée puis rejetée ; la proposition de G. Vedel d'ajouter les mots « termes d'une loi promulguée » est adoptée sans être discutée ; la proposition de M-R. Simmonet de remplacer « peut » par « pourrait » est écartée. Ne soulevant aucune difficulté, le projet de décision est adopté à l'unanimité.

Les débats relatifs à cette délibération évoquent également la théorie de l'abrogation implicite par la Constitution de 1958. Le rapporteur, A. Ségalat, écarte l'argument des députés saisissants en estimant que la Constitution de 1958 a implicitement abrogé la législation de 1955 sur l'État d'urgence. Il attire l'attention des membres du Conseil « sur les effets de bouleversement que produirait cette théorie dans l'ordre juridique du droit public en France, si le Conseil constitutionnel la consacrait » (28).

La notion de « loi relative au Sénat »

La notion de « lois organiques relatives au Sénat » employée à l'article 46 de la Constitution est au coeur de la séance du 10 juillet 1985. Le rapporteur G. Vedel expose les trois interprétations possibles. Selon la première, dite restrictive, sont des « lois relatives au Sénat » celles qui le concernent seul (par exemple le nombre de sénateurs). Cette lecture est écartée sous peine de dénaturer le texte constitutionnel en le limitant aux lois relatives « exclusivement » au Sénat. La seconde interprétation est extensive : tout ce qui intéresse le Sénat ne peut être voté sans son assentiment (par exemple le poids du Sénat au Congrès). Elle est également écartée par le Doyen Vedel : « une loi relative est une loi en rapport et non une loi agissant par ricochets ». Un accord va s'opérer autour de la troisième interprétation proposée, qualifiée de médiane par G. Vedel. P. Marcilhacy estime que la clarification de cette notion est d'autant plus souhaitable que depuis le vote de la Constitution de 1958, le Sénat chercher à « tirer plus qu'il n'y a dans le texte de l'article 46, alinéa 4 ». Définir avec précision le sens de cette notion permettra, selon lui, de faire « taire ces bruits » (29).

Le contrôle des lois de règlement du budget

Le Conseil constitutionnel peut-il exercer un contrôle de constitutionnalité externe et interne sur toutes les lois ou est-il limité à un contrôle de régularité pour certaines d'entre elles ? Telle était la question soulevée dans la délibération du 24 juillet 1985 portant sur la loi de règlement définitif du budget de l'année 1983 (30) qui démontre qu'une décision a priori routinière peut devenir source d'une véritable discussion. Le rapporteur A. Ségalat expose tout d'abord minutieusement les griefs formulés par les sénateurs et députés saisissants. Le premier porte sur le prélèvement opéré sur le budget des PTT de deux milliards de francs au profit du budget général ; le second porte sur l'introduction de dispositions qui ne devraient pas figurer dans la loi (cavaliers budgétaires). Le rapporteur estime qu'il s'agit dans les deux cas de griefs d'inconstitutionnalité fondés sur le non-respect par la loi ou le règlement de dispositions constitutionnelles mais la discussion va s'engager sur la nature de la « loi de règlement définitif du budget ». Le rapporteur s'interroge sur la véritable nature du contrôle de constitutionnalité d'un tel acte. Son raisonnement est simple : si la loi de finances autorise les dépenses et permet l'exercice du contrôle en amont des recettes et de dépenses, la loi de règlement du budget constate les opérations financières effectivement réalisées. Pour le rapporteur, si le contrôle externe de la régularité de la loi permet au Conseil constitutionnel de remplir sa mission, le contrôle interne de la loi de règlement pose un véritable problème pour deux raisons : d'une part, la loi constate un état de fait et ne constitue pas véritablement un acte normatif au sens où elle ne prescrit rien ; d'autre part, si le Conseil constitutionnel contrôle par le biais de la loi de règlement les irrégularités dans la mise en oeuvre de la loi de finances, il se substitue aux organes de contrôle normalement compétents pour sanctionner ces irrégularités - Cour des comptes, Cour de discipline budgétaire et financière - et se transforme ainsi en juge financier, compétence qui ne lui a pas été confiée par la Constitution. Le rapporteur en vient donc à la conclusion que le Conseil constitutionnel ne doit pas se lancer dans un contrôle de fond des lois de règlement car sa décision n'aurait en réalité aucun effet concret étant donné l'impossibilité juridique et matérielle d'exécution de la décision. De surcroît, la loi de règlement du budget ne permet pas de corriger l'irrégularité si elle est constatée.

Le débat qui s'ensuit, loin d'être monotone ou de simple acquiescement aux propositions du rapporteur, révèle que les membres du Conseil ont une perception assez différente de ce que doit être une loi de règlement. Deux clans se dessinent : le clan du rapporteur qui développe une conception fonctionnelle du contrôle de constitutionnalité des lois de règlement du budget se limitant à un contrôle de constitutionnalité externe ; le clan de P. Legatte et de M-R. Simonnet qui milite pour un contrôle de fond de la loi de règlement du budget à l'instar de ce qui se produit dans d'autres pays. Ils déplorent notamment que la loi de règlement constate une irrégularité alors qu'une loi de finances rectificative aurait du être adoptée. Le débat est ici sans enjeu politique réel mais d'une haute technicité : est-il possible de moduler les effets du contrôle de constitutionnalité en fonction de la nature de l'acte législatif dont le Conseil constitutionnel est saisi. Le contrôle de constitutionnalité des lois porte sur toutes les lois - à l'exception des lois référendaires - y compris les lois de règlement. Or, dans le cas des lois de règlement, écarter le contrôle du fond de l'acte, revient à limiter le contrôle de constitutionnalité, non pour des questions de principe mais pour des raisons d'efficacité. Le Président D. Mayer estime quant à lui que si cette question révèle un véritable choix à opérer, il n'est pas nécessaire de le trancher puisque la réponse à la question de procédure suffit pour répondre aux arguments des saisissants. Cette délibération révèle, à notre avis, deux éléments : d'une part, un débat riche et animé peut s'engager sur des questions apparemment anodines (la clarté du rapport présenté est probablement un facteur d'alimentation du débat) ; d'autre part, l'unanimité finale de la décision ne reflète pas nécessairement l'homogénéité du débat.

IV. Précisions sur la substance des normes constitutionnelles

Le respect de la souveraineté nationale

La séance du 22 mai 1985 est consacrée à l'examen de la conformité à la Constitution du Protocole à la convention européenne des droits de l'homme relatif à l'abolition de la peine de mort. Le rapporteur, P. Legatte examine la conformité de ce texte à l'article 8 de la Déclaration de 1789, à l'article 16 de la Constitution et au principe de souveraineté nationale. Les membres concluent à la conformité du protocole additionnel à ces trois exigences constitutionnelles. Ils optent toutefois pour une rédaction prudente ne mentionnant expressément que le respect de la souveraineté nationale et, afin de ne pas prendre parti sur le contenu et la portée des deux autres dispositions, de les écarter dans la formule générale « ne contient aucune clause contraire à la Constitution » (31).

La nouvelle déliberation de la loi

Une autre délibération offre une intéressante perspective sur le travail technique du Conseil constitutionnel : la délibération du 23 août 1985 relative à la loi sur l'évolution de la Nouvelle-Calédonie (souvent baptisée Évolution de la Nouvelle-Calédonie II) issue de son amendement à la suite de la première invalidation de la loi par le Conseil le 8 août 1985. Quoique les faits semblent aujourd'hui assez lointains, l'environnement politique et médiatique qui entourait cette saisine était largement présent et la délibération en témoigne puisqu'elle mentionne la présence d'une équipe de la télévision française avant le début de la délibération. Le texte initial de la loi avait fait l'objet dans son article 4 d'une censure de la part du Conseil constitutionnel. Le président de la République avait alors décidé en application des articles 62 et 10 de la Constitution de demander une nouvelle délibération de la loi amputée de l'article 4 alinéa 2 qui avait fait l'objet d'une invalidation par le Conseil constitutionnel. Le battage médiatique avait donné lieu à deux nouvelles saisines de la part des députés et sénateurs qui avaient fait flèche de tout bois dans leur argumentation. Les saisines étaient concentrées sur la procédure d'adoption puisque le texte adopté n'était autre que le texte initial amputé de la disposition déclarée inconstitutionnelle et qui avait fait l'objet d'une réécriture pour tenir compte de la première décision du Conseil constitutionnel. Le fond du texte avait donc déjà été largement déclaré conforme à la Constitution ; seule la disposition concernant le mode de représentation au sein de la nouvelle assemblée délibérante se trouvait modifiée par le nouveau texte.

L'originalité de cette délibération repose sur le contenu des saisines dont le rapporteur souligne la très grande faiblesse, ce que le lecteur traduira par « profonde mauvaise foi » ! Il rappelle au préalable que le Président de la République aurait pu promulguer la loi amputée de la disposition déclarée inconstitutionnelle et qu'il a choisi de demander une nouvelle délibération de celle-ci dans le souci de recueillir l'assentiment du Parlement sur ce sujet politiquement délicat. Dès lors, il estimait qu'une seule lecture devant chaque chambre suivie d'un vote suffirait pour permettre au nouveau texte d'être promulgué. Le Sénat ne l'a pas entendu de cette oreille et a exigé que le texte soit voté en reprenant la procédure ab initio. Il fût donc adopté en troisième lecture par l'Assemblée nationale au terme d'une procédure tout à fait classique.

La délibération portait donc principalement sur la procédure d'adoption du texte ainsi que sur le contrôle que le Conseil constitutionnel pouvait exercer. L'argumentation des saisissants consistait à invoquer alternativement et successivement les dispositions de la Constitution (articles 10 et 45) et l'article 23 de l'ordonnance organique du 7 novembre 1959 relative au Conseil constitutionnel. Les auteurs de la saisine prétendaient que les dispositions de l'article 45 de la Constitution étaient inapplicables à une « nouvelle délibération de la loi » et ils appuyaient leur raisonnement sur l'article 23 de l'ordonnance organique de 1959 relative au Conseil constitutionnel. Le raisonnement qu'ils développaient était le suivant : puisque l'article 23 ne fait pas référence à l'article 45 de la Constitution, ils estimaient impossible de passer outre l'interdiction du Sénat ; le texte devait être adopté en termes identiques -sans dernier mot à l'Assemblée nationale- par les deux chambres. Or, le Président de la République avait, quant à lui, fait clairement appel à l'article 10 de la Constitution, l'autorisant à demander une nouvelle délibération de la loi.

On se trouvait donc dans un cas de figure où l'argumentation des députés et sénateurs reposait principalement sur l'invocation de l'article 23 de l'ordonnance de 1958 pour faire échec aux dispositions de la Constitution. Il s'agissait d'une inversion pure et simple de la hiérarchie des normes. Ceci s'est traduit par une incompréhension du rapporteur. Pour reprendre les termes de la délibération : « Monsieur Vedel se demande s'il jouit lui-même encore de toutes ses facultés mentales, un détournement de procédure qui consisterait à invoquer la loi organique pour tenir en échec la Constitution qu'elle est censée mettre en oeuvre !!! Monsieur Vedel dit qu'il est désolé mais c'est pourtant bien la thèse soutenue par les auteurs des saisines ... Il indique aux membres du Conseil qu'un autre argument soutenu par ces derniers le plonge également en plein désarroi et que « les bras lui en tombent » et cela d'autant plus qu'il connaît et estime à titre privé un certain nombre de ceux qui l'invoquent. Cet argument est tiré de la méconnaissance de l'article 62 de la Constitution. Il cite l'article. Monsieur Vedel déclare qu'il ne comprend par comment il est possible de se fourvoyer intellectuellement à ce point ! Il y aurait donc un sacrilège à mettre sur la table du Parlement un texte précédemment censuré par le Conseil constitutionnel, serait-ce même, justement, pour l'amender ». L'argumentation invoquée ne tenait pas et le rapporteur analyse les termes de l'article 10 de la Constitution qu'il estime d'une parfaite limpidité et destiné -notamment - à corriger les errements d'un texte législatif inconstitutionnel. Il convient que le texte de l'article 10 utilise les termes « nouvelle délibération » et celui de l'article 23 de l'ordonnance de 1959 ceux de « nouvelle lecture » mais cela n'affecte en rien la hiérarchie qui existe entre les deux. La Constitution doit prévaloir sur la loi organique qu'elle est censée appliquer. L'aspect politique de la saisine fût renforcé par l'invocation d'arguments supplémentaires la veille de la délibération par deux sénateurs - A. Poher et E. Dailly - qui invoquèrent la décision du Conseil constitutionnel n° 62-20 DC du 6 novembre 1962 (GDCC, 15e éd. 2009. n° 9 ; Gr. délib. CC 2009. n° 9) pour demander au Conseil de ne statuer que sur le fondement de l'article 23 de l'ordonnance de 1959. L'argumentation tortueuse invoquée consistait à souligner que cette ordonnance ne faisait que renforcer la Constitution et qu'en conséquence, elle faisait foi... y compris sur les dispositions de la Constitution !

L'argumentation du rapporteur est développée et convaincante, et s'il est rare que la lecture d'une délibération du Conseil constitutionnel déclenche l'hilarité chez le lecteur, celle-ci en est une exception et mériterait de figurer sur le podium ! Pour autant et malgré la minutie du rapport, le débat qui s'ensuit est loin d'être atone. Deux des membres du Conseil constitutionnel, anciens membres éminents du Sénat, M-R. Simmonet et L. Jozeau-Marigné, soutiennent les arguments des saisines et estiment que l'ordonnance organique ne doit pas être écartée du débat. On assiste alors à une passe d'armes entre les membres du Conseil qui soutiennent la proposition du rapporteur fondée sur la hiérarchie des normes - les dispositions de la Constitution prévalent sur celles de la loi organique - et ceux qui soutiennent que la « nouvelle délibération » n'est pas une « nouvelle lecture » du texte et qu'en conséquence, il est nécessaire de reprendre la procédure dès l'origine et qu'il est impossible de reprendre par ce biais la disposition censurée par le Conseil constitutionnel. On sent poindre dans ce raisonnement une volonté de préserver le pouvoir législatif et notamment celui du Sénat. Le fait que cette thèse soit soutenue par d'anciens membres du Sénat n'est peut-être pas étranger à cette prise de position. Un certain nombre d'arguments sont débattus par les membres du Conseil : nature et effets de la déclaration de non-conformité prononcée par le Conseil constitutionnel, nature du texte examiné par le Conseil constitutionnel avant sa promulgation, effets de la hiérarchie des normes sur les normes de référence invoquées, contrôle de constitutionnalité a priori.

À elle-seule, cette délibération mériterait un commentaire plus complet. Elle illustre un double phénomène. D'une part, le Conseil devait prendre position sur l'effet de ses propres décisions : il l'a fait en respectant la logique du contrôle de constitutionnalité. Les débats révèlent davantage une opposition politique sur la conception de ce contrôle qu'une véritable opposition en termes d'analyse juridique. D'autre part, cette délibération illustre le décalage entre l'importance politique et médiatique de la saisine et la faiblesse de l'argumentation juridique. De l'aveu même du rapporteur, il existe un écart considérable entre les attentes des auteurs des saisines et la pertinence de leurs arguments. De l'extérieur, l'affaire peut sembler bien complexe alors qu'à l'examen des arguments, les réponses sont relativement simples et abruptes. Seul l'examen du nouveau dispositif de répartition des sièges du Congrès du territoire donne lieu à un examen au fond de la part du Conseil. Compte tenu de l'évolution observée dans la nouvelle rédaction qui « ne permet plus de prédéterminer trop fortement le résultat de l'élection », le rapporteur propose de déclarer la disposition conforme à la Constitution. En définitive, alors que les questions juridiques soulevées apparaissaient assez simples et banales, la deuxième délibération relative au texte sur l'évolution de la Nouvelle-Calédonie constitue un condensé de la philosophie qui animait le contrôle de constitutionnalité dans le milieu des années 1980. Un certain nombre de débats n'auraient d'ailleurs plus lieu d'être car l'une des craintes évoquées lors de cette délibération reposait sur la possibilité pour le législateur de reprendre un texte censuré par le Conseil constitutionnel sans que celui-ci soit déféré à nouveau au Conseil. La question prioritaire de constitutionnalité constitue aujourd'hui cette soupape de sécurité qui faisait défaut à l'époque et que certains membres avaient relevée lors des délibérations.

La « dénaturation » du droit de propriété

La délibération sur la loi modifiant la loi n° 82-652 du 29 juillet 1982 sur la communication audiovisuelle, plus connue sous le nom d'amendement « Tour Eiffel », a donné l'occasion au Conseil constitutionnel de revenir sur la protection du droit de propriété garanti par l'article 17 de la DDHC mais également de préciser l'étendue de son contrôle. Le texte prévoyait la possibilité pour Télédiffusion de France (TDF) d'implanter des réémetteurs hertziens sur n'importe quel immeuble public ou privé. La frénésie de communication qui s'était emparée des différents acteurs - émetteurs comme récepteurs - avait rendu nécessaire l'assurance d'une meilleure couverture plus performante. Si aujourd'hui, ce débat a été relégué en arrière plan en raison de l'évolution des techniques, il n'en demeure pas moins intéressant en raison des principes qu'il examine. Les saisissants soulevaient des arguments de procédure et de fond. Si les arguments de procédure relatifs à la nature du droit d'amendement sont rapidement écartés par le rapporteur R. Lecourt, les questions relatives au fond sont analysées de façon détaillée. Le principal argument invoqué par les saisissants concernait la violation du droit de propriété. Si le Conseil constitutionnel avait déjà examiné la question de la dépossession, notamment dans le cadre des lois de nationalisation, il ne s'était pas prononcé sur la question des atteintes aux éléments du droit de propriété. R. Lecourt, dans son rapport particulièrement dense, expose clairement ce problème : l'installation d'un relai hertzien sur une propriété publique ou privée, ne constitue pas une dépossession mais une servitude. Il ne peut donc être question d'assimiler ce débat à celui ayant eu cours sur les nationalisations. Mais si ce texte a été édicté dans un but bien précis (l'implantation d'un réémetteur sur la Tour Eiffel), il est susceptible de s'appliquer également par sa généralité à n'importe quelle propriété. Or, si une servitude doit constituer « une gêne tolérable et avec laquelle on peut vivre, sous réserve d'une indemnité » (32), elle ne doit pas engendrer de contraintes insupportables. Or, reconnaît le rapporteur, ces cas limites peuvent être assez nombreux et cela d'autant plus que la loi par sa généralité couvre toutes les propriétés sur l'ensemble du territoire national. Le rapporteur convient que l'absence de définition précise de l'intérêt général n'est guère problématique car si le Conseil exige une définition suffisante de cet intérêt général, le texte ainsi que les débats démontrent que cet intérêt général réside dans la diffusion par voie hertzienne à l'ensemble des usagers.

Le rapporteur estime donc que la difficulté repose sur la précision des garanties accordées pour que la servitude « tolérable » ne se transforme pas en une dépossession déguisée du droit de propriété. Progressivement, sa démonstration examine l'ensemble des inconvénients potentiels que la loi pourrait produire dans des cas particuliers. Il envisage tout d'abord les intrusions que le texte fait subir au droit de propriété ainsi que les garanties offertes au propriétaire (droit de détruire, de surélever ou de réparer l'immeuble, garanties du juge judiciaire pour autoriser les visites des agents de TDF). Il estime là encore que si les travaux sont légers et les visites espacées, il s'agit de sujétions normales mais qu'en revanche tel n'est plus le cas s'il s'agit de travaux lourds et de visites fréquentes. Il n'est donc pas possible de s'en tenir à la seule hypothèse minimale que la loi voudrait faire prévaloir. Il faut également inclure la possibilité de travaux et d'installations lourdes. Or, la loi ne prévoit qu'un seul régime juridique à l'égard de ces servitudes. Le rapporteur estime également que la réparation prévue est trop strictement délimitée. Ce n'est pas son attribution au juge administratif qui pose problème mais l'assiette et le délai de prescription de cette indemnisation. L'indemnité n'est prévue qu'à l'égard des installations (travaux, entretien...) alors qu'elles peuvent constituer une gêne plus large pour le propriétaire et l'action en indemnité est prescrite au bout de deux ans à l'issue des travaux. En conséquence, le rapporteur estime que le texte dot être déclaré contraire à la Constitution.

L'intérêt de cette délibération repose sur l'unanimisme au sein du Conseil. La démonstration du rapporteur se suffit à elle-même. Le législateur a voulu proposer un texte général pour résoudre un cas particulier mais n'a pas pris soin de dépasser le cas initial ayant servi de prétexte à la loi. En conséquence, le rapporteur puis le débat au sein du Conseil constitutionnel se focalisent sur les projections des effets que la loi pourrait produire dans les cas les plus extrêmes. Ceci est d'ailleurs déploré par R. Marcilhacy qui estime que le rapporteur a été obligé de se lancer dans des « projections » pour développer son raisonnement (33). Or, il s'avère que l'intérêt de cette délibération tient précisément à ce qu'a priori le texte n'est pas inconstitutionnel mais que compte tenu de sa généralité et de l'imprécision des garanties offertes, il peut se transformer en arme redoutable pour les autorités chargées de le mettre en oeuvre. On voit nettement poindre dans cette délibération la volonté du Conseil constitutionnel de ne pas limiter son contrôle aux effets apparents de la loi. Une double conséquence s'ensuit. D'une part, le Conseil rentre inévitablement dans une appréciation de fait car la loi l'oblige, par sa généralité, à envisager les situations dans lesquelles les garanties seraient insuffisantes. Et comme le souligne le rapporteur R. Lecourt, ces hypothèses peuvent être fréquentes. Il ne s'agit pas de déclarer la loi inconstitutionnelle pour un cas d'école extrême qui ne se réalisera probablement jamais mais bien de situations plausibles et récurrentes. Cette délibération est l'illustration emblématique des limites du contrôle abstrait qui est obligé de « se concrétiser » à un certain stade. D'autre part, sans véritablement l'exprimer en ces termes, la délibération admet que l'inconstitutionnalité peut résulter d'un effet de seuil, d'une certaine proportion ou dose d'inconstitutionnalité. Les membres du Conseil admettent qu'il est impossible de ne pas se préoccuper des conséquences pratiques et effectives qu'engendre la loi. Or, sur ce point, et à l'invitation du rapporteur, ils prennent en considération les effets que le texte produira. À titre d'exemple, les réémetteurs ne sont pas uniquement de simples antennes légères ; ils peuvent constituer des installations lourdes et volumineuses. Les propriétaires qui louent leur bien peuvent se voir demander une réduction de loyer par le locataire pour la gêne occasionnée par l'installation si ce n'est la résiliation du bail... Curieusement, mais de façon symptomatique à l'époque, aucun argument quant à la nocivité des ondes sur la santé n'est évoqué ! Le Conseil consacre ici la théorie de la « dénaturation d'un droit » : si le texte en lui-même ne porte pas atteinte à la substance du droit de propriété, le franchissement d'un certain seuil pourrait engendrer son inconstitutionnalité. Telle est la raison pour laquelle le projet de décision est adopté à l'unanimité moins une voix (mais la voix dissidente est motivée par l'insuffisance de la sanction et non par une justification ou une motivation différente).

Conclusion

Les délibérations de l'année 1985 auront, d'une certaine façon, rompu avec la monotonie des années antérieures où les débats apparaissaient (à la lecture des procès verbaux) policés et lisses. Sans atteindre une animosité ou une hostilité franche, les membres n'hésitent pas à s'exprimer et, à travers leurs positions, on peut déceler plusieurs conceptions du contrôle de constitutionnalité, de la séparation des pouvoirs, de la Constitution... Comme le faisait remarquer G. Vedel, certaines questions constituent de véritables enjeux pour le Conseil constitutionnel mais il n'est pas encore temps d'y répondre. Si certains membres ne veulent pas entendre parler d'une évolution du rôle confié au Conseil constitutionnel, d'autres ont conscience que nombre de questions qu'ils examinent feront l'objet d'une mutation prochaine dans les années à venir. Ils sont partagés entre l'envie de prendre position et la prudence nécessaire qu'impose toute évolution jurisprudentielle. L'autre aspect marquant des délibérations de l'année 1985 restera la résurgence de conceptions politiques à l'égard de certaines libertés ou droits fondamentaux au sein de Conseil. Il ne s'agit pas de reconnaître des droits ou libertés qui n'existeraient pas mais de fixer les limites de la protection. Cette opposition est exceptionnelle et ne s'est manifestée que dans un ou deux cas, mais elle existe. Cependant si une majorité se dégage, la minorité accepte le verdict et continue de coopérer à l'élaboration de la décision. La collégialité reprend ses droits et démontre une nouvelle fois que si les opinions individuelles peuvent s'exprimer, il est des moments où la position commune doit prévaloir.

(1) Étude et analyse réalisées dans le cadre de l'Institut Louis Favoreu-GERJC par Ariane Vidal-Naquet, professeur à l'Université Paul-Cézanne - Aix-Marseille III, Olivier Le Bot, professeur à l'Université de Nice-Sophia Antipolis, et Xavier Philippe, professeur à l'Université Paul-Cézanne - Aix-Marseille III, directeur de l'Institut Louis-Favoreu (coordonateur de l'étude). Cette étude s'inscrit dans la prolongation de l'ouverture des archives du Conseil constitutionnel qui a donné lieu à la publication de l'ouvrage Les grandes délibérations du Conseil constitutionnel, B. Mathieu, J.-P. Machelon, F. Mélin-Soucramanien, D. Rousseau, X. Philippe (dir.), Dalloz, 2009, et réalisée sous l'égide de l'AFDC.

(2) On notera cependant l'absence de M. Louis Joxe d'un certain nombre de délibérations qui a conduit le Conseil constitutionnel à statuer à huit sans que la parité s'avère problématique.

(3) Séance du 8 août 1985.

(4) V. infra.

(5) Séance du 25 janvier 1985, Loi relative à l'état d'urgence en Nouvelle-Calédonie.

(6) Séance du 23 août, v. infra.

(7) Séance du 23 août, ibid., p. 10.

(8) Séance du 18 janvier 1985, Loi relative aux administrateurs judiciaires, mandataires-liquidateurs et experts en diagnostic d'entreprise.

(9) CE, 16 juill. 2010, n° 334665, La Saulaie (SCI), Lebon ; AJDA 2010. 1453 ; RFDA 2010. 1257, chron. A. Roblot-Troizier et T. Rambaud.

(10) Séance du 28 décembre 1985.

(11) V. par exemple le rapport de R. Lecourt relatif à la décision sur la modification de la loi relative à la liberté de communication « amendement Tour Eiffel » dans laquelle le rapporteur présente simplement tous les enjeux du texte au regard du droit de propriété. Séance du 13 décembre 1985.

(12) Séance du 18 janvier 1984, Loi relative au redressement et à la liquidation judiciaires des entreprises.

(13) Séance du 22 mai 1985, Protocole n° 6 additionnel à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales concernant l'abolition de la peine de mort.

(14) Séance du 10 juillet 1985, Loi organique modifiant le code électoral et relative à l'élection des députés.

(15) Séance du 10 juillet 1985, Loi organique modifiant le code électoral et relative à l'élection des députés.

(16) Séance du 28 décembre 1985.

(17) Séance du 22 mai 1985, Protocole n° 6 additionnel à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales concernant l'abolition de la peine de mort.

(18) Séance du 8 août 1985.

(19) V. supra.

(20) P. Legatte, séance du 25 août 1985.

(21) Séance du 24 juillet, p. 13.

(22) Décision 89-256 DC du 25 juillet 1989, cons. 23 : « N'est pas méconnue l'importance des attributions conférées à l'autorité judiciaire en matière de protection de la propriété immobilière par les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République. »

(23) Séance du 28 décembre 1985.

(24) Séance du 10 juillet 1985, Loi portant diverses dispositions d'ordre économique et financier.

(25) Séance du 18 janvier 1984, Loi modifiant et complétant la loi n° 83-633 du 22 juillet 1983 et portant dispositions diverses relatives aux rapports entre l'État et les collectivités territoriales.

(26) Comme cela est précisé dans le rapport de M. Legatte, la loi « Chevènement » reprend, dans ses grandes lignes, un dispositif initialement prévu par la loi « Debré » de 1959.

(27) Séance du 18 janvier 1984, Loi modifiant et complétant la loi n° 83-633 du 22 juillet 1983 et portant dispositions diverses relatives aux rapports entre l'État et les collectivités territoriales.

(28) Séance du 25 janvier 1985, Loi relative à l'état d'urgence en Nouvelle-Calédonie.

(29) Séance du 25 janvier 1985, Loi relative à l'état d'urgence en Nouvelle-Calédonie.

(30) Décision du Conseil constitutionnel n° 85-190 DC.

(31) Séance du 22 mai 1985, Protocole n° 6 additionnel à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales concernant l'abolition de la peine de mort.

(32) Séance du 13 décembre 1985, p. 5.

(33) Ibid., p. 14.