Le Tribunal constitutionnel de la Principauté d'Andorre
FRANCOIS LUCHAIRE - Professeur, Ancien membre du Conseil constitutionnel français, Ancien membre du Tribunal constitutionnel d'Andorre
Cahiers du Conseil constitutionnel n° 8 (Dossier : Principautés européennes ) - juillet 2000
I.
Lorsqu'en 1993 fut discutée la Constitution d'Andorre par les représentants des coprinces (le président de la République française et l'évêque d'Urgell) et ceux du Conseil général (le Parlement élu par le peuple), la nécessité d'une juridiction constitutionnelle n'était pas évidente.
Déjà avaient été prévues une juridiction de premier ressort en matière répressive (le tribunal des corts), une juridiction de première instance (les batlles) et une juridiction supérieure (le Tribunal supérieur de justice d'Andorre).
Fallait-il en plus pour une population de 66000 habitants et un territoire plus petit que la moitié du département français voisin de l'Ariège, une juridiction constitutionnelle ?
Finalement, sa nécessité s'impose. En effet, pour Andorre, une Constitution était une nouveauté ; elle risquait à ce titre d'être négligée et surtout d'être différemment interprétée, non seulement par les organes de l'État désormais souverains, mais aussi par la population. Il était donc indispensable qu'au-dessus des organes de l'État une instance suprême ait la charge de veiller au respect de la Constitution. On évitait ainsi que celle-ci soit interprétée au hasard des circonstances et des organes appelés à l'appliquer ; si ces organes la comprenaient différemment, c'était la valeur et l'idée même de la Constitution qui auraient disparu.
Enfin, l'expérience du passé pouvait faire craindre des conflits entre les coprinces et les autres institutions de la Principauté ; certes l'avenir devait montrer l'inexistence de ce risque. Mais pour surmonter son éventualité, il fallait un organisme donnant toute garantie aux coprinces comme au Parlement andorran.
II.
En revanche, l'importance relative de la Principauté conduisait à limiter le nombre des membres de ce Tribunal : le chiffre 4 fut donc retenu ; l'équilibre entre les coprinces et le Conseil général fut réalisé : le Conseil général désignait deux membres du Tribunal ; chaque coprince désignait un de ses membres.
Les quatre personnalités font toutes l'objet d'une décision de nomination signée par les coprinces mais ces décisions étaient contresignées par le chef du gouvernement. Toutefois, le choix par chaque coprince d'un des magistrats du Tribunal est une décision que ce coprince prend librement(1). Siégeant en nombre pair le Tribunal peut se trouver dans la situation d'un partage égal de voix. La Constitution l'a prévu et donne dans ce cas au rapporteur une voix prépondérante. Celle-ci ne revient donc pas au président du Tribunal. D'ailleurs, la présidence est assurée, tous les deux ans, par l'un des magistrats, selon un tirage au sort effectué lors de la première installation du tribunal.
Le mandat étant de huit ans et non renouvelable, chacun des magistrats est assuré d'être pendant deux ans vice-président et président(2).
Bien qu'Andorre n'ait pas encore adopté un protocole fixant l'ordre de préséance, il a été admis que le président du Tribunal constitutionnel prenne place après le chef du gouvernement, le syndic général (qui préside le Conseil général) et les représentants des coprinces, donc avant les ministres. Pour les premières nominations, le Conseil général a désigné deux professeurs de droit public, l'un français, l'autre espagnol ; l'évêque d'Urgell avait choisi l'ancien président du Tribunal de Cassation de la Mitre ; le coprince français avait désigné un professeur de sciences politiques de l'Université de Barcelone ayant la nationalité andorrane.
III.
La loi qualifiée(3) du 3 septembre 1993 a fixé certaines modalités du fonctionnement du Tribunal. Ses membres sont inamovibles, évidemment pendant la durée de leur fonction ; celle-ci est incompatible avec toute autre charge publique de l'État ou de paroisses (communes), toute activité de représentation, de gestion, ou de défense d'intérêt privé sur le territoire andorran, toute fonction de direction dans un parti politique ou un syndicat andorran comme étranger.
Leur responsabilité disciplinaire est engagée devant le Tribunal constitutionnel, lui-même (alors réduit à trois membres), leur responsabilité civile ou pénale à l'occasion d'actes commis dans l'exercice de leur mandat est engagée devant le Tribunal supérieur de justice. Pour les actes ou omissions sans rapport avec leur mandat, ils ne bénéficient d'aucune immunité, ni privilège. Le personnel au service du Tribunal comprend d'après la loi qualifiée un secrétaire (le Tribunal en a fait un secrétaire général) et un officier de justice (le Tribunal en a fait un adjoint du secrétaire général).
Les délibérations du Tribunal ne sont pas publiques ; il en va de même des votes de ses membres. En fait, le secrétaire général et son adjoint assistent aux délibérations.
Le ministère d'avocat est obligatoire car chaque partie est nécessairement représentée par un avocat inscrit à l'ordre des avocats d'Andorre.
La justice constitutionnelle est gratuite et elle est rendue au nom du peuple andorran.
IV.
Les attributions du Conseil constitutionnel peuvent être comparées avec celles d'autres juridictions constitutionnelles et notamment le Conseil constitutionnel de la République française. Toutefois, il existe un certain nombre de différences.
1 ° Le Tribunal n'est pas juge du contentieux électoral qui relève des tribunaux ordinaires.
2 ° Le Tribunal peut se prononcer sur la constitutionnalité des lois mais aussi sur celle des décrets législatifs(4). Mais le recours ne peut être formé que par le chef du gouvernement, un cinquième des membres composant le Conseil général (en fait six conseillers) ou trois communes.
Le Conseil est également juge des règlements du Conseil général ; mais il ne peut alors être saisi que par six des membres composant le Conseil.
3 ° Le recours contre les lois ou décrets législatifs ne peut être formé que dans les trente jours suivant leur publication ; c'est donc un contrôle a posteriori. De plus, il existe une procédure qui rappelle l'exception d'inconstitutionnalité et que le législateur andorran appelle « procès incident d'inconstitutionnalité ».
En effet, tout tribunal ayant à appliquer une loi ou un décret législatif qu'il estime contraire à la Constitution peut saisir le Tribunal constitutionnel, quelle que soit la date à laquelle le texte est entré en vigueur.
4 ° Les recours qui précèdent interviennent donc après la publication des textes contestés ; or, il existe une procédure permettant de les examiner avant leur publication ; cette procédure ne peut être engagée que par l'un ou les deux coprinces et seulement dans le délai qui leur est assigné pour promulguer le texte, c'est-à-dire entre le 8e et le 15e jour de son adoption ; cette procédure est intitulée demande d'avis, mais elle produit le même résultat qu'un recours puisque la disposition déclarée inconstitutionnelle ne peut être promulguée.
5 ° Le Tribunal peut vérifier la constitutionnalité des traités internationaux agréés par le Conseil général ou conclus par le gouvernement ; cette procédure est encore dénommée « demande d'avis de constitutionnalité ».
Mais en cas d'inconstitutionnalité, elle aboutit au même résultat qu'un recours.
Dans ce domaine, le Tribunal ne peut être saisi que par l'un ou les deux coprinces, par six conseillers généraux ou par le chef du gouvernement ; par contre, cette procédure n'est pas ouverte aux communes.
L'engagement de cette procédure empêche la ratification du traité ou la publication de l'accord jusqu'à ce que le Tribunal ait constaté leur conformité à la Constitution.
6 ° Le Tribunal exerce une attribution assez originale : il est juge des conflits de compétences constitutionnelles qui peuvent s'élever entre certains organes de l'État.
La loi qualifiée distingue deux catégories de conflits de cette nature.
a) Les conflits de compétence constitutionnelle entre le Conseil général, le gouvernement, les communes ou entre celles-ci supposent que l'une de ces institutions a pris une décision empiétant sur la compétence que la Constitution reconnaît à une autre de ces institutions ; c'est donc un conflit positif.
Mais le Tribunal intervient aussi en cas de conflit négatif : l'une des institutions précitées peut mettre une autre en demeure d'exercer une certaine compétence ; en cas de refus, elle peut saisir le Tribunal si la deuxième institution a refusé de statuer en considérant que la compétence relève de la première.
Enfin, un particulier qui a sommé sans succès deux de ces institutions d'exercer une compétence que la Constitution leur attribue peut aussi recourir au Tribunal lorsque chacune de ces deux institutions rejette sa requête en considérant que la compétence revient à l'autre.
b) La loi qualifiée prévoit aussi des conflits positifs ou négatifs de compétence entre les coprinces, le Conseil général, le Conseil supérieur de la justice et le gouvernement. Là encore, un particulier peut saisir le Tribunal en cas de conflit négatif lorsque deux de ces institutions ont refusé d'exercer une compétence en estimant qu'elle relevait d'une autre.
7 ° Le Tribunal constitutionnel reçoit les recours d'amparo 4bis (recours en protection contre les violations des droits fondamentaux). C'est pour le Tribunal une activité importante puisqu'il peut être saisi par tout particulier.
Le recours peut en effet être formé par toute personne estimant que l'un de ses droits constitutionnels ait été violé. Toutefois, ce recours ne peut être adressé à l'occasion de l'expulsion d'un résident étranger ou du non renouvellement de son titre de résident.
Mais la Constitution et la loi qualifiée ont bien souligné que le Tribunal ne peut être saisi qu'après épuisement des procédures judiciaires et plus particulièrement d'une procédure d'urgence et préférentielle portant précisément sur la demande d'amparo.
Dans le cas où la violation alléguée avait eu lieu au cours d'une instance judiciaire, la loi qualifiée avait institué un « filtre » confié au ministère fiscal (c'est l'appellation du ministère public); le Tribunal constitutionnel ne pouvait être saisi qu'avec son accord. Cette règle avait entraîné un pourvoi devant la Cour européenne des droits de l'homme de Strasbourg. Plutôt que d'être condamnée par cette instance, Andorre a préféré modifier sa législation : le filtre du ministère public à été remplacé par un simple avis. De plus, une loi de procédure a donné au justiciable la possibilité de s'adresser d'abord à l'autorité judiciaire pour qu'elle revienne sur sa décision contestée. Le Tribunal constitutionnel a alors considéré que, faute d'avoir utilisé cette nouvelle procédure, le justiciable n'avait pas épuisé les recours judiciaires préalables et ne pouvait donc saisir directement le Tribunal constitutionnel.
V.
La Constitution de la Principauté d'Andorre a été rédigée en 1993 ; elle tient compte de l'évolution des sociétés et par conséquent des concepts juridiques. On comprend alors pourquoi la jurisprudence du Tribunal constitutionnel apparaît comme très moderne. C'est ainsi que la protection de l'environnement, la conservation et le développement du patrimoine historique culturel et artistique de l'Andorre font partie des devoirs de l'État. Le Tribunal constitutionnel est intervenu dans ces domaines. C'est ainsi encore que la Constitution affirme la supériorité des traités et accords internationaux sur les lois : elle dispose en effet que ces traités et accords s'intègrent dans l'ordre juridique andorran dès leur publication et ne peuvent être modifiés par la loi. Dans le même esprit, elle précise que des compétences législatives, réglementaires ou judiciaires peuvent être cédées à des organisations internationales par un traité approuvé par le Conseil général à la majorité des 2/3 de ses membres.
Le Tribunal constitutionnel n'a pas eu jusqu'à présent à se prononcer dans ce domaine, mais il est à peu près certain que, contrairement au Conseil constitutionnel français, il acceptera de se prononcer sur la conformité d'une loi au droit international et plus particulièrement à la convention européenne de sauvegarde et libertés ; cette convention est d'ailleurs très souvent invoquée en Andorre.
Sur d'autres points en revanche la jurisprudence du Tribunal constitutionnel se rapproche de celle du Conseil constitutionnel français.
Nous n'en donnerons qu'un seul exemple. Le Tribunal a affirmé que l'autorité de la chose jugée s'attache non seulement au dispositif d'un jugement mais aussi à ceux de « ses motifs qui en sont le soutien nécessaire et en constituent le fondement même ».
Le Tribunal rencontre enfin une règle très particulière de procédure qui pourrait être de nature à compliquer sa tâche. En effet, toute requête adressée au Tribunal fait l'objet, de sa part, à un premier examen afin d'en admettre ou d'en refuser la recevabilité ; l'une des raisons d'irrecevabilité est « l'absence manifeste de contenu constitutionnel » (art. 37-2 de la loi qualifiée du 3 sept. 1993 modifiée par celle du 22 avr. 1999).
Il est évident que le Tribunal ne peut être saisi que d'une violation (prétendue) de la Constitution. Mais suffit-il d'invoquer tel ou tel article de la Constitution pour justifier la recevabilité du recours ?
Non à l'évidence : le Tribunal lors de cet examen de la recevabilité va donc se demander si véritablement le requérant se plaint d'une telle violation et par exemple ne se contente pas d'invoquer la violation d'une loi ordinaire. Il y est d'autant plus tenté que l'article 10 de la Constitution dispose que « toute personne a droit au recours devant une juridiction et à obtenir une décision fondée en droit », or on pourrait soutenir qu'une décision contraire à une loi ordinaire n'est pas fondée en droit et ainsi porte atteinte à cet article 10 de la Constitution.
De plus, pour rechercher si le requérant invoque bien une situation juridique contraire à la Constitution, n'est-ce pas dans une certaine mesure entrer dans le fond du débat ?
Heureusement, la loi qualifiée utilise l'expression absence manifeste de contenu constitutionnel ; l'adjectif manifeste permet au tribunal d'écarter une demande qui à l'évidence n'a rien à voir avec la Constitution.
La difficulté rencontrée ici par le Tribunal ne s'arrête pas là : la décision par laquelle il se prononce sur la recevabilité d'une demande peut, dans les six jours qui suivent sa notification, faire l'objet d'une requête le suppliant de revenir sur ces décisions. Une telle requête souvent appelée de « suplica » lui est très souvent adressée après une décision d'irrecevabilité. Mais elle a été jusqu'à présent toujours rejetée, faute pour les requérants d'ajouter à leur requête initiale des arguments nouveaux ou une meilleure présentation des premiers arguments.
Au total, on s'aperçoit qu'à l'exception du contentieux électoral, le Tribunal constitutionnel de la Principauté d'Andorre remplit pleinement le rôle le plus moderne - d'une juridiction constitutionnelle.
Quand on le compare aux juridictions françaises, une question cependant se pose :
On sait que le Conseil constitutionnel en se refusant à contrôler la conformité de la loi à la convention européenne des droits de l'homme invite toutes les juridictions à exercer ce contrôle, notamment en écartant l'application des lois contraire à la convention européenne.
C'est ce que font aujourd'hui les juridictions françaises, tant administratives que judiciaires ; mais celles-ci ne sont pas nécessairement liées par la jurisprudence de la Cour de Strasbourg, certes elle cherche à ne pas trop s'en éloigner ; mais sur de nombreux points il y a aujourd'hui certaines divergences : la Cour de Cassation et le Conseil d'État n'interprètent pas la Convention européenne de la même façon que la Cour de Strasbourg. Que fera le Tribunal constitutionnel de la Principauté d'Andorre ?
Nous avons en effet estimé que la Constitution l'invite à contrôler la conformité de la loi aux traités internationaux. S'estimera-t-il lié autant par la convention européenne ratifiée et publiée en Andorre que par l'interprétation qu'en donne la Cour de Strasbourg ? L'avenir le dira.
(1) On ne saurait, en revanche, être surpris que les questions de fait exercent quelque influence sur les autres chefs de compétence du Conseil constitutionnel. En ce sens, P. Delvolvé, « Existe-t-il un contrôle de l'opportunité ? », Conseil constitutionnel et Conseil d'État, colloque tenu à Paris les 21 et 22 janv. 1988, LGDJ-Montchrestien, 1988. pp. 273-274. Naturellement, les faits sont aussi pris en compte par le juge constitutionnel lorsqu'il lui faut examiner, dans le cadre du contrôle des lois, les vices de procédure qui peuvent entacher la formation de l'acte.
(2) Selon l'expression du doyen L. Favoreu, « Le principe constitutionnel. Essai de définition d'après la jurisprudence du Conseil constitutionnel », Mélanges Ch. Eisenmann, Cujas, 1975. p. 41.
(3) Pour F. Luchaire, par exemple, « la précaution prise par le Conseil constitutionnel lorsqu'il lui faut apprécier les faits conserve toute sa valeur », Conseil constitutionnel et Conseil d'État (introduction), op. cit., p. 51. M. Troper estime, quant à lui, que « c'est [···] sur l'existence de ce pouvoir d'interprétation que porte la discussion. C'est particulièrement vrai dans le cas du contrôle de constitutionnalité des lois, puisque les cours n'ont que rarement à examiner des questions de fait », « La liberté d'interprétation du juge constitutionnel », Interprétation et droit, sous la dir. de P. Amselek, PUAM-Bruylant, 1995, p. 235.
(4) X. Philippe, Le contrôle de proportionnalité dans les jurisprudences constitutionnelle et administrative françaises, PUAM-Economica, 1990. p. 434.