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Le traité constitutionnel face à la Constitution française

Damien CHAMUSSY - Administrateur de l'Assemblée nationale, membre du service juridique du Conseil constitutionnel

Cahiers du Conseil constitutionnel n° 18 (Dossier : Constitution et Europe) - juillet 2005

Exposé présenté à l'Institut d'Études politiques de Paris (9 mai 2005)

Dans trois semaines, le peuple français dira s'il autorise ou pas la ratification du « traité établissant une Constitution pour l'Europe ».

Que le oui l'emporte ou que le non s'impose, il est acquis que les normes communautaires ne pourront plus, demain, être appréhendées en droit interne de la même façon qu'hier : demeureront, en effet, les décisions importantes qui ont été rendues, depuis un an, par le Conseil constitutionnel. Je vais vous parler, en particulier, de la décision du 19 novembre 2004, qui est à l'origine de la révision de la Constitution du 1er mars dernier. Je veux aussi évoquer les décisions de l'été 2004 relatives au droit dérivé, qui ont également contribué à donner à la jurisprudence du Conseil une ouverture nouvelle.

J'ai eu l'honneur d'assister à l'élaboration de cette jurisprudence. En effet, depuis dix-huit mois, j'exerce la fonction de chargé de mission au sein du service juridique du Conseil constitutionnel. Pour autant, je ne peux m'affranchir d'un devoir de réserve qui m'impose de respecter la confidentialité des délibérations qui se sont tenues rue de Montpensier, sous le regard attentif d'un buste de Montesquieu, face aux fenêtres du ministre de la Culture et à quelques encablures du Conseil d'État... Le secret du délibéré est strictement imposé par l'article 3 de l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel.

Mais je peux également m'exprimer devant vous à un autre titre car, en réalité, j'ai été mis à la disposition du Conseil par une autre institution : l'Assemblée nationale, qui est ma véritable maison. J'ai donc auparavant travaillé, durant neuf années, en tant qu'administrateur, au service des commissions : cinq ans à la commission des Finances, auprès du rapporteur général du budget ; quatre ans à la commission des Lois, auprès de son président.

Je crois qu'il n'est pas nécessaire, avant que nous abordions sa jurisprudence, que je vous présente le Conseil constitutionnel lui-même. Il m'a été indiqué, en effet, que vous saviez déjà tout de cette institution...

  • Que vous saviez que, outre les membres de droit que sont les anciens présidents de la République, elle se compose de neuf membres, nommés pour neuf ans, renouvelables par tiers tous les trois ans et désignés par le chef de l'État, le président de l'Assemblée nationale et celui du Sénat...

  • Que vous saviez que le contrôle de constitutionnalité est sa mission principale, même si le Conseil exerce d'autres prérogatives, notamment en matière électorale : législatives, sénatoriales, présidentielles et, bien sûr, actualité oblige, référendums...

  • Que vous saviez que ce contrôle est mis en oeuvre a priori, c'est-à-dire de façon abstraite, objective, préventive, ces termes étant pris ici dans leur sens procédural...

  • Que vous saviez que, mis à part les lois organiques et les règlements des assemblées sur lesquels il se prononce d'office et de façon intégrale, le Conseil n'intervient, conformément à l'article 61 de la Constitution, que sur saisine du président de la République, du Premier ministre, du président d'une assemblée parlementaire ou, depuis la révision constitutionnelle de 1974, de soixante députés ou soixante sénateurs...

Il faut préciser que cette exigence de saisine vaut également pour les engagements internationaux, conformément à l'article 54 de la Constitution : « Si le Conseil constitutionnel, saisi par le président de la République, par le Premier ministre, par le président de l'une ou l'autre assemblée ou par soixante députés ou soixante sénateurs, a déclaré qu'un engagement international comporte une clause contraire à la Constitution, l'autorisation de ratifier ou d'approuver l'engagement international en cause ne peut intervenir qu'après la révision de la Constitution. » C'est évidemment sur ce fondement que le Conseil a été saisi du traité établissant une Constitution pour l'Europe.

À cet égard, certains observateurs ont relevé que l'appréciation de la constitutionnalité du traité avait été réalisée dans des délais très brefs :

  • signé à Rome le 29 octobre 2004, le traité a fait l'objet d'une saisine par le président de la République le jour même, ce qui n'avait pas été le cas pour le traité de Maastricht : signé le 7 février 1992, il n'avait été transmis au Conseil que le 11 mars.
  • la décision a été rendue le 19 novembre : le Conseil n'a donc pas utilisé les trente journées de travail que lui accorde la Constitution, malgré l'ampleur du texte soumis à son analyse (448 articles, 36 protocoles, deux annexes, 48 déclarations et un acte final).

Mais il faut rappeler que le texte du traité était stabilisé depuis le 18 juin : ce jour là, les 25 États membres ont entériné, à Bruxelles, le fruit des travaux de la conférence intergouvernementale qui s'était ouverte à Rome le 4 octobre 2003 afin d'examiner le compromis institutionnel proposé par la Convention. Entre le 18 juin et le jour de sa signature officielle le texte ne pouvait plus faire l'objet que de vérifications et de traductions. Dans ces conditions, il va de soi que le Conseil n'a pas attendu la saisine officielle pour se pencher sur le traité : je peux vous assurer que son contenu l'a beaucoup occupé durant tous les mois de septembre, octobre et novembre. Il n'a pas pour autant chômé par la suite puisqu'il lui a encore fallu achever le contentieux des élections sénatoriales (les 25 nov. et 2 déc. 2004) et statuer sur la loi de simplification du droit (2 déc.), la loi portant diverses dispositions relatives au sport professionnel (9 déc.), la loi de financement de la sécurité sociale pour 2005 (16 déc.), des problèmes de déchéance et d'incompatibilité électorales (23 déc.) et la loi de finances pour 2005 (le 29 déc.).

Je voudrais aussi insister sur une autre particularité de la décision du 19 novembre 2004 : près d'un tiers de ses considérants sont consacrés à des dispositions du traité dont le Conseil a finalement estimé qu'elles n'étaient pas contraires à la Constitution. Il s'agit de l'article I-6, en vertu duquel le droit de l'Union prime celui des États membres, et de la Charte des droits fondamentaux. Or, jusqu'à présent, saisi sur le fondement de l'article 54, le Conseil n'abordait que les articles qui appellent une telle révision. Il se trouve, au demeurant, que la doctrine commente beaucoup plus cette partie-là de la décision.

Je vous propose néanmoins de commencer par les chapitres consacrés aux dispositions qui ont rendu nécessaire une intervention du constituant : les nouveaux transferts de compétence qui, en application d'une jurisprudence classique, portent atteinte aux conditions essentielles de la souveraineté ; les prérogatives nouvelles reconnues au Parlement français.

I. Les nouveaux transferts de compétence (cons. 23 à 36)

S'il est un sujet sur lequel la décision du Conseil constitutionnel était prévisible, c'est sans doute celui des nouveaux transferts de compétence. Comme attendu, le Conseil s'est penché avec attention sur les articles relatifs aux procédures décisionnelles dans les matières « régaliennes » (par exemple « l'espace de liberté, de sécurité et de justice » ou la « politique étrangère et de sécurité commune »). Il s'agissait pour lui, dans le prolongement de ses décisions sur les traités de Maastricht et d'Amsterdam, d'apprécier dans quelle mesure sont affectées les « conditions essentielles d'exercice de la souveraineté nationale ».

L'exercice était inévitable car les transferts de compétence autorisés dans le passé l'ont toujours été de façon ponctuelle. En vertu de l'article 88-2 de la Constitution, dans sa rédaction issue des révisions constitutionnelles des 25 juin 1992 et 25 janvier 1999 : « Sous réserve de réciprocité et selon les modalités prévues par le traité sur l'Union européenne signé le 7 février 1992, la France consent aux transferts de compétences nécessaires à l'établissement de l'Union économique et monétaire européenne. Sous la même réserve et selon les modalités prévues par le traité instituant la Communauté européenne, dans sa rédaction résultant du traité signé le 2 octobre 1997, peuvent être consentis les transferts de compétences nécessaires à la détermination des règles relatives à la libre circulation des personnes et aux domaines qui lui sont liés... ». Il était donc acquis, au regard de la jurisprudence « Maastricht I » et « Amsterdam », qu'appelleraient une nouvelle révision constitutionnelle les clauses du traité opérant, au profit de l'Union, des transferts de compétences mettant en cause les conditions essentielles d'exercice de la souveraineté nationale.

De la décision du 19 novembre 2004 il ressort que trois types de dispositions étaient susceptibles de répondre à cette définition : les transferts eux-mêmes, les aménagements de transferts déjà mis en oeuvre et les fameuses « clauses passerelles ». Nous allons les examiner successivement.

A. Les transferts

S'agissant des articles qui mettent en oeuvre de nouveaux transferts de compétence dans des matières dites de souveraineté, la jurisprudence est classique et son application quasi-mécanique. Ces transferts constituent d'ailleurs l'essence même de la construction européenne, à travers laquelle un certain nombre d'États nations ont souverainement et librement décidé de confier à l'Union l'exercice d'une partie de leurs compétences.

En l'occurrence, le traité constitutionnel, à la différence des traités de Maastricht et d'Amsterdam, ne procède pas à une extension substantielle des compétences de l'Union : il n'est pas question de créer une monnaie unique ou de communautariser les politiques migratoires... De surcroît, comme le rappelle le Conseil au considérant 8 de sa décision, « sont soustraites au contrôle de conformité à la Constitution celles des stipulations du traité qui reprennent des engagements antérieurement souscrits par la France ». En fait, les seules avancées nouvelles sont énumérées au considérant 27 : contrôle aux frontières, coopération judiciaire en matière civile, création d'un Parquet européen.

B. Les modalités d'exercice de certaines compétences

En revanche, le nouveau traité modifie profondément le mode d'exercice de compétences déjà transférées. Or, selon les termes du considérant 29 : « appelle une révision de la Constitution toute disposition du traité qui, dans une matière inhérente à l'exercice de la souveraineté nationale mais relevant déjà des compétences de l'Union ou de la Communauté, modifie les règles de décision applicables, soit en substituant la règle de la majorité qualifiée à celle de l'unanimité au sein du Conseil, ... soit en conférant une fonction décisionnelle au Parlement européen... ». Le Conseil a appliqué cette règle avec méthode.

1) Le traité consacre la règle de la majorité qualifiée pour l'exercice de certaines compétences

Tout d'abord son article I-25 tend à simplifier les règles de calcul de cette majorité qualifiée. Dans le droit en vigueur (art. 205 du traité instituant la Communauté européenne, modifié, à compter du 1er novembre 2004, par le traité de Nice, puis par le traité d'Athènes) trois critères se cumulent : une majorité d'États membres, un nombre de voix favorables qui se situe à 72,3 % du total, un recours possible si la majorité qualifiée représente moins de 62 % de la population de l'ensemble de l'Union ; le nombre de voix dont dispose chaque État tient compte, pour partie, de sa démographie (29 pour l'Allemagne, la France, l'Italie et le Royaume-Uni, 27 pour l'Espagne et la Pologne, 13 pour les Pays-Bas, etc.). Le traité constitutionnel substitue à cette définition la règle suivante : 55 % des États (72 % si le Conseil ne statue pas sur proposition de la Commission européenne ou du ministre des Affaires étrangères de l'Union) représentant 65 % de la population de l'Union (art. I-25); une minorité de blocage ne peut comprendre moins de quatre États membres.

Corrélativement, le nombre de domaines (aujourd'hui une quarantaine) dans lesquels les décisions seraient prises à la majorité qualifiée et non à l'unanimité est multiplié par deux. Cette avancée répond au souci des États membres d'aller plus loin dans la voie de l'intégration et d'empêcher que l'Europe élargie ne soit frappée de paralysie, mais elle a aussi pour effet de priver la France de tout pouvoir d'opposition, ce qui suppose l'aval du pouvoir constituant.

2) Le traité dote le Parlement européen d'un pouvoir décisionnel en lui reconnaissant, sur certains sujets, sinon le « dernier mot », du moins le pouvoir d'empêcher et d'amender

En effet, poursuivant un mouvement initié par le traité de Maastricht, qui avait introduit la règle de la « codécision » sur un certain nombre de sujets, et surtout par le traité d'Amsterdam, le traité constitutionnel renforce considérablement le rôle du Parlement européen. Il fait relever, sauf exception, la loi européenne (ancien règlement communautaire) et la loi-cadre européenne (ancienne directive communautaire) de la « procédure législative ordinaire » (art. I-34 et III-396), qui place sur le même pied le Parlement et le Conseil : « Le Parlement européen exerce, conjointement avec le Conseil, les fonctions législative et budgétaire » (art. I-20, § 1). Or, le Conseil constitutionnel considère que le Parlement européen « n'est pas l'émanation de la souveraineté nationale » : les députés européens ne représentent pas la France puisqu'ils peuvent ne pas être Français et qu'ils sont élus par les citoyens européens étrangers le cas échéant résidant en France.

C. Les clauses passerelles

Quant aux clauses passerelles, le Conseil constitutionnel devait, là encore, appliquer une jurisprudence antérieure. Je vous rappelle que ces clauses permettent au Conseil européen ou au Conseil des ministres, statuant à l'unanimité, de faire relever de la procédure législative ordinaire des matières soumises à une procédure décisionnelle spéciale. Autrement dit, sur leur fondement, il peut être décidé, à l'unanimité, de ne plus statuer à l'unanimité.

Or, comme l'avait déjà jugé le Conseil pour le traité d'Amsterdam(1), les clauses passerelles posent un problème de constitutionnalité malgré le caractère éventuel de leur mise en oeuvre. En effet, en modifiant les procédures décisionnelles de l'Union dans des matières inhérentes à l'exercice de la souveraineté nationale, elles sont susceptibles d'affecter les conditions essentielles de cet exercice sans imposer, le moment venu, aucun acte de ratification ou d'approbation nationale pouvant faire l'objet d'un contrôle de constitutionnalité sur le fondement de l'article 54 ou de l'article 61 de la Constitution.

De fait, le traité constitutionnel comporte plusieurs clauses passerelles particulières, et même une « clause passerelle générale » inscrite à l'article IV-444 sous l'appellation de « révision simplifiée ».

D. La décision

Vous avez la décision du 19 novembre sous les yeux et je ne vais donc pas énumérer les dispositions du traité qui ont été considérées comme portant atteinte aux conditions essentielles de la souveraineté nationale. En vous y reportant vous retrouverez :

  • les principes suivis par le Conseil (cons. 23 à 26);
  • les nouveaux transferts de compétence (cons. 27 et 28);
  • les nouvelles modalités de leur exercice (cons. 29 à 32);
  • les clauses passerelles (cons. 33 à 36).

Mais vous remarquerez peut-être que la décision ne prétend pas à l'exhaustivité : elle se contente d'illustrer chaque catégorie de dispositions appelant une révision par une liste d'exemples, qui sont évidemment les plus significatifs. Les mots « notamment », ou « en particulier », sont utilisés à plusieurs reprises. Cette technique est réaliste : si le Conseil avait prétendu à l'exhaustivité sa décision aurait été deux ou trois fois plus longue ; il n'est d'ailleurs pas certain qu'il lui aurait été possible de mener cet exercice à son terme, la distinction entre les nouveaux et les anciens transferts étant parfois malaisée du fait des communautarisations partielles mises en oeuvre par le traité d'Amsterdam.

Ce recours à de simples illustrations a néanmoins été critiqué car il interdisait au Congrès de faire référence, dans la Constitution de 1958, à la liste précise des domaines concernés : il lui imposait d'opter pour une formule générale visant implicitement et globalement toutes les stipulations du traité incompatibles avec elle. Le débat est intéressant au plan théorique. En pratique, il est sans portée car il était évident que ce mode de révision s'imposerait. De fait, le Constituant a complété l'article 88-1 par un alinéa ainsi rédigé : " [La France] peut participer à l'Union européenne dans les conditions prévues par le traité établissant une Constitution pour l'Europe signé le 29 octobre 2004. « Si le traité entre en vigueur, cette autorisation se transformera en un fait acquis et l'article 88-1 prendra alors la forme suivante : » Dans les conditions fixées par le traité établissant une Constitution pour l'Europe signé le 29 octobre 2004, la République française participe à l'Union européenne, constituée d'États qui ont choisi librement d'exercer en commun certaines de leurs compétences. "

II. Le rôle des parlements nationaux (cons. 37 à 41)

Deuxième sujet : le rôle des parlements nationaux. Cette question a occupé une place importante dans les déclarations des sommets européens de Nice (11 déc. 2000) et de Laeken (14 déc. 2001) sur l'avenir de l'Union, puis dans les travaux de la Convention. Plusieurs dispositions du traité établissant une Constitution pour l'Europe sont consacrées à cet enjeu.

A. Les modalités actuelles d'intervention du Parlement dans la construction européenne

De longue date, le Parlement s'intéresse à l'Europe : la création, au sein de chaque assemblée, des délégations pour l'Union européenne, remonte au 6 juillet 1979(2). À l'époque, l'institution d'un organe ad hoc sur les questions européennes obéissait à une double nécessité :

  • d'une part, l'élection du Parlement européen au suffrage universel direct risquait de distendre les liens entre les institutions européennes et le Parlement français : le double mandat restait possible mais cessait d'être automatique ;
  • d'autre part, le développement des Communautés européennes ayant pour effet de transférer à Bruxelles un pouvoir de décision dans un nombre croissant de matières relevant du domaine de la loi, le risque se profilait d'une sous-information de l'institution parlementaire.

La mission première des délégations est d'informer leur assemblée sur les affaires européennes, tant en ce qui concerne les activités des institutions européennes que la politique conduite en la matière par le Gouvernement.

Depuis la réforme constitutionnelle du 25 juin 1992 préalable à la ratification du traité de Maastricht, cette mission d'information se double d'un contrôle, en amont, de la législation communautaire. En effet, c'est à cette occasion qu'a été inséré dans la Constitution l'article 88-4 qui dispose que le gouvernement soumet au Parlement, « dès leur transmission au Conseil des Communautés, les propositions d'actes communautaires comportant des dispositions de nature législative » ; cet article donne également à chacune des deux assemblées la possibilité d'adopter des résolutions. Ce dispositif a été élargi en 1999 : son champ d'application a été étendu aux actes de la politique extérieure et de sécurité commune (PESC) et à la justice et aux affaires intérieures (JAI); le gouvernement a été autorisé à soumettre au Parlement tout document émanant des instances de l'Union européenne, même s'il ne correspond pas aux critères fixés par l'article 88-4.

Le vote des résolutions est mis en oeuvre, à l'Assemblée nationale, par les articles 151-1 à 151-4 du règlement, qui prévoient la procédure suivante :

1) Les textes soumis aux assemblées sont transmis à la délégation, qui se réunit à cette fin au moins une fois par mois pendant les sessions.

2) Sur les textes qu'elle juge les plus importants, la délégation - au même titre que tout député - peut décider de déposer une proposition de résolution.

3) Ces propositions sont renvoyées à l'une des six commissions permanentes (les plus sollicitées étant celles des affaires économiques et des finances) qui peut soit les adopter sans modification, soit les modifier, soit les rejeter.

4) La résolution d'une commission permanente devient définitive sauf si, dans les huit jours suivant la distribution de son rapport, une demande d'inscription à l'ordre du jour de la séance publique est présentée par le gouvernement, le président d'un groupe, d'une commission ou de la délégation.

Peut-être trouvez-vous cette procédure un peu lourde... Dans ce cas rassurez vous, vous n'êtes pas les seuls. De manière récurrente il est proposé de créer une nouvelle commission permanente pour les affaires européennes. Plus modestement, certains suggèrent que les délégations puissent rapporter directement des propositions de résolution sans passer par le filtre des commissions permanentes : vous pouvez ainsi vous reporter au récent rapport du sénateur Hubert Haenel sur « l'évolution du rôle européen du Parlement français »(3). Mais à ce jour, à l'Assemblée nationale, la procédure décrite ci-dessus demeure applicable, celle du Sénat n'étant d'ailleurs guère différente.

B. Les dispositions nouvelles prévues par le traité constitutionnel

Il reste que la place réservée aux parlements nationaux dans la construction européenne a toujours été jugée insuffisante : de ce point de vue, le traité constitutionnel apporte des changements décisifs.

Déjà, sur le plan des principes, son article I-46 fait de la démocratie représentative un fondement de l'Union. Il souligne l'importance de la représentation des citoyens au Parlement européen et des États au sein du Conseil, mais il rappelle que leurs gouvernements sont « eux-mêmes démocratiquement responsables, soit devant leurs parlements nationaux, soit devant leurs citoyens ». Cette proclamation s'articule avec les articles I-1, I-2 et I-58 qui font de la démocratie l'une des valeurs que doivent respecter et promouvoir les États désireux de participer à l'Union.

Les autres articles du traité consacrés aux parlements nationaux tendent à améliorer leur information et à renforcer leur participation à certaines procédures ou politiques.

1) L'information des parlements nationaux

Un droit à l'information est en effet reconnu aux parlements nationaux par le protocole n° 1 annexé au traité (4):

  • ses articles 1er, 2 et 5 prévoient ainsi que les documents de consultation de la Commission (livres verts, livres blancs et communications), les projets d'actes législatifs (au sens du droit de l'Union), les ordres du jour et les résultats des sessions du Conseil seront désormais transmis « directement » aux parlements nationaux, et non plus par l'intermédiaire de leurs gouvernements respectifs ;
  • son article 4 prévoit qu'un délai de six semaines doit s'écouler entre le moment ou un projet d'acte législatif européen est mis à la disposition des parlements nationaux et la date à laquelle il peut être inscrit à l'ordre du jour du Conseil ; il précise que, dans l'intervalle, « aucun accord [entre le Conseil et le Parlement européen] ne peut être constaté ».

D'autres articles du traité participent au renforcement de l'information des parlements nationaux :

  • l'article I-58, qui détermine la procédure applicable aux élargissements (décision à l'unanimité du Conseil après consultation de la Commission et approbation du Parlement européen), prévoit que les parlements nationaux seront désormais officiellement « informés » des demandes d'adhésion. Cette information en amont renforce le pouvoir de décision qu'ils détiennent en aval, les accords d'admission étant soumis à ratification conformément aux règles constitutionnelles respectives des États contractants ;
  • l'article III-260 prévoit que, sans préjudice des actions en manquement pouvant être engagées devant la Cour de justice, le Conseil peut établir, sur proposition de la Commission, des procédures tendant à évaluer la mise en oeuvre, par les autorités des États membres, des politiques de l'Union dans le domaine de l'espace de liberté, de sécurité et de justice. Il précise que : « Le Parlement européen et les parlements nationaux sont informés de la teneur et des résultats de cette évaluation. »

2) La participation des parlements nationaux

Le traité ne se contente pas de renforcer l'information des parlements nationaux ; il fait référence, en ce qui concerne certaines dispositions propres à l'espace de liberté, de sécurité et de justice, à leur « association » :

  • l'article III-273, qui précise et élargit les missions d'Eurojust, indique que : « La loi européenne fixe les modalités de l'association du Parlement européen et des parlements nationaux à l'évaluation des activités d'Eurojust. »
  • l'article III-276 met en oeuvre une disposition analogue en ce qui concerne Europol : il prévoit que la loi européenne fixe les modalités de « contrôle » des activités d'Europol par le Parlement européen, « contrôle auquel sont associés les parlements nationaux ».

Le traité renforce également la participation des parlements nationaux dans le processus de révision des traités :

  • son article IV-443 dispose ainsi qu'une Convention, comprenant des représentants des parlements nationaux, devra être réunie avant toute réforme importante ;
  • son article IV-444 reconnaît aux parlements nationaux un pouvoir de blocage en ce qui concerne la mise en oeuvre de la « clause passerelle » qui permet, comme on l'a vu, de réviser le traité de façon simplifiée. En effet, son paragraphe 3 dispose que toute initiative de cette nature sera « transmise aux parlements nationaux... En cas d'opposition d'un parlement national notifiée dans un délai de six mois après cette transmission, la décision européenne... n'est pas adoptée. En l'absence d'opposition, le Conseil européen peut adopter ladite décision ». En outre, l'article 6 du protocole n° 1 impose au Conseil, lorsqu'il envisage de recourir à l'article IV-444, d'informer les parlements nationaux « au moins six mois avant qu'une décision européenne ne soit adoptée ».

3) Le contrôle du principe de subsidiarité

Mais l'innovation majeure mise en oeuvre par le traité porte sur l'intervention des parlements nationaux dans le contrôle du principe de subsidiarité, et donc dans le fonctionnement même des institutions de l'Union.

Il faut d'abord indiquer que le « principe de subsidiarité » reçoit à cette occasion une nouvelle formulation. Il signifie que dans les domaines ne relevant pas de la compétence exclusive de l'Union, celle-ci ne doit intervenir que « si, et dans la mesure où, les objectifs de l'action envisagée ne peuvent pas être atteints de manière suffisante par les États membres, tant au niveau central qu'au niveau régional ou local, mais peuvent l'être mieux, en raison des dimensions ou des effets de l'action envisagée, au niveau de l'Union » (art. I-11).

Or, le second alinéa du 3 de l'article I-11 dispose que les parlements nationaux veillent, en ce qui concerne les projets d'actes législatifs européens, au respect de ce principe de subsidiarité par les organes de l'Union : il permet ainsi que la subsidiarité soit contrôlée non plus seulement a posteriori par la Cour de justice (celle-ci n'ayant d'ailleurs jusqu'ici jamais eu à se prononcer sur des cas concrets) mais également a priori, par les parlements nationaux.

La procédure qui permettra aux parlements d'exercer cette mission figure dans le protocole n° 2 sur l'application des principes de subsidiarité et de proportionnalité, qui institue un certain nombre de règles, en termes de transmission des projets, de motivation et d'évaluation.

  • Son article 6 prévoit que toute assemblée parlementaire peut, dans un délai de six semaines à compter de la date de transmission d'un projet d'acte législatif européen délai durant lequel, comme on l'a vu, aucun accord ne peut être constaté, conformément à l'article 4 du protocole n° 1 -, adresser aux présidents du Parlement européen, du Conseil ou de la Commission un avis motivé exposant les raisons pour lesquelles elle estime que le projet en cause n'est pas conforme au principe de subsidiarité.

  • Son article 7 dispose que les institutions concernées « tiennent compte » de ces avis motivés. Il prévoit, surtout, des règles contraignantes : un parlement national détiendra deux voix, chacune des chambres disposant d'une voix dans un système parlementaire national bicaméral ; lorsqu'un avis motivé pour non respect du principe de subsidiarité rassemble un tiers des voix ainsi attribuées (ou un quart dans le domaine de la coopération judiciaire en matière pénale ou de la coopération policière), le projet doit être réexaminé ; à l'issue de ce réexamen, l'organe dont il émane peut décider, en motivant son choix, de le maintenir, de le modifier ou de le retirer.

  • Son article 8 réaffirme la compétence de la Cour de justice sur les recours formés pour violation du principe de subsidiarité. Toutefois, désormais, elle pourra se prononcer non seulement à la demande d'un État membre mais aussi à partir d'un recours transmis par un État membre « conformément à son ordre juridique au nom de son parlement national ou d'une chambre de celui-ci ».

C. La révision de la Constitution

Le Conseil constitutionnel a apprécié de façon mesurée la portée de ces dispositions nouvelles. On pouvait se demander, en effet, si certaines d'entre elles n'ouvraient pas au Parlement des possibilités d'action directe auprès des instances européennes qui interfèrent avec la conduite des relations internationales par le gouvernement. Ainsi, les articles III-273 (Eurojust) et III-276 (Europol) pouvaient soulever des questions au regard des articles 20 et 52 de la Constitution et du principe de la séparation des pouvoirs. Or, le 19 novembre 2004, le Conseil a jugé que seules trois prérogatives reconnues au Parlement français par le traité rendaient nécessaires une révision de la Constitution :

  • la faculté de s'opposer à l'usage de la « clause passerelle générale » (art. IV-444);
  • la faculté d'émettre un avis motivé pour violation du principe de subsidiarité (art. 6 et 7 du protocole n° 2);
  • la faculté de former un recours devant la Cour de justice, toujours en matière de subsidiarité (art. 8 du protocole n° 2).

Encore faut-il bien préciser le motif de cette déclaration d'inconstitutionnalité qui, d'une certaine façon, nous ramène aux fondements essentiels du parlementarisme rationalisé. Pour le Conseil, les nouvelles prérogatives conférées par le traité aux parlements nationaux ne soulèvent pas de problème sur le fond, sous réserve qu'elles ne supposent pas une délibération décisionnelle (notamment sous la forme d'un vote). En effet, comme il l'avait jugé dès les débuts de la Ve République, le Parlement français ne peut procéder qu'aux votes prévus par la Constitution (loi, motion de censure, règlement interne, résolution de l'article 88-4). Or, les trois dispositions précitées entraînent bien une délibération à laquelle sont attachés des effets juridiques.

La contrariété ici relevée entre le traité et la Constitution est donc d'une nature particulière : c'est au silence de la Constitution que se heurte le traité. Cette non-conformité ne fait pour autant aucun doute puisque, par ce silence, la Constitution s'oppose à ce que soient exercées les trois prérogatives précitées, que le traité a pourtant entendu garantir.

Les exigences du Conseil constitutionnel, déjà modestes, ont de surcroît été transposées a minima par le constituant, malgré la volonté de certains parlementaires de renforcer plus avant les pouvoirs de contrôle du Parlement en matière européenne. Elles ont été consacrées par les nouveaux articles 88-5 et 88-6, dont l'application est toutefois subordonnée à l'entrée en vigueur du traité :

  • l'article 88-5 met en oeuvre les dispositions relatives au contrôle du respect du principe de subsidiarité en disposant que : « L'Assemblée nationale ou le Sénat peuvent émettre un avis motivé sur la conformité d'un projet d'acte législatif européen au principe de subsidiarité. L'avis est adressé par le président de l'assemblée concernée aux présidents du Parlement européen, du Conseil et de la Commission de l'Union européenne. Le gouvernement en est informé. Chaque assemblée peut former un recours devant la Cour de justice de l'Union européenne contre un acte législatif européen pour violation du principe de subsidiarité. Ce recours est transmis à la Cour de justice de l'Union européenne par le gouvernement. À ces fins, des résolutions peuvent être adoptées, le cas échéant en dehors des sessions, selon des modalités d'initiative et de discussion fixées par le règlement de chaque assemblée » ;
  • l'article 88-6, relatif au droit de veto à une révision simplifiée, dispose que : « Par le vote d'une motion adoptée en termes identiques par l'Assemblée nationale et le Sénat, le Parlement peut s'opposer à une modification des règles d'adoption d'actes de l'Union européenne selon la procédure de révision simplifiée du traité établissant une Constitution pour l'Europe. »

Corrélativement l'article 88-4 a été modifié, mais seulement à la marge. La liste des actes que le gouvernement devra soumettre à l'Assemblée nationale et au Sénat dès leur transmission au Conseil a simplement été étendue. À l'entrée en vigueur du traité, seront concernés non seulement les actes législatifs au sens matériel des articles 34 et 37 de la Constitution française mais également les projets d'actes européens qui, sur le fondement d'un critère formel (l'exigence d'une loi ou d'une loi-cadre européenne par un article du traité pour mettre en oeuvre ses stipulations), sont législatifs au sens de l'Union. Cette extension est néanmoins cohérente avec la compétence conférée aux assemblées pour contrôler le respect du principe de subsidiarité.

III. La primauté du droit de l'Union (cons. 9 à 13)

Comme je vous l'ai indiqué, au-delà des transferts de compétences et des prérogatives des assemblées parlementaires, d'autres questions pouvaient se poser. L'article I-6 du traité, qui formalise, apparemment sans restriction, la construction jurisprudentielle de la Cour de justice de Luxembourg selon laquelle le droit de l'Union prime celui des États membres, faisait partie des plus sensibles. La doctrine ne s'y était d'ailleurs pas trompée : plusieurs semaines avant que le Conseil ne rende sa décision, elle confrontait déjà cette disposition avec la Constitution de 1958.

Le 19 novembre, le Conseil a considéré que cet article ne rendait pas nécessaire une révision de la Constitution : nous allons reconstituer son raisonnement.

A. La primauté au sens communautaire

Jusqu'à présent, seule la Cour de justice des Communautés européennes répétait, à intervalles réguliers, depuis son arrêt de 1964 Costa c/ Enel, que la transposition du droit communautaire est obligatoire et que les États membres ne peuvent lui opposer leurs normes internes, y compris constitutionnelles (v. également : Simmenthal, 9 mars 1978 ; Commission c/ Italie, 11 avr. 1978 ; Commission c/ Belgique, 6 mai 1980 ; plus récemment Carra, 8 juin 2000).

En revanche, ce principe de primauté n'avait jamais été consacré par les traités. Seul le traité d'Amsterdam l'avait indirectement reconnu, une disposition du protocole sur l'application des principes de subsidiarité et de proportionnalité indiquant que l'application desdits principes « ne porte pas atteinte aux principes mis au point par la Cour de justice en ce qui concerne la relation entre le droit national et le droit communautaire ».

B. La position des juridictions nationales

Les juridictions nationales, de leur côté, avaient développé leur propre jurisprudence à propos des rapports entre droit interne et droit international.

Vous connaissez tous la décision n° 74-54 dite IVG et ses prolongements. Le 15 janvier 1975, à propos de la loi relative à l'interruption volontaire de grossesse, le Conseil, interprétant l'article 55 de la Constitution, a renvoyé aux juridictions ordinaires le soin d'apprécier la compatibilité des lois aux normes internationales. La Cour de cassation en a tiré les conséquences dès le 24 mai de la même année, dans son arrêt Administration des douanes c/ Sté des cafés Jacques Vabre, en reconnaissant la primauté du droit communautaire sur la loi nationale y compris postérieure ; le Conseil constitutionnel s'est appliqué cette règle à lui-même en sa qualité de juge électoral (déc. n° 1082/1117 du 21 oct. 1988); le Conseil d'État s'est finalement rallié à cette solution à partir de son arrêt d'assemblée Nicolo du 20 octobre 1989.

Pour autant, le problème de la « loi écran » étant réglé (il n'y a plus d'écran : le juge écarte la loi en cas de contrariété avec un traité international), il était acquis que les plus hautes juridictions auraient un jour à répondre à une autre question, encore plus sensible : celle de la hiérarchie entre une norme constitutionnelle et une disposition internationale. Que se passerait-il si le juge était saisi d'un acte contraire à une norme internationale mais qui ne ferait que transposer la Constitution ? Pourrait-il écarter la norme constitutionnelle ? Le Conseil d'État et la Cour de cassation ont répondu de façon négative à cette dernière question en réaffirmant la place de la Constitution au sommet de l'ordre juridique.

1) Le Conseil d'État

En effet, la réponse du Conseil d'État a été donnée dans l'arrêt Sarran du 30 octobre 1998(5).

Cette affaire trouve son origine dans la loi constitutionnelle du 20 juillet 1998 (n° 98-610) qui a introduit dans la Constitution un article 76 indiquant que la population de Nouvelle-Calédonie serait consultée sur l'accord de Nouméa du 5 mai. Le reste de cet article prévoit que : « Sont admises à participer au scrutin les personnes remplissant les conditions fixées à l'article 2 de la loi n° 88-1028 du 9 novembre 1988. Les mesures nécessaires à l'organisation du scrutin sont prises par décret en Conseil d'État délibéré en Conseil des ministres. »

Consécutivement, un décret du 20 août 1998 (n° 98-733) a fixé la date de la consultation et précisé les critères d'établissement de la liste des électeurs : « Conformément à l'article 76 de la Constitution et à l'article 2 de la loi du 9 novembre 1988, sont admis à participer à la consultation du 8 novembre 1998 les électeurs inscrits à cette date sur les listes électorales du territoire et qui ont leur domicile en Nouvelle-Calédonie depuis le 6 novembre 1988. » On le voit, ces conditions décrétales étaient en fait dictées par la Constitution elle-même à travers la référence qui s'y trouve à la loi référendaire du 9 novembre 1988, qui reprenait des dispositions figurant déjà dans les accords dits de Matignon de juin 1988 dans la perspective, à terme, d'un scrutin d'autodétermination.

Ces critères furent contestés par des citoyens français qui, bien que résidant sur l'île à la date de la consultation (1998), étaient privés du droit de participer à la consultation (car ils n'y résidaient pas encore en 1988). Ils invoquaient, à l'appui de leur recours, des normes internationales issues du Pacte des Nations unies sur les droits civils et politiques et de la Convention européenne des droits de l'homme. Or, puisque le décret du 20 août 1998 se bornait à mettre en oeuvre des dispositions imposées par l'article 76 de la Constitution, le critiquer revenait nécessairement à mettre en cause la Constitution elle-même. Le juge devait donc décider s'il pouvait ou non écarter l'application d'une disposition d'origine constitutionnelle, éventuellement inconventionnelle.

Le Conseil d'État n'a pas éludé la question et a considéré que, compte tenu de l'article 55 de la Constitution, « la suprématie conférée aux engagements internationaux ne s'applique pas, dans l'ordre interne, aux dispositions de nature constitutionnelle »(6).

2) La Cour de cassation

L'histoire ne s'arrête pas là car l'accord de Nouméa a soulevé des contestations semblables devant la Cour de cassation.

En effet, l'article 77 de la Constitution, introduit par la même loi du 20 juillet 1998, dispose que, après l'approbation de cet accord et dans le respect de ses orientations, une loi organique déterminera les règles relatives à la citoyenneté et au régime électoral en Nouvelle-Calédonie. Sur ce fondement, les articles 188 et 189 de la loi organique n° 99-209 du 19 mars 1999 ont subordonné la participation à l'élection des membres du Congrès et des assemblées de province à une condition de résidence de dix années sur l'île.

De nouveau, des personnes n'ayant pu s'inscrire sur les listes électorales firent valoir, en invoquant l'article 55 de la Constitution, que l'article 188 de la loi organique n'était pas compatible avec certaines stipulations conventionnelles(7).

Dans sa décision Fraisse du 2 juin 2000, la Cour de cassation relève l'identité qui existe entre les normes constitutionnelle (art. 77) et organique (art. 188): elle considère que cette dernière, qui reproduit une stipulation de l'accord de Nouméa, est constitutionnalisée « par ricochet » et ne peut faire l'objet d'un contrôle de conventionnalité.

Ainsi, s'inspirant de la logique et même de la rédaction de l'arrêt Sarran du Conseil d'État, la Cour de cassation a consacré à son tour le caractère suprême de la Constitution dans l'ordre juridique interne(8).

3) Le Conseil constitutionnel

Le Conseil constitutionnel, quant à lui, a toujours maintenu sa jurisprudence IVG de 1975 : il n'est donc que rarement amené à connaître du droit communautaire et à s'interroger sur sa place au regard des normes internes. Comme l'a très bien montré le sénateur Hubert Haenel dans une communication sur la décision du 19 novembre(9), il n'est en fait conduit à se prononcer sur le droit européen que dans deux hypothèses.

Il peut avoir, tout d'abord, à apprécier la place du droit communautaire sur le fondement de l'article 54 de la Constitution. Mais, dans ce cas, il ne peut y avoir de difficulté : l'article 54 apporte la solution au problème en prévoyant que si le Conseil déclare qu'un traité comporte une clause contraire à la Constitution, l'autorisation de le ratifier ou de l'approuver « ne peut intervenir qu'après la révision de la Constitution ».

Une autre hypothèse, plus complexe, peut se présenter. En effet, le Conseil peut être saisi, sur le fondement de l'article 61, d'une loi transposant une directive communautaire. Or, on peut concevoir qu'une directive contienne une norme contraire à la Constitution française. Le plus souvent cette difficulté peut être aisément surmontée, en particulier du fait de la liberté que les directives laissent aux États membres au stade de la transposition. Mais il peut arriver que des dispositions législatives se bornent à tirer les conséquences nécessaires d'une directive précise et inconditionnelle et qu'un conflit de normes survienne à cette occasion. Le Conseil constitutionnel a toujours évité ce problème... jusqu'à l'été dernier.

C. Les décisions du Conseil constitutionnel de l'été 2004

C'est en effet à l'occasion de sa décision n° 2004-496 DC du 10 juin 2004, rendue sur la loi « pour la confiance dans l'économie numérique », que le Conseil constitutionnel a décidé de trancher le dilemme.

La loi du 10 juin 2004 a consacré, en application d'une directive communautaire n° 2003/31/CE du 8 juin 2000, un droit spécifique pour la communication sur Internet. Toutefois, les parlementaires de l'opposition contestaient le nouveau régime de responsabilité auquel le législateur avait soumis les informations stockées sur les sites Internet. Or, les griefs qu'ils formaient créaient une difficulté dans la mesure où l'article de loi que le Conseil devait examiner était strictement identique au texte de la directive en application de laquelle il avait été adopté. Dans ces conditions, le Conseil était conduit à se poser la question de sa compétence pour statuer sur une telle requête. En effet, le fait de se prononcer sur la conformité à la Constitution d'une disposition législative qui reprend les termes d'une directive inconditionnelle et précise pouvait revenir à juger la conformité à la Constitution de la directive elle-même et, dans l'hypothèse d'une censure, à faire obstacle à sa transposition en temps utile.

Le 10 juin, le Conseil a jugé que lorsqu'une directive « s'interpose » entre une loi et la Constitution, il ne lui appartient pas d'examiner des griefs qui, indirectement, sont adressés au texte communautaire :

  • au considérant 7 est cité l'article 88-1 de la Constitution (aux termes duquel : « La République participe aux Communautés européennes et à l'Union européenne, constituées d'États qui ont choisi librement, en vertu des traités qui les ont instituées, d'exercer en commun certaines de leurs compétences »), qui constitue la pierre angulaire de la décision. Sur son fondement, le Conseil considère que la France a consacré la spécificité de l'ordre juridique communautaire. Dès lors, la transposition d'une directive est une obligation non seulement conventionnelle (c'est-à-dire exigée par les traités) mais également constitutionnelle (imposée par l'art. 88-1);
  • consécutivement, le Conseil estime, toujours au considérant 7, qu'un acte de droit dérivé ne peut avoir, y compris pour des raisons de sécurité juridique, qu'un seul juge, qui est la Cour de justice des Communautés européennes : en consentant à l'instauration d'un ordre juridique communautaire autonome, les États membres ont accepté que le contentieux des actes communautaires suive des règles propres ;
  • dès lors, le Conseil juge qu'il n'est pas compétent pour se prononcer sur des dispositions législatives qui se bornent à tirer les conséquences nécessaires d'une directive précise et inconditionnelle, car examiner une telle loi reviendrait à se prononcer sur la directive elle-même. Certes, il pourrait, en théorie, sans méconnaître les traités, saisir la Cour de justice d'une question préjudicielle. Mais, en pratique, les conditions dans lesquelles il exerce son contrôle (délai d'un mois pour statuer, conformément à l'article 61 de la Constitution) ne lui permettent pas de recourir à cette procédure.

Cette décision a été diversement interprétée. Toutefois, le raisonnement qui la sous-tend a été réitéré à trois reprises dans les semaines suivantes, à propos de la loi relative aux communications électroniques et aux services de communication audiovisuelle (déc. n° 2004-497 DC du 1er juill. 2004, cons. 18 et 19), de la loi relative à la bioéthique (déc. n° 2004-498 DC du 29 juill. 2004, cons. 4 à 7) et de la loi relative à la protection des personnes physiques à l'égard des traitements de données à caractère personnel (déc. n° 2004-499 DC du 29 juill. 2004, cons. 7 et 8). En définitive, un certain nombre d'éléments ont été confirmés ou précisés.

On doit insister, tout d'abord, sur le fait que la solution retenue le 10 juin 2004 ne s'applique qu'aux dispositions inconditionnelles et précises d'une directive, c'est-à-dire celles qui sont directement applicables en droit interne et qui ne laissent pas de marge au stade de la transposition. Son champ d'application est donc circonscrit ; dans les autres cas, le Conseil conserve sa compétence.

Il est apparu, également, que cette décision, et ses applications successives, ne devaient pas être appréhendées sur le terrain de la hiérarchie des normes, surtout s'il s'agit de considérer qu'elles placent la norme communautaire au-dessus de la norme constitutionnelle. Le Conseil a rappelé, au contraire, que c'est la Constitution qui donne sa force aux traités européens et au droit dérivé ; sa place au sommet de l'ordre juridique, réaffirmée au cours de la période récente tant par le Conseil d'État que par la Cour de cassation, et qui résulte nécessairement de l'économie générale de ses articles 54 et 55, n'est pas contestée.

Au demeurant, le Conseil a prévu, dans tous les cas, une « soupape de sécurité » : si la transposition en droit interne d'une directive communautaire résulte d'une exigence constitutionnelle et s'il n'appartient qu'au juge communautaire de la contrôler, une « disposition expresse contraire de la Constitution » peut, le cas échéant, faire obstacle à cette transposition.

Cette notion de disposition expresse de la Constitution a fait couler beaucoup d'encre, mais le Conseil a implicitement précisé son contenu dès le 29 juillet, à l'occasion de sa décision sur la loi relative à la bioéthique. Une disposition expresse est une norme propre à la France, sans équivalent dans le « catalogue communautaire des droits fondamentaux et principes généraux du droit » dont le respect est assuré par le juge communautaire ; cette notion recouvre ce qui est spécifique à notre ordre et à nos traditions juridiques. Des exemples ont été cités tels que le principe d'égal accès aux emplois publics (art. 6 de la Déclaration de 1789), la laïcité (art. 1er de la Constitution de 1958) ou la parité (art. 3). Ainsi, il ne peut y avoir qu'un juge (le juge communautaire lorsque la norme en question figure parmi ses normes de référence, le juge français retrouvant sa compétence pour faire respecter une norme constitutionnelle dont il est le seul garant). Mais il doit toujours y avoir un juge.

Au total, le droit communautaire est sorti renforcé de ces décisions : la compétence de la Cour de justice instaure une sorte d'écran qui a pour effet d'empêcher un État de contrôler, directement ou indirectement, non seulement le droit de l'Union mais également le droit national qui le transpose littéralement. Dans le même temps, il est acquis que certaines dispositions constitutionnelles peuvent faire obstacle à cette « immunité ». Si la doctrine s'est justement intéressée à cette « réserve de constitutionnalité », l'arbre ne doit pas cacher la forêt : la réserve ne trouvera à s'appliquer que dans des hypothèses peu ordinaires ; les décisions de l'été 2004 consacrent la spécificité de l'ordre juridique communautaire et sont très accueillantes à la réception de ce droit dans l'ordre interne. L'article 88-1 de la Constitution apparaît comme une disposition charnière entre l'ordre juridique interne et l'ordre juridique communautaire.

D. L'article I-6 du traité constitutionnel

Dans ce contexte, quel allait être le jugement du Conseil constitutionnel sur la portée et les conséquences de l'article I-6 du nouveau traité ? Était-il encore possible de considérer que la Constitution prime sur le droit communautaire alors même que le traité prévoit que : « La Constitution et le droit adopté par les institutions de l'Union dans l'exercice des compétences qui sont attribuées à celle-ci priment le droit des États membres ? »

Le 19 novembre 2004, le Conseil a répondu de façon affirmative : il a considéré que l'article I-6, dont les dispositions « reflètent la jurisprudence existante de la Cour de justice » selon une déclaration annexée au traité, ne rendait pas nécessaire une révision de la Constitution car il ne changeait rien aux rapports entre droit interne et droit communautaire.

Le Conseil relève, tout d'abord, qu'il résulte des stipulations du traité, et notamment de celles relatives à son entrée en vigueur, à sa révision et à la possibilité nouvelle de le dénoncer (aux termes de l'article I-60 du traité : « Tout État membre peut décider, conformément à ses règles constitutionnelles, de se retirer de l'Union »), qu'il conserve le caractère d'un traité international. Malgré son intitulé, il ne s'agit donc pas d'une Constitution ; il demeure sans incidence sur l'existence de la Constitution française et sa place au sommet de l'ordre juridique interne. La formule retenue fait évidemment penser à celle du Conseil d'État dans l'arrêt Sarran et c'est d'ailleurs l'un des commentateurs de cet arrêt qui écrivait, en 1998 : « Toute l'ingéniosité du monde ne permettrait pas de trouver le moyen pour une Constitution ou un de ses organes constitués de placer le droit international au-dessus d'elle-même. D'où leur viendrait la puissance de lévitation permettant de hisser la valeur de quelque norme que ce soit hors de leur propre portée(10) ? ».

Sur ce fondement, le Conseil considère que l'affirmation, par l'article I-6, de la primauté du droit de l'Union sur le droit national, doit se lire à la lumière de l'intention des parties signataires et de l'ensemble des autres dispositions du traité, notamment les articles I-1 et surtout I-5, qui le précèdent ; cette méthode de « rapprochement » s'imposait en l'espèce, le traité étant une convention signée par des États souverains, complétée, de surcroît, par des déclarations annexées qui éclairent leur volonté.

  • En vertu de l'article I-1, les compétences attribuées à l'Union s'exercent « sur le mode communautaire ». L'avant-projet présenté à la Convention utilisait l'expression : « sur le mode fédéral » ; cette terminologie, inadéquate, a été écartée.
  • Aux termes de l'article I-5, relatif aux relations entre l'Union et les États membres : « L'Union respecte l'identité nationale des États membres inhérente à leurs structures fondamentales politiques et constitutionnelles. » Cet article I-5 réduit fortement la portée de l'article I-6 car il signifie nécessairement que le droit de l'Union ne remet pas en cause ce qui fonde l'« identité constitutionnelle » des États membres, notion que le Conseil, par sa jurisprudence de l'été 2004, avait caractérisée par référence aux dispositions expresses, c'est-à-dire spécifiques, de la Constitution française.
  • Enfin, le Conseil relève qu'il résulte de la déclaration annexée au traité, à laquelle il vient d'être fait référence, que l'article I-6 ne confère pas au principe de primauté une portée autre que celle qui était antérieurement la sienne.

D'autres dispositions du traité vont dans le même sens : outre le « droit de retrait », qui contredit certains aspects de la jurisprudence de la Cour de justice, on peut évoquer l'article II-113 qui habilite les cours nationales à opposer leur propre droit constitutionnel à une disposition de la Charte qui serait plus restrictive sur le terrain des droits de l'homme et des libertés fondamentales.

Au terme de cette démarche, qui n'avait été envisagée que par de rares observateurs (11), le Conseil estime que la portée du principe de primauté du droit de l'Union est inchangée par rapport à ce que reconnaît déjà l'article 88-1 de la Constitution : utilisant des termes inspirés de l'arrêt Costa c/ Enel, il entérine une autonomie du droit communautaire dans le droit international général, esquissée à l'été 2004, en faisant valoir que cet article a consacré « l'existence d'un ordre juridique communautaire intégré à l'ordre juridique interne et distinct de l'ordre juridique international ». Or, ce que reconnaît l'article 88-1, c'est précisément ce qui a été jugé à l'été 2004. Au terme de ce raisonnement, le Conseil a donc complété les visas de sa décision par une référence à sa jurisprudence des 10 juin, 1er et 29 juillet 2004, qui en ressort confortée.

Il appartiendra maintenant aux spécialistes du droit de l'Union, mais également aux autres Cours constitutionnelles, de déterminer si la formalisation du principe de primauté dans le texte du traité aura eu pour effet, paradoxalement, de tempérer sa portée, de par sa confrontation avec les autres articles de celui-ci (y compris les dispositions du protocole n° 2 qui donnent aux parlements nationaux les moyens de veiller au respect du principe de subsidiarité consacré par l'article I-11) et à travers son appréhension par les juridictions nationales(12). Cette portée demeure évidemment considérable, mais la décision du 19 novembre a dédramatisé ses conséquences en considérant qu'elle pouvait connaître un certain nombre de limites.

Certes, le raisonnement du Conseil est complexe et a pu être critiqué de ce fait. Mais il faut bien admettre qu'il était confronté à un problème finalement insoluble - primauté du droit de l'Union ou primauté du droit national - et que dans ce contexte, les « dispositions expresses contraires de la Constitution » s'imposent comme une solution acceptable tant du point de vue communautaire que du point de vue interne.

IV. La Charte des droits fondamentaux (cons. 14 à 22)

Avant de conclure je voudrais encore vous dire quelques mots sur la décision rendue par le Conseil à propos de la Charte des droits fondamentaux.

A. La Charte des droits fondamentaux

Solennellement proclamée à l'occasion du Conseil européen de Nice le 7 décembre 2000, cette Charte comporte un préambule et 54 articles organisés autour de six valeurs fondatrices : dignité, libertés, égalité, solidarité, citoyenneté, justice. D'emblée, il était admis que la question de sa force contraignante ne serait résolue que par son insertion dans un traité : c'est donc chose faite avec le traité constitutionnel, dont elle constitue la deuxième partie.

Beaucoup de choses, généralement laudatives, ont été dites ou écrites sur ce document. M. Guy Braibant, qui participa de façon éminente à sa rédaction en sa qualité de représentant du président de la République et du gouvernement au sein de la Convention, dont il était par ailleurs vice-président, a apporté son témoignage « sur cette aventure unique d'élaboration d'une déclaration des droits commune à quinze pays de traditions et de cultures différentes » dans un livre publié l'année dernière aux Éditions du Seuil.

Mais dans le cadre du débat sur la ratification du traité, la Charte a aussi suscité des inquiétudes. Allait-elle rendre nécessaire une révision de la Constitution ? En soi, la question pouvait surprendre dans la mesure où son objet est de garantir aux citoyens de l'Union un certain nombre de droits, au demeurant déjà largement consacrés par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales de 1950. Comment la Constitution française pourrait-elle s'opposer à une telle consécration ? Il était difficilement concevable que le Conseil juge problématique un renforcement de la protection des droits et libertés, sauf à considérer que l'accumulation des contraintes qu'elle impose dans l'exercice de compétences demeurées étatiques était de nature à porter atteinte aux conditions essentielles de notre souveraineté.

B. L'appréhension de la Charte dans la décision du 19 novembre

Le débat a eu lieu, non pas à travers une approche générale centrée sur les niveaux de protection constitutionnels et conventionnels des droits fondamentaux mais article par article. Par les considérants qu'il consacre, dans sa décision du 19 novembre, à la Charte des droits fondamentaux, le Conseil formule plusieurs interprétations neutralisantes, notamment en ce qui concerne :

  • le droit reconnu à chacun de manifester sa conviction religieuse en public (art. II-70);
  • la publicité des audiences (art. II-107);
  • le principe non bis in idem (art. II-110).

Le raisonnement suivi par le Conseil sur ces trois questions est assez semblable et compte tenu de la sensibilité de la question dans notre pays, c'est surtout de la laïcité que je voudrais vous parler.

Le traité contient en effet une disposition qui pouvait sembler incompatible avec notre conception de la laïcité. Je vous rappelle qu'aux termes de l'article 1er de la Constitution de 1958 : « La France est une République... laïque. » Je vous rappelle également le climat particulier dans lequel a été adoptée la loi n° 2004-228 du 15 mars 2004 encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics. Or, le premier paragraphe de l'article II-70 du traité garantit « la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en privé ou en public ».

La Conseil a pourtant jugé, au considérant 18, que cet article ne menaçait pas notre conception de la laïcité. Au terme de quel raisonnement ?

En préalable, le Conseil prend soin, aux considérants 15 et 16 de sa décision, de cantonner la portée de la Charte. Elle ne s'adresse aux États membres que « lorsqu'ils mettent en oeuvre le droit de l'Union » et « uniquement » dans ce cas. Elle est sans incidence sur les compétences de l'Union. Dans la mesure où elle reconnaît des droits fondamentaux tels qu'ils résultent des traditions constitutionnelles communes aux États membres, « ces droits doivent être interprétés en harmonie avec lesdites traditions ».

Puis, au considérant 17, il rappelle qu'aux termes de son préambule, « la Charte sera interprétée par les juridictions de l'Union et des États membres en prenant dûment en considération les explications établies sous l'autorité du praesidium de la Convention qui a élaboré la Charte »(13). Le paragraphe 7 de l'article II-112 du traité dispose également que : « Les explications élaborées en vue de guider l'interprétation de la Charte des droits fondamentaux sont dûment prises en considération par les juridictions de l'Union et des États membres. »

Or, les explications du præsidium précisent que le droit garanti par cet article II-70 a le même sens et la même portée que celui garanti par l'article 9 de la Convention européenne des droits de l'homme. Dès lors, le Conseil pouvait considérer qu'il se trouve nécessairement sujet aux mêmes restrictions que celles qui y figurent et qui tiennent, en particulier, à la sécurité publique, à la protection de l'ordre, de la santé et de la morale publics, ainsi qu'à la protection des droits et libertés d'autrui.

En outre, le Conseil observe que l'article 9 de la Convention a été constamment appliqué par la Cour européenne des droits de l'homme, et en dernier lieu dans un arrêt Leyla Sahin c/ Turquie du 29 juin 2004 concernant l'interdiction du voile islamique dans les universités turques (mentionné, de façon tout à fait exceptionnelle, dans les visas de la décision), en harmonie avec la tradition constitutionnelle de chaque État membre. Dans cette mesure, il estime que « la Cour a ainsi pris acte de la valeur du principe de laïcité reconnu par plusieurs traditions constitutionnelles nationales et qu'elle laisse aux États une large marge d'appréciation pour définir les mesures les plus appropriées, compte tenu de leurs traditions nationales, afin de concilier la liberté de culte avec le principe de laïcité ». Il peut ainsi juger que, dans ces conditions, la laïcité à la française n'est pas menacée.

Certains ont cependant relevé que le Conseil ne s'était pas contenté de ce constat. En effet, il complète son raisonnement en précisant que les dispositions de l'article 1er de la Constitution, aux termes desquelles « la France est une République laïque..., interdisent à quiconque de se prévaloir de ses croyances religieuses pour s'affranchir des règles communes régissant les relations entre collectivités publiques et particuliers » (cons. 16). Précision intéressante, qui semble condamner ce que l'on désigne parfois sous le vocable de « communautarisme ». Le Conseil a ainsi apporté sa contribution au grand débat en cours sur la laïcité. Il n'avait pu le faire à propos de la loi du 15 mars 2004, qui ne lui avait pas été déférée(14).


Vous connaissez maintenant l'essentiel de la décision rendue par le Conseil constitutionnel le 19 novembre 2004.

Cette décision a parfois été accusée d'avoir minimisé les difficultés posées par le traité afin, peut-être, de faciliter sa ratification(15)... Des termes forts ont même été utilisés : « approche aseptisée », « autisme », « négation calculée » (16).

Il est vrai que le Conseil constitutionnel s'est prononcé dans un contexte politique et juridique tendu : « La mise en évidence de trop nombreuses contradictions juridiques entre Constitution française et traité constitutionnel européen pouvait sonner comme un coup de semonce, faisant resurgir le serpent de mer du débat relatif à la disparition de la France en tant qu'État souverain au profit d'une Union européenne en voie d'étatisation(17). » En particulier, un débat sur l'affirmation dans la Constitution française de la primauté du droit de l'Union aurait pu définitivement condamner la ratification du texte. Mais la campagne référendaire a montré, si besoin était, que le débat n'avait pas été étouffé. En outre, les critiques auxquelles je viens de faire référence se heurtent à la solidité du raisonnement juridique mis en oeuvre par le Conseil.

En effet, comme on l'a vu, sa décision s'inscrit pour partie dans la lignée de la jurisprudence élaborée à propos des traités de Maastricht et Amsterdam : le Conseil fait preuve, sur ce point, de la plus grande sérénité.

Pour le reste, elle prolonge des débats qui sont inhérents à la construction européenne et doit davantage être appréhendée sur le terrain des relations entre les Cours suprêmes plutôt qu'à l'aune des débats politiques franco-français : elle ouvre la voie à un dialogue, qui n'est pas exclusif d'un certain rapport de force, avec la Cour de justice de Luxembourg et la Cour européenne des droits de l'homme de Strasbourg. C'est d'ailleurs cet aspect qui donne au raisonnement du Conseil un caractère plus qu'audacieux, en même temps qu'il introduit - pourquoi le nier ? - un élément de fragilité quant à son devenir :

  • en ce qui concerne la primauté, le Conseil invite la Cour de justice à mettre fin à ce qui a toujours présenté, jusqu'à présent, les caractéristiques d'un monologue jurisprudentiel ;
  • en inscrivant dans ses visas la décision Leyla Sahin c/ Turquie précitée, pourtant non définitive car l'arrêt de la chambre a fait l'objet d'un renvoi devant la Grande chambre comme le permet l'article 43 de la Convention, le Conseil en fige indirectement le contenu : il s'agit à la fois d'une grille de lecture et d'un avertissement.

Que se passerait-il si l'interprétation jurisprudentielle future des Cours de Luxembourg ou de Strasbourg allait au-delà des dispositions de la Charte, par exemple, ou restreignait la portée de ses clauses de limitation particulières ou générales ? Un commentaire autorisé du Conseil fait valoir que cela « conduirait à altérer les données au vu desquelles s'est prononcé le Conseil constitutionnel pour arriver à la conclusion que la deuxième partie du traité n'appelait pas de révision »(18). Pour le président du Conseil, M. Pierre Mazeaud : « Il y aurait vice de consentement de la France si, le traité une fois entré en vigueur, les Cours de Luxembourg ou de Strasbourg allaient au-delà(19). » Il vous appartient maintenant de vous forger votre propre opinion.

En tout état de cause, de par cette double dimension (prolongement jurisprudentiel et dialogue entre les Cours suprêmes), la décision du 19 novembre 2004 constitue, à n'en point douter, une « grande décision ».

(1) Déc. n° 97-384 DC du 31 déc. 1997, cons. 24.
(2) Loi n° 79-554 du 6 juill. 1979 modifiant l'ordonnance n° 58-1100 du 17 nov. 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires. Le nombre des membres de chaque délégation est fixé à trente-six ; ils sont désignés de manière à assurer une représentation proportionnelle des groupes politiques mais également une représentation équilibrée des commissions permanentes.
(3) Rapport d'information, n° 176, 3 févr. 2005.
(4) Aux termes de l'article IV-442 du traité : « Les protocoles et annexes du présent traité en font partie intégrante »
(5) V. également, dans le même sens mais de façon implicite, l'arrêt Moussa Koné du 6 juill. 1996.
(6) On se reportera également à l'arrêt SNIP du 3 déc. 2001, dans lequel le Conseil d'État affirme clairement que la primauté du droit communautaire « ne saurait conduire, dans l'ordre interne, à remettre en cause la suprématie de la Constitution ».
(7) Se référant à la volonté du constituant éclairée par les travaux préparatoires de la révision de juillet 1998, le Conseil constitutionnel, dans sa décision n° 99-410 DC du 15 mars 1999, a considéré que la durée de dix ans de domiciliation devait s'apprécier quelle que soit la date d'établissement des personnes en Nouvelle-Calédonie, même si celle-ci est postérieure au 8 novembre 1998. Contestant cette interprétation, le gouvernement a déposé, le 26 mai 1999, un projet de loi constitutionnelle qui prévoit que ne seront autorisées à participer aux scrutins précités que les seules personnes établies en Nouvelle-Calédonie à la date de la consultation du 8 novembre 1998, lorsqu'elles justifient de dix ans de domiciliation sur l'île, ainsi que leurs descendants atteignant par la suite la majorité. Adopté dans les mêmes termes par les deux assemblées, ce texte n'a pas été, à ce jour, soumis au vote du Congrès.
(8) La solution mise en oeuvre dans ces deux décisions ne saurait cependant prévaloir que dans des hypothèses rares d'incompatibilité irréductible entre des normes internationales et nationales. Ainsi, dans les arrêts Sarran et Fraisse, les dispositions critiquées reprenaient le contenu même d'une disposition constitutionnelle : l'écran était donc, pour reprendre une expression utilisée par les professeurs Bertrand Mathieu et Michel Verpeaux, « d'une très grande densité ».
(9) Hubert Haenel, « Communication sur la décision du Conseil constitutionnel sur le traité établissant une Constitution pour l'Europe », Actualités de la délégation pour l'Union européenne, Sénat, 2004 (99), p. 59-65. Ce document est également en ligne sur le site du Sénat : http://www.senat.fr/europe/r01122004.html#toc6
(10) Denis Alland, « Consécration d'un paradoxe : primauté du droit interne sur le droit international », RFD adm., n° 14-6, déc. 1998, p. 1101.
(11) Paul Cassia : « La Constitution européenne limite-t-elle le caractère souverain de la Constitution française ? », AJDA, 22 nov. 2004, p. 2185 ; v. également, du même auteur, l'analyse très approfondie publiée par La Semaine juridique, 2004 (48), 22 nov. 2004, p. 1508-1514 : « L'article I-6 du traité établissant une Constitution pour l'Europe et la hiérarchie des normes ».
(12) V., en particulier, la contribution précitée de Paul Cassia publiée par La Semaine juridique. À l'inverse, pour Jérôme Roux, « il serait illusoire de penser qu'une disposition aussi évasive [que l'article I-5] incitera la Cour de justice à renoncer à la portée absolue d'un principe qu'elle juge vital » : « Le traité établissant une Constitution pour l'Europe à l'épreuve de la Constitution française », RD publ., 2005 (1), p. 71.
(13) On rappellera que le Praesidium de la Convention, qui animait ses travaux et mettait à sa disposition les documents de travail nécessaires, était composé de douze membres : le président de la Convention, M. Valéry Giscard d'Estaing, ses deux vice-présidents, les représentants de tous les gouvernements qui, pendant la Convention, ont exercé la présence de l'Union (Espagne, Danemark, Grèce), deux représentants des Parlements nationaux, du Parlement européen et de la Commission.
(14) On pourra se reporter, à propos de cette question de la laïcité, au commentaire de Jean-Pierre Camby : « Le principe de laïcité : l'apaisement par le droit ? », RD publ. 2005 (1), p. 3-17.
(15) Pour Jérôme Roux : « Tout se passe... comme si la Haute Juridiction, s'étant a priori assigné, pour d'impérieux motifs politiques, la mission d'éviter, coûte que coûte, toute déclaration d'inconstitutionnalité, avait conçu après coup seulement une argumentation, fût-elle parfois fragile ou acrobatique, propre à justifier, de justesse, la conclusion jugée vitale. » « Le traité établissant une Constitution pour l'Europe à l'épreuve de la Constitution française », RD publ., op. cit., p. 66.
(16) Les termes sont de Henri Labayle et Jean-Luc Sauron : « La Constitution française à l'épreuve de la Constitution pour l'Europe », RFD adm., 2005 (1), p. 2.
(17) Anne Levade, « Le Conseil constitutionnel aux prises avec la Constitution européenne », RD publ. 2005 (1), p. 20.
(18) Cahiers du Conseil constitutionnel, n° 18, reproduits sur son site Internet : /cahiers/ccc18/jurisp505.htm
(19) www.conseil-constitutionnel. fr/bilan/annexes/voeuxpr2005.htm