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Le principe de sécurité juridique dans la jurisprudence de la Cour de justice des Communautés européennes

Jean-Pierre PUISSOCHET - Conseiller d'État, Juge à la Cour de justice des Communautés européennes

Hubert LEGAL - Maître des requêtes, Juge au Tribunal de première instance des Communautés européennes

Cahiers du Conseil constitutionnel n° 11 (Dossier : Le principe de sécurité juridique) - décembre 2001

Si l'on admet que l'État de droit est la discipline que s'imposent les sociétés qui l'ont choisi d'assurer la stabilité, la publicité et l'invocabilité des règles qu'elles reconnaissent comme s'appliquant aux relations entre les personnes, entre les institutions et entre les personnes et les institutions, on ne pourra manquer d'en déduire que l'objet même de toute entreprise juridique, qu'elle soit législative, administrative ou juridictionnelle, est d'introduire dans la vie sociale une dose aussi forte que possible de sécurité, dispensant les sujets du droit d'appuyer leurs revendications sur le seul usage de la force et les garantissant du sort incertain de leurs armes.

Le droit étant par conséquent d'essence sécuritaire, il paraît légitime de s'interroger, comme le faisait déjà le Professeur Boulouis dans un très pertinent article paru en 1987 (1), sur le caractère quelque peu tautologique que pourrait revêtir l'usage, pourtant fréquent, que fait la Cour de justice des Communautés européennes du « principe de sécurité juridique ». Chargée de veiller au respect du droit dans l'application des traités communautaires, la Cour est, de ce fait même, investie d'une mission de sécurisation des relations juridiques fondées sur ces traités. Que peut-elle donc faire qui ne soit issu d'une recherche de la sécurité et quelle est par conséquent la fonction opérante du recours à ce principe aussi fondamental que difficile à cerner ? Telles sont les questions auxquelles nous voudrions ici, à notre tour, apporter quelques éléments de réponse.

Il suffit de consulter les bases de données jurisprudentielles pour constater que le nombre de références dans les arrêts de la Cour à la sécurité juridique, dont le Professeur Boulouis avait relevé 64 exemples de 1967 à 1982, s'est considérablement accru depuis lors, surtout si l'on y ajoute les décisions du Tribunal de première instance, et que la progression ne fait que s'accentuer jusqu'à aujourd'hui, sans que la portée du principe soit pour autant beaucoup mieux définie.

L'approche statistique n'a toutefois pas grand intérêt, puisque les auteurs des recours articulent leurs moyens en tenant compte de la jurisprudence passée et préfèrent souvent ne rien omettre, ne serait-ce que pour faire bonne mesure. Il y a donc un phénomène que l'on pourrait qualifier d'« auto-inflationniste » ; le fait que des arrêts mentionnent l'existence de moyens tirés de violations de la sécurité juridique ne révèle en lui-même aucun intérêt ni aucun dédain particulier de la part du juge envers un élément qui fait simplement partie du contenu de sa saisine et qui se retrouve dans sa décision à ce titre. Le rejet répété, même sur le fond, de moyens de routine relatifs aux exigences de sécurité juridique ne suffit pas à faire de celles-ci une composante clé de l'ordre juridique communautaire. Elles le sont pourtant ; mais c'est d'une autre manière qu'il convient de le constater.

Nous commencerons par préciser les raisons pour lesquelles la spécificité de la construction communautaire et le rôle particulier que joue la Cour dans ce système rendent nécessaire une attention précise aux exigences de la sécurité de la règle. Nous décrirons ensuite certaines des modalités selon lesquelles s'exprime le principe - dont la plus connue est la confiance légitime. Nous évoquerons enfin les limites de cette approche et les perspectives qu'il paraît raisonnable de lui prêter.

I. La sécurité juridique comme nécessité impérative de l'ordre communautaire

La sécurité juridique existe comme principe autonome du droit constitutionnel de certains États membres, en particulier de l'Allemagne dont la Cour constitutionnelle déduit de ce principe des exigences de stabilité de l'ordre juridique et de prévisibilité de l'action de l'État. Elle existe évidemment aussi, sous forme plus diffuse ou plus répartie entre ses composantes, dans la jurisprudence des cours des autres États membres. Mais sa fonction est différente dans un ordre juridique national ayant vocation à la permanence et reposant sur une tradition établie et dans l'ordre juridique communautaire, qui est un ordre d'intégration entre des systèmes disparates, qui est d'essence évolutive, donc à contenu variable en termes de substance comme de procédures, et dans lequel la Cour de justice doit tant bien que mal faire office de vigie, de garde-fou, de stabilisateur et de dispositif « anti-retour ».

S'il est un besoin général de stabilité propre à tout système de droit, ce besoin est donc renforcé, dans l'ordre communautaire, par les trois facteurs que constituent l'objectif d'harmonisation des logiques juridiques des États membres, la méthode d'intégration progressive retenue dès l'origine, enfin les modalités d'organisation du contrôle juridictionnel.

Il découle en premier lieu du rapprochement entre les législations nationales à laquelle tend, dans son ensemble, le processus communautaire, que la norme communautaire doit être, pour employer les termes les plus couramment employés par la jurisprudence, « claire et précise », « non ambiguë », « certaine et d'application prévisible ». La clarté s'impose en effet particulièrement dans la rédaction de dispositions qui ont vocation à s'incorporer directement, et à créer des droits pour les particuliers, dans des systèmes juridiques nationaux qui conservent toute leur autonomie procédurale et qui reposent sur des notions et des principes qui, pour appartenir à la même famille culturelle, ne sont pas nécessairement identiques ni même toujours voisins ; il suffit que l'on songe en particulier à la coexistence dans l'ensemble européen d'une tradition « civiliste » continentale et d'une tradition de « common law », d'entrée plus récente dans la Communauté mais qui bénéficie de l'influence hégémonique des doctrines nord-américaines dans la sphère économique où réside l'essentiel des compétences communautaires.

Cette applicabilité directe d'une norme malgré tout exogène du point de vue de l'État membre peut donner lieu à un risque d'hétérogénéité dans l'application de la règle que la Cour a toujours considéré comme un danger majeur pour l'édification de l'Europe, sur lequel devait porter toute sa vigilance. Or il s'avère parfois difficile d'adopter, au terme d'une négociation intergouvernementale (puisque c'est bien de cela qu'il s'agit lorsque le Conseil élabore, certes avec la participation des autres institutions que sont la Commission et le Parlement, du droit dérivé), un texte dont la signification soit strictement univoque et qui ne laisse pas de place à d'autres écarts d'interprétation que ceux qui sont délibérément autorisés.

Est-on assez clair, pour prendre des exemples qui ont fait l'objet de délibérés récents, lorsque l'on parle, sans autrement définir les notions, de mariage (alors que les Pays-Bas s'écartent de la conception traditionnelle en admettant à présent un mariage homosexuel), d'ordre public, de délai raisonnable, voire de région de production ? Certes, on ne peut définir tous les mots et l'abus de la méthode des définitions préalables peut irriter les émules trop intransigeants de Bonaparte et de Cambacérès ; mais la beauté du style doit parfois céder le pas à l'efficacité. La Cour peut reconnaître une conception commune relevant de l'acquis culturel sans que le contenu doive en être automatiquement précisé. Mais ce n'est plus possible lorsqu'une divergence existe de façon notoire ; le juste dosage est question de bon sens, pour le législateur comme pour le juge.

Il est en tout cas une préoccupation que le juge communautaire a indiscutablement à coeur, et qui inspire sa méthode téléologique d'interprétation des textes, c'est celle de promouvoir, à partir du substrat des valeurs éthiques partagées par les quinze, une pensée juridique commune nourrie, de façon pragmatique, aux sources nationales les plus pertinentes selon les matières considérées. Il ne s'agit pas seulement, dans le travail juridictionnel, de veiller à la bonne application de la règle, mais de poser les fondements intellectuels d'une Europe du droit dans laquelle chacun des acteurs se comprendrait spontanément, à demi-mot, et sans risque de malentendu, comme au sein d'une formation de jugement d'une cour suprême nationale. D'où l'importance du choix du terme juste, ni trop ouvert, ni trop limitatif, pour rassembler chacun et n'exclure personne.

Le contrôle de la sécurité juridique, sous l'angle de la clarté de la règle, est donc un instrument au service de la capacité d'influence intellectuelle des réalisations communautaires.

La deuxième cause spécifique du besoin de sécurité tient à la nature des mécanismes d'intégration. Ceux-ci reposent, depuis les premiers temps de la CECA, sur l'idée que les solidarités nées de réalisations de fait doivent précéder la construction de l'Europe politique et lui ouvrir la voie. Ainsi, et même si l'on a atteint aujourd'hui le stade où cette approche trouve ses limites, l'intégration économique est un processus dans lequel des transferts théoriques de compétences se réalisent graduellement par la communautarisation de matières, domaines et secteurs, au fil de l'adoption de la législation dérivée nécessaire à cette réalisation. Cette construction évolutive, et dont les fondements constitutionnels ne sont pas assurés puisqu'ils manquent dans les traités originels et qu'ils doivent venir parachever l'édifice le moment venu, est au surplus mise en oeuvre par des acteurs institutionnels multiples, communautaires et nationaux, dont les visées ne sont pas nécessairement - et généralement pas - concordantes à un instant donné.

Les incertitudes rendues possibles par la succession chronologique d'actes susceptibles de se contredire et par la pluralité des pôles décisionnels, que la règle de subsidiarité n'a aucunement réduite, doivent donc être surveillées de près ; elles peuvent en effet rendre excessivement difficile pour les « usagers » du droit communautaire, et notamment pour les particuliers, la connaissance de la règle applicable à leur situation, à un moment donné, la revendication de leurs droits ou l'adaptation de leur comportement à un contexte juridique instable. Or l'intérêt du particulier est la clé de la réussite de l'entreprise.

Aussi le contrôle du principe de sécurité juridique a-t-il, dans ce cadre, un double objet : celui tout d'abord de vérifier la base légale donnant compétence à l'auteur de la norme en discussion et de préciser les obligations des autorités intervenantes s'agissant de l'application dans le temps d'une règle communautaire ; celui, ensuite, d'apporter au caractère unilatéral de l'acte administratif les tempéraments qu'exige la prévisibilité de la législation communautaire pour les justiciables, et en particulier pour les opérateurs économiques.

Le principe doit donc s'incarner en des règles objectives destinées à éviter les conflits de lois et en des garanties, naturellement moins formalisées, des droits subjectifs des personnes confrontées aux mutations de la règle applicable. Le premier ensemble contient des règles de compétence et de détermination du droit applicable ratione temporis qui n'ont rien de surprenant du point de vue du droit public français ; il peut être ou ne pas être accompagné par la Cour d'une utilisation du vocable « sécurité juridique ». Le second ensemble, toujours placé sous la rubrique de ce principe ou de celui de la protection de la confiance légitime, puisqu'il s'agit de répondre à l'invocation d'une garantie par le requérant, attire davantage l'attention puisqu'il peut conduire le juge à s'écarter d'une application stricte du principe de légalité. Mais il faut constater qu'en réalité cette règle de sauvegarde, très importante sur le plan des principes, n'aboutit qu'exceptionnellement à des annulations contentieuses et ne représente qu'un volet marginal du travail de contrôle juridictionnel, dès lors que les garanties procédurales essentielles ont été respectées.

Mais, dans l'un et l'autre cas, quels que soient les termes employés et l'objet du contrôle, le contexte historique et institutionnel de la création du droit communautaire rend particulièrement pertinente la notion de sécurité juridique.

Tout aussi notable à cet égard est le dernier facteur, qui a trait à l'organisation peu ordinaire du contrôle juridictionnel de la validité, de l'interprétation et de l'application du droit communautaire. Celui-ci est en effet partagé entre les juridictions internes des États membres, qui doivent assurer l'effectivité du droit communautaire en le traitant comme un corpus de règles de droit interne sur lequel aucune autre règle interne ne saurait prévaloir, selon une conception moniste de la hiérarchie des normes, et par les juridictions communautaires, auxquelles les juridictions nationales ne sont pas subordonnées par les traités et qui doivent pourtant assurer l'homogénéité du droit appliqué alors que leur compétence n'est que résiduelle ou, pour mieux dire, subsidiaire : contrôle de légalité des actes des institutions communautaires et constatation des manquements d'État - dont il est peu concevable qu'ils relèvent des tribunaux internes ; réponses aux renvois préjudiciels de ces tribunaux en appréciation de validité ou en interprétation de dispositions de droit communautaire - qui supposent une collaboration fondée principalement sur la bonne volonté des partenaires de ce jeu de questions et réponses. Si l'annulation d'un acte communautaire a des effets erga omnes, hormis l'hypothèse de la limitation volontaire de ses conséquences, la constatation d'un manquement n'a pas de résultat aussi automatique ; quant à la portée pour les tiers au litige d'une invalidité constatée par voie préjudicielle, c'est-à-dire par exception, ou même d'une interprétation d'un acte, elle n'est que le fruit de solutions jurisprudentielles. L'acceptation de l'autorité de chose interprétée par les arrêts de la Cour de justice n'est ni plus ni moins qu'une règle de bon sens issue de la bonne intelligence des juges participant au processus communautaire.

Il va de soi que l'esprit « pédagogique » d'un juge communautaire dépourvu, pour l'essentiel, de pouvoirs de contrainte sur ses homologues nationaux inspire l'importance qu'il attache à la sécurité juridique. Au moins autant que de dire le droit sur une question précise soumise à son contrôle, il y a lieu pour lui de dessiner la méthode qui permet d'y parvenir pour les juges internes auxquels revient la plus grande part de la tâche.

C'est indubitablement un souci de sécurité juridique qui conduit la Cour à répondre à des questions dont l'utilité dans le litige au principal n'est pas évidente, à ne pas être trop regardante sur la nature juridictionnelle de l'organe qui l'interroge ou à interpréter largement les termes du problème renvoyé. Lorsque l'hésitation est permise entre deux terrains de réponse, la Cour préfère en général ne pas laisser irrésolue une question intéressant le droit communautaire - sauf bien entendu à ce qu'elle n'ait pas de solution satisfaisante à proposer. La Cour ne veut pas décourager les juges nationaux de l'interroger dès le moment où surgit un doute sur une question de son ressort. L'arrêt CILFIT (29 févr. 1984, 77/83, Rec. p. 1257) est une invitation à le faire au nom de la sécurité juridique, mettant l'accent sur la difficulté d'interprétation des textes communautaires, notamment du fait des différentes versions linguistiques.

La Cour n'est jamais en reste d'expliciter sa méthode d'interprétation, fondée non sur les travaux préparatoires mais sur une approche « systémique » et « téléologique », au demeurant fort classique puisqu'elle s'appuie sur le contexte et sur l'objet de la règle en cause. Cette insistance est nourrie du souci presque obsessionnel que la loi communautaire soit appliquée de la même façon à Stockholm et à Madrid et donc que ce que la Cour ne peut pas faire elle-même soit fait à sa façon, sur son modèle.

La période récente n'a pas donné d'exemples de désaccords entre la Cour et les juridictions nationales à ce propos. La vigilance inquiète du juge communautaire ne s'est pas atténuée pour autant puisqu'il a récemment (arrêt Hermès du 16 juin 1998, C-53/96, Rec. p. I-3603) accepté de donner l'interprétation d'un accord international s'appliquant directement dans l'ordre interne d'un État membre au motif que la Communauté était, par ailleurs, également partie à cet accord et qu'il y avait donc un intérêt communautaire à une interprétation commune. De surcroît, un arrêt Guimont du 5 décembre 2000 (C-448/98, Rec. p. I-10663) permet de concevoir des doutes sur l'avenir de la notion de « situation purement interne », désignant les cas dans lesquels un litige, confiné dans tous ses aspects en un seul État membre, ne met en cause que des règles de droit national sans que le droit communautaire trouve à s'y appliquer.

II. Les modes d'expression du principe dans la jurisprudence communautaire

Nous avons constaté qu'il existe quelques raisons spéciales à l'organisation communautaire de prêter une attention particulière à la sécurité des situations juridiques, qu'il s'agisse au moins de la rédaction claire de la règle, de son application dans le temps ou de son interprétation homogène. Mais ce besoin n'implique pas nécessairement le recours à un principe autonome de sécurité juridique, en quelque sorte superposé aux composantes matérielles du contrôle qu'il requiert. Il nous reste à passer du pourquoi au comment, c'est-à-dire à préciser sous quelle forme la Cour vérifie le respect des exigences que nous venons d'énoncer et, dans ce cadre, à nous poser la question de savoir si la mention expresse du principe de sécurité juridique dans ses arrêts et ceux du tribunal, seule ou en conjonction avec d'autres règles ou principes, répond à une systématique particulière.

Dans la vaste masse de décisions qui évoquent la sécurité juridique dans des contextes très variés, et sans unité apparente, nous nous efforcerons d'identifier les catégories principales, puis nous citerons les principes voisins ou dérivés de cette sécurité qui apparaissent dans la jurisprudence avec elle ou sans elle, pour finir en tentant de dégager la ratio legis de cette nébuleuse de notions complémentaires.

On a signalé que, certaines années, le nombre d'arrêts de la Cour et du Tribunal qui utilisaient l'expression « sécurité juridique » dépassait 10 % du nombre total des arrêts rendus (2). Cette profusion, qui trouve pour une part son origine, comme nous l'avons déjà souligné en introduction, dans la multiplication des moyens d'annulation par les requérants et leurs conseils, ne peut manquer de voir les termes mis à des « sauces » diverses. Il nous semble toutefois possible, si nous acceptons de laisser le fretin échapper aux mailles de notre filet et pour faire primer la simplicité sur l'exhaustivité, de retenir trois groupes d'hypothèses dans lesquelles le principe apparaît.

La première catégorie rassemble les cas où le principe est invoqué pour mettre en cause une malfaçon de l'acte incriminé, induisant une application incertaine, soit qu'il manque la précision requise pour que l'acte puisse utilement concourir à l'objet qu'il poursuit, soit que l'emploi de termes ambigus autorise des divergences d'interprétation contraires à l'égalité de traitement, soit que le dispositif contienne des contradictions, internes ou avec d'autres actes, néfastes à la cohérence du droit. Relève également de cette « règle de certitude » (ainsi que, notamment, de l'article 253 CE) l'idée que les actes doivent contenir en eux-mêmes les indications permettant de s'assurer de la compétence de leur auteur et du respect des règles de procédure, et qu'ils doivent recevoir une publicité adéquate. Ces exigences s'appliquent non seulement aux dispositions du droit communautaire dérivé, mais aussi aux mesures qu'adoptent les États membres pour satisfaire leur obligation de lui donner effet, et en particulier pour transposer les directives.

Selon une jurisprudence constante, « la législation communautaire doit être certaine et son application prévisible pour les justiciables » (15 déc. 1987, Irlande c/ Commission, 325/85, Rec. p. 5041); « le principe de sécurité juridique exige [...] que tout acte communautaire qui produit des effets juridiques soit clair, précis et porté à la connaissance de l'intéressé de telle manière que celui-ci puisse connaître avec certitude le moment à partir duquel ledit acte existe et commence à produire ses effets juridiques » (22 janv. 1997, Opel Austria c/ Conseil, T-115/94, Rec. p. II-39); « le principe de la sécurité juridique, qui fait partie de l'ordre juridique communautaire, [...] requiert, à peine de nullité, que tout acte visant à créer des effets juridiques emprunte sa forme obligatoire à une disposition du droit communautaire qui doit être expressément indiquée comme base légale et qui prescrit la forme juridique dont l'acte doit être revêtu » (13 juin 1993, France c/ Commission, C-325/91, Rec. p. I-3283); « le caractère de certitude et de prévisibilité de la réglementation communautaire constitue un impératif qui s'impose avec une rigueur particulière lorsqu'il s'agit d'une réglementation susceptible de comporter des incidences financières » (13 mars 1990, Commission c/ France, C-30/89, Rec. p. I-691); « les principes de sécurité juridique et de protection des particuliers exigent que, dans les domaines couverts par le droit communautaire, les règles du droit des États membres soient formulées de manière non équivoque qui permette aux personnes concernées de connaître leurs droits et obligations d'une manière claire et précise et aux juridictions nationales d'en assurer le respect » (21 juin 1988, Commission c/ Italie, 257/86, Rec. p. 3249).

Pour donner un exemple tout récent, on lit dans les conclusions du 14 juin 2001 de M. l'avocat général Jacobs dans une affaire Pays-Bas c/ Parlement et Conseil, C-377/98, relative à une demande d'annulation de la directive 98/44 sur la protection juridique des inventions biotechnologiques, que l'un des moyens de la demande, tiré de la sécurité juridique, consiste à soutenir que la directive, alors qu'elle est censée poursuivre un objectif d'harmonisation, ne lève pas les incertitudes existantes quant à la brevetabilité des inventions biotechnologiques et qu'elle en crée de nouvelles puisque la signification et la portée de certains de ses articles ne sont pas clairs. La partie requérante critique en particulier le fait que la directive fasse référence à l'ordre public et aux bonnes moeurs, qui ne constituent pas, selon elle, des concepts clairs. Il s'agit d'une illustration classique de cette acception du principe.

La deuxième catégorie d'hypothèses regroupe les situations dans lesquelles est en cause l'application dans le temps d'une disposition du droit communautaire. En vue de garantir la stabilité des situations juridiques, la Cour se fonde sur le principe de sécurité pour imposer la mention expresse de délais et rappelle le caractère impératif de ceux-ci quand ils existent (notamment lorsqu'il s'agit de délais de recours), pour limiter la possibilité qu'ont les institutions communautaires de faire varier les effets dans le temps des règlements, directives et autres décisions, qu'il s'agisse de les faire rétroagir, de reporter leur prise d'effet ou au contraire de décider de leur application immédiate, pour encadrer les conditions de retrait des actes administratifs ou, s'agissant de ses propres arrêts d'annulation ou de constatation d'invalidité, ou même d'interprétation préjudicielle, pour limiter à l'avenir la portée des solutions qu'elle retient, afin de protéger certaines situations contre le caractère recognitif ab initio que revêtent en principe les jugements.

Aux termes d'une jurisprudence abondante, « le principe de sécurité juridique exige qu'une disposition fixant un délai de forclusion [...] soit [...] claire et précise » (26 mai 1982, Allemagne c/ Commission, 44/81, Rec. p. 1855); « les délais de recours visent à sauvegarder la sécurité juridique en évitant la remise en cause indéfinie des actes communautaires entraînant des effets de droit » (12 oct. 1978, Commission c/ Belgique, 156/77, Rec. p. 1881); « le principe de la sécurité juridique s'oppose à ce qu'un règlement soit appliqué rétroactivement [...] sauf en raison d'une indication suffisamment claire, soit dans ses termes soit dans ses objectifs, permettant de conclure que ce règlement dispose autrement que pour l'avenir seul » (29 janv. 1985, Gesamthochschule Duisburg c/ Hauptzollamt München-Mitte, 234/83, Rec. p. 327); « si, en règle générale, le principe de la sécurité des situations juridiques s'oppose à ce que la portée dans le temps d'un acte communautaire voie son point de départ fixé à une date antérieure à sa publication, il peut en être autrement, à titre exceptionnel, lorsque le but à atteindre l'exige et lorsque la confiance légitime des intéressés est dûment respectée » (25 janv. 1979, Racke c/ Hauptzollamt Mainz et Decker/Hauptzollamt Landau, 98 et 99/78, Rec. p. 69 et p. 101); « le fait de reporter la date d'entrée en vigueur d'un acte ayant une portée générale, alors que la date initialement prévue est déjà passée, est en soi susceptible de porter atteinte [au] principe [de sécurité juridique] » (22 févr. 1984, Kloppenburg c/ Finanzamt Leer, 70/83, Rec. p. 1075); le retrait d'un acte illégal est permis s'il intervient dans un délai raisonnable et si l'institution dont il émane tient suffisamment compte de la mesure dans laquelle le destinataire de l'acte a éventuellement pu se fier à la légalité de celui-ci. Si ces conditions ne sont pas respectées, le retrait est attentatoire aux principes de la sécurité juridique et de la protection de la confiance légitime et doit être annulé (26 févr. 1987, Consorzio Cooperative d'Abruzzo c/ Commission, 15/85, Rec. p. 1005); « par application d'un principe général de sécurité juridique inhérent à l'ordre juridique communautaire », la Cour peut, à titre exceptionnel, « en tenant compte des troubles graves que son arrêt pourrait entraîner pour le passé dans les relations juridiques établies de bonne foi, être amenée à limiter la possibilité pour tout intéressé d'invoquer la disposition » telle qu'elle l'interprète (27 mars 1980, Amministrazione delle finanze dello Stato c/ Denkavit Italiana Srl, 61/79, Rec. p. 1205) (3).

La troisième rubrique où ranger les diverses mentions du principe est, après la « certitude » et la « stabilité », celle de l'« unité » de l'ordre juridique communautaire et de sa cohérence. Elle rassemble des cas où la sécurité juridique vient au secours de solutions jurisprudentielles que la Cour estime nécessaires à la préservation de l'autorité de la norme communautaire et à sa mise en oeuvre harmonieuse. À ce titre, le principe sert en premier lieu de base à l'affirmation du caractère contraignant que doit revêtir l'énoncé des droits tirés de l'ordre juridique communautaire ; ceci vaut à la fois pour les mesures prises par les États membres en vue de l'application des directives dans l'ordre interne et pour les arrêts de la Cour, dont les constatations d'invalidité tirent du principe leur effet erga omnes et dont le caractère contraignant des déterminations juridiques est tenu pour un élément essentiel de l'ordre juridique communautaire, s'opposant à ce que les réponses qu'elle fournit puissent dans certains cas n'avoir qu'une portée consultative. Le principe s'oppose en second lieu à toute atteinte à l'uniformité de la règle communautaire, dont le risque apparaîtrait notamment si la Cour n'avait pas l'exclusivité de déclarer invalides les actes communautaires ou si d'autres organes qu'elle-même pouvaient interpréter par voie préjudicielle les dispositions des traités. En troisième lieu enfin, la sécurité juridique est appelée à justifier les méthodes d'interprétation des textes retenues par la Cour, dont l'utilisation générale dans la Communauté ne peut que concourir à l'homogénéité de la règle de droit.

Selon les termes de la jurisprudence, « il importe que chaque État membre donne aux directives une exécution qui corresponde pleinement à l'exigence de sécurité juridique et traduise par conséquent les termes des directives dans des dispositions internes ayant un caractère contraignant » (2 déc. 1986, Commission c/ Belgique, 239/85, Rec. p. 3645); « il est impossible d'admettre que les réponses que la Cour de justice donne aux juridictions de l'AELE [dans le premier projet d'accord sur l'EEE] aient un caractère purement consultatif et soient dépourvues d'effets obligatoires. Une telle situation dénaturerait la fonction de la Cour de justice [... et] porte [rait] atteinte à la sécurité juridique qui est indispensable au bon fonctionnement de la procédure juridictionnelle » (avis 1/91 du 14 déc. 1991, Rec. p. I-6079); « des divergences entre les juridictions des États membres quant à la validité des actes communautaires seraient susceptibles de compromettre l'unicité même de l'ordre juridique communautaire et de porter atteinte à l'exigence fondamentale de sécurité juridique » (22 oct. 1987, Foto-Frost c/ Hauptzollamt Lübeck. Ost, 314/85, Rec. p. 4199); « on ne peut [...] exclure a priori que les organes juridictionnels concernés [par l'interprétation de l'accord créant un fonds européen d'immobilisation de la navigation intérieure, ayant compétence concurremment avec la Cour] puissent arriver à des interprétations divergentes qui entraîneraient des répercussions sur la sécurité juridique » (avis 1/76 du 26 avr. 1977, Rec. p. 741); « le principe de la sécurité juridique dans l'ordre communautaire et les objectifs poursuivis par la Convention de Bruxelles [...] exigent une application uniforme dans tous les États membres des notions et qualifications dégagées par la Cour dans le cadre de la Convention » (14 juill. 1977, Bavaria Fluggesellschaft et Germanair c/ Eurocontrol, 9 et 10/77, Rec. p. 1517).

L'énumération qui précède ne peut prétendre à l'exhaustivité, ne serait-ce qu'en raison des occurrences marginales ou inclassables du principe, mais également parce qu'il est parfois cité de façon surabondante par rapport à des principes voisins ou dérivés qui sont, tout autant que la formulation générique, des expressions du besoin de sécurité juridique.

Le plus connu, et le plus lourd quantitativement, puisqu'il est plus fréquemment invoqué encore que le principe de sécurité juridique, est le principe de protection de la confiance légitime. Directement issu en droit allemand du principe constitutionnel de sécurité juridique, le « Vertrauenschutz » entretient en droit communautaire avec la souche dont il jaillit un rapport quelque peu paradoxal, fort bien mis en lumière par le Professeur Simon dans un récent article sur la confiance légitime (4). En effet, d'une part, la confiance légitime est « le versant subjectif du principe objectif de sécurité juridique », son sous-ensemble tendant à la protection des situations légitimement acquises par les particuliers en cas de mutation de la règle ; il est la sécurité juridique « vue sous l'angle du particulier », un aspect de celle-ci, un peu comme la garantie des droits de la défense est un aspect du principe du contradictoire. D'autre part, il peut arriver que le rejeton contredise l'aïeul, puisque la protection de la confiance légitime, en tant que limitation du pouvoir d'agir dans l'intérêt général au nom de la défense d'intérêts particuliers, peut aboutir à l'annulation d'actes par ailleurs légaux et induire ainsi un risque d'insécurité juridique.

Ce paradoxe montre, s'il en était besoin, que, si la confiance légitime est, en droit communautaire, « un principe aux contours flous », la sécurité juridique appartient à une galaxie bien autrement diverse, puisqu'on y trouve des impératifs occasionnellement discordants et qu'en relèvent à la fois le respect de la légalité et les atténuations qu'il doit recevoir en vue de la protection de droits acquis ou légitimement attendus.

Il faut dire que, fort souvent, les deux principes, de valeur égale en droit communautaire, sont invoqués conjointement ou employés séparément mais de façon substituable. En effet, dès son premier arrêt mentionnant la sécurité juridique (22 mars 1961, SNUPAT c/ Haute Autorité, 42 et 49/59, Rec. p. 103), la Cour a souligné que « le principe du respect de la sécurité juridique, tout important qu'il soit, ne saurait s'appliquer de façon absolue, mais que son application doit être combinée avec celle du principe de la légalité ; que la question de savoir lequel de ces principes doit l'emporter dans chaque cas d'espèce dépend de la confrontation de l'intérêt public avec les intérêts privés en cause ». Cette acception du principe de sécurité juridique, qui ne recouvre assurément pas toutes les hypothèses dans lesquelles il a depuis lors été invoqué, le situe dans le voisinage très immédiat de sa notion soeur, la confiance légitime.

Les critères d'application du principe de confiance légitime sont relativement stricts (alors qu'il ne peut pas en être dit autant de la sécurité juridique): existence d'éléments générateurs d'une confiance dans le chef du requérant, caractère légitime de celle-ci, imprévisibilité du changement de situation, prise en compte de la balance des intérêts font l'objet d'une jurisprudence que nous n'évoquerons pas plus en détail (5).

Parmi les autres règles et principes qui traduisent le souci de sécurité juridique et sont mentionnés conjointement avec lui ou de façon alternative, il suffira de mentionner le respect des droits acquis et la protection des particuliers, la bonne administration, la transparence de l'action administrative, la non-rétroactivité, la non-contradiction et la continuité de l'action communautaire... Et encore ne couvrons-nous là qu'une partie du champ des possibles ! Établir de subtiles distinctions serait faire beaucoup d'honneur à des nuances qui tiennent largement à l'anecdote ou à l'imagination des plaideurs.

Il apparaît donc malaisé de fournir une justification générale des cas de recours au principe de sécurité juridique, rendant compte de sa fonction spécifique dans le contentieux communautaire. La Cour a depuis longtemps tenu pour acquis qu'il existait un tel principe, sans toutefois se soucier précisément d'en faire la théorie, si bien que ses apparitions ont lieu soit très en amont dans l'enchaînement des notions de droit, au niveau de la définition même de l'ordre juridique communautaire, soit très en aval, lorsqu'il s'agit de combler un vide dans l'éventail des notions dérivées disponibles ; entre les deux, aucune règle particulière n'exclut ni n'impose de citer le principe à côté des autres règles qui l'expriment de façon plus ponctuelle. Tout dépend de la formulation de la requête.

D'une composante de l'État de droit, la Cour se sert, d'une manière très pragmatique, tant pour asseoir son autorité et celle du droit communautaire que pour poser des exigences minimales de rédaction des textes, tout en veillant, tâche qui revient d'ailleurs en large part en première instance au Tribunal, à ce que les opérateurs économiques ne soient pas trop malmenés dans leurs prévisions par les changements de la législation commune. C'est peu, comme enjeu philosophique, et beaucoup, en termes matériels.

III. Limites et perspectives

On aura compris qu'à notre avis la place que réserve au principe de sécurité juridique la jurisprudence de la Cour de justice ne mérite ni l'excès d'honneur d'une inscription au palmarès de la pensée juridique ni l'indignité d'une critique trop radicale de son inconsistance conceptuelle. Le composé, sans doute un peu hétéroclite, des cas de recours à cette notion a parfois suscité l'agacement des critiques les mieux inspirés (6) qui se sont demandé si on n'affaiblissait pas l'autorité du principe en la faisant intervenir à tout propos.

Passé le froncement de sourcil que nous comprenons, il reste que la pratique de la juridiction communautaire en la matière, qu'il serait certes fantaisiste de prétendre exporter telle quelle, s'explique assez bien par la situation de compromis entre des traditions juridiques dissemblables dans laquelle se situe le travail des juges de Luxembourg.

Nous avons, au départ, une notion de droit allemand et, accessoirement, néerlandais directement liée à l'application du Rechtsstaatsprinzip et qui tend essentiellement à limiter l'exercice de la puissance publique en lui imposant d'être à la fois clair, certain et prévisible pour les particuliers ; il s'agit fondamentalement d'une règle de protection des citoyens contre l'insécurité que peuvent engendrer pour eux les changements de cap dans l'action des pouvoirs publics - notion très proche de la protection de la confiance légitime, qui est celle que la Cour a d'abord admise, comme en témoignent les termes de son arrêt de 1961, SNUPAT, précité.

Sur ce pied, d'origine noble et d'allure respectable, la Cour a greffé au hasard des affaires quelques notions connexes aboutissant à une « polysémie » (7) esthétiquement douteuse, puisqu'on voudrait qu'à chaque chose corresponde un mot et un seul. Deux explications à cette évolution nous paraissent pertinentes.

Tout d'abord, il faut avoir à l'esprit que le contrôle objectif de légalité à la française, fondé sur les méthodes du recours en excès de pouvoir exposées par Édouard Laferrière, s'il est à l'origine des procédures de la Cour de justice, et s'il continue à inspirer l'essentiel de son contrôle, a toujours paru un peu « sec », un peu rigide et un peu réducteur du rôle du juge, contraint à une fonction quasi mécanique, à beaucoup de nos partenaires, dont l'action a tendu à tempérer cette rigueur en nuançant la théorie de l'acte unilatéral par des notions plus souples, plus malléables, comme celles de proportionnalité, de balance des intérêts (d'ailleurs connues du droit français) ou celles d'équité et de sécurité juridique (qui n'ont pas cours, dans ce cadre, chez nous). Nul doute que Lord Mackenzie Stuart, ancien président de la Cour, avait raison d'expliquer le succès du principe de confiance légitime par le fait « qu'il est une notion dont les contours sont, à première vue, suffisamment souples pour s'appliquer à n'importe quelle situation de fait et parce que c'est une façon respectable d'habiller une requête devant la Cour pour solliciter une forme équitable de jugement » (8). Il en va de même, évidemment, de la sécurité juridique.

On peut d'ailleurs considérer l'ajout aux propriétés du principe de tout ce qui n'est pas lié uniquement à la protection des situations particulières (rédaction des textes, méthodes d'interprétation, unicité du droit communautaire, autorité de la Cour de justice) comme une contre-attaque des partisans du contrôle de légalité « pur et dur » : s'il existe une sécurité juridique, elle doit valoir pour tout le monde, c'est-à-dire également du point de vue des intérêts publics.

En tout cas, les hésitations d'ordre culturel sur la part d'équité que peut admettre un contrôle en excès de pouvoir ont joué un rôle dans les avatars du principe.

La seconde explication que nous voudrions hasarder tient à la propension qu'ont de plus en plus souvent les juges, peut-être sous l'influence de la Cour européenne des droits de l'homme et sous celles des cours constitutionnelles des États, à fonder leurs jugements sur des principes généraux, parfois extrêmement peu précis, et à en faire une application directe à des situations d'espèce sans décomposer le raisonnement juridique par lequel ils passent du (très) général au (très) particulier. En poussant à l'extrême, cette façon de procéder, évidemment confortable pour le juge qui n'y livre en fin de compte rien de ses motifs réels, serait moins satisfaisante pour le justiciable et l'administration, qui ne pourraient plus se fier à une jurisprudence digne de ce nom, et ne le serait pas davantage pour le législateur dont le pouvoir souverain pourrait se heurter à des restrictions arbitraires. Où serait la sécurité juridique si, par le fait d'un juge agitant ses principes, la confiance légitime que devraient inspirer la loi et les institutions était réduite à néant ? Nous n'en sommes évidemment pas là, mais il faut nous garder de la tendance existante, dans le travail juridictionnel comme dans l'opinion publique, à préférer la facilité d'une notion plaisante et ajustable sans limites à l'exégèse ingrate d'une réglementation abondante et complexe. L'équilibre des pouvoirs est pourtant à ce prix.

En guise de conclusion, nous voudrions revenir sur la question que posait le Professeur Pacteau en 1995 : L'impératif de sécurité juridique peut-il effectivement enrichir le droit public français (9) ? Si nous partageons sa conclusion selon laquelle « la première sécurité juridique, c'est finalement un droit qui ne laisserait place ni à la fantaisie, ni à l'arbitraire », nous ne sommes pas convaincus qu'il y ait, dans la jurisprudence des juridictions communautaires sur la sécurité juridique, beaucoup de choses qui manquent à l'arsenal du droit public français.

Nous n'en dirions pas autant de la protection de la confiance légitime qui, malgré ses imperfections, présente une autonomie fonctionnelle indiscutable. Libre bien entendu aux juridictions nationales de ne pas la mettre en oeuvre en dehors du champ d'application du droit communautaire (v. CE, 16 mars 1998, Association des élèves, parents d'élèves et professeurs des classes, Dr. adm. 5.1998, p. 11); il y a l'obligation, d'une part, et l'effet d'influence à moyen et long terme, de l'autre.

S'agissant de la sécurité juridique, il est fort improbable que la Cour modifie la situation actuelle, dont la complexité ne la préoccupe pas véritablement. Cette situation, en tant qu'elle s'explique par les données spécifiques de la construction communautaire, ne trouve pas d'équivalent dans la situation des États qui justifierait la reprise du principe sous la même forme. En tant que le principe s'apparente à la confiance légitime, il est satisfait par des garanties procédurales permettant aux intéressés d'être avisés à l'avance des intentions de l'administration, notamment en matière de politique économique ; il n'a jamais été question d'imposer une immutabilité de la règle fondée sur la sauvegarde des droits des opérateurs. En tant que le principe s'applique à l'unicité du droit communautaire, à la clarté de son contenu et son application dans le temps, il peut être exprimé par d'autres concepts connus du droit public.

Nous pensons donc avoir affaire à un principe utile dans le contentieux communautaire, qui doit être mis en oeuvre, en tant que principe fondamental, par les juridictions des États membres dans le cadre de leur contrôle de l'application du droit communautaire, mais qui n'impose pas de leur part - s'agissant en tout cas des juridictions françaises - de modifications sensibles de leurs raisonnements et de leurs méthodes.

(1) Jean Boulouis, « Quelques observations à propos de la sécurité juridique », Liber amicorum Pierre Pescatore, Baden Baden Nomos, 1987.
(2) V. Caroline Naômé, « La notion de sécurité juridique dans la jurisprudence de la Cour de justice et du Tribunal de première instance des Communautés européennes », Rivista di Diritto Europeo, n° 2, 1993, p. 223. Il s'agissait de l'année 1991.
(3) Il n'est pas possible de développer, dans le cadre de cette étude générale, la question de la limitation des effets dans le temps des arrêts de la Cour rendus sur procédure préjudicielle, qui présente un caractère très spécifique. V., à ce sujet, Denys Simon, « L'effet dans le temps des arrêts préjudiciels de la Cour de justice des Communautés européennes », Liber amicorum Pierre Pescatore, Baden Baden Nomos, 1987.
(4) Denys Simon, « La confiance légitime en droit communautaire : vers un principe général de limitation de la volonté de l'auteur de l'acte ? », Études à la mémoire du Professeur Alfred Rieg, Bruxelles Bruylant, 2000.
(5) V. notamment, pour plus de précisions : Francis Hubeau, « Le principe de la protection de la confiance légitime dans la jurisprudence de la CJCE », Cahiers de droit européen 1983.143 ; Jean-Pierre Puissochet, « Vous avez dit confiance légitime ? », Mélanges en l'honneur de Guy Braibant, Paris, Dalloz 1996 ; Denys Simon, art. préc. en note (4)
(6) Pierre Pescatore, Les principes généraux du droit en tant que source du droit communautaire, Rapport au 12e Congrès de la FIDE, 1986.
(7) V. Caroline Naômé, op. cit.
(8) Lord Mackenzie Stuart, « Legitimate expectations and estoppel in Community law and English administrative law », Legal Issues of European Integration, 1983/1.
(9) Bernard Pacteau, « La sécurité juridique : un principe qui nous manque ? », AJDA 1995 (n° spécial).