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Le militaire dans son droit

François SUREAU - Avocat au Conseil d'État et à la Cour de cassation

Nouveaux Cahiers du Conseil constitutionnel n° 51 (dossier : La Constitution et la défense nationale) - avril 2016 - p. 7 à 16

Je voudrais proposer une simple promenade parmi les règles qui régissent aujourd'hui la condition des militaires. Le contexte y incite, où la perspective de l'emploi des forces armées sur le territoire national a cessé, terrorisme aidant, d'être une hypothèse d'école. Quels sont ces serviteurs de l'État -- je proscris pour l'instant, à dessein, le mot de « fonctionnaires » -- d'une espèce particulière ? À quoi sont-ils spécialement soumis ?

Il faut ici, ad liminem, relever quelques paradoxes. Le premier tient à l'intégration plus grande dans la citoyenneté « ordinaire » du corps social militaire, alors même que la catégorie du « citoyen-soldat » disparaissait avec la suppression du service national. L'appelé-électeur des années 1970, pour ne pas même remonter plus haut, était soumis à un régime légal plus sévère, pour ne rien dire des pratiques courantes, que l'engagé volontaire de notre temps. Il ne pouvait exercer de recours contre les punitions disciplinaires. Il ne pouvait évidemment pas se syndiquer. Il n'y avait pas de femmes parmi les militaires du rang. S'il arrivait qu'il fût blessé, ou même qu'il mourût en service, ni les enquêtes ni la répression judiciaire n'étaient conduites avec la même vigueur qu'aujourd'hui. L'époque a changé.

Le second paradoxe tient aux attentes du corps social. L'armée n'a jamais été aussi populaire que depuis que l'on n'est plus obligé d'y servir. Mais cette popularité est ambigüe : d'un côté on voit le militaire comme un être à part, ayant choisi une vocation d'héroïsme, peu enclin à récriminer, discipliné et courageux. Il est significatif que chaque attentat, chaque incident dans un quartier sensible, voie se multiplier les « appels à l'armée », des plus sérieux aux plus déraisonnables, et non, par exemple, un appel à augmenter les moyens de la police ou à réformer son entraînement ou ses procédures d'emploi. Le militaire rassure davantage. Mais d'un autre côté, l'institution militaire elle-même est, comme jamais auparavant, soumise au feu de l'examen critique. Les familles des tués ou des blessés en opérations exigent une information complète, souvent humainement difficile à donner. L'idée d'un « hasard des combats » n'est plus acceptée. L'action militaire tend à se voir appliquer, comme on l'a vu au moment de l'affaire d'Uzbeen, les critères de responsabilité du droit commun. Celui qui voudrait expliquer que si Leclerc n'avait pas eu d'autre souci que d'appliquer le règlement à la lettre et d'éviter une possible imputation d'homicide par imprudence, il serait probablement resté sans bouger aux abords de la palmeraie de Koufra, pour rien dire de Juin en Tunisie ou sur le Garigliano, prêcherait dans le désert.

Ainsi donc la singularité militaire tend-elle à s'effacer au moment même où des populations désorientées par la violence ordinaire continuent de voir le militaire, dans sa singularité, comme un ultime recours, sans pourtant en accepter toutes les conséquences. Les discours politiques ne contribuent pas davantage à la clarté. Les gouvernants apprécient toujours l'obéissance des militaires, la simplicité de leurs procédures d'emploi en opérations extérieures -- par rapport aux comparables occidentaux -- la quasi inexistence, malgré une réforme récente, du contrôle parlementaire et l'absence de syndicalisation dans les armées. Mais ils ne cessent de présenter les armées comme une composante des « forces de sécurité », auxquelles appartiennent également police et gendarmerie. Cette idée d'une « politique générale de sécurité » a fait l'objet de peu d'examen critique. Les politiques y voient l'avantage d'une réponse à l'angoisse diffuse du corps social. Les militaires, notamment dans l'armée de terre, y voient une justification supplémentaire à leurs demandes budgétaires, passant par une sorte de résurrection de l'ancienne « défense opérationnelle du territoire ». La notion ne va pourtant aucunement de soi. L'armée est un instrument d'emploi de la force en vue de la destruction d'un ennemi « étranger ». Et cet emploi peut, dans l'intérêt général, transcender les catégories habituelles du droit, au sens où par exemple on peut passer une trêve temporaire, consentir à un armistice, à une cessation d'hostilité, avec l'ennemi étranger, alors qu'on n'imagine pas la police s'abstenir, pour telle raison d'opportunité, de pourchasser des criminels. En opérations extérieures, en particulier lorsque le but est le rétablissement, après la fin des combats, d'un ordre minimal, l'autorité militaire peut être conduite à des accommodements impossibles à envisager s'il s'agit de réprimer des crimes ou délits sur un territoire régi par un ordre démocratique stable. La philosophie de l'action n'est aucunement le même. Et l'horizon personnel de l'action ne l'est pas davantage. Bien sûr, des policiers sont tués au cours d'action de police, comme des militaires le sont au cours d'action de combat. Mais l'action de police ne comporte pas nécessairement, au contraire de l'action de combat, la perspective de la mort. Le sacrifice demeure l'une des composantes essentielles de la condition militaire. C'est bien, malgré les perfectionnements techniques, le corps du soldat qui est le vecteur ultime de la victoire ou de la défaite, dans ces circonstances où il ne s'agit pas d'« appréhender » un délinquant, fût-il le plus violent des hommes, mais de réduire une force hostile et organisée. Le relever, ce n'est pas simplement se faire le promoteur d'une taxinomie des fonctions étatiques de la violence organisée. C'est se souvenir que, pour atteindre la pleine efficacité, les forces qui ressortissent aux deux catégories en cause doivent être organisées et entraînées selon l'esprit qui leur est propre.

C'est à cette aune que je voudrais à présent décrire, de manière synthétique, ce qui, dans les évolutions récentes, doit être salué et ce qui peut au contraire faire l'objet de critiques.

Des évolutions satisfaisantes

Les caractéristiques générales du métier militaire sont bien prises en compte, sur la base du statut général issu de la loi du 24 mars 2005 modifiée, statut codifié dans le livre 1er de la quatrième partie du code de la défense. Les particularités anciennes, obéissance, discipline, neutralité, loyalisme et disponibilité sont préservées. La suppression du contingent, la féminisation des armées, la nécessité de « fidéliser » les soldats ont été, juridiquement au moins, traitées comme il convenait.

On relèvera, chemin faisant, quelques manques ou quelques zones d'ombre. Les grands principes sont rappelés, par exemple par l'article L. 4121-5 qui dispose que « les militaires peuvent être appelés à servir en tout temps et en tout lieu », alors que l'article D. 4122-1 énumère toutes les caractéristiques propres à un système hiérarchique. Il serait sans doute bien venu que l'ensemble de ces caractéristiques soient rappelées au moment de la signature d'un contrat d'engagement, par le paraphe d'un document qui s'y incorporerait, et qui mentionnerait aussi les risques de toutes natures, y compris ultimes, auxquels expose la carrière des armes. Nous vivons plus qu'avant dans le monde de la transparence, de l'information et du contrat, et peut-être ne serait-il pas inutile que des évidences anciennes fassent l'objet d'une approbation explicite. Il est paradoxal qu'on doive recopier à la main des engagements de caution, ou cocher les dix cases des risques de l'anesthésie générale, mais que le fait de signer pour arpenter Famas en main l'Adrar des Iforas ou le nord-est de l'Afghanistan passe pour aller de soi.

Les zones d'ombres sont peu nombreuses, mais on peut en relever une qui n'est pas anodine dans le contexte de la lutte contre le terrorisme. Ainsi le f    ) de l'article D. 4122-1 dispose-t-il que tout militaire peut être appelé à « prêter main-forte aux agents de la force publique si ceux-ci requièrent régulièrement son aide ». Il ne s'agit pas là de la collaboration civilo-militaire « par le haut », comportant ou non transfert des compétences (réquisition, état de siège, état d'urgence), mais de l'hypothèse d'une coopération « par le bas ». Il suffit d'imaginer un cas pratique pour en saisir toute la difficulté. Soit par exemple un attentat terroriste où ne soient présentes sur place pendant un temps assez long, que des forces de police « ordinaires » et une unité « vigipirate » du niveau du groupe de combat (un sous-officier et quelques soldats). La police décide, face au péril imminent (otages) d'un assaut et demande le concours des militaires. Comment le chef de groupe s'assure-t-il de la régularité de la demande ? Peut-il surseoir pour solliciter l'ordre de ses supérieurs ? On voit que ce simple alinéa pose des problèmes sérieux de procédure, de « conduite à tenir », et donc de responsabilité.

Il faut s'arrêter un instant sur le cas des mesures d'ordre intérieur, qui en réalité ne le sont plus. Un point d'équilibre paraît avoir été trouvé. On sait que depuis la décision du Conseil d'État du 17 février 1995, Hardouin, le juge administratif accepte de recevoir les recours dirigés contre les sanctions militaires, et désormais contrôle l'adéquation de la sanction dans le cadre d'un contrôle entier. Par ailleurs, en prononçant des sanctions illégales, l'autorité hiérarchique commet une faute engageant la responsabilité de l'État. Quant au Conseil constitutionnel, s'il reste fidèle aux principes et à sa jurisprudence habituelle, en jugeant par exemple que la perte du grade, qui constitue une peine, ne peut être appliquée que si un juge l'a expressément prononcée (2011-218 QPC, 3 février 2012, cons. 6), il n'en réserve pas moins la spécificité du métier militaire, en se refusant à sanctionner l'imprécision du texte organisant les arrêts (2014-450 QPC, 27 février 2015, cons. 5 et 9).

Avec la « judiciarisation » du métier militaire, ou plutôt la crainte de celle-ci, l'épouvantail de la « syndicalisation » des armées a été longuement agité après l'arrêt de la CEDH du 2 octobre 2014, Matelly c. France. Le spectre d'une armée de chevelus brandissant des tracts a un moment hanté les mess de garnison, ou ce qu'il en reste, révision générale des politiques publiques aidant. La vérité oblige à dire que cet arrêt de la CEDH était absolument prévisible, et que le ministère de la Défense aurait sans doute gagné à s'y préparer, voire à le vider de sa substance, en prenant de lui-même les mesures qui ont été ensuite recommandées par le rapport Pêcheur.

Contrairement à l'opinion généralement reçue dans les armées, la CEDH est loin d'être un repaire de bourgeois vaguement antimilitaristes n'ayant jamais été confrontés de leur vie à des situations physiquement difficiles. Sa « jurisprudence militaire » est plutôt accommodante, compte tenu du texte qu'elle a pour vocation d'appliquer. Il en est ainsi en matière d'opérations, par exemple. On sait que la Cour européenne a accepté le principe d'une application extraterritoriale de la Convention, notamment lors de l'internement d'un civil irakien par les forces britanniques au printemps 2003 : sa Grande chambre a fermement décidé que la protection conventionnelle n'est pas suspendue pendant la « phase d'hostilités actives d'un conflit armé international » (Cour EDH, G.C., 16 septembre 2014, Hassan c. Royaume-Uni, req. n° 29750/09, § 71). L'intensité de cette protection n'en tient pas moins compte des contingences propres à de telles opérations. D'ailleurs, les solutions jurisprudentielles s'inspirent résolument, au-delà des droits et obligations portées par la Convention, du droit international humanitaire dont le corpus a été constitué en reflet des particularités de l'action militaire (v. Cour EDH, G.C., 12 novembre 2008, Demir et Bayfakara c. Turquie, req. n° 34503/97, § 67 ; Cour EDH, G.C., 16 septembre 2014, Hassan c. Royaume-Uni, préc., § 33 à 42). La Cour a pu considérer, au-delà de certaines décisions opérationnelles qui échappent à toute appréciation juridique (v. Cour EDH, 27 juin 2013, Vassis et a. c. France, req. n° 62736/09, à propos du choix de l'acheminement d'un navire arraisonné en haute mer), que les obligations conventionnelles pesant sur les États parties doivent être, sinon amodiées, du moins adaptées au contexte de l'opération militaire. On en trouve une bonne illustration dans la décision de Grande chambre Al-Skeini et autres c. Royaume-Uni, où il a été jugé que « l'obligation procédurale découlant de l'article 2 doit être appliquée de manière réaliste » (Cour EDH, G.C., 7 juillet 2011, req. n° 55721/07, § 168). L'arrêt Hassan c. Royaume-Uni, déjà cité, crée même un sentiment de doute quant à l'effectivité de la protection conventionnelle au regard des motifs -- en principe exhaustifs -- de privation de liberté énumérés à l'article 5 § 1 de la Convention, tant ces derniers et plus généralement les garanties procédurales portées par cet article paraissent avoir été assouplies pour les besoins de la cause.

Quant au statut, si l'arrêt Matelly constate que l'interdiction pure et simple de constituer un syndicat ou d'y adhérer porte atteinte à l'essence même de la liberté d'association des militaires et donc viole l'article 11 de la CEDH, il n'en reste pas moins qu'il admet en principe les restrictions légitimes, et c'est précisément là-dessus que le rapport Pêcheur s'est intelligemment fondé.

Sous cet angle, le rapport Pêcheur a en effet recommandé l'institution d'un « droit d'association professionnelle adapté à l'état militaire, à l'exclusion de tout droit syndical » (p. 4). Aussi bien, l'évolution nécessaire du statut ne devait pas conduire à remettre en cause le devoir de neutralité politique ni l'exigence d'indépendance vis-à-vis des syndicats et d'autres groupements qui s'imposent traditionnellement aux militaires et qui sont les garants « des valeurs, individuelles et collectives, vivantes, sur lesquelles repose la mission de l'armée de la République » (p. 35). Le rapport retient ainsi le principe d'une réforme suffisante, laquelle doit à la fois poser un principe de liberté en ce domaine tout en y apportant « les restrictions légitimes et proportionnées qu'imposent l'état militaire et les missions des forces armées » (p. 36). Il s'agit au demeurant d'un équilibre imposé, au-delà de la conventionnalité du droit français, par certaines considérations dont le Conseil constitutionnel a rappelé l'actualité sinon la force, notamment la « nécessaire libre disposition de la force armée » (n° 2014-432 QPC, 28 novembre 2014, cons. 9). La disposition de loi qui en est issue met en œuvre ce réglage fin en énonçant que « Les militaires peuvent librement créer une association professionnelle nationale de militaires régie par les dispositions du chapitre VI du présent titre, y adhérer et y exercer des responsabilités » (art. L. 4121-4 du code de la défense modifié par la loi n° 2015-917 du 28 juillet 2015 actualisant la programmation militaire pour les années 2015 à 2019 et portant diverses dispositions concernant la défense). Au titre des modalités encadrant l'activité de ces associations professionnelles (APNM), le nouvel article L. 4126-6 du code pose qu'elle doit notamment s'exercer « dans des conditions compatibles avec l'exécution des missions et du service des forces armées et ne pas interférer avec la préparation et la conduite des opérations ». De même, le droit de se constituer partie civile ne concerne que des faits « dont elles sont personnellement et directement victimes », selon l'article L. 4126-3, ce qui doit être compris comme excluant l'exercice de ce droit au sujet de faits liés à des opérations militaires. Cette réserve bien venue est l'un des points essentiels de la loi. On imaginait mal, en effet, sauf à ruiner la discipline, qu'une association pût se porter partie civile en cas d'échec d'une opération soumise par nature aux aléas de la guerre. Ce qui était à craindre n'était pas tant d'ailleurs l'investigation ex post, que la rétractation ex ante susceptible d'être causée, au moment de l'action, par l'hypothèse d'une telle investigation. C'est-à-dire de voir naître, selon la formule d'un ancien chef d'état-major des armées, une génération d'officiers se dirigeant à reculons vers le feu, « le code pénal dans une main et le parapluie dans l'autre ». À la guerre, le plus souvent, une mauvaise décision est moins coûteuse que l'absence de décision, au contraire de ce qui est de règle dans l'état de paix sur la base duquel le droit est construit. Reste que la spécificité de l'action militaire n'empêche pas des enquêtes bien conduites. Même si la question de la responsabilité dépasse le cadre de cette étude, on relèvera ici que les armées ne pareront aux excès de la « judiciarisation » qu'elles craignent qu'en développant des procédures d'enquête transparentes et des politiques de sanctions significatives, ce qui est encore très loin d'être le cas, comme l'affaire dite d'Uzbeen en offre un excellent exemple.

On doit, me semble-t-il, se féliciter, malgré toutes les inquiétudes, du progrès de la liberté d'association dans les armées. On s'en était dispensé jusqu'ici motif pris, non seulement des impératifs de la discipline militaire, mais du mythe selon lequel le chef militaire est en quelque sorte le premier représentant syndical de ses soldats. Qu'il n'en ait jamais vraiment été ainsi dans le passé, la lecture de Genevoix comme d'André Thérive permet de s'en convaincre. Mais pour le présent, cette fiction a tout à fait disparu dans les années récentes : un chef de corps de l'armée de terre, qui groupe les principaux effectifs, n'a que peu d'influence sur les conditions matérielles de vie de ses subordonnés, depuis l'inepte et coûteuse réforme des bases de défense. La durée moyenne d'exercice des commandements (autour de deux ans) interdit quant à elle à cette préoccupation, quand bien même elle existerait, ce qui est le plus souvent le cas, d'avoir des effets pratiques. Par ailleurs, le lamentable épisode du système Louvois, avec son cortège de soldes impayés -- voire de militaires en opérations apprenant que leur compte bancaire était saisi -- sans qu'aucune sanction n'ait à notre connaissance été prononcée, rendait impossible le maintien de la fiction d'une autorité paternelle dont la bienveillance rendrait inutile l'exercice du droit d'association. À elles seules, les déficiences de l'administration de la défense le justifient : que l'on songe, par exemple, qu'il n'existe en France, ainsi que le relève le 9e rapport de la revue annuelle de la condition militaire, paru en 2015, aucune mesure du temps d'activité professionnelle des militaires, contrairement aux grandes armées comparables (Royaume-Uni, États-Unis). Enfin, il eût été paradoxal que des associations d'anciens combattants ou d'officiers en retraite eussent leur mot à dire sur tout et rien, et non les soldats effectivement présents sous les armes. Au total donc, l'ensemble de ces dispositions peut être approuvé, sauf bien sûr à ce qu'une liberté d'expression mal comprise vienne déborder ce cadre juridique taillé sur mesure.

Des inadéquations flagrantes

L'idée qui guide ces développements est, on l'a compris, que, malgré toutes les « zones grises » et les souhaits souvent contradictoires du public et des gouvernements, l'état militaire conserve une spécificité de fait ; et qu'au-delà du fait, d'ailleurs, cette spécificité doit être maintenue, dans la norme même, si l'on veut que les capacités opérationnelles continuent de répondre aux attentes légitimes du corps social. La légion étrangère offre un excellent exemple d'une singularité maintenue dans le cadre légal, et justifiée par le caractère propre (des non-nationaux pour l'essentiel) des engagés qui y servent : encadrement du droit au mariage dans la première année de contrat, cassation de grade, établissement public de bienfaisance spécifique. Mais il s'agit là en effet d'un cas extrême qui, s'il manifeste que le législateur et le pouvoir réglementaire peuvent agir avec discernement quand il le faut, n'est évidemment pas transposable à l'ensemble des forces armées.

Des restrictions lourdes continuent, à juste titre, de peser sur l'existence des militaires. Privation partielle de leurs droits, obligation d'obéissance, non seulement au combat, mais dans la vie quotidienne, déménagements compris (le taux de mobilité moyen des militaires du rang avoisine les 30 % contre 6 % pour les fonctionnaires civils de même catégorie) et, en ultime horizon, la perspective du sacrifice. On aurait pu penser qu'une protection statutaire, qui, elle, n'a rien qui contrevienne ici à l'impératif d'efficacité, leur serait consentie. Il n'en est rien. Alors qu'il semble normal à la plupart de nos compatriotes qu'on soit fonctionnaire quand on est postier, employé de mairie ou garde-champêtre, ce sont des contractuels au statut des plus précaires qui meurent pour la France en Afrique ou en Afghanistan. Dans la mesure où, en théorie du moins, la protection d'un statut n'est pas accordée pour le seul bien être des personnels, mais selon les nécessités de l'intérêt général, on pourra s'étonner de la conception selon laquelle cet intérêt requiert ou même simplement permet, selon un avis commode rendu naguère par le Conseil d'État, que de nombreux employés d'un opérateur de téléphone privé, concurrentiel, coté en bourse (Orange) soient fonctionnaires, quand l'action régalienne dans son essence même peut-être servie par des agents temporaires en contrat à durée déterminée. Des esprits forts y verront sans doute l'occasion de défendre la position selon laquelle c'est l'ensemble des régimes statutaires qui pourrait sans dommage être aligné sur ce régime particulier. D'autres, davantage portés à la philosophie du droit, verront dans cette étrange coexistence un indice de plus de la dislocation des catégories anciennes, et de la crise de la notion même d'intérêt général. Elle est ici d'autant plus flagrante qu'elle s'accompagne d'une forme d'inégalité sociale difficile à justifier. Le taux général de 63 % de personnels sous contrat dans les armées, hors de la gendarmerie, cache une répartition très différente selon les catégories. Dans l'armée de terre, les militaires du rang sont à 100 % contractuels, quand les officiers sont statutaires à hauteur de 77 %. Il n'est pas sûr que cette situation soit optimale, sur le plan même de l'efficacité. Le dernier rapport du conseil de la condition militaire relève à cet égard des évolutions préoccupantes, et qui le sont d'autant plus que de l'aveu même du chef des armées, comme d'ailleurs du Premier ministre, la nation est entrée « en guerre », et a donc un intérêt certain à se préoccuper du bien-être des soldats. Le rapport 2015 note une augmentation du « sentiment de précarité, plus sensible chez les plus anciens dont le contrat a été renouvelé à plusieurs reprises ». Ce sentiment est donc susceptible d'affecter particulièrement les sous-officiers, contractuels à hauteur de 46 % dans l'armée de terre et dont, comme on sait, la solidité d'une formation militaire dépend largement. À cela s'ajoute l'inquiétude pour l'avenir, quand on sera rendu à la vie civile. Le même rapport note aussi, comme un fait particulièrement inquiétant, la baisse continue, et de plus de 10 % en trois ans, du reclassement des militaires en fin de contrat. Aujourd'hui, plus de 13 000 anciens militaires sont au chômage. Il a dans ces considérations au moins matière à réflexion.

Un autre sujet relève davantage du symbole, dans un domaine où le symbole est important. Certes, la jurisprudence du Conseil constitutionnel fait preuve d'une sagesse louable, dans le domaine des droits des militaires, relevant par exemple que « le principe de nécessaire disposition de la force armée (...) implique que l'exercice par les militaires de certains droits et libertés reconnus aux citoyens soit interdit ou restreint » (2014-450 QPC, 27 février 2015, cons. 5). Mais c'est précisément à l'aune de cette règle que la solution apportée par le Conseil constitutionnel à la question de l'élection des militaires apparaît singulièrement discutable. Pour le Conseil constitutionnel, s'il est normal qu'on ne puisse être militaire de carrière et conseiller général, il est anormal qu'on ne puisse être conseiller municipal « en rendant incompatibles les fonctions de militaire de carrière ou assimilé avec le mandat de conseiller municipal, le législateur a institué une incompatibilité qui n'est limitée ni en fonction du grade de la personne élue, ni en fonction des responsabilités exercées, ni en fonction du lieu d'exercice de ces responsabilités, ni en fonction de la taille des communes. Eu égard au nombre de mandats municipaux avec lesquels l'ensemble des fonctions de militaire de carrière ou assimilé sont ainsi rendues incompatibles, le législateur a institué une interdiction qui, par sa portée, excède manifestement ce qui est nécessaire pour protéger la liberté de choix de l'électeur ou l'indépendance de l'élu contre les risques de confusion ou de conflits d'intérêts » (2014-432 QPC, 28 novembre 2014, cons. 10 à 12 et 15). Cette solution libérale est aventurée. D'une part, quant à son fondement. Si les restrictions trouvent leur origine dans le principe de libre disposition des forces armées, alors on ne voit pas pourquoi distinguer selon les mandats. S'il s'agit d'être envoyé en opérations extérieures, et sans préavis, il n'est pas moins gênant de l'être le jour d'une séance importante de conseil municipal que d'une séance de conseil général. Plus grave, le risque de désorganisation est plus grand dans le premier cas, eu égard au nombre supérieur de communes. Ces circonstances n'ont d'ailleurs aucun rapport avec le grade ou les responsabilités exercées, une unité militaire présentant, comme son nom l'indique, le caractère d'un tout opérationnel. Quant aux distinctions que cette décision invite à faire dans un but exclusif de prévention des conflits d'intérêt, on peine à en distinguer les contours ou la portée. L'importance du conflit ne se proportionne pas aux grades en cause. On peut imaginer le cas d'un adjudant-chef maire adjoint chargé de l'urbanisme d'une petite commune où est implantée une unité dans laquelle son chef de corps aurait précisément à discuter avec la commune d'affaires d'urbanisme. Mal fondée dans son principe, la décision en cause est en outre inapplicable de façon intelligente. Au-delà, il semble que la conception du principe de « libre disposition » avancé par le Conseil constitutionnel soit trop étroite. Pour qu'il puisse avoir une portée réelle, il faut que rien ne vienne s'y opposer dans l'esprit même du militaire, et qu'il soit effectivement prêt à servir en tout temps et en tous lieux, comme l'indique le statut, sans qu'aucune considération publique extérieure au service ne vienne le diviser contre lui-même. Dans cette mesure, c'est bien l'exercice de tout mandat public qui doit, à notre sens, être jugé incompatible avec la condition militaire.

À l'issue de cette promenade en terrain somme toute relativement plat, plusieurs massifs montagneux s'offrent aux regards. Il faut se résoudre pour l'instant à les contempler de loin. Le premier est celui, effleuré plus haut et souvent évoqué dans les armées, de la responsabilité des militaires en opérations. Sur le plan de l'organisation, sans doute faut-il se féliciter de la réforme de la « justice militaire », laquelle dans ce qu'il en restait présentait plus d'inconvénients que d'avantages. Il reste à s'interroger en profondeur sur le caractère adéquat des instruments normatifs de la répression pénale ordinaire aux fautes des militaires, du moins à celles accomplies en service et pour les besoins de celui-ci, surtout en opérations, en allant au-delà même des avancées récentes sur l'obéissance à l'ordre légal de l'autorité légitime. Il en va de même de la question, moins spectaculaire mais tout aussi importante, de la soumission aux normes techniques civiles en matière de sécurité, dès lors qu'il s'agit des matériels. Quant au second massif, il concerne les retombées de la problématique d'un état d'urgence appelé à être redéfini, et de manière plus générale, les conséquences, en matière de droits et de responsabilité des personnels militaires, d'un engagement plus soutenu sur le territoire national, sans préjudice d'une modification du système de la réserve, voire de la reconstitution d'une forme de service national, au moins sur une base volontaire. Il reste à souhaiter que les gouvernants feront preuve, en ce domaine, d'une inventivité au moins égale, et cette fois positive, à celle dont ils ont fait preuve pour organiser ce qu'il était incomparablement plus facile d'organiser, la diminution des libertés du citoyen, motif pris de la gravité des circonstances.

Le paradoxe militaire

Il faut ici, ad liminem, relever quelques paradoxes. Le premier tient à l'intégration plus grande dans la citoyenneté « ordinaire » du corps social militaire, alors même que la catégorie du « citoyen-soldat » disparaissait avec la suppression du service national. L'appelé-électeur des années 1970, pour ne pas même remonter plus haut, était soumis à un régime légal plus sévère, pour ne rien dire des pratiques courantes, que l'engagé volontaire de notre temps. Il ne pouvait exercer de recours contre les punitions disciplinaires. Il ne pouvait évidemment pas se syndiquer. Il n'y avait pas de femmes parmi les militaires du rang. S'il arrivait qu'il fût blessé, ou même qu'il mourût en service, ni les enquêtes ni la répression judiciaire n'étaient conduites avec la même vigueur qu'aujourd'hui. L'époque a changé.

Le second paradoxe tient aux attentes du corps social. L'armée n'a jamais été aussi populaire que depuis que l'on n'est plus obligé d'y servir. Mais cette popularité est ambigüe : d'un côté on voit le militaire comme un être à part, ayant choisi une vocation d'héroïsme, peu enclin à récriminer, discipliné et courageux. Il est significatif que chaque attentat, chaque incident dans un quartier sensible, voie se multiplier les « appels à l'armée », des plus sérieux aux plus déraisonnables, et non, par exemple, un appel à augmenter les moyens de la police ou à réformer son entraînement ou ses procédures d'emploi. Le militaire rassure davantage. Mais d'un autre côté, l'institution militaire elle-même est, comme jamais auparavant, soumise au feu de l'examen critique. Les familles des tués ou des blessés en opérations exigent une information complète, souvent humainement difficile à donner. L'idée d'un « hasard des combats » n'est plus acceptée. L'action militaire tend à se voir appliquer, comme on l'a vu au moment de l'affaire d'Uzbeen, les critères de responsabilité du droit commun. Celui qui voudrait expliquer que si Leclerc n'avait pas eu d'autre souci que d'appliquer le règlement à la lettre et d'éviter une possible imputation d'homicide par imprudence, il serait probablement resté sans bouger aux abords de la palmeraie de Koufra, pour rien dire de Juin en Tunisie ou sur le Garigliano, prêcherait dans le désert.

Ainsi donc la singularité militaire tend-elle à s'effacer au moment même où des populations désorientées par la violence ordinaire continuent de voir le militaire, dans sa singularité, comme un ultime recours, sans pourtant en accepter toutes les conséquences. Les discours politiques ne contribuent pas davantage à la clarté. Les gouvernants apprécient toujours l'obéissance des militaires, la simplicité de leurs procédures d'emploi en opérations extérieures -- par rapport aux comparables occidentaux -- la quasi inexistence, malgré une réforme récente, du contrôle parlementaire et l'absence de syndicalisation dans les armées. Mais ils ne cessent de présenter les armées comme une composante des « forces de sécurité », auxquelles appartiennent également police et gendarmerie. Cette idée d'une « politique générale de sécurité » a fait l'objet de peu d'examen critique. Les politiques y voient l'avantage d'une réponse à l'angoisse diffuse du corps social. Les militaires, notamment dans l'armée de terre, y voient une justification supplémentaire à leurs demandes budgétaires, passant par une sorte de résurrection de l'ancienne « défense opérationnelle du territoire ». La notion ne va pourtant aucunement de soi. L'armée est un instrument d'emploi de la force en vue de la destruction d'un ennemi « étranger ». Et cet emploi peut, dans l'intérêt général, transcender les catégories habituelles du droit, au sens où par exemple on peut passer une trêve temporaire, consentir à un armistice, à une cessation d'hostilité, avec l'ennemi étranger, alors qu'on n'imagine pas la police s'abstenir, pour telle raison d'opportunité, de pourchasser des criminels. En opérations extérieures, en particulier lorsque le but est le rétablissement, après la fin des combats, d'un ordre minimal, l'autorité militaire peut être conduite à des accommodements impossibles à envisager s'il s'agit de réprimer des crimes ou délits sur un territoire régi par un ordre démocratique stable. La philosophie de l'action n'est aucunement le même. Et l'horizon personnel de l'action ne l'est pas davantage. Bien sûr, des policiers sont tués au cours d'action de police, comme des militaires le sont au cours d'action de combat. Mais l'action de police ne comporte pas nécessairement, au contraire de l'action de combat, la perspective de la mort. Le sacrifice demeure l'une des composantes essentielles de la condition militaire. C'est bien, malgré les perfectionnements techniques, le corps du soldat qui est le vecteur ultime de la victoire ou de la défaite, dans ces circonstances où il ne s'agit pas d'« appréhender » un délinquant, fût-il le plus violent des hommes, mais de réduire une force hostile et organisée. Le relever, ce n'est pas simplement se faire le promoteur d'une taxinomie des fonctions étatiques de la violence organisée. C'est se souvenir que, pour atteindre la pleine efficacité, les forces qui ressortissent aux deux catégories en cause doivent être organisées et entraînées selon l'esprit qui leur est propre.

C'est à cette aune que je voudrais à présent décrire, de manière synthétique, ce qui, dans les évolutions récentes, doit être salué et ce qui peut au contraire faire l'objet de critiques.

Des évolutions satisfaisantes

Les caractéristiques générales du métier militaire sont bien prises en compte, sur la base du statut général issu de la loi du 24 mars 2005 modifiée, statut codifié dans le livre 1er de la quatrième partie du code de la défense. Les particularités anciennes, obéissance, discipline, neutralité, loyalisme et disponibilité sont préservées. La suppression du contingent, la féminisation des armées, la nécessité de « fidéliser » les soldats ont été, juridiquement au moins, traitées comme il convenait.

On relèvera, chemin faisant, quelques manques ou quelques zones d'ombre. Les grands principes sont rappelés, par exemple par l'article L. 4121-5 qui dispose que « les militaires peuvent être appelés à servir en tout temps et en tout lieu », alors que l'article D. 4122-1 énumère toutes les caractéristiques propres à un système hiérarchique. Il serait sans doute bien venu que l'ensemble de ces caractéristiques soient rappelées au moment de la signature d'un contrat d'engagement, par le paraphe d'un document qui s'y incorporerait, et qui mentionnerait aussi les risques de toutes natures, y compris ultimes, auxquels expose la carrière des armes. Nous vivons plus qu'avant dans le monde de la transparence, de l'information et du contrat, et peut-être ne serait-il pas inutile que des évidences anciennes fassent l'objet d'une approbation explicite. Il est paradoxal qu'on doive recopier à la main des engagements de caution, ou cocher les dix cases des risques de l'anesthésie générale, mais que le fait de signer pour arpenter Famas en main l'Adrar des Iforas ou le nord-est de l'Afghanistan passe pour aller de soi.

Les zones d'ombres sont peu nombreuses, mais on peut en relever une qui n'est pas anodine dans le contexte de la lutte contre le terrorisme. Ainsi le f ) de l'article D. 4122-1 dispose-t-il que tout militaire peut être appelé à « prêter main-forte aux agents de la force publique si ceux-ci requièrent régulièrement son aide ». Il ne s'agit pas là de la collaboration civilo-militaire « par le haut », comportant ou non transfert des compétences (réquisition, état de siège, état d'urgence), mais de l'hypothèse d'une coopération « par le bas ». Il suffit d'imaginer un cas pratique pour en saisir toute la difficulté. Soit par exemple un attentat terroriste où ne soient présentes sur place pendant un temps assez long, que des forces de police « ordinaires » et une unité « vigipirate » du niveau du groupe de combat (un sous-officier et quelques soldats). La police décide, face au péril imminent (otages) d'un assaut et demande le concours des militaires. Comment le chef de groupe s'assure-t-il de la régularité de la demande ? Peut-il surseoir pour solliciter l'ordre de ses supérieurs ? On voit que ce simple alinéa pose des problèmes sérieux de procédure, de « conduite à tenir », et donc de responsabilité.

Il faut s'arrêter un instant sur le cas des mesures d'ordre intérieur, qui en réalité ne le sont plus. Un point d'équilibre paraît avoir été trouvé. On sait que depuis la décision du Conseil d'État du 17 février 1995, Hardouin, le juge administratif accepte de recevoir les recours dirigés contre les sanctions militaires, et désormais contrôle l'adéquation de la sanction dans le cadre d'un contrôle entier. Par ailleurs, en prononçant des sanctions illégales, l'autorité hiérarchique commet une faute engageant la responsabilité de l'État. Quant au Conseil constitutionnel, s'il reste fidèle aux principes et à sa jurisprudence habituelle, en jugeant par exemple que la perte du grade, qui constitue une peine, ne peut être appliquée que si un juge l'a expressément prononcée (2011-218 QPC, 3 février 2012, cons. 6), il n'en réserve pas moins la spécificité du métier militaire, en se refusant à sanctionner l'imprécision du texte organisant les arrêts (2014-450 QPC, 27 février 2015, cons. 5 et 9).

Avec la « judiciarisation » du métier militaire, ou plutôt la crainte de celle-ci, l'épouvantail de la « syndicalisation » des armées a été longuement agité après l'arrêt de la CEDH du 2 octobre 2014, Matelly c. France. Le spectre d'une armée de chevelus brandissant des tracts a un moment hanté les mess de garnison, ou ce qu'il en reste, révision générale des politiques publiques aidant. La vérité oblige à dire que cet arrêt de la CEDH était absolument prévisible, et que le ministère de la Défense aurait sans doute gagné à s'y préparer, voire à le vider de sa substance, en prenant de lui-même les mesures qui ont été ensuite recommandées par le rapport Pêcheur.

Contrairement à l'opinion généralement reçue dans les armées, la CEDH est loin d'être un repaire de bourgeois vaguement antimilitaristes n'ayant jamais été confrontés de leur vie à des situations physiquement difficiles. Sa « jurisprudence militaire » est plutôt accommodante, compte tenu du texte qu'elle a pour vocation d'appliquer. Il en est ainsi en matière d'opérations, par exemple. On sait que la Cour européenne a accepté le principe d'une application extraterritoriale de la Convention, notamment lors de l'internement d'un civil irakien par les forces britanniques au printemps 2003 : sa Grande chambre a fermement décidé que la protection conventionnelle n'est pas suspendue pendant la « phase d'hostilités actives d'un conflit armé international » (Cour EDH, G.C., 16 septembre 2014, Hassan c. Royaume-Uni, req. n° 29750/09, § 71). L'intensité de cette protection n'en tient pas moins compte des contingences propres à de telles opérations. D'ailleurs, les solutions jurisprudentielles s'inspirent résolument, au-delà des droits et obligations portées par la Convention, du droit international humanitaire dont le corpus a été constitué en reflet des particularités de l'action militaire (v. Cour EDH, G.C., 12 novembre 2008, Demir et Bayfakara c. Turquie, req. n° 34503/97, § 67 ; Cour EDH, G.C., 16 septembre 2014, Hassan c. Royaume-Uni, préc., § 33 à 42). La Cour a pu considérer, au-delà de certaines décisions opérationnelles qui échappent à toute appréciation juridique (v. Cour EDH, 27 juin 2013, Vassis et a. c. France, req. n° 62736/09, à propos du choix de l'acheminement d'un navire arraisonné en haute mer), que les obligations conventionnelles pesant sur les États parties doivent être, sinon amodiées, du moins adaptées au contexte de l'opération militaire. On en trouve une bonne illustration dans la décision de Grande chambre Al-Skeini et autres c. Royaume-Uni, où il a été jugé que « l'obligation procédurale découlant de l'article 2 doit être appliquée de manière réaliste » (Cour EDH, G.C., 7 juillet 2011, req. n° 55721/07, § 168). L'arrêt Hassan c. Royaume-Uni, déjà cité, crée même un sentiment de doute quant à l'effectivité de la protection conventionnelle au regard des motifs -- en principe exhaustifs -- de privation de liberté énumérés à l'article 5 § 1 de la Convention, tant ces derniers et plus généralement les garanties procédurales portées par cet article paraissent avoir été assouplies pour les besoins de la cause.

Quant au statut, si l'arrêt Matelly constate que l'interdiction pure et simple de constituer un syndicat ou d'y adhérer porte atteinte à l'essence même de la liberté d'association des militaires et donc viole l'article 11 de la CEDH, il n'en reste pas moins qu'il admet en principe les restrictions légitimes, et c'est précisément là-dessus que le rapport Pêcheur s'est intelligemment fondé.

Sous cet angle, le rapport Pêcheur a en effet recommandé l'institution d'un « droit d'association professionnelle adapté à l'état militaire, à l'exclusion de tout droit syndical » (p. 4). Aussi bien, l'évolution nécessaire du statut ne devait pas conduire à remettre en cause le devoir de neutralité politique ni l'exigence d'indépendance vis-à-vis des syndicats et d'autres groupements qui s'imposent traditionnellement aux militaires et qui sont les garants « des valeurs, individuelles et collectives, vivantes, sur lesquelles repose la mission de l'armée de la République » (p. 35). Le rapport retient ainsi le principe d'une réforme suffisante, laquelle doit à la fois poser un principe de liberté en ce domaine tout en y apportant « les restrictions légitimes et proportionnées qu'imposent l'état militaire et les missions des forces armées » (p. 36). Il s'agit au demeurant d'un équilibre imposé, au-delà de la conventionnalité du droit français, par certaines considérations dont le Conseil constitutionnel a rappelé l'actualité sinon la force, notamment la « nécessaire libre disposition de la force armée » (n° 2014-432 QPC, 28 novembre 2014, cons. 9). La disposition de loi qui en est issue met en œuvre ce réglage fin en énonçant que « Les militaires peuvent librement créer une association professionnelle nationale de militaires régie par les dispositions du chapitre VI du présent titre, y adhérer et y exercer des responsabilités » (art. L. 4121-4 du code de la défense modifié par la loi n° 2015-917 du 28 juillet 2015 actualisant la programmation militaire pour les années 2015 à 2019 et portant diverses dispositions concernant la défense). Au titre des modalités encadrant l'activité de ces associations professionnelles (APNM), le nouvel article L. 4126-6 du code pose qu'elle doit notamment s'exercer « dans des conditions compatibles avec l'exécution des missions et du service des forces armées et ne pas interférer avec la préparation et la conduite des opérations ». De même, le droit de se constituer partie civile ne concerne que des faits « dont elles sont personnellement et directement victimes », selon l'article L. 4126-3, ce qui doit être compris comme excluant l'exercice de ce droit au sujet de faits liés à des opérations militaires. Cette réserve bien venue est l'un des points essentiels de la loi. On imaginait mal, en effet, sauf à ruiner la discipline, qu'une association pût se porter partie civile en cas d'échec d'une opération soumise par nature aux aléas de la guerre. Ce qui était à craindre n'était pas tant d'ailleurs l'investigation ex post, que la rétractation ex ante susceptible d'être causée, au moment de l'action, par l'hypothèse d'une telle investigation. C'est-à-dire de voir naître, selon la formule d'un ancien chef d'état-major des armées, une génération d'officiers se dirigeant à reculons vers le feu, « le code pénal dans une main et le parapluie dans l'autre ». À la guerre, le plus souvent, une mauvaise décision est moins coûteuse que l'absence de décision, au contraire de ce qui est de règle dans l'état de paix sur la base duquel le droit est construit. Reste que la spécificité de l'action militaire n'empêche pas des enquêtes bien conduites. Même si la question de la responsabilité dépasse le cadre de cette étude, on relèvera ici que les armées ne pareront aux excès de la « judiciarisation » qu'elles craignent qu'en développant des procédures d'enquête transparentes et des politiques de sanctions significatives, ce qui est encore très loin d'être le cas, comme l'affaire dite d'Uzbeen en offre un excellent exemple.

On doit, me semble-t-il, se féliciter, malgré toutes les inquiétudes, du progrès de la liberté d'association dans les armées. On s'en était dispensé jusqu'ici motif pris, non seulement des impératifs de la discipline militaire, mais du mythe selon lequel le chef militaire est en quelque sorte le premier représentant syndical de ses soldats. Qu'il n'en ait jamais vraiment été ainsi dans le passé, la lecture de Genevoix comme d'André Thérive permet de s'en convaincre. Mais pour le présent, cette fiction a tout à fait disparu dans les années récentes : un chef de corps de l'armée de terre, qui groupe les principaux effectifs, n'a que peu d'influence sur les conditions matérielles de vie de ses subordonnés, depuis l'inepte et coûteuse réforme des bases de défense. La durée moyenne d'exercice des commandements (autour de deux ans) interdit quant à elle à cette préoccupation, quand bien même elle existerait, ce qui est le plus souvent le cas, d'avoir des effets pratiques. Par ailleurs, le lamentable épisode du système Louvois, avec son cortège de soldes impayés -- voire de militaires en opérations apprenant que leur compte bancaire était saisi -- sans qu'aucune sanction n'ait à notre connaissance été prononcée, rendait impossible le maintien de la fiction d'une autorité paternelle dont la bienveillance rendrait inutile l'exercice du droit d'association. À elles seules, les déficiences de l'administration de la défense le justifient : que l'on songe, par exemple, qu'il n'existe en France, ainsi que le relève le 9e rapport de la revue annuelle de la condition militaire, paru en 2015, aucune mesure du temps d'activité professionnelle des militaires, contrairement aux grandes armées comparables (Royaume-Uni, États-Unis). Enfin, il eût été paradoxal que des associations d'anciens combattants ou d'officiers en retraite eussent leur mot à dire sur tout et rien, et non les soldats effectivement présents sous les armes. Au total donc, l'ensemble de ces dispositions peut être approuvé, sauf bien sûr à ce qu'une liberté d'expression mal comprise vienne déborder ce cadre juridique taillé sur mesure.

Des inadéquations flagrantes

L'idée qui guide ces développements est, on l'a compris, que, malgré toutes les « zones grises » et les souhaits souvent contradictoires du public et des gouvernements, l'état militaire conserve une spécificité de fait ; et qu'au-delà du fait, d'ailleurs, cette spécificité doit être maintenue, dans la norme même, si l'on veut que les capacités opérationnelles continuent de répondre aux attentes légitimes du corps social. La légion étrangère offre un excellent exemple d'une singularité maintenue dans le cadre légal, et justifiée par le caractère propre (des non-nationaux pour l'essentiel) des engagés qui y servent : encadrement du droit au mariage dans la première année de contrat, cassation de grade, établissement public de bienfaisance spécifique. Mais il s'agit là en effet d'un cas extrême qui, s'il manifeste que le législateur et le pouvoir réglementaire peuvent agir avec discernement quand il le faut, n'est évidemment pas transposable à l'ensemble des forces armées.

Des restrictions lourdes continuent, à juste titre, de peser sur l'existence des militaires. Privation partielle de leurs droits, obligation d'obéissance, non seulement au combat, mais dans la vie quotidienne, déménagements compris (le taux de mobilité moyen des militaires du rang avoisine les 30 % contre 6 % pour les fonctionnaires civils de même catégorie) et, en ultime horizon, la perspective du sacrifice. On aurait pu penser qu'une protection statutaire, qui, elle, n'a rien qui contrevienne ici à l'impératif d'efficacité, leur serait consentie. Il n'en est rien. Alors qu'il semble normal à la plupart de nos compatriotes qu'on soit fonctionnaire quand on est postier, employé de mairie ou garde-champêtre, ce sont des contractuels au statut des plus précaires qui meurent pour la France en Afrique ou en Afghanistan. Dans la mesure où, en théorie du moins, la protection d'un statut n'est pas accordée pour le seul bien être des personnels, mais selon les nécessités de l'intérêt général, on pourra s'étonner de la conception selon laquelle cet intérêt requiert ou même simplement permet, selon un avis commode rendu naguère par le Conseil d'État, que de nombreux employés d'un opérateur de téléphone privé, concurrentiel, coté en bourse (Orange) soient fonctionnaires, quand l'action régalienne dans son essence même peut-être servie par des agents temporaires en contrat à durée déterminée. Des esprits forts y verront sans doute l'occasion de défendre la position selon laquelle c'est l'ensemble des régimes statutaires qui pourrait sans dommage être aligné sur ce régime particulier. D'autres, davantage portés à la philosophie du droit, verront dans cette étrange coexistence un indice de plus de la dislocation des catégories anciennes, et de la crise de la notion même d'intérêt général. Elle est ici d'autant plus flagrante qu'elle s'accompagne d'une forme d'inégalité sociale difficile à justifier. Le taux général de 63 % de personnels sous contrat dans les armées, hors de la gendarmerie, cache une répartition très différente selon les catégories. Dans l'armée de terre, les militaires du rang sont à 100 % contractuels, quand les officiers sont statutaires à hauteur de 77 %. Il n'est pas sûr que cette situation soit optimale, sur le plan même de l'efficacité. Le dernier rapport du conseil de la condition militaire relève à cet égard des évolutions préoccupantes, et qui le sont d'autant plus que de l'aveu même du chef des armées, comme d'ailleurs du Premier ministre, la nation est entrée « en guerre », et a donc un intérêt certain à se préoccuper du bien-être des soldats. Le rapport 2015 note une augmentation du « sentiment de précarité, plus sensible chez les plus anciens dont le contrat a été renouvelé à plusieurs reprises ». Ce sentiment est donc susceptible d'affecter particulièrement les sous-officiers, contractuels à hauteur de 46 % dans l'armée de terre et dont, comme on sait, la solidité d'une formation militaire dépend largement. À cela s'ajoute l'inquiétude pour l'avenir, quand on sera rendu à la vie civile. Le même rapport note aussi, comme un fait particulièrement inquiétant, la baisse continue, et de plus de 10 % en trois ans, du reclassement des militaires en fin de contrat. Aujourd'hui, plus de 13 000 anciens militaires sont au chômage. Il a dans ces considérations au moins matière à réflexion.

Un autre sujet relève davantage du symbole, dans un domaine où le symbole est important. Certes, la jurisprudence du Conseil constitutionnel fait preuve d'une sagesse louable, dans le domaine des droits des militaires, relevant par exemple que « le principe de nécessaire disposition de la force armée (...) implique que l'exercice par les militaires de certains droits et libertés reconnus aux citoyens soit interdit ou restreint » (2014-450 QPC, 27 février 2015, cons. 5). Mais c'est précisément à l'aune de cette règle que la solution apportée par le Conseil constitutionnel à la question de l'élection des militaires apparaît singulièrement discutable. Pour le Conseil constitutionnel, s'il est normal qu'on ne puisse être militaire de carrière et conseiller général, il est anormal qu'on ne puisse être conseiller municipal « en rendant incompatibles les fonctions de militaire de carrière ou assimilé avec le mandat de conseiller municipal, le législateur a institué une incompatibilité qui n'est limitée ni en fonction du grade de la personne élue, ni en fonction des responsabilités exercées, ni en fonction du lieu d'exercice de ces responsabilités, ni en fonction de la taille des communes. Eu égard au nombre de mandats municipaux avec lesquels l'ensemble des fonctions de militaire de carrière ou assimilé sont ainsi rendues incompatibles, le législateur a institué une interdiction qui, par sa portée, excède manifestement ce qui est nécessaire pour protéger la liberté de choix de l'électeur ou l'indépendance de l'élu contre les risques de confusion ou de conflits d'intérêts » (2014-432 QPC, 28 novembre 2014, cons. 10 à 12 et 15). Cette solution libérale est aventurée. D'une part, quant à son fondement. Si les restrictions trouvent leur origine dans le principe de libre disposition des forces armées, alors on ne voit pas pourquoi distinguer selon les mandats. S'il s'agit d'être envoyé en opérations extérieures, et sans préavis, il n'est pas moins gênant de l'être le jour d'une séance importante de conseil municipal que d'une séance de conseil général. Plus grave, le risque de désorganisation est plus grand dans le premier cas, eu égard au nombre supérieur de communes. Ces circonstances n'ont d'ailleurs aucun rapport avec le grade ou les responsabilités exercées, une unité militaire présentant, comme son nom l'indique, le caractère d'un tout opérationnel. Quant aux distinctions que cette décision invite à faire dans un but exclusif de prévention des conflits d'intérêt, on peine à en distinguer les contours ou la portée. L'importance du conflit ne se proportionne pas aux grades en cause. On peut imaginer le cas d'un adjudant-chef maire adjoint chargé de l'urbanisme d'une petite commune où est implantée une unité dans laquelle son chef de corps aurait précisément à discuter avec la commune d'affaires d'urbanisme. Mal fondée dans son principe, la décision en cause est en outre inapplicable de façon intelligente. Au-delà, il semble que la conception du principe de « libre disposition » avancé par le Conseil constitutionnel soit trop étroite. Pour qu'il puisse avoir une portée réelle, il faut que rien ne vienne s'y opposer dans l'esprit même du militaire, et qu'il soit effectivement prêt à servir en tout temps et en tous lieux, comme l'indique le statut, sans qu'aucune considération publique extérieure au service ne vienne le diviser contre lui-même. Dans cette mesure, c'est bien l'exercice de tout mandat public qui doit, à notre sens, être jugé incompatible avec la condition militaire.

À l'issue de cette promenade en terrain somme toute relativement plat, plusieurs massifs montagneux s'offrent aux regards. Il faut se résoudre pour l'instant à les contempler de loin. Le premier est celui, effleuré plus haut et souvent évoqué dans les armées, de la responsabilité des militaires en opérations. Sur le plan de l'organisation, sans doute faut-il se féliciter de la réforme de la « justice militaire », laquelle dans ce qu'il en restait présentait plus d'inconvénients que d'avantages. Il reste à s'interroger en profondeur sur le caractère adéquat des instruments normatifs de la répression pénale ordinaire aux fautes des militaires, du moins à celles accomplies en service et pour les besoins de celui-ci, surtout en opérations, en allant au-delà même des avancées récentes sur l'obéissance à l'ordre légal de l'autorité légitime. Il en va de même de la question, moins spectaculaire mais tout aussi importante, de la soumission aux normes techniques civiles en matière de sécurité, dès lors qu'il s'agit des matériels. Quant au second massif, il concerne les retombées de la problématique d'un état d'urgence appelé à être redéfini, et de manière plus générale, les conséquences, en matière de droits et de responsabilité des personnels militaires, d'un engagement plus soutenu sur le territoire national, sans préjudice d'une modification du système de la réserve, voire de la reconstitution d'une forme de service national, au moins sur une base volontaire. Il reste à souhaiter que les gouvernants feront preuve, en ce domaine, d'une inventivité au moins égale, et cette fois positive, à celle dont ils ont fait preuve pour organiser ce qu'il était incomparablement plus facile d'organiser, la diminution des libertés du citoyen, motif pris de la gravité des circonstances.