Page

Le juge judiciaire dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel

Guy CANIVET - Membre du Conseil constitutionnel

Cahiers du Conseil constitutionnel n° 16 (Dossier : le Conseil constitutionnel et les diverses branches du droit) - juin 2004

1. - Au sens latin judicem, le juge est celui qui prononce des jugements, qui dit le droit avec force de vérité légale attachée à l'acte juridictionnel(1). Or, paradoxalement, la question simple de savoir quel est le statut constitutionnel de celui qui assure cette fonction traditionnelle, on ne peut plus régalienne, constante dans l'histoire et universelle dans toutes les sociétés, étatiques ou coutumières, n'est pas en France clairement résolue. Les sources de complication sont multiples. Tout d'abord parce qu'il existe plusieurs ordres de juridictions qui déterminent plusieurs catégories de juges, constitutionnels, des comptes, administratifs et judiciaires, soumis à des statuts de sources et contenus variables, ensuite, parce qu'au sein même du corps judiciaire, les magistrats sont divisés en raison de leurs fonctions, celles du siège et celles du parquet, les seconds n'exerçant aucun office de jugement, enfin parce que, dans l'ordre judiciaire, l'activité de juger est exercée par de multiples espèces de juges, professionnels ou non, temporaires ou permanents, élus ou nommés et relevant de statuts divers plus ou moins précis et protecteurs. En résumé, en France, tous ceux qui jugent ne sont pas des magistrats, tous les magistrats ne sont pas juges et au sein de l'ordre judiciaire tous ceux qui composent les juridictions ne relèvent pas du même statut.

2. - Ajoutant à la confusion, on pourrait poursuivre en indiquant que la fonction de juger n'est pas, non plus, en France, réservée aux seules juridictions. De nombreux organismes soumis à des statuts divers sont investis de pouvoirs plus ou moins spécialisés ou étendus de trancher des litiges ou de prononcer des sanctions, autorités et commissions administratives, dont l'indépendance est de degré variable. Au surplus, la résolution des litiges n'est pas nécessairement contentieuse ; des modes alternatifs de résolution des conflits ont, en effet, été créés par la loi ou inventés par la pratique, arbitrages internes et internationaux, institutionnels ou non, conciliations, médiations, propositions transactionnelles... dont la mise en oeuvre est confiée à une grande variété d'agents, publics ou privés, soumis à des contrôles plus ou moins poussés.

3. - Afin de limiter un sujet aussi vaste que complexe, il ne sera ici traité ni des organes de mise en oeuvre des modes alternatifs de résolution des conflits, ni des autorités et commissions administratives, indépendantes ou non, ni des membres du Conseil constitutionnel, ni des membres des juridictions des comptes composant la Cour des comptes et les chambres régionales des comptes, ni des juges administratifs nommés au Conseil d'État, dans les cours administratives d'appel ou dans les tribunaux administratifs, mais seulement des magistrats du siège de l'ordre judiciaire, ce qui conduit à les distinguer, d'une part, des magistrats du parquet, d'autre part, de ceux qui au sein de l'ordre judiciaire sont investis du pouvoir de juger sans être magistrat : membres des tribunaux de commerce, membres des conseils de prud'hommes, assesseurs des tribunaux paritaires des baux ruraux, des tribunaux des affaires de sécurité sociale, des tribunaux du contentieux de l'incapacité, des tribunaux pour enfants, des commissions d'indemnisation des victimes d'infraction, juges exerçant leurs fonctions à titre temporaire, juges de proximité, jurés des cours d'assises... Opérant ces exclusions et distinctions, on se concentrera donc sur le juge professionnel de l'ordre judiciaire, même si, par reflet, on discernera la place alors réservée à ces autres juges qui ne sont pas magistrats.

4. - Même ainsi réduit, l'objet de l'étude présente une autre difficulté. L'office du juge ne relève pas en France des seules dispositions internes. La France a adhéré à des conventions internationales qui emportent des garanties processuelles minimales. En outre, par l'effet de certaines de ces conventions, le juge participe à plusieurs ordres juridictionnels, interne, communautaire et conventionnel, ce qui, du point de vue du statut, emporte des conséquences puisque celui-ci est réglé non seulement par les dispositions internes mais aussi par d'autres, supérieures dans la hiérarchie des normes, en particulier l'article 14 du Pacte international des Nations unies relatif aux droits civils et politiques, l'article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales tel qu'interprété par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme, l'article 47 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne. Enfin, ces dispositions statutaires sont encore influencées par des recommandations émises par diverses instances internationales, en particulier par le Conseil de l'Europe ou diverses organisations internationales de juges. Le statut du juge échappe par conséquent de plus en plus aux seules dispositions prises par l'État dont il relève.

5. - Du seul point de vue interne, les sources constitutionnelles du statut du juge judiciaire résident dans les articles 64, 65 et 66 de la Constitution qui traitent de l'autorité judiciaire sous le titre VIII ainsi que dans l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. Tout en distinguant, comme l'y invitent les textes, les magistrats du siège des magistrats du parquet, le Conseil constitutionnel a déduit de ces dispositions l'existence de garanties minimales applicables à tous ceux qui participent de l'autorité judiciaire tant au regard de l'égalité statutaire que du principe de l'indépendance, les magistrats du siège bénéficiant au surplus de l'application d'une règle constitutionnelle spécifique supplémentaire, celle de l'inamovibilité à laquelle, comme le rappelle le Conseil constitutionnel, ne saurait bien entendu faire échec l'article 1er de l'ordonnance statutaire qui énonce que « tout magistrat a vocation à être nommé au cours de sa carrière à des fonctions du siège et du parquet ».

6. - Assez récemment, les politiques de diversification du mode de recrutement des personnes investies du pouvoir de juger ont conduit à se demander si, au regard de la Constitution, pouvait être créé un nouvel ordre de juridiction dont les membres, juges non professionnels, seraient habilités à intervenir dans des matières normalement dévolues au juge de l'ordre judiciaire. Le 29 août 2002(2), le Conseil constitutionnel l'a admis au terme d'un raisonnement en plusieurs étapes. Il a d'abord observé qu'en consacrant l'existence d'une autorité judiciaire composée de magistrats de carrière sous statut, le constituant avait entendu réserver à ces juges des compétences exclusives, en particulier, en vertu de l'article 66 de la Constitution, le prononcé de mesures privatives de liberté ; puis, il a relevé que ces principes constitutionnels ne font pas obstacle à ce que des juges non professionnels exercent, pour une part limitée, des compétences normalement dévolues aux tribunaux d'instance sous réserve que des garanties statutaires suffisantes soient prises pour assurer le respect du « principe d'indépendance indissociable de l'exercice des fonctions juridictionnelles » et la qualité de la justice rendue.

7. - Au titre des garanties qu'il institue, l'article 64 de la Constitution prévoit qu'« une loi organique fixe le statut des magistrats » ; comme le précise le Conseil constitutionnel, « en spécifiant que ressortit au domaine d'intervention d'une loi ayant le caractère d'une loi organique une matière que l'article 34 range d'ailleurs au nombre de celles relevant de la compétence du législateur, le constituant a entendu accroître les garanties d'ordre statutaire accordées aux magistrats de l'ordre judiciaire ». Aussitôt, le Conseil constitutionnel a indiqué qu'il fallait seulement comprendre dans le statut de la magistrature « les magistrats de carrière de l'ordre judiciaire »(3), ce qui exclut les juges non professionnels composant différentes juridictions spécialisées, tribunaux de commerce, conseils de prud'hommes...; la décision du 20 février 2003(4) relative au juge de proximité a toutefois considérablement nuancé cette position.

8. - À cet égard, une question préliminaire importante se pose qui touche au support législatif qui doit contenir le statut de tels juges, titulaires de compétences qui en principe sont exercées par des magistrats de l'ordre judiciaire soumis pour leur part à l'ordonnance portant loi organique relative au statut de la magistrature. Doit-il s'agir d'une loi organique venant modifier la loi organique relative au statut de la magistrature ou d'une loi ordinaire ? Dans sa décision du 19 février 1998 relative au recrutement exceptionnel de magistrats de l'ordre judiciaire et à la modification des conditions de recrutement des conseillers de cour d'appel en service extraordinaire(5), le Conseil constitutionnel avait expressément souligné la compétence du législateur organique, fondé à intervenir en l'espèce, la loi fixant notamment les conditions du recrutement de conseillers de cour d'appel en service extraordinaire ; le caractère organique ne faisait pas de doute ici s'agissant de personnes recrutées directement comme magistrats de l'ordre judiciaire mais exerçant à titre temporaire leurs fonctions.

9. - La question a été très directement posée dans une espèce différente, celle de la création du juge de proximité, pour laquelle la réponse n'était pas évidente. En effet, la loi d'orientation et de programmation pour la justice du 9 septembre 2002 avait prévu en application de l'article 34 de la Constitution la création d'un nouvel ordre de juridiction, la juridiction de proximité, sans pour autant prévoir les règles statutaires qui lui étaient applicables, ce que le Conseil constitutionnel avait admis dans la décision précitée du 29 août 2002, en retenant qu'aucune exigence constitutionnelle n'imposait l'adoption concomitante des dispositions créant le nouvel ordre de juridiction et de celles relatives au statut de ses membres. En même temps, la Haute juridiction précisait toutefois que « les juridictions de proximité ne pourront être mises en place qu'une fois promulguée une loi fixant les conditions de désignation et le statut de leurs membres ». La décision du Conseil constitutionnel se gardait de préciser s'il s'agissait d'une loi organique ou d'une loi ordinaire.

10. - Ce n'est que dans la décision du 20 février 2003, déjà citée, relative aux juges de proximité que le Conseil constitutionnel donna la réponse ; le statut de ce juge ne peut être que de caractère organique. Le Conseil ajoute : « pour autant, l'insertion des conditions de désignation et des règles statutaires régissant les juges de proximité dans l'ordonnance du 22 décembre 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature n'a ni pour objet ni pour effet d'intégrer les juges de proximité dans le corps judiciaire régi pour le statut des magistrats pris en application de l'article 64 de la Constitution. » On peut lire dans le numéro des Cahiers du Conseil constitutionnel consacré à cette décision l'explicitation suivante : « La diversité des compétences du juge de proximité, le fait qu'elles étaient »normalement« exercées par le juge judiciaire et l'imbrication entre les deux ordres de juridiction conduisent à placer le statut du juge de proximité sous un régime de même nature juridique que celui des magistrats exerçant à titre temporaire au sein des juridictions judiciaires : la loi organique prévue à l'article 64 de la Constitution. Pour autant, l'insertion des garanties statutaires de juges non professionnels exerçant à titre temporaire dans la loi organique relative au statut de la magistrature n'a ni pour objet ni pour effet d'intégrer les juges de proximité dans le corps judiciaire régi par le statut de la magistrature. Une chose est qu'ils relèvent des mêmes droits et obligations que la magistrature judiciaire professionnelle, autre chose est qu'ils en fassent partie. »

11. - On rappellera à cet égard que les droits et obligations ne sont pas identiques compte tenu des dérogations justifiées par le caractère temporaire des fonctions et plus encore par leur exercice à temps partiel. Par ailleurs et alors que la loi organique sur les juges de proximité insère dans l'ordonnance du 22 décembre 1958 un chapitre intitulé « Des juges de proximité », il est essentiel que le Conseil constitutionnel ait levé toute ambiguïté en indiquant que le juge de proximité ne fait pas partie du corps judiciaire régi par le statut des magistrats pris en application de l'article 64 de la Constitution. Néanmoins par cette décision, on semble s'éloigner de la spécificité du statut constitutionnel des magistrats judiciaires qui, comme le rappelle un auteur, était « le seul et unique de la fonction publique française à être fixé selon une procédure législative spécifique, plus solennelle que la procédure législative ordinaire, prolongement direct et immédiat de la Constitution ». Pour ce même auteur, « il faudrait désormais distinguer entre magistrature et corps judiciaire ce qui bouleverse la tradition fondée sur un bloc monolithique »(6). Il semble possible de tenir un raisonnement différent selon lequel les juges de proximité ne sont évidemment pas des magistrats et n'appartiennent pas au corps judiciaire.

12. - Cette dernière observation atteste le rôle que le Conseil constitutionnel peut être conduit à jouer sur le fond. Sa jurisprudence dessine la figure du juge, telle qu'elle résulte des exigences constitutionnelles qu'il est conduit à formuler et dont il doit garantir le respect. Se fait-il une conception unitaire du juge, quel que soit son statut ou sa fonction ? Sa jurisprudence se dresse-t-elle à l'encontre du mouvement de spécialisation et de « déprofessionnalisation » de la fonction de juger ou, à l'inverse, contribue-t-elle à entériner la tendance actuelle à la diversification ? Sur cette voie, la jurisprudence du Conseil constitutionnel ne peut être comprise que si l'on prend également en compte l'ambivalence de sa raison d'être : elle peut aussi bien viser à offrir des garanties au juge lui-même qu'à servir le justiciable. Tels sont les enjeux d'une jurisprudence constitutionnelle qui croît en importance, sans nécessairement gagner en exigence. Son analyse en rend compte. Elle révèle qu'en tant que composante de l'autorité judiciaire, le juge relève des dispositions uniformes applicables au corps judiciaire (I) tandis que la fonction particulière de jugement qu'il assume explique que soient formulées, au surplus, des garanties particulières et renforcées (II).

I. Les garanties uniformes applicables à l'ensemble du corps judiciaire

13. - L'alinéa 3 de l'article 64 de la Constitution qui prévoit qu'« une loi organique porte statut des magistrats » - c'est l'ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature - apporte pour garantie essentielle que toute modification à ce statut est obligatoirement soumise au Conseil constitutionnel en application de l'article 61 de la Constitution.

14. - Ce qui n'a cependant pas empêché la fréquence des modifications de la loi statutaire notamment lorsqu'il s'est agi de prévoir des concours exceptionnels de recrutement de magistrats (LO du 29 oct. 1980, du 15 avr. 1991, du 24 févr. 1998), provoquant, du même coup, la multiplication des décisions du Conseil constitutionnel. C'est précisément face à la succession des aménagements d'importance diverse apportés aux règles statutaires des magistrats que ce contrôle a pris une ampleur et une intensité renforcées. À cette fin, pour sauvegarder l'homogénéité du corps judiciaire, le Conseil constitutionnel a dû développer et enrichir le contenu et la portée des normes constitutionnelles applicables aux magistrats, au premier rang desquels figurent, d'une part, l'indépendance de l'autorité judiciaire et la règle de l'inamovibilité des magistrats du siège, d'autre part, le principe d'égalité qui découle de l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen(7). Le statut du juge judiciaire est donc régi par les deux principes de protection communs à tous ceux qui participent de l'autorité judiciaire : l'égalité devant la loi qui détermine une égalité statutaire minimum (A) et l'indépendance (B).

A. L'égalité statutaire minimum du corps judiciaire

15. - L'introduction de l'article 6 de la Déclaration de 1789 selon lequel tous les citoyens étant égaux aux yeux de la loi, « ils sont également admissibles à toutes les dignités, places et emplois publics selon leur capacité, et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents » parmi les normes constitutionnelles applicables aux magistrats permet au Conseil constitutionnel de veiller au respect par le législateur organique du principe d'égalité entre les magistrats face à la multiplication récente de règles de recrutement diversifiées, intégrations directes, concours exceptionnels et complémentaires et à la différenciation des modes d'exercice des fonctions judiciaires, conseillers en service extraordinaire, juges à titre temporaire ou juges de proximité... Au fil des décisions prises à l'occasion du contrôle de constitutionnalité de ces innovations, le Conseil constitutionnel a fait diverses applications de ce principe d'égalité : égalité dans l'accès à la magistrature, égalité dans la carrière des magistrats, égalité devant la justice qui révèlent de nouvelles exigences constitutionnelles lesquelles, tout en étant liées au statut même des magistrats, apportent des garanties aux justiciables.

1) L'égalité de traitement des magistrats dans la gestion de leur carrière.

16. - Bien que l'occasion lui en ait été donnée dans plusieurs décisions antérieures, ce n'est que par sa décision du 21 février 1992(8) que le Conseil constitutionnel a appliqué l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen au statut des magistrats. Examinant la conformité à la Constitution de dispositions prévoyant des recrutements temporaires et exceptionnels de magistrats et introduisant des règles particulières d'exercice des fonctions en cause, il a fait application du principe d'égalité afin de rappeler au législateur organique les exigences minimums d'unité du corps judiciaire en érigeant en principe « l'égalité de traitement des magistrats dans le déroulement de leur carrière qui découle de l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen ».

17. - Sur cette base, le Conseil constitutionnel estime justifié que certaines modalités de carrière ne s'appliquent qu'à certains magistrats pour autant, s'agissant de majoration d'ancienneté, qu'elles soient définies sur la base de critères objectifs, ou encore qu'il soit tenu compte, pour la diffusion des projets de nomination, des spécificités des fonctions de certains magistrats. Il a également considéré que n'était pas contraire au principe d'égalité de traitement des magistrats dans le déroulement de leur carrière, une disposition applicable à des magistrats intégrés par recrutement exceptionnel qui permettait une prise en compte partielle des années d'activité professionnelle non seulement pour leur classement indiciaire dans le grade mais aussi pour leur avancement. En revanche, sur le même fondement est sanctionnée l'interdiction de toute nomination ou promotion dans l'ordre national de la Légion d'honneur ou dans l'ordre national du Mérite des magistrats élus siégeant à la commission d'avancement.

18. - Le Conseil constitutionnel s'est depuis lors référé au principe d'égalité de traitement des magistrats notamment pour valider l'extension des incompatibilités entre les fonctions de magistrats et l'exercice de mandats électoraux(9) ou justifier que les magistrats exerçant à titre temporaire ne puissent être membres du Conseil supérieur de la magistrature ou de la commission d'avancement eu égard à la spécificité des conditions dans lesquelles ils sont recrutés et exercent leurs fonctions(10).

19. - Tout en réitérant ces acquis, les décisions du 19 février 1998(11) à propos des conseillers en service extraordinaire et du 20 février 2003(12) à propos des juges de proximité ont élargi la portée du principe d'égalité aux dimensions désormais clairement exprimées de l'égalité dans l'accès à la magistrature et de l'égalité devant la justice dont la deuxième décision a tiré d'importantes conséquences quant au statut constitutionnel spécifique du juge.

2) L'égalité d'accès à la magistrature et l'égalité des citoyens devant la justice

20. - S'agissant de l'accès à la magistrature, le Conseil constitutionnel applique des principes comparables à ceux auxquels il se réfère pour apprécier la conformité à la Constitution des intégrations directes dans la fonction publique de l'État. Dans la décision n° 83-153 DC du 14 janvier 1983 portant sur la loi relative au statut général des fonctionnaires, le Conseil a ainsi dégagé le principe suivant : " ... si le principe de l'égal accès aux emplois publics, proclamé par l'article 6 de la Déclaration de 1789, impose que, dans les nominations de fonctionnaires, il ne soit tenu compte que de la capacité, des vertus et des talents, il ne s'oppose pas à ce que les règles de recrutement destinées à permettre l'appréciation des qualités des candidats à l'entrée dans une école de formation ou dans un corps de fonctionnaires soient différenciées pour tenir compte tant de la variété des mérites à prendre en considération que de celle des besoins du service public ".

21. - En transposant cette jurisprudence, le Conseil constitutionnel, dans la décision précitée de 1992, a admis l'intégration directe à des emplois hors hiérarchie d'avocats justifiant de 25 années au moins d'exercice de la profession ; il a relevé que la durée de la condition d'ancienneté exigée était à même d'assurer le respect du principe d'égalité, au sens de l'accès aux emplois publics. Ces nominations intervenant après avis conforme de la commission d'avancement, le Conseil avait considéré que les exigences constitutionnelles tenant à la capacité ou au talent, issues de l'article 6, étaient satisfaites.

22. - Examinant une loi qui, une nouvelle fois, modifiait l'ordonnance du 22 décembre 1958 pour permettre un recrutement exceptionnel de magistrats et modifier celui des conseillers de cour d'appel en service extraordinaire, le Conseil constitutionnel, dans la décision du 19 février 1998 précitée, a enrichi le contrôle qu'il opère sur le statut des magistrats. En particulier, l'application au statut des magistrats du principe d'égalité des citoyens devant la justice aboutit à transformer une garantie interne au corps judiciaire en garantie de bonne justice.

23. - Selon le juge constitutionnel, le principe d'égalité devant la justice découle du principe d'égalité devant la loi énoncé à l'article 6 de la Déclaration de 1789 dont il n'est qu' « une simple expression dans un domaine particulier, celui de la justice ». Les différentes déclinaisons du principe d'égalité tel qu'applicable au statut des magistrats sont présentées dans le considérant de principe de la décision du 19 février 1998 selon lequel : « Il incombe au législateur organique... de se conformer aux règles et principes de valeur constitutionnelle ; qu'en particulier, doivent être respectés non seulement le principe de l'indépendance de l'autorité judiciaire et la règle de l'inamovibilité des magistrats du siège... mais également le principe de l'égal accès des citoyens aux places et emplois publics, proclamé par l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen...; qu'il découle de ces dispositions, s'agissant du recrutement des magistrats, en premier lieu, qu'il ne soit tenu compte que des capacités, des vertus et des talents, en deuxième lieu, que les capacités, vertus et talents ainsi pris en compte soient en relation avec les fonctions de magistrats et garantissent l'égalité des citoyens devant la justice, qu'enfin, les magistrats soient traités de façon égale dans le déroulement de leur carrière. »

24. - Dans cette décision, l'égalité des citoyens devant la justice est reliée à l'égalité dans l'accès à la carrière de magistrat, dont elle est une justification supplémentaire : « Les règles de recrutement des magistrats de l'ordre judiciaire fixées par le législateur organique doivent concourir, notamment en posant des exigences précises quant à la capacité des intéressés conformes aux conditions découlant de l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, à assurer le respect tant du principe d'égalité devant la justice que de l'indépendance, dans l'exercice de leurs fonctions, des magistrats ainsi recrutés. » Ainsi se révèle une nouvelle orientation des exigences constitutionnelles relatives aux magistrats clairement tournées vers des préoccupations de qualité de la justice. Alors que le législateur organique multiplie les recrutements exceptionnels et crée de nouvelles catégories de magistrats exerçant à titre temporaire, le Conseil constitutionnel accentue son contrôle dans le sens d'un accroissement des garanties constitutionnelles dont les bénéficiaires sont désormais les citoyens. L'idée d'une justice de qualité, égale pour tous, semble aussi peu à peu émerger pour constituer l'une des conditions d'une justice moderne.

25. - Comme l'indique un commentateur(13), dans la décision n° 98-396 DC_,_ « le juge constitutionnel a édicté en un tout cohérent les principes régissant l'accès et la fonction de magistrat en les interprétant, notamment sur la base du principe de l'indépendance de l'autorité judiciaire mais aussi des principes induits par l'article 6 de la Déclaration de 1789 ». Dans cette décision, le Conseil constitutionnel se fait gardien vigilant des exigences de qualité de la justice, posant un certain nombre de réserves d'interprétation. Désormais, sur des recrutements exceptionnels identiques à ceux initiés par le législateur de 1998, un tel contrôle ne sera plus possible ; en effet, la loi organique du 26 juin 2001 a inséré directement dans l'ordonnance statutaire « de nouvelles facultés permanentes pour recruter des magistrats alors même qu'auparavant des lois organiques spécifiques ouvraient à chaque reprise à ce titre un ou des concours exceptionnels »(14).

Fort heureusement, le Conseil constitutionnel s'est attaché, dans cette même décision, à vérifier que les critères ainsi posés en amont par le législateur dans la perspective de futurs recrutements de ce type répondaient aux exigences constitutionnelles et il a notamment rappelé qu'en toute hypothèse le jury pouvait décider de ne pas pourvoir tous les postes proposés.

26. - Le contenu des exigences de capacité est, dans la suite de cette jurisprudence, clairement explicité dans la décision du 20 février 2003 relative aux juges de proximité puisqu'en effet le Conseil indique que, dans le cadre de ce recrutement particulier, le législateur organique doit préciser lui-même le niveau de connaissances ou d'expérience juridiques auquel doivent répondre les candidats à ces fonctions. Cette interprétation a conduit la haute instance à sanctionner, comme non conforme à l'exigence de capacité, la disposition qui étendait le recrutement aux personnes ayant exercé des responsabilités dans les services administratifs, économiques ou sociaux, dès lors que n'était pas précisé le niveau de connaissances ou d'expériences juridiques auquel elles auraient dû répondre.

27. - L'orientation dégagée en 1998 est ainsi précisée dans la décision du 20 février 2003. En effet, le Conseil constitutionnel rappelle que les connaissances juridiques constituent une condition nécessaire à l'exercice de fonctions judiciaires mais que ni les diplômes juridiques obtenus par les candidats, ni leur exercice professionnel antérieur ne suffisent à présumer dans tous les cas qu'ils détiennent ou sont aptes à acquérir les qualités indispensables au règlement des litiges contentieux relevant des juridictions de proximité et qu'il appartiendra par conséquent au Conseil supérieur de la magistrature de s'assurer que les candidats peuvent effectivement exercer de telles fonctions. Par cette réserve d'interprétation, il entend veiller spécialement à la qualité du recrutement du juge de proximité car même si ce dernier n'est appelé à traiter que de litiges d'un enjeu financier limité et même si ses attributions ne recouvrent pas toutes celles du juge d'instance, il doit réunir, dans son domaine propre, les mêmes compétences, les mêmes connaissances, les mêmes capacités et les mêmes réflexes déontologiques que le juge d'instance puisque, si tel n'était pas le cas, la qualité de la justice serait amoindrie et l'égalité rompue entre les justiciables, dans la mesure où, selon les ressorts, un type de litige peut être traité soit par un juge d'instance soit par un juge de proximité étant au surplus rappelé que les petits litiges de la vie quotidienne ne sont pas nécessairement les plus simples en droit, comme en atteste au demeurant la disposition qui prévoit un renvoi devant le juge d'instance en cas de difficulté juridique sérieuse. Dans cette décision, l'application du principe d'égalité des citoyens devant la justice conduit donc le Conseil constitutionnel à imposer des obligations statutaires de qualité, de qualification et de compétence spécifiques au juge de proximité.

28. - De l'analyse de ces décisions, il résulte que le juge judiciaire de carrière comme le juge exerçant à titre temporaire doivent bénéficier d'un statut assurant, à leur bénéfice comme dans l'intérêt d'une bonne justice, une égalité d'accès et de traitement dans la gestion de leur carrière, l'une et l'autre propres à garantir une aptitude suffisante à l'exercice des fonctions judiciaires qui leur sont assignées, ce pour satisfaire à l'exigence d'égalité d'accès des citoyens à la justice. C'est précisément l'exercice spécifique de ces fonctions particulières qui détermine, au-delà de ce qui est exigé pour l'ensemble du corps judiciaire, les aptitudes que la Constitution impose au juge. Mais au titre des garanties statutaires communes figure aussi l'indépendance.

B. L'indépendance de l'autorité judiciaire

29. - Alors qu'il fait, dans la loi organique du 22 décembre 1958 relative au statut de la magistrature, l'objet de multiples applications tant en ce qui concerne la nomination, la carrière, les incompatibilités et la discipline des magistrats que les pouvoirs du Conseil supérieur de la magistrature, le principe de l'indépendance de l'autorité judiciaire n'est pas défini par l'article 64 de la Constitution qui en prévoit la garantie. Le sens et la portée de la notion sont donc incertains et donnent lieu à des ambiguïtés sur ses diverses conceptions possibles, organique, fonctionnelle ou personnelle, ce qui a contraint le Conseil constitutionnel, dans ses décisions successives, à en tracer les contours tant dans son champ d'application que dans son contenu.

30. - Toute la question est de savoir si la garantie d'indépendance est attachée à l'« autorité judiciaire », à la personne du magistrat ou à la fonction qu'il exerce. À cet égard, le Conseil constitutionnel utilise des formules variables traduisant une conception modulable de l'indépendance en fonction des dispositions examinées et de leur objet. Ainsi s'est-il référé en fonction des espèces, tantôt à « l'indépendance des juridictions »(15) optant ainsi pour une conception organique de la garantie, tantôt à « l'indépendance des membres des juridictions », à « l'indépendance des juges »(16), à « l'indépendance des magistrats du siège »(17), à celle « des juges du siège »(18), « des juges d'instruction »(19) et plus récemment à « l'indépendance des magistrats »(20), selon une conception plus personnelle et statutaire de la garantie, appliquée à l'ensemble du corps judiciaire mais spécifiquement adaptée à chacune des catégories de magistrats visés. Cette approche à caractère fonctionnel a été clairement affirmée par les décisions du 19 février 1998 et 20 février 2003 qui posent un « principe d'indépendance, ... indissociable de l'exercice des fonctions judiciaires »(21).

31. - Au-delà de la variété des formules, on distingue en fait deux applications possibles du principe d'indépendance, l'une générale au corps judiciaire et à ceux qui y sont assimilés et qui s'attache au statut, l'autre concernant plus précisément les juges et qui se rapporte à l'exercice des fonctions.

32. - Ainsi, selon la première catégorie d'applications, les garanties d'indépendance des magistrats inscrites dans la Constitution ou dans le statut tiennent-elles d'abord principalement à des dispositions distinctes de la fonction même de juger(22). Le Conseil constitutionnel a été amené à vérifier la garantie d'indépendance des magistrats vis-à-vis de leur autorité de nomination dont il a fait de multiples applications tant à l'égard des auditeurs de justice dans le cadre de la révision constitutionnelle de 1993 qu'à l'égard des diverses catégories de magistrats temporaires dont l'indépendance est envisagée principalement dans le cadre de la nomination, de la carrière, de la rémunération, des activités annexes : règles de nomination des conseillers et avocats généraux à la Cour de cassation en service extraordinaire et celles de cessation de leurs fonctions(23); suppression par la loi organique du 24 février 1998 du stage probatoire pour les magistrats recrutés à titre temporaire(24); membres de la fonction publique placés en détachement judiciaire au regard du mécanisme de retour de ces fonctionnaires dans leur corps d'origine(25) ; indemnisation des magistrats à titre temporaire(26); interdiction de l'exercice d'une activité professionnelle privée applicable aux magistrats temporaires, aux conseillers des cours d'appel et aux magistrats remplaçants(27) ; recrutement du juge de proximité ; soumission à l'administration des tribunaux d'instance ; règlement des conflits d'intérêts ; sanction de l'exercice d'une activité incompatible avec des fonctions juridictionnelles ; obligation de réserve ; régime disciplinaire ; évaluation ; renouvellement du mandat de telle ou telle catégorie de juges(28).

33. - Les lois organiques soumises à l'examen du Conseil constitutionnel lui ont également permis d'examiner l'indépendance des magistrats inhérente à leur fonction à l'égard des justiciables notamment quant à l'incompatibilité avec certains mandats électoraux ou à l'interdiction, dans certains cas, de l'exercice d'autres activités professionnelles pour les magistrats exerçant à titre temporaire(29).

34. - Enfin, il n'est pas sans intérêt de noter que, pour les magistrats exerçant leurs fonctions à titre temporaire, le Conseil constitutionnel fait expressément entrer l'aptitude à l'indépendance dans l'exigence de capacité à exercer les fonctions(30).

35. - C'est la volonté de prévoir des garanties uniformes d'indépendance pour l'ensemble des magistrats mais différemment modulées à l'égard des magistrats du siège et des magistrats du parquet, qui a conduit le Constituant à modifier la Constitution lors de la révision du 27 juillet 1993. Pour certains commentateurs(31), la réforme du Conseil supérieur de la magistrature qui en est résultée vise à l'unité du corps judiciaire regardée comme une conséquence de l'affirmation générale de l'indépendance de l'autorité judiciaire contenue dans l'article 64 de la Constitution. Ces garanties minimales, applicables à l'ensemble des magistrats, n'empêchent toutefois pas que les juges jouissent de garanties supplémentaires, en raison des fonctions propres qu'ils exercent.

II. Le juge judiciaire a des missions propres qui déterminent des garanties spécifiques

36. - C'est, en effet, la fonction de jugement, en ce qu'elle est soumise à l'exigence d'équité du procès, et le rôle spécifique du juge dans la protection de la liberté individuelle, qui déterminent à son profit un niveau de garanties supérieur au sein du corps judiciaire affectant aussi bien la garantie d'indépendance que l'égalité d'accès des citoyens à la justice.

A. La garantie d'indépendance spécifique au juge judiciaire

37. - On a bien discerné que la conception fonctionnelle retenue par les dernières décisions du Conseil constitutionnel(32) impose une appréciation plus rigoureuse de la garantie d'indépendance lorsqu'elle intéresse les magistrats du siège. Il est, en outre, remarquable que, dans sa jurisprudence, les seules applications de la garantie d'indépendance inhérente à l'activité judiciaire concernent les magistrats du siège au regard de la fonction de jugement.

38. - En outre, le principe d'inamovibilité prévu par l'article 64 de la Constitution qui dispose que « les magistrats du siège sont inamovibles » rappelé et défini par l'article 4 de l'ordonnance du 22 décembre 1958, selon lequel " ... le magistrat du siège ne peut recevoir, sans son consentement, une affectation nouvelle même en avancement " est regardé par le Conseil constitutionnel comme une condition de l'indépendance de ces magistrats(33). À cet égard, il a un double objet : au magistrat, l'inamovibilité assure la pérennité des fonctions du siège au sein de la juridiction où il a été nommé, tandis qu'au justiciable, elle garantit qu'une juridiction ne sera pas tout exprès composée pour juger une affaire déterminée, en déplaçant des magistrats spécialement choisis dans diverses juridictions(34). Ainsi, la faculté donnée au gouvernement de pourvoir d'office à l'affectation de magistrats du siège a été jugée par le Conseil constitutionnel comme étant contraire au principe d'inamovibilité(35). Inversement, au regard de la même règle, le mécanisme de première affectation des auditeurs de justice, à la sortie de l'École nationale de la magistrature a été jugé conforme à la Constitution(36).

39. - Dans ses décisions les plus récentes, le Conseil constitutionnel n'a pas censuré des dispositions statutaires discutées sur le fondement de l'inamovibilité. Ainsi a-t-il accepté, à certaines conditions, la délégation de magistrats ou l'institution de magistrats remplaçants, affectés sur décision du chef de cour, dans le ressort de chaque cour d'appel(37) ; il a également déclaré conformes à la Constitution des dispositions qui créent une obligation de mobilité pour les magistrats ne justifiant pas de cinq années de services effectifs(38). Dans la décision du 19 juin 2001(39), le Conseil a consacré des développements essentiels à la mobilité géographique et fonctionnelle des magistrats ; il a notamment affirmé que le législateur pouvait limiter la durée d'exercice de certaines fonctions judiciaires sous réserve de déterminer les garanties de nature à concilier les conséquences qui en résultent avec le principe de l'inamovibilité des magistrats du siège ; pour autant, le Conseil ne précise pas ce que doivent être ces garanties, se contentant, selon la méthode qui est habituellement la sienne, de passer en revue les garanties prévues en l'espèce par le législateur organique pour conclure que les dispositions limitant à sept ans la durée d'exercice par un magistrat des fonctions de chef d'une même juridiction du premier ou du second degré et à dix ans celle des fonctions de juge spécialisé au sein d'un même tribunal sont conformes à la Constitution. Faut-il en déduire, comme certains commentateurs, que la force de la règle d'inamovibilité connaît un certain déclin dû aux impératifs de gestion par la mobilité du corps judiciaire(40) ?

B. L'exigence renforcée d'égalité des citoyens devant la justice

40. - On a vu que le principe d'égalité d'accès des citoyens à la justice conduisait le Conseil constitutionnel à imposer dans le recrutement des juges des exigences de capacité applicables aux juges exerçant à titre temporaire comme aux juges professionnels, exigences conduisant à vérifier au stade de leur recrutement leur aptitude intellectuelle et morale à rendre la justice. Le Conseil constitutionnel impose ainsi au législateur organique de prévoir des conditions de recrutement qui assurent une justice équitable et de qualité quel que soit le juge qui la rend, un juge ayant des connaissances et une expérience juridiques suffisantes pour trancher les litiges qui lui sont soumis et des dispositions d'esprit lui permettant d'imposer son indépendance.

41. - Contrôlant la conformité des règles régissant le cumul des fonctions de juge de proximité avec d'autres activités professionnelles, le Conseil constitutionnel, dans la décision du 20 février 2003, a, de façon nouvelle, rattaché les exigences d'indépendance et d'impartialité qui s'imposent au juge à l'article 16 de la Déclaration de 1789 selon lequel : « Toute société dans laquelle la garantie des droits n'est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n'a point de gouvernement. » Dans un commentaire accompagnant la publication de cette décision(41), le secrétaire général du Conseil constitutionnel précise la portée de ce nouveau fondement. Il indique que l'article 16 de la Déclaration de 1789 impose l'indépendance et l'impartialité du juge comme l'article 6 de ce même texte impose sa capacité ; rappelant que le Conseil l'avait déjà jugé pour la capacité du juge mais non encore explicitement pour son indépendance et son impartialité, il souligne que la formule précédemment utilisée par la Haute instance, selon laquelle l'impartialité et l'indépendance sont « indissociables des fonctions juridictionnelles », était peu satisfaisante par son caractère tautologique et son défaut de rattachement textuel. Selon le commentateur, l'intérêt de cette nouvelle référence tient à ce que « l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen porte en droit interne les exigences du procès équitable, énoncées en droit européen par l'article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales » et il ajoute que, plus généralement, l'article 16 « permet d'ancrer dans le droit positif constitutionnel de nombreuses composantes de la notion de sécurité juridique ». C'est au demeurant cette même analyse que fait le professeur François Luchaire dans un article consacré à la sécurité juridique(42) dans lequel il indique que « le Conseil constitutionnel apporte à la personne, dans beaucoup d'hypothèses, des garanties qui s'apparentent à la sécurité juridique, sans que cette expression apparaisse dans ses décisions », illustrant ce propos notamment par le rappel du droit au juge, proclamé par l'article 16.

42. - Faut-il voir dans ce commentaire l'affirmation que le principe de sécurité juridique deviendrait directement applicable au statut des juges en tant que principe à valeur constitutionnelle ? Sur le principe même de sécurité juridique, une décision du 13 janvier 2003 a jugé que « le législateur ne saurait porter aux contrats légalement conclus une atteinte qui ne soit justifiée par un motif d'intérêt général suffisant sans méconnaître les exigences résultant des articles 4 et 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789... » mais il reste à savoir ce qui pourrait en être déduit quant aux garanties du procès et au statut du juge. S'agirait-il de comprendre dans les capacités exigées des juges l'aptitude à assurer le respect d'un principe de sécurité juridique dont le contenu resterait encore à définir ?

Conclusion

43. - En examinant les garanties dont le Haut Conseil entoure le statut constitutionnel des juges, on se rend compte que, progressivement, il a dressé les contours du juge idéal non seulement dans ses modes de recrutement et le déroulement de sa carrière, mais surtout en ce qui concerne les garanties attachées à l'exercice de l'activité juridictionnelle. Un juge techniquement compétent, ayant les dispositions, les connaissances, l'expérience juridique le rendant apte à trancher les litiges en prenant des décisions ménageant l'égalité des citoyens devant la justice et, éventuellement, le principe de sécurité juridique, la dimension morale lui permettant d'imposer son indépendance, de rester impartial, de respecter et de faire respecter les principes du procès équitable. À n'en pas douter, la stature et les capacités d'un tel juge doivent servir de modèle pour tous ceux qui définissent et mettent en oeuvre les règles de recrutement et les programmes de formation des juges professionnels. Il est toutefois paradoxal que ces exigences nouvelles, qui donnent du juge une image particulièrement ambitieuse, ne s'appliquent qu'aux juges dont le statut relève d'une loi organique. On discerne mal, en effet, en quoi le jugement d'affaires spécialisées, en droit social ou en droit commercial nécessiterait de moindres garanties. Mais il est vrai qu'en ce qui concerne ces autres juges, l'adaptation aux garanties de la Convention européenne des droits est réalisée par les juridictions elles-mêmes à qui s'impose le devoir d'écarter toutes les dispositions d'organisation judiciaire et de procédure qui leur seraient contraires, ce qu'elles font dans tous les domaines. Un autre paradoxe, non des moindres, est que ce renforcement d'exigences quant à la qualification, à la compétence des juges résulte de décisions du Conseil constitutionnel qui, dans l'ensemble, valident des modes de recrutement de juges non professionnels dont le statut est moins protecteur que celui des magistrats professionnels. En définitive, plus les règles constitutionnelles se précisent pour sembler, formellement, gagner en importance, moins leurs applications sont exigeantes.

(1) Th. Renoux, « Le statut constitutionnel des juges du siège et du parquet », Annuaire International de justice constitutionnelle, XI, 1995, Economica.
(2) Déc. n° 2002-461 DC du 29 août 2002.
(3) Déc. n° 92-305 DC du 21 févr. 1992.
(4) Déc. n° 2003-466 DC du 20 févr. 2003.
(5) Déc. n° 98-396 DC du 19 févr.. 1998.
(6) Thierry Renoux, RFD const., 2003, p. 548 et s.
(7) Th. Graffin, « Le statut des magistrats devant le Conseil constitutionnel : une défense discutable de l'unité du corps judiciaire au profit d'une exigence forte d'indépendance des magistrats », RD publ. 2001, p. 831.
(8) Déc. n° 92-305 DC du 21 févr. 1992.
(9) Déc. n° 93-336 DC du 27 janv. 1994.
(10) Déc. n° 94-355 DC du 10 janv. 1995.
(11) Déc. n° 98-396 DC du 19 févr. 1998, préc.
(12) Déc. n° 2003-466 du 20 févr. 2003, préc.
(13) Alexis Quint, JCP, 24 juin 1998, p. 1162 et s.
(14) Thierry Renoux, RFD const., p. 724 et s.
(15) Selon une formule identique à celle qui est utilisée par les juridictions administratives dont l'indépendance est basée sur les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République ; déc. n° 80-119 DC du 22 juill. 1980, déc. n° 86-220 DC du 22 déc. 1986.
(16) Déc. n° 70-40 DC.
(17) Déc. n° 80-123 du 24 oct. 1980.
(18) Déc. n° 80-127 DC du 19 et 20 janv. 1981.
(19) Déc. n° 80-127, préc.
(20) Déc. n° 98-396 DC, préc.
(21) Déc. 70-40 DC, préc.; déc. n° 92-305 DC, préc.; déc. n° 98-396 DC, préc.
(22) Th. Graffin, op. cit.
(23) Déc. n° 92-305 DC, préc.
(24) Déc. n° 98-396 DC, préc.
(25) Déc. n° 92-305 DC, préc.
(26) Déc. n° 94-355 DC, préc.
(27) Déc. n° 94-355 DC, préc.
(28) Déc. n° 2003-466, préc.
(29) Th. Renoux, Le Conseil constitutionnel et l'autorité judiciaire, Economica 1984.
(30) Déc. n° 98-396, préc.
(31) Th. Renoux, « Si le grain ne meurt... », RFD const. 1993, p. 271.
(32) Déc. n° 98-396 DC, préc.
(33) Déc. n° 70-40 DC.
(34) Th. Renoux, « Le statut constitutionnel des juges du siège et du parquet », AJJC, 1995, p. 221.
(35) Déc. n° 67-37 DC du 26 janv. 1967, et nº 67-33 DC du 12 juill. 1967.
(36) Déc. n° 93-336 DC du 27 janv. 1994.
(37) Déc. n° 80-123 DC du 24 oct. 1980.
(38) Déc. n° 92-305 DC du 21 févr. 1992, préc.
(39) Déc. n° 2001-445 DC du 19 juin 2001, préc.
(40) Th. Renoux, Le statut constitutionnel des juges du siège et du parquet, loc. cit.
(41) Petites affiches, 13 mars 2003, n° 52, p. 7.
(42) « La sécurité juridique en droit constitutionnel français », Les Cahiers du Conseil constitutionnel, n° 11/2001.