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Le conséquentialisme dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel

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Sylvie SALLES - Maître de conférences en droit public à l'Université de Bretagne occidentale

Nouveaux Cahiers du Conseil constitutionnel n° 53 - octobre 2016

1. L'étude du conséquentialisme dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel a débuté en 2008 en raison d'un doute apparu à la lecture de certaines décisions. Et si le Conseil constitutionnel prenait en compte les conséquences de ses décisions pour arrêter ses solutions ? Une question simple... mais étonnante car le juge constitutionnel -- et tout juriste de formation classique le sait -- n'est pas censé s'intéresser aux effets de ses solutions.

2. La rupture avec la représentation classique. En France, le contrôle de constitutionnalité de la loi est dit « abstrait ». Cela signifie que le juge constitutionnel, contrairement aux juges ordinaires, ne s'intéresse pas aux faits de l'affaire qui lui est soumise. Selon la représentation classique du travail juridictionnel, souvent réduit à un syllogisme, la décision est « bonne » en raison de ses fondements, non de ses effets : le juge confronte la norme inférieure (la loi) à la norme supérieure (la Constitution) pour en déduire le résultat (validation ou non validation). Pourtant, la relecture de la jurisprudence révèle que l'examen de constitutionnalité ne peut rester « pur » de toute considération extra-juridique. En effet, il existe un écart entre la représentation théorique du contrôle et son exercice réel, le Conseil constitutionnel ne pouvant rester indifférent aux effets potentiellement graves de ses solutions. Une décision juridiquement « vraie » mais qui emporte des conséquences intolérables, notamment au regard de la garantie des droits et libertés, ne peut être vue, quoi qu'il arrive, comme une « bonne » solution. Avec l'introduction de la QPC et la concrétisation du contrôle qui en découle, avec la complexification des relations entre le Conseil constitutionnel et ses partenaires institutionnels et juridictionnels (nationaux et supranationaux), avec la montée au sein des prétoires d'exigences nouvelles, notamment économiques, la prise en compte des conséquences s'affine pour répondre au mieux aux besoins contemporains du contrôle. Alors que la légitimité du Conseil constitutionnel dépendait de sa capacité à rendre des solutions juridiques, objectives, neutres, techniques, pour lutter contre la critique du « gouvernement des juges », de plus en plus sa légitimité découle aussi de son aptitude à rendre des solutions qui n'emportent pas de conséquences juridiques, politiques, institutionnelles, juridictionnelles ou économiques « manifestement excessives ». La cohérence de la décision est désormais liée à celle de ses effets, dès lors la critique du manque de logique juridique pourrait renvoyer à celle du manque de conséquentialisme.

3. La tension des résultats. Longtemps protégée par le secret du délibéré, l'évaluation des conséquences sort de l'ombre. Le conséquentialisme -- entendu comme un jugement fondé sur les conséquences et non sur les principes juridiques, moraux ou religieux qui soutiennent la décision -- est en réalité omniprésent dans la jurisprudence constitutionnelle (I). Cette découverte mène à celle du paradoxe du conséquentialisme constitutionnel (II). N'étant ni infaillible ni omniscient, le juge ne peut parvenir à anticiper, prévoir, prévenir l'ensemble des effets de ses solutions. Le conséquentialisme constitutionnel est donc à la fois inévitable, puisque le juge constitutionnel ne peut pas ne pas s'interroger sur les conséquences(2), et, comme la décision génèrera immanquablement des effets imprévus, le conséquentialisme est aussi nécessairement imparfait, inachevé. L'ensemble de ces résultats ouvre, au-delà, une réflexion plus large sur les conséquences du conséquentialisme pour le droit (III).

I - L'omniprésence du conséquentialisme

4. Le silence sur les conséquences. -- Si le conséquentialisme ne se voit pas dans la majeure partie des décisions, cela ne signifie pas qu'il n'existe pas. En effet, le silence indique plutôt que le juge choisit de ne pas faire apparaître dans la rédaction son analyse des conséquences de la loi et/ou de la décision. En ce sens, le raisonnement syllogistique, c'est-à-dire celui qui « peut éventuellement guider le juge »(3), se distingue du syllogisme d'exposition, celui que les conseillers décident d'exposer « pour satisfaire à ce que nous avons appelé la fonction explicative de la décision »(4). Or, jusqu'à une période récente, outre quelques affaires comme les décisions Réforme des retraites de 2003(5) (conséquences économiques d'une censure), Pouvoir d'achat de 2007(6) (conséquences économiques de la loi) ou OGM de 2008(7) (conséquences institutionnelles d'une censure), montrer la prise en compte des conséquences ne permettait pas de satisfaire une telle fonction. La preuve juridique du conséquentialisme était donc incertaine et, bien souvent, seule une analyse de la périphérie de la décision -- le contexte politique, les éléments de communication externe -- permettait de douter de la « pureté » du raisonnement.

5. Deux évènements récents ont permis de lever l'obstacle de la preuve du conséquentialisme : en 2009, la publication des délibérations de plus de vingt-cinq ans et, en 2010, l'entrée en vigueur du contrôle a posteriori.

6. La présence des conséquences. La lecture des délibérés a permis d'établir plusieurs certitudes : 1) l'évaluation des conséquences est menée pour chaque affaire depuis les débuts du contrôle ; 2) l'argument conséquentialiste s'avère déterminant dans certains cas ; 3) l'analyse conséquentialiste vient renforcer le raisonnement juridique ; 4) les conseillers évoquent différentes catégories de conséquences. De cette dernière observation découle la construction d'une typologie des conséquences relatives à leur nature, à l'instar des conséquences politiques, institutionnelles, économiques, sociales, éthiques, démocratiques, etc., à leur valeur, par exemple lorsqu'est discutée la gravité des effets d'une censure, et, enfin, à leur fonction, en particulier la protection de l'institution. L'application de cette « grille de lecture » aux décisions fait ressortir notamment l'approfondissement de la prise en compte des conséquences économiques et, en écho au renforcement de la circulation des solutions juridiques, l'essor des conséquences juridictionnelles.

7. La banalisation des conséquences ; La multiplication des décisions depuis l'entrée en vigueur de la QPC a conduit à banaliser la prise en compte des conséquences d'autant que, selon le vœu du constituant de 2008, le Conseil doit « détermine[r] les conditions et limites dans lesquelles les effets que la disposition a produits sont susceptibles d'être remis en cause »(8). Si la décision QPC Garde à vue du 30 juillet 2010(9) est exemplaire de cette évolution, dans l'ensemble il est apparu que le recours à certaines techniques dans les contrôles DC et/ou QPC, comme le test de proportionnalité, la modulation dans le temps des effets de la sanction ou les réserves d'interprétation transitoires, instaure une présomption de conséquentialisme.

8. Au-delà de l'observation, c'est la manière dont le juge conçoit et construit son contrôle qui transparaît à travers l'analyse du paradoxe du conséquentialisme constitutionnel.

II - Le paradoxe du conséquentialisme

9. La volonté de maîtriser les conséquences. « Nous prenons nos décisions sur une base juridique d'abord, mais tout en regardant leurs conséquences »(10). Cette affirmation du président du Conseil constitutionnel confirme une tendance actuelle : on attend de plus en plus d'un juge du XXIe siècle qu'il maîtrise les effets de ses solutions. À l'heure où le contrôle de la loi se complexifie, le recours au conséquentialisme est devenu indispensable afin de parvenir à une analyse pertinente des conséquences économiques(11), à une gestion stratégique des rapports de systèmes, à une prévention des réactions médiatiques, à une sensibilisation aux questions éthiques, ainsi qu'à une anticipation du degré d'autorité de la décision.

10. L'autonomie de la décision et de ses conséquences. Malgré le développement du champ des conséquences et le perfectionnement des instruments pour les mesurer, la décision finit par échapper au juge qui l'a pensée, discutée, rédigée. Elle devient autonome. Sous l'influence de ses interprètes, toute solution produit forcément des conséquences que son auteur n'avait ni prévues ni prévenues. La décision de 1993 dite Maîtrise de l'immigration est emblématique de cette incomplétude conséquentialiste(12). De manière moins spectaculaire, de nombreuses décisions -- voire toutes -- emportent des effets que le juge n'avait pas neutralisés d'avance. Ainsi en est-il par exemple des affaires IVG de 1975 (conséquences juridictionnelles)(13), Harcèlement sexuel de 2012 (conséquences médiatiques)(14), ou encore Taxe d'apprentissage de 2015 (conséquences économiques)(15). Pour améliorer l'acceptation de ses décisions, le juge a tout intérêt à anticiper au mieux les suites de ses solutions ou, à défaut, à en corriger ultérieurement les effets. Car élaborer la décision ne suffit pas, encore faut-il qu'elle soit effectivement appliquée.

11. Le conséquentialisme et les différentes vies de la décision. Évaluer les conséquences implique de penser les mouvements de la décision dans le temps et l'espace. La décision initiale, celle que le juge a conçue, rédigée, est une version abstraite qui ne produit pas encore de conséquence. À partir de la publication, cette décision -- la décision vivante -- est interprétée par les organes d'application et s'émancipe de son auteur. Cet écart, le Conseil cherche à le réduire comme en atteste son intérêt croissant pour les conséquences de l'application et le développement de l'autorité de ses décisions antérieures(16). En effet, le juge constitutionnel dirige son regard sur les possibilités de correction ultérieure des défauts à venir de sa jurisprudence : c'est la décision continue. En agissant sur les effets de ses solutions passées, le juge déplace le problème de l'impossible maîtrise parfaite des conséquences de ses décisions au profit d'une approche évolutive et concrète de sa jurisprudence.

12. En révélant combien le conséquentialisme opère un déplacement du centre de gravité de la décision vers son futur, ces résultats emportent eux-mêmes des conséquences sur la façon de penser le droit en général.

III - Les conséquences du conséquentialisme constitutionnel

13. Le renouvellement des questions sur la fabrication des décisions de justice. Les cours se trouvent à un moment de leur histoire où certaines choses qui allaient de soi sont remises en question. Faut-il conserver une motivation brève ? Un considérant unique ? Faut-il mentionner les arguments extra-juridiques et la prise en compte des conséquences ? Alors que le Conseil d'État et la Cour de cassation ont lancé une réflexion en interne(17), le Conseil constitutionnel a pris les devants en réalisant en mai 2016 d'importantes transformations rédactionnelles avec « pour objectifs de simplifier la lecture des décisions [...] et d'en approfondir la motivation »(18). Ces réflexions convergent vers une idée importante : le débat judiciaire participe à la démocratie. Or, l'étude a révélé que le conséquentialisme contribue à l'essor d'une conversation démocratique. Dès lors, se poser la question des moyens pour une meilleure prise en compte des conséquences de la production(19) et de la réception(20) de la décision -- développement de l'expertise, des consultations, d'une participation citoyenne pour éclairer la décision en amont ; publication des mémoires, des portes étroites, des opinions séparées ; recrutement d'assistants auprès des conseillers, etc. -- revient à se demander comment le conséquentialisme permet aux différents juges de poursuivre l'objectif d'intelligibilité et d'accessibilité des solutions pour le justiciable et le citoyen.

14. Le renouvellement du débat sur le droit constitutionnel. Au-delà de son impact sur le processus de fabrication du droit, le conséquentialisme semble agir sur la manière de se représenter le droit, et en particulier le droit constitutionnel. En effet, la découverte de la prise en compte des conséquences invite à se demander si le contrôle de constitutionnalité est encore dans une approche kelsenienne du contentieux, s'il faut repenser la responsabilité du juge concernant les effets de ses décisions et, plus largement, son rôle dans la société contemporaine. Parce que le regard du juriste se déplace des fondements vers les effets, le recours au conséquentialisme semble conduire à la redécouverte de la fonction sociale du droit.

(1) Thèse soutenue le 7 novembre 2015 devant l'Université de Montpellier ; dirigée par Dominique ROUSSEAU. Cet ouvrage sera en conséquence publié dans la collection « Bibliothèque constitutionnelle et de science politique » des éditions LGDJ-Lextenso, avec le soutien du Conseil constitutionnel.
(2) Intervention d'André Ségalat, Séance du 24 décembre 1979, in B. Mathieu et al., Les grandes délibérations du Conseil constitutionnel : 1958-1983, Dalloz, 2009, p. 317.
(3) Y. Gaudemet, Les méthodes du juge administratif, LGDJ, 1972, p. 89.
(4) Ibid., p. 90.
(5) En l'espèce, le juge laisse perdurer l'atteinte au principe d'égalité, soit la bonification au profit des femmes ayant eu des enfants, afin de prévenir les conséquences économiques pour les ménages d'une déclaration d'inconstitutionnalité. Cons. const., déc. n° 2003-483 DC du 14 août 2003, *R. *430, § 25.
(6) En l'espèce, le juge considère que l'avantage fiscal aurait emporté des conséquences excessives pour le budget de l'État. Cons. const., déc. n° 2007-555 DC du 16 août 2007, *R. *310, § 20.
(7) En l'espèce, le juge opère une modulation dans le temps des effets de la déclaration d'inconstitutionnalité de la mesure transposant une directive afin de ne pas placer le législateur en situation de manquement au droit de l'Union européenne. Cons. const., déc. n° 2008-564 DC du 19 juin 2008, *R. *313, § 58.
(8) Article 62 al. 2 de la Constitution.
(9) Cons. const., déc. n° 2010-14/22 QPC du 30 juillet 2010, *R. *179, § 30. En l'espèce, la censure immédiate des dispositions du code pénal entraînerait des « *conséquences manifestement excessives *». C'est pourquoi, au terme d'un raisonnement intégrant des faits, des données statistiques ainsi qu'une analyse concrète des dispositions, le juge opère une modulation des effets de la déclaration d'inconstitutionnalité laissant au législateur le temps de voter de nouvelles dispositions. (10) L. Fabius, Le Monde, 18 avril 2016.
(11) G. Canivet, « La Cour de cassation doit parvenir à une analyse économique pertinente », Les Échos, 1er mars 2004, n° 19105, p. 4.
(12) Cons. const., déc. n° 93-325 DC du 13 août 1993, *R. *224. Le Conseil n'avait pas anticipé combien la décision serait contestée par le politique. Surmontée par la révision constitutionnelle du 25 novembre 1993, cette décision a eu des effets sur la légitimité du Conseil constitutionnel.
(13) Cons. const., déc. n° 74-54 DC du 15 janvier 1975, *R. *19. Le refus d'opérer le contrôle de conventionnalité emporte des conséquences aujourd'hui pour le Conseil constitutionnel, lesquelles encouragent la réflexion autour d'un possible revirement de jurisprudence.
(14) Cons. const., déc. n° 2012-240 QPC du 4 mai 2012, *R. *233.
(15) Cons. const., déc. n° 2015-496 QPC du 21 octobre 2015, JO n° 0246 du 23 octobre 2015, p. 19737.
(16) En ce sens, v. par exemple l'extension de l'autorité des déclarations d'inconstitutionnalité aux dispositions analogues : Cons. const., déc. n° 2013-682 DC du 19 décembre 2013, *R. *1094, § 36.
(17) Rapport (dit « Rapport Martin »), Groupe de travail sur la rédaction des décisions de la juridiction administrative, avril 2012, disponible sur www.conseil-etat.fr ; B. Louvel, « Discours prononcé en ouverture des travaux de la commission de réflexion dédiés à la motivation », lundi 14 septembre 2015, disponible sur www.courdecassation.fr.
(18) L. Fabius, Communiqué de presse, 10 mai 2016, disponible sur www.conseil-constitutionnel.fr.
(19) En ce sens, v. par exemple : Cons. const., déc. n° 2015-496 QPC du 21 octobre 2015, préc. Des conséquences économiques néfastes sont apparues une fois la décision rendue. Or, si le juge en avait eu connaissance en amont, la décision aurait sans doute été différente.
(20) En ce sens, v. exemple : Cons. const., déc. n° 2015-485 du 25 septembre 2015, JO n° 0224 du 27 septembre 2015 p. 17328. À propos du travail des détenus en prison, le juge a rendu une décision critiquée par une partie de la doctrine.