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Le Conseil constitutionnel est-il toujours le bras armé du Gouvernement dans le parlementarisme rationnalisé ?

Pierre AVRIL - Professeur émérite de l'Université Panthéon-Assas

Nouveaux cahiers du Conseil constitutionnel 2016, n° 50, p. 39

La question ici posée pourrait surprendre tant la réponse paraît évidente -- et négative. N'invite-t-elle pas à confronter le rôle actuel du Conseil constitutionnel à celui du Cerbère(1) de l'exécutif que la doctrine et les médias voyaient en lui au tout début de la Ve République, alors qu'aujourd'hui les commentateurs soulignent à l'envi les contraintes que son contrôle fait peser sur les initiatives gouvernementales ? Au point de qualifier (improprement) le Conseil de « contre-pouvoir ». Elle pourrait surprendre en effet, si elle ne visait précisément le parlementarisme rationalisé, c'est-à-dire cette partie de la Constitution, le titre V, qui réglemente les rapports du Gouvernement avec le Parlement, alors que le « contre-pouvoir » en question n'a ni les mêmes destinataires ni le même objet. D'une part, il pèse aujourd'hui sur l'action conjointe du Gouvernement et de sa majorité, non sur les rapports du Gouvernement avec le Parlement en tant que tel ; d'autre part, il s'exerce à travers le contrôle a priori de la loi (article 61, alinéa 2 C) et s'inscrit par conséquent dans le cadre de la jurisprudence qui s'est développée à partir de la révision de 1974 sur la saisine parlementaire : il ne concerne donc pas directement les dispositions du titre V de la Constitution visées par la question posée. La réponse doit être d'autant plus nuancée que la jurisprudence relative à ces dispositions témoigne à bien des égards d'une grande continuité depuis l'origine.

Revenons donc à 1958. Présentant le 27 août au Conseil d'État le projet de Constitution, Michel Debré avait justifié les prérogatives qu'elle attribue au Gouvernement et les restrictions qu'elle impose au Parlement par « une longue et coûteuse expérience ». Encore faut-il que cette Constitution soit respectée ; il est donc nécessaire, expliquait-il, de « supprimer cet arbitraire parlementaire qui, sous prétexte de souveraineté non de la nation (qui est juste) mais des Assemblées (qui est fallacieuse), mettait en cause, sans limites, la valeur de la Constitution, celle de la loi, et l'autorité des gouvernements ». L'institution du Conseil constitutionnel répond à ce dessein : « La Constitution crée ainsi une arme contre la déviation du régime parlementaire »(2) . Une arme -- le mot est prononcé !  -- contre les déviations du régime parlementaire, ce qui signifie bien que la vocation du Conseil était de veiller au respect des innovations introduites dans la Constitution en faveur de l'autorité gouvernementale.

Reste à savoir ce qui est advenu de l'usage de cette arme, et on commencera par ce qui avait été perçu comme la vocation spécifique du Conseil constitutionnel et qui justifiait l'image du Cerbère -- « un gardien sévère, intraitable » dit Littré --, c'est-à-dire la distinction du domaine de la loi et du règlement.

Protéger le pouvoir réglementaire ?

Considérée comme une manière de révolution dans notre droit public(3), la délimitation matérielle du domaine de la loi par l'article 34 C concernait au premier chef le Conseil constitutionnel à qui revenait la mission de veiller au respect de la frontière entre la compétence (apparemment) d'attribution du législateur et le domaine réglementaire auquel l'article 37 C conférait (apparemment) une compétence de droit commun : le spectre d'un pouvoir réglementaire autonome rival privilégié de la loi hantait la doctrine. Or c'est précisément ce rôle de gardien que mentionna Michel Debré devant le Conseil d'État après avoir affirmé que la définition du domaine de la loi « rend au règlement, c'est-à-dire à la responsabilité du Gouvernement, un domaine étendu » : « Il faut, en outre, ajoutait-il, qu'une arme soit donnée au Gouvernement pour éviter les empiètements à l'avenir ; c'est l'exception d'inconstitutionnalité qui peut être contestée par l'Assemblée, auquel cas le Conseil constitutionnel (...) a mission d'arbitrer »(4) . Encore une arme !

Mais on sait que la « révolution » annoncée n'a pas eu lieu. Comme le disait Jean Foyer en citant Horace, « Parturiunt montes, nascitur ridiculus mus »(5) : la montagne ayant accouché d'une souris, le Conseil constitutionnel n'aurait donc pas rempli sa mission ?

En premier lieu, on s'était mépris sur la portée de la délimitation des deux domaines, qui n'était pas substantielle mais procédurale(6) - Michel Debré l'avait d'ailleurs précisé en parlant d'irrecevabilité et en ajoutant que « le Gouvernement peut accepter, à l'occasion, une intervention parlementaire dans le domaine de la loi » (il ne devait pas manquer de le faire). Ce n'est toutefois qu'en 1982 que le Conseil clarifia définitivement la situation en affirmant dans sa décision 143 DC Prix et revenus du 30 juillet que « la Constitution n'a pas entendu frapper d'inconstitutionnalité une disposition règlementaire contenue dans une loi ». Dès lors, la frontière entre les deux domaines est loin d'être étanche comme on l'avait cru.

En second lieu, le recours du Gouvernement à « l'arme » de l'exception d'irrecevabilité prévue à l'article 41 C n'a guère été contesté par les présidents des assemblées, puisqu'ils n'ont saisi le Conseil que onze fois, la dernière remontant au 23 mai 1979(7). Celui-ci a conclu six fois à l'irrecevabilité totale (surtout en 1961), une fois partielle, et quatre fois à la nature législative (ce fut le cas des dernières saisines). D'ailleurs, l'article 41 C n'est plus guère utilisé, avec l'aval du président, que pour combattre l'obstruction provoquée par l'abus du droit d'amendement par l'opposition (on y reviendra).

Enfin, le Conseil intervient aussi a posteriori dans la protection du domaine règlementaire lorsque le Gouvernement lui demande, en vertu de l'article 37, alinéa 2 C, de déclarer le caractère réglementaire d'un texte « de forme législative » afin de pouvoir le modifier par décret. Cette procédure de déclassement, en quelque sorte symétrique de l'article 41 C, est d'un emploi plus fréquent (259 décisions au 15 octobre 2015), mais sa portée se révèle des plus limitée ; certes, la nature règlementaire a été reconnue dans plus de 70 % des cas, mais le déclassement ne concerne qu'un article, un alinéa, voire un seul mot. Le Gouvernement n'y a recours qu'à bon escient, et il connaît la jurisprudence favorable au domaine législatif. Paradoxalement, en effet, le recours à l'article 37 C a eu pour conséquence de faire entrer dans ce domaine une question qui relevait du décret sous la IVe République : ainsi, lorsque, doutant de la marche à suivre pour établir le statut de la Radiodiffusion française(8), il a saisi le Conseil de l'ordonnance du 4 février 1959 sur la RTF prise en vertu de l'article 92 C, la décision 27 L des 17/19 mars 1964 déclara non seulement que la RTF constitue à elle seule une catégorie d'établissement public dont la création relève de la loi, mais qu'intéressant les libertés publiques, le législateur est compétent pour fixer « le cadre général de son organisation et de son fonctionnement ». Saisi à nouveau pour l'introduction de la publicité commerciale sur les chaînes publiques, qui était vivement contestée, le Conseil ne facilita pas davantage la tâche du Gouvernement en le renvoyant à sa décision de 1964 (50 L du 30 janvier 1968).

Aussi bien, loin de favoriser le pouvoir réglementaire, la jurisprudence du Conseil a-t-elle largement contribué à l'extension du domaine de la loi, comme le président Pierre Mazeaud devait en convenir dans ses vœux au président de la République, le 5 janvier 2005. Observant que « l'article 37 de la Constitution, qui fonde le pouvoir réglementaire autonome du Gouvernement se vide de son contenu depuis une trentaine d'années », il ajoutait : « Peut-être le Conseil constitutionnel doit-il faire son autocritique à cet égard ». Et précisait :

« N'a-t-il pas contribué lui aussi au cours des années à vider l'article 37 de son contenu et à pousser le législateur à surcharger la loi :

  • en interprétant trop extensivement l'article 34 de la Constitution qui énumère les sujets réservés à la loi ;

  • en assimilant la notion de « *principes fondamentaux *» à celle de « *règles *» pourtant explicitement distinguées par l'article 34 de la Constitution ;

  • ou en décelant trop prestement une « incompétence négative » dans le seul fait qu'un encadrement législatif soit « taisant » sur tel ou tel point ?

N'en est-il pas résulté en partie de cette jurisprudence une hypertrophie de la loi dont les conséquences redoutables sont l'instabilité des textes et la surcharge de l'ordre du jour des assemblées ?  »(9).

C'est précisément l'encombrement de l'ordre du jour qui fut accueilli comme l'une des justifications du recours extensif aux ordonnances de l'article 38 C, après qu'un infléchissement jurisprudentiel eut paru, en 1986, témoigner d'une certaine réticence du Conseil devant ce dessaisissement du législateur en multipliant les exigences imposées à l'habilitation et les « strictes réserves d'interprétation » qui accompagnaient les décisions 207 DC et 208 DC. On en avait un peu vite conclu que les ordonnances étaient « inutiles ou inutilisables parce que d'un usage trop malcommode, et les voici réhabilitées en bloc »(10). En effet, elles connaissent un nouvel essor et s'étendent, telle la loi du 2 juillet 2003 qui autorise le Gouvernement à modifier une trentaine de lois et une quinzaine de codes, habilitation que la décision 473 DC du 26 juin justifie par « l'encombrement de l'ordre du jour parlementaire » qui « fait obstacle à la réalisation, dans un délai raisonnable, du programme du Gouvernement tendant à simplifier le droit »(11).

À propos du programme, on notera la bienveillance du Conseil qui a considéré dans sa décision 72 DC du 12 janvier 1977 que l'urgence et l'imprévu justifient les ordonnances, et qui en a déduit, contrairement à ce que les règles ordinaires de l'interprétation eussent laissé penser(12), que le programme visé à l'article 38 C n'était pas le programme mentionné au premier alinéa de l'article 49 C sur lequel le Premier ministre engage la responsabilité du Gouvernement -- lequel Premier ministre, en l'espèce, s'en était dispensé(13).

Bref, si le Conseil n'a pas joué le rôle du Cerbère gardant jalousement le pouvoir réglementaire des incursions du législateur, il a en revanche été sensible aux exigences de l'action gouvernementale, et il le sera bien davantage en ce qui concerne les autres aspects du parlementarisme rationalisé de 1958.

Rupture politique

Il y a un contraste sensible entre la démarche suivie par le Conseil statuant sur la répartition des compétences législatives et réglementaire et celle qu'il adopte à propos des dispositions traitant des rapports politiques entre le Gouvernement et le Parlement. Dans le premier cas, sa jurisprudence s'est inscrite dès le début dans la continuité du contrôle de la légalité hérité du Conseil d'État voisin ; les critères retenus, telles la distinction « mise en cause/mise en œuvre » ou la référence à l'état de la législation antérieure, relèvent d'une démarche juridique analogue à celle du contentieux administratif : d'une certaine manière, en appliquant les articles 34 C, 37 C et 41 C il « enchaîne l'histoire », ce qui explique largement que la « révolution » annoncée en 1958 n'ait pas eu lieu.

En revanche, les autres innovations du titre V de la Constitution soulevaient un problème d'interprétation radicalement nouveau qui va être tranché dès les décisions de juin 1958 sur les règlements des assemblées (qui lui étaient soumis préalablement à leur application en vertu de l'article 61, alinéa 1er).

L'objectif du parlementarisme rationalisé de 1958, on le sait, fut de réagir contre les pratiques de la IVe République en libérant le Gouvernement de la tutelle des assemblées et en renforçant au contraire ses prérogatives. Il y a donc une asymétrie fondamentale dans l'économie du titre V dont le Conseil a vocation de faire respecter les dispositions, d'autant que le contrôle s'applique essentiellement aux limitations et interdictions, tandis que l'exercice des prérogatives est discrétionnaire(14). Sous ce rapport, il est bien « l'arme » évoquée par Michel Debré devant le Conseil d'État, d'autant que ce texte asymétrique a été interprété par référence à la séparation des pouvoirs mentionnée par la loi constitutionnelle du 3 juin 1958(15) : sous la réserve de la responsabilité visée à l'article 20 C, le Gouvernement, qui « détermine et conduit la politique de la Nation », est indépendant du Parlement, mais, afin de lui permettre de réaliser cette mission, la Constitution lui attribue les moyens d'intervenir dans les travaux des assemblées ; en d'autres termes, le souci de ses rédacteurs de corriger le déséquilibre politique de la IVe République anticipait en quelque sorte les conflits éventuels par un déséquilibre juridique inverse. À ce propos, le Conseil n'a pas été indifférent aux conditions dans lesquelles les nouvelles institutions se mettaient en place, et cette considération l'a incité à une vigilance qui devait durablement marquer sa jurisprudence. Rapporteur de la décision sur le règlement de l'Assemblée nationale, Victor Chatenay, a ainsi fait allusion aux dispositions adoptées par des députés soucieux de contourner les contraintes constitutionnelles, en évoquant « les intentions, et pourquoi ne pas dire les arrière-pensées, de leurs auteurs(16) » afin de les déjouer.

C'est à propos du vote de résolutions par les assemblées que le choix du principe d'interprétation s'est cristallisé, parce qu'il posait de manière topique la question de la portée des prescriptions constitutionnelles dans la mesure où celles-ci étaient muettes quant aux résolutions. Pour ceux que Jean-Pierre Machelon a appelé « les anciens »(17), cette procédure classique par laquelle les assemblées expriment leur opinion devait être conservée dès lors qu'elle n'était pas interdite, tandis que, pour les « modernes », la Constitution étant la source exclusive des pouvoirs, les résolutions devaient être interdites parce que, intervenant après une question orale avec débat, elles ressusciteraient les interpellations et mettraient en cause la responsabilité du Gouvernement ; or la Constitution prévoit que cette responsabilité ne peut être mise en cause que par la motion de censure de l'article 49, alinéa 2 C, de sorte que l'on était en présence d'un détournement virtuel de la procédure susceptible de menacer l'autorité et la stabilité du Gouvernement. La décision 2 DC des 17, 18 et 24 juin 1959 a donc censuré les propositions de résolutions en considérant que, « dans la mesure où de telles propositions tendraient à orienter ou à contrôler l'action gouvernementale, leur pratique serait contraire aux dispositions de la Constitution qui, dans son article 20, en confiant au Gouvernement la détermination et la conduite de la politique de la Nation, ne prévoit la mise en cause de la responsabilité gouvernementale que dans les conditions et suivant les procédures fixées par ses articles 49 et 50 »(18).

Cette interprétation tirée des implications de l'article 20 C va dominer toute la jurisprudence du Conseil, nonobstant les modifications constitutionnelles qui ont tendu à en infléchir la rigueur, tel l'article 88-4 introduit par la loi constitutionnelle du 25 juin 1992 qui prévoit le vote de résolutions en matière européenne. Outre que la décision 314 DC du 17 décembre 1992 les qualifie d'« avis » alors que le constituant avait formellement écarté le terme(19), elle considère que leur vote « ne saurait porter atteinte aux prérogatives que le Gouvernement tient de la Constitution, ni conduire à la mise en cause de sa responsabilité, laquelle demeure régie exclusivement par les règles définies aux articles 49 et 50 » (un tel considérant n'aurait-il pu s'appliquer, sous forme de réserve d'interprétation, aux résolutions de 1959 ?). Quant à la loi constitutionnelle du 23 juillet 2009, qui revint sur l'interdiction générale et admit le vote de résolutions, le Conseil n'eut pas à renouveler sa mise en garde, car l'article 34-1 C prit soin d'édicter l'irrecevabilité d'initiatives dont le Gouvernement estimerait qu'elles mettent en cause sa responsabilité : c'était exactement le compromis auquel étaient parvenus Michel Debré et l'Assemblée dans le règlement de 1959 !

L'interprétation étroite de la notion de responsabilité se retrouve en 2009, après que la nouvelle rédaction de l'article 24 C, en disposant que « Le Parlement vote la loi. Il contrôle l'action du Gouvernement. Il évalue les politiques publiques. », eut solennellement consacré le pouvoir de contrôle du Parlement, sur le même plan que son pouvoir législatif, en y ajoutant l'évaluation. Mais le Conseil limita la portée de la novation : pour lui, l'article 24 C distingue l'action du Gouvernement, faisant l'objet du contrôle qui met en cause sa responsabilité et qui ne peut être exercé que selon l'article 49 C, et les politiques publiques concernées par l'évaluation ; dès lors, le contrôle ne peut porter sur les politiques publiques. Ainsi, la décision 581 DC du 25 juin 2009 considère que les missions du Comité d'évaluation et de contrôle des politiques publiques institué par le règlement de l'Assemblée nationale « consistent en un simple rôle d'information contribuant à permettre à l'Assemblée nationale d'exercer son contrôle sur la politique du Gouvernement et d'évaluer les politiques publiques dans les conditions prévues par la Constitution » ; en conséquence est censurée la disposition prévoyant que les rapports d'évaluation peuvent donner lieu, en présence des responsables administratifs de la politique publique concernée, à « un débat contradictoire dont le compte rendu est joint au rapport ».

La combinaison des articles 20 C et 49 C avec l'article 21 C (« Le Premier ministre dirige l'action du Gouvernement ») a donné lieu à une jurisprudence bien établie depuis la décision 25 DC du 21 janvier 1964, encore rappelée par la décision 705 DC du 11 décembre 2014 : « Le Gouvernement est donc représenté, pour répondre aux membres du Parlement, par celui des membres du Gouvernement que le Premier ministre désigne sans que ce choix puisse faire l'objet d'une demande, d'une ratification ou d'une récusation par un membre du Parlement » (cons. 13). Cette règle, qui affecte sérieusement l'intérêt du dialogue lors des séances de questions, a d'ailleurs été contournée dans la pratique par des conventions dont la plus connue concernait les questions au Gouvernement instaurées en marge du Règlement en 1974 (avant d'être consacrée en 1995), et la plus récente les séances de « questions à un ministre ».

Dans le même esprit, les injonctions invitant, par exemple, le Gouvernement à déposer un projet de loi sont régulièrement censurées comme contraire au droit d'initiative que le Premier ministre tient de l'article 39 C)(20).

Les diverses prérogatives du Gouvernement font l'objet de la même vigilance qui a conduit parfois le Conseil a des interprétations audacieuses destinées à les préserver, alors même qu'une lecture littérale semblait les restreindre. Ainsi, s'agissant de la maîtrise de l'ordre du jour, l'article 28, alinéa 4 C issu de la révision de 1995 dispose que « les semaines de séance sont fixées par chaque assemblée », et le règlement de l'Assemblée précise que celle-ci peut en décider « à tout moment », ce qui lui permettait de paralyser momentanément la priorité dont dispose le Gouvernement en différant l'examen des textes inscrits à l'ordre du jour. Mais le Conseil veillait et la décision 366 DC du 8 novembre 1995 émet une réserve sur cette disposition du Règlement en affirmant que sa formulation « ne saurait faire obstacle au pouvoir que le Premier ministre tient, y compris en dehors des semaines de séance fixées par chaque assemblée, des dispositions de l'avant-dernier alinéa de l'article 28 » ; or ledit alinéa fait suite à la limitation de la session ordinaire à 120 jours et prévoit que « le Premier ministre (...) peut décider la tenue de jours supplémentaires de séance » -- supplémentaires évidemment en sus des 120 jours et non par rapport aux semaines de séance : le Conseil corrige ainsi une rédaction constitutionnelle hâtive qui avait ouvert une faille alors inaperçue(21).

Autre exemple d'interprétation « constructive » : la nouvelle rédaction de l'article 42 C résultant de la révision de 2008 dispose simplement que la discussion des projets et des propositions porte désormais sur le texte adopté par la commission -- et non plus sur le texte déposé par le Gouvernement, ce qui a pour conséquence que celui-ci doit présenter en séance des amendements au texte de la commission s'il veut rétablir celui qu'il a déposé. Anticipant une telle contrainte, la décision 579 DC du 9 avril 2009 en déduit que la nouvelle rédaction implique que « le Gouvernement puisse participer aux travaux des commissions (...) et assister aux votes destinés à arrêter le texte sur lequel portera la discussion en séance » (alors qu'auparavant il y était seulement entendu et se retirait au moment des votes).

Infléchissement ?

La définition du contrôle par la mise en cause de la responsabilité du Gouvernement, et donc par l'éventualité d'une crise, était compréhensible en 1959, lorsque la hantise de l'instabilité dominait les préoccupations et que l'absence de majorité -- qui en était la cause -- paraissait une donnée en quelque sorte structurelle de notre vie politique. Aujourd'hui, le fait majoritaire est une évidence, l'opposition n'a ni la possibilité, ni l'ambition de renverser les gouvernements et la motion de censure est devenue un rituel dérisoire : le contrôle ne saurait donc être identifié et qualifié exclusivement par référence à cette sanction juridique inopérante comme persiste à le faire la jurisprudence(22). Sa rigueur pouvait encore s'expliquer lorsque l'article 49 C était la seule disposition constitutionnelle invocable par le juge, mais le contrôle est désormais reconnu en tant que fonction générale du Parlement par la nouvelle rédaction de l'article 24 C, d'autant que la mention de l'évaluation des politiques publiques en formule implicitement l'un des objets principaux.

Ce que désormais peut et veut l'opposition est de gêner en la retardant, à défaut de l'empêcher, l'action du Gouvernement et de sa majorité ; elle le fait par l'obstruction, laquelle s'exerce principalement par l'abus du droit d'amendement. Or la jurisprudence du Conseil a toujours été fort protectrice de ce droit, auquel les parlementaires sont très attachés -- à juste titre, car il demeure quasiment le seul moyen pour eux d'infléchir la politique du Gouvernement, ou simplement de manifester leur initiative. Mais cette sollicitude du Conseil s'était aussi étendue au droit d'amendement du Gouvernement, en dépit des limites procédurales que prévoient les règlements des assemblées, lesquels édictent l'irrecevabilité, dès la première lecture, des amendements sans lien avec le texte discuté (les « cavaliers »), et interdisent d'y introduire des dispositions nouvelles lors des lectures suivantes (ce que l'on appelle « l'entonnoir » : la discussion doit se concentrer sur les points de désaccord entre les deux assemblées). Or la jurisprudence du Conseil considérait que ces limitations réglementaires à l'initiative parlementaire ne sont pas opposables au Gouvernement : aucune disposition constitutionnelle, arguait-il, ne vient restreindre son droit, qu'il pouvait donc exercer librement à tous les stades de la procédure législative, y compris pour introduire des mesures nouvelles dans les propositions des commissions mixtes paritaires (qui concernent « les dispositions restant en discussion » : article 45, alinéa 2 C). Il en est résulté une pratique vivement contestée(23), dont les excès éclatèrent avec le fameux « amendement Séguin » : lors de l'examen des propositions de la CMP, le ministre y avait introduit le texte entier d'une ordonnance que le président de la République avait refusé de signer (on était en cohabitation) ; devant cet abus manifeste que permettait sa jurisprudence, le Conseil réagit d'abord en invoquant d'incertaines « limites inhérentes » au droit d'amendement (225 DC du 23 janvier 1987), avant de renverser sa jurisprudence (402 DC du 25 juin 1998) - revirement auquel ne fut pas étrangère la présence en son sein de Michel Ameller, ancien secrétaire général de l'Assemblée nationale, qui devait y gagner le surnom de « Chevalier de l'Entonnoir »(24).

Pour conclure, il faut observer qu'en censurant une prérogative exorbitante du Gouvernement en matière d'amendement, le revirement de jurisprudence de 1998 accueillait, quarante ans plus tard, une règle tirée des principes traditionnels du droit parlementaires qui avaient été formellement écartés en 1959. Mais il ne revenait pas sur le parlementarisme rationalisé, ou ce qui en reste, car c'est le constituant lui-même qui devait le remettre en cause, un peu en 1995, plus systématiquement -- et parfois bien imprudemment -- en 2008, au motif que les raisons politiques qui en avaient justifié les rigueurs auraient disparu avec l'avènement du fait majoritaire. En est-on bien sûr(25) ?

En revanche, l'hégémonie majoritaire avait provoqué un nouveau déséquilibre, mais de sens inverse celui-là, qui donna au Conseil l'occasion de développer à partir de la fameuse décision du 16 juillet 1971 sur les associations et à la faveur de la révision de 1974 sur la saisine parlementaire, un autre rôle, celui que nous connaissons aujourd'hui, tandis qu'il voyait s'estomper celui de gardien de prescriptions qui n'étaient plus, pour l'essentiel, menacées. Il demeure toutefois un gardien attentif de l'esprit de 1958, comme l'attestent des décisions telle la 581 DC du 25 juin 2009 précitée : « l'arme » reste prête à l'usage.

(22) V. notre commentaire de la décision 581 DC aux Petites Affiches, des 14/15 juillet 2009 : « L'introuvable contrôle parlementaire ».
(23) G. Carcassonne, « À propos du droit d'amendement : les errements du Conseil constitutionnel », Pouvoirs, 1987, n° 41, p. 163.
(24) Dossier du 50e anniversaire, Cahiers du Conseil constitutionnel, n° 25, 2008, p. 20. Auparavant, le Conseil avait accepté de sanctionner l'irrecevabilité règlementaire des « cavaliers » en l'érigeant en règle de valeur constitutionnelle (198 DC du 13 décembre 1985) et en l'appliquant au Gouvernement, avant que la révision de 2008 ne la consacre à l'article 45, alinéa 1er C.
(25) V. J.-L. Pezant, « Parlementarisme rationalisé et système majoritaire », La République -- Mélanges Pierre Avril, Montchrestien, 2001, p. 465.

(1) Le terme, on le sait, est de Jean Rivero.
(2) Documents pour servir à l'histoire de l'élaboration de la Constitution du 4 octobre 1958, volume III, p. 260, La Documentation française, 1991.
(3) Ce que l'on nous propose est, en réalité, une révolution profonde, une révolution qui va même au-delà de ce que les rois eux-mêmes ont réclamé... » s'inquiétait le doyen Julliot de la Morandière devant l'Assemblée générale du Conseil d'État, ibid. volume III, p. 398.
(4) Ibid. volume I, p. 258.
(5) Au colloque d'Aix-en-Provence en 1977 (Le domaine de la loi et du règlement, PU d'Aix-Marseille, 1978, p. 122). La formule sur « la révolution qui n'a pas eu lieu » est de Jean Rivero concluant ce même colloque.
(6) À la différence de l'irrecevabilité financière de l'article 40 C, mais le Conseil n'intervient que comme juge d'appel des décisions des assemblées auxquelles la Constitution en confie le contrôle.
(7) V. E. Oliva, L'article 41 de la Constitution du 4 octobre 1958, Economica, 1997.
(8) A. Peyrefitte, C'était de Gaulle, tome II, p. 171, Éditions de Fallois, Fayard, 1997.
(9) Cahiers du Conseil constitutionnel, n° 18, p. 7.
(10) D. de Béchillon, La vraie nature des ordonnances, Le dialogue des juges -- Mélanges en l'honneur du président Bruni Genevois, Dalloz, 2009, p. 209.
(11) Sur le recours à l'article 38 C : M. Guillaume, « Les ordonnances : tuer ou sauver la loi ? », Pouvoirs, n° 114, p. 117.
(12) Suivant le principe de « l'unité de vocabulaire », comme l'observa François Luchaire (« De la méthode en droit constitutionnel », RDP 1981, p. 291).
(13) Sur cette question : P. Avril, Une convention contre legem : la disparition du « programme » de l'article 49 de la Constitution, Constitutions et pouvoirs -- Mélanges en l'honneur de Jean Gicquel, Montchrestien, 2008, p. 9.
(14) Si la décision 503 DC du 12 août 2004 a vérifié que le Conseil des ministres avait bien autorisé le Premier ministre à appliquer l'article 49, alinéa 3 C, c'est parce que la question avait été soulevée par la saisine ; d'autre part, l'obligation de joindre une étude d'impact aux projets de loi (art. 39 C) ne fait l'objet que d'un contrôle formel de la part du Conseil lorsque sa pertinence est contestée (12 FNR du 1er juillet 2014).
(15) Et par l'article 16 de la Déclaration de 1789 visée par le préambule de la Constitution auquel la décision du 16 juillet 1971 devait donner valeur positive.
(16) Compte rendu de la séance du 17 juin 1959.
(17) Les grandes délibérations du Conseil constitutionnel, Dalloz, 2009, p. 39.
(18) En écho, la même décision émet une réserve d'interprétation à propos des commissions permanentes qui « assurent l'information de l'Assemblée pour lui permettre d'exercer son contrôle sur la politique du Gouvernement » en précisant : « pendant les sessions » et « dans les conditions prévues par la Constitution ».
(19) Amendement du Sénat, malgré l'opposition du rapporteur de l'Assemblée qui avait dû s'incliner en seconde lecture : v. H. Roussillon (dir*.), L'article 88-4 de la Constitution française -- Le rôle du Parlement dans l'élaboration de la norme européenne*, Presses de l'Université des sciences sociales de Toulouse, 1995, p. 95.
(20) J.-P. Camby, « Injonction et Constitution », RDP, 2001, p. 639.
(21) Contre une « lecture trop rigoureuse » pour le Gouvernement des articles 28 C et 48 C, v. également les décisions 705 DC du 11 décembre 2014 et 712 DC du 11 juin 2015 : G. Bergougnous, « La relecture de la Constitution à la lumière de la révision de 2008 par le Conseil constitutionnel, gardien vigilant de l'équilibre des institutions », Constitution, 2015, n° 1, p. 35.
(22) V. notre commentaire de la décision 581 DC aux Petites Affiches, des 14/15 juillet 2009 : « L'introuvable contrôle parlementaire ».
(23) G. Carcassonne, « À propos du droit d'amendement : les errements du Conseil constitutionnel », Pouvoirs, 1987, n° 41, p. 163.
(24) Dossier du 50e anniversaire, Cahiers du Conseil constitutionnel, n° 25, 2008, p. 20. Auparavant, le Conseil avait accepté de sanctionner l'irrecevabilité règlementaire des « cavaliers » en l'érigeant en règle de valeur constitutionnelle (198 DC du 13 décembre 1985) et en l'appliquant au Gouvernement, avant que la révision de 2008 ne la consacre à l'article 45, alinéa 1er C.
(25) V. J.-L. Pezant, « Parlementarisme rationalisé et système majoritaire », La République -- Mélanges Pierre Avril, Montchrestien, 2001, p. 465.