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Le Conseil constitutionnel en Europe

Jacques ROBERT - Président honoraire de l'Université Panthéon-Assas (Paris II), Membre du Conseil constitutionnel

Cahiers du Conseil constitutionnel n° 1 - décembre 1996

Ce n'est qu'en 1987, soit quinze années après la création de la Conférence des Cours constitutionnelles européennes (1972) que le Conseil français a fait son entrée officielle dans le concert jusqu'alors jalousement gardé des Cours organisatrices.

Pourquoi ce long délai d'admission ? On s'interrogera bien sûr sur ses causes multiples. Désintérêt, à l'origine, d'une juridiction encore jeune et cherchant ses marques pour un cénacle, fermé dont l'évidente utilité ne s'imposait point d'emblée pour elle ? Orgueil d'un corps nouveau souhaitant affirmer sa spécificité face à des institutions plus anciennes dont on pouvait appréhender une certaine condescendance tutélaire ? Controverse désobligeante au sein des cours fondatrices elles-mêmes sur la nature juridictionnelle ou non de ce nouveau conseil présenté par ses adversaires comme un organe politisé fait, davantage pour servir que pour contrôler un pouvoir gaullien hypertrophié ?

On pourra épiloguer longtemps.

L'essentiel reste de constater que, très vite, le Conseil constitutionnel français sut se ménager une place remarquée dans le concert des Cours européennes, conforme au prestige qu'il parvenait, dans un même temps, à acquérir en France, au sein même de l'appareil de l'Etat.

Le Conseil constitutionnel français aura, finalement, consacré, moins de temps à se faire accepter, à son rang, parmi les juridictions constitutionnelles européennes, que la France n'en aura mis de son côté, à admettre le recours individuel devant la Cour européenne des droits de l'homme ...

Six années à peine après son admission au sein des Cours organisatrices (la Conférence fut créée à l'initiative des Cours d'Autriche, de Yougoslavie, d'Allemagne, d'Italie et de Suisse ...) c'est à Paris que, grâce à la démarche insistante, brillante et tenace du Président Robert BADINTER, se tenait la IXème Conférence des Cours constitutionnelles européennes.

Auparavant, ces conférences s'étaient tenues successivement à Dubrovnik (1972), Baden-Baden (1974), Rome (1876), Vienne (1984), Lisbonne (1984), Madrid (1984), Lisbonne (1987), Ankara (1990).

Trois ans après la Conférence de Paris et à la suggestion également pressante de Robert BADINTER, la Xème Conférence se tenait à Budapest, pour la première fois, depuis la création de ces réunions, dans un pays de l'Est ... L'idée a fait son chemin puisque la XIème Conférence aura lieu en Pologne.

On s'arrêtera plus spécialement ici sur les deux dernières conférences, celles de Paris et de Budapest, non point parce qu'elles sont les plus récentes, mais parce qu'elles se ressemblent sans doute autant qu'elles se séparent !

Ressemblance par la chaleur de l'accueil, la convivialité des séances, la simplicité et la cordialité des échanges, la qualité des participants, la présence des plus hautes autorités de l'Etat aux cérémonies introductives, la beauté des sites, le choix minutieux des loisirs, le parallélisme des festivités ...

Présence, ici, du Chef de l'Etat ; allocation, là du Premier ministre ; promenade, ici, sur la Seine ; croisière, là, sur le Danube ; excursion, ici, à Chambord ; excursion, là, sur le lac Balaton ; réception, ici comme là, à l'Assemblée nationale !

L'organisation présentait, - elle - , plus de divergences.

Non point que l'esprit qui avait présidé à la création de ces conférences ait été - de l'une à l'autre - en quoi que ce soit - modifié. Il s'agissait toujours - à Paris comme à Budapest - de regrouper, dans un lieu d'échanges judicieusement choisi, les juridictions européennes à statut et fonction constitutionnels afin, par des rencontres sur des thèmes retenus préalablement en commun et des discussions - informelles - sur les sujets les plus variés, de favoriser la coopération entre praticiens des différents pays concernés et d'approfondir la connaissance des jurisprudences respectives.

De la même manière, on retrouvait, présentes aux deux conférences, les mêmes catégories - diverses - de juridictions participantes.

D'abord les Cours organisatrices

En 1993, à Paris, aux cinq Cours fondatrices initiales (Autriche, Yougoslavie, Allemagne, Italie, Suisse) s'étaient jointes celles qui avaient été admises au même titre depuis 1972 (à savoir les Cours d'Espagne, du Portugal, de la Turquie et de la France en 1987, de la Pologne et de la Belgique en 1990, de la Hongrie, enfin, admise en 1991).

Ensuite les Cours européennes ayant compétence en matière constitutionnelle qui étaient en cours de création ou qui n'avaient pas encore adhéré à la Conférence.

A Paris, en 1993, avaient été invitées à ce titre (par ordre alphabétique) : La Bosnie - Herzégovine, la Bulgarie, Chypre, la Croatie, l'Irlande, le Liechtenstein, la Lituanie, le Luxembourg, la Norvège, la Roumanie, la Russie , la Slovaquie, la Slovénie.

Ne pouvaient, en troisième lieu, être oubliées les " Cours Suprêmes ", invitées comme " observateurs ". A Paris, en 1993, il s'agissait de la Cour de Cassation de Belgique, des Cours suprêmes danoise, hongroise, suédoise et tchèque, de la Cour supérieure de Justice de Luxembourg, de la Cour de Cassation des Pays-Bas.

Enfin, il n'aurait été ni convenable ni souhaitable de ne point convier à une Conférence des Cours constitutionnelles européennes, les " cours régionales européennes qui devaient, à l'évidence, y être représentées : à savoir la Commission européenne des droits de l'homme et la Cour de Justice des Communautés européennes.

Les mêmes institutions se retrouveront, certes, à Budapest mais certaines, dans des catégories différentes. Et d'autres, nouvelles, viendront les rejoindre.

En trois années, le panorama constitutionnel européen ne peut - bienheureusement - n'avoir que changer, en qualification comme en importance. Et il se modifie encore puisqu'à chaque conférence, de nouvelles adhésions sont enregistrées ...

Ainsi, à la Xème Conférence des Cours européennes à Budapest, nous trouverons, parmi les Cours organisatrices, s'ajoutant à celles qui étaient déjà présentes à Paris, la Cour Suprême de Chypre, la Cour constitutionnelle de Croatie, celle de Roumanie et de Slovénie.

S'agissant des Cours constitutionnelles et Cours ayant des compétences constitutionnelles, invitées, on constatera sans surprise que ne figuraient plus à Budapest, les Cours chypriote, croate, roumaine et slovène puisque, depuis Paris, elles avaient été promues au rang de « Cours organisatrices ». En revanche, avaient été « invitées » à Budapest, Andorre, la Biélorussie et la République tchèque. Certaines d'entre elles seront « promues » à la fin de la Conférence ... On aurait garde d'oublier de mentionner l'admission à part entière de la Cour constitutionnelle de Russie.

Dans la catégorie des Cours suprêmes « observateurs », un certain nombre d'invitations supplémentaires avaient été faites à Budapest. Par au-delà les Cours suprêmes européennes déjà conviées comme observateurs à Paris, on notait à Budapest la présence de la Haute-Cour australienne, de la Cour constitutionnelle estonienne, de la Cour constitutionnelle indienne ; également celle de la Macédoine, de Malte et de la Corée du Sud.

Enfin, à Budapest comme à Paris, les Cours régionales européennes étaient également représentées (Commission européenne des droits de l'homme, Cour européenne, Cour de Justice des Communautés européennes).

On notera cependant à Budapest la présence de la Commission européenne pour la Démocratie par le Droit (dite « Commission de Venise ») qui avait été invitée à présenter un rapport spécial sur ses activités. Il sera question - plus loin - de cette Commission mais le signataire de ces lignes qui est - à titre personnel - le membre français de cette Commission ne peut que se réjouir d'avoir pu constater lui-même à Budapest l'« officialisation » de la Commission de Venise dans le cadre de la Conférence des Cours constitutionnelles.

La Commission de Venise n'est, certes pas, et ce à aucun point de vue, une Cour ou un Conseil mais, par sa vocation même qui est d'aider les Etats européens de l'Ouest comme de l'Est dans leur marche persévérante vers un démocratie plus affirmée, elle joue un rôle de conseil de plus en plus important en matière constitutionnelle. Combien de textes constitutionnels complets ou de lois constitutionnelles spécifiques portant statut de Cours ou de Conseils n'avons-nous pas examinés depuis plusieurs années ! A une époque où l'un des critères les plus généralement acceptés de l'existence d'une « atmosphère démocratique » se trouve être dans la création d'une Cour ou d'un Conseil constitutionnel, combien précieuse s'avère une institution qui se trouve systématiquement - et de plus en plus fréquemment - consultée sur tous les textes fondateurs de ces juridictions qui naissent un peu partout et amenée ainsi à faire profiter les pays qui s'en munissent aujourd'hui de l'expérience collective des Etats qui en sont déjà dotés.

Les méthodes de travail, comme les sujets de réflexion retenus, ne furent point, également, identiquement les mêmes lors des deux Conférences.

Certes, le Secrétariat est resté tenu chaque fois par la Cour désignée pour accueillir la Conférence à venir et l'introduction du thème a toujours été confié à l'un des membres de la Cour du pays d'accueil. Mais le choix différent des sujets a inéluctablement conduit à une organisation quelque peu dissemblable des travaux.

Sur la question même des thèmes, on notera que la IXème Conférence tenue à Paris semble conclure un premier type de travaux. En effet, de 1972 à 1990, il s'est très généralement agi de faire réfléchir les Cours sur un certain nombre de problèmes de fond qui leur étaient - en fait et en droit - constamment posés et qu'elles avaient toutes à régler, quelque soit leur système de contrôle ou la forme de la structure étatique dans laquelle chacune se trouvait insérée.

Quelle est la compétence de chaque Cour ? Quelle portée juridique est donnée à ses jugements ? Qui prend l'initiative de la procédure de contrôle ? Une Cour constitutionnelle est-elle chargée d'interpréter la Constitution ?

Quels rapports une Cour constitutionnelle doit-elle ou peut-elle entretenir avec le législateur ? Question essentielle qui interpelle chacun sur le contrôle exact à exercer sur la loi, sur l'attitude à adopter - quand on est nommé - à l'égard d'un texte émanant d'une majorité de législateurs élus. Qui doit défendre la loi devant le Conseil constitutionnel ? Que devient celle-là après la décision de celui-ci ? ...

Dès 1978, les Cours européennes se penchent, à Vienne puis à Lausanne, sur l'état et la portée essentiel des droits fondamentaux. Problème fondamental dès lors qu'il s'avère que, de plus en plus, la vigilance de la plupart des juges constitutionnels européens s'exerce à l'égard du respect par la loi des libertés essentielles de la personne humaine.

A Ankara, à la VIIIème Conférence, il est question de la hiérarchie des normes constitutionnelles (y aurait-il des échelons différents entre normes de nature semblable, voire une « supra-constitutionnalité » dont certains scrutent encore l'éventuel contenu ? ...) et de sa fonction dans la protection des droits fondamentaux.

Nul ne s'étonnera par ailleurs qu'à la VIème Conférence de Madrid aient été évoquées les relations entre l'autorité centrale et l'autorité régionale dans la jurisprudence des cours constitutionnelles. Il n'y a point en effet que les Etats fédéraux dont les Cours constitutionnelles soient confrontées à de semblables difficultés ...

Sans doute appartenait-il à la IXème Conférence tenue à Paris, en 1993, de parachever le tour d'horizon de tous les grands problèmes qui assaillent nos Cours ou Conseils par une étude comparative de la protection des Droits de l'homme qu'assurent parallèlement les Cours nationales et les Cours européennes.

Les deux protections peuvent-elles - ou doivent-elles - se vouloir totalement indépendantes, chacune s'estimant souveraine en son domaine ?

Est-il, par exemple, acceptable qu'un Etat, à juste titre fier de l'agencement et du fonctionnement de son système interne de protection juridictionnelle des droits de l'homme, en vienne, par une sorte d'instinctive réaction d'un nationalisme ombrageux, à ne tenir aucun compte d'une décision juridictionnelle internationale qui, sur recours de l'un de ses nationaux, viendrait à censurer implicitement ou explicitement le fonctionnement de ses procédures ou l'appréciation de ses postulats ?

Bien mieux, dans une société internationale qui se veut de plus en plus policée, reste-t-il concevable que les juges nationaux, gardiens des droits fondamentaux de l'individu, ne s'inspirent point des normes internationales intéressant ces droits ? Mais dans quelles conditions ? Deviendront-ils, au bout du compte, des sortes de « juges de première instance », appréhendant qu'à l'issue de saisines internationales qui en viendraient à devenir presque automatiques, leurs décisions soient infirmées par les Cours européennes ?

Tout juge constitutionnel est amené, un jour ou l'autre, à se poser de semblables questions. Comment intégrer dans sa réflexion et dans l'exercice effectif de son contrôle la norme internationale concernant les droits fondamentaux de la personne ? Doit-il l'appliquer purement et simplement ou, en émettant une interprétation personnelle, se permettre de porter sur elle un jugement ? Quelle valeur doit-il être conduit à lui reconnaître ? S'il ne peut l'apprécier, voire l'évaluer, peut-il ou doit-il s'en inspirer ?

Soyons clairs : le juge constitutionnel a-t-il vraiment besoin d'avoir comme guide - ou comme étoile s'il se trouve dans la nuit ? - la norme internationale, ou ses références nationales ne lui suffisent-elles amplement ? Doit-il se conformer scrupuleusement, non seulement aux textes internationaux que son pays a approuvés et ratifiés, mais également à la jurisprudence des cours internationales qui en interprètent les dispositions ? Mais si les premiers sont, un jour, intégrés d'une manière générale, dans tous les ordres juridiques nationaux internes, faudrait-il considérer ipso facto que la jurisprudence des Cours internationales fait partie de ces « blocs de constitutionnalité » internes qui constituent pour chaque cour nationale le vivier irremplaçable des principes qui fondent ses déterminations ?

On voit l'importance considérable et l'immense complexité des problèmes dont les Cours constitutionnelles européennes eurent à se saisir pendant les sept séances que compta la IXème Conférence de Paris.

Il en est résulté une organisation des travaux un peu différente de celle qui sera retenue à la réunion suivante, à Budapest, précisément parce que les thèmes de réflexion choisis y auront changé de nature.

Il revenait au rapporteur général de cette IXème Conférence de Paris, que le signataire de ces lignes eut l'insigne honneur d'être, de présenter, à la suite de l'allocation d'ouverture prononcée traditionnellement par le Président de la Cour constitutionnelle du pays d'accueil, un exposé général reprenant les grandes lignes d'un rapport écrit établi préalablement à partir de la lecture et de l'étude de tous les rapports nationaux rédigés pour chaque Cour et envoyés directement au siège de la Conférence.

Travail délicat, minutieux, de longue haleine mais d'un intense intérêt !

Près de 2.000 pages à lire, soigneusement, la plume à la main, conscient qu'aucune synthèse ne peut être rigoureusement fidèle à toutes les abondantes documentations, approbations ou réserves, réticences ou silences, nuances ou subtilités dont chaque rapport national se veut lourd.

Le rapporteur s'est efforcé de rassembler la masse inestimable des renseignements récoltés dans l'ensemble de ces remarquables études en présentant successivement : le " côte-à-côte « des libertés publiques nationales et des droits fondamentaux internationaux (proximité des inventaires et complémentarité des choix) ; le » tête-à-tête « du juge constitutionnel et de la norme internationale (comment cette dernière se trouve-t-elle accueillie, voire contrôlée ?) ; le »face-à-face " du juge constitutionnel et de la juridiction internationale (superposition des saisines ? Concordance ou contrariétés des jurisprudences ? Obéissance ou autonomie du juge constitutionnel ?).

C'est à partir de ce rapport général traitant du thème unique retenu comme sujet de la Conférence que furent organisées les séances de travail qui permirent ainsi de découper le thème en autant de questions et de problèmes qui nous paraissaient devoir faire l'objet d'une courte présentation du rapporteur général suivi d'un débat général au cours duquel chaque participant pouvait librement intervenir.

Comparaison des droits et libertés garantis dans les différents textes constitutionnels et conventionnels ; modalités et niveau d'introduction en droit interne de la norme internationale relative aux droits de l'homme ; contrôle de la norme internationale par le juge constitutionnel ; utilisation de la norme internationale par le juge constitutionnel ; la saisine du juge constitutionnel et l'épuisement des voies de recours internes ; l'influence du juge international sur le juge constitutionnel ...

Une telle méthode de découpage s'avérait évidemment difficile à retenir pour le Xème Conférence, à Budapest, dès l'instant que le choix avait été fait, non pas de continuer - comme pour les conférences précédentes - à se prononcer sur un seul thème portant sur une question de principe ou de doctrine ou de procédure se posant à toutes les juridictions constitutionnelles européennes, mais de proposer deux sujets spécifiques et de voir comparativement comment ils se trouvaient traités par chaque Cour ou Conseil constitutionnel européen ...

De là l'idée de soumettre à la Cour constitutionnelle de chacun des pays membre de la Conférence deux thèmes entre lesquels opter : " la liberté d'opinion « et » la jurisprudence de la Cour constitutionnelle en matière de séparation des pouvoirs ".

Chaque juridiction constitutionnelle européenne était ainsi amenée à rédiger un rapport sur l'un ou l'autre de ces deux thèmes.

Mais comme il n'y eut finalement à Budapest que deux séances de travail (le lundi 6 mai et le mardi 7 mai, la troisième séance du mercredi n'étant qu'une séance de clôture), la Xème Conférence se borna finalement à la présentation par chacun des deux juges hongrois à la Cour constitutionnelle de Budapest de leur rapport respectif sur l'un et l'autre sujet, suivi d'une discussion publique générale sur chaque présentation.

Chaque délégation nationale s'efforça donc, dans un délai nécessairement très bref, de faire valoir la spécificité de sa position sur le thème qu'elle avait primitivement retenu, sans que ce choix initial ne l'empêchât, en aucune manière, par ailleurs, d'intervenir sur le second thème.

La délégation française, composée de M. le Président Roland DUMAS, qui présida avec une talentueuse autorité l'une des séances de la conférence, de MM. Maurice FAURE, Georges ABADIE et Jacques ROBERT, membres du Conseil constitutionnel et de M. Olivier SCHRAMECK, Secrétaire général, insista plus particulièrement sur le contenu que le Conseil, fidèle en cela à la tradition constitutionnelle française, donne de la liberté d'opinion et sur les limites qu'il entend lui-même poser, en ce domaine, à l'intervention du législateur.

Le signataire de ces lignes qui eut, une fois encore, l'honneur de présenter à Budapest le point de vue français, rappela notamment que la liberté d'opinion est double, à deux points de vue d'ailleurs bien différents.

Double en ce sens, d'abord, qu'elle vaut, non seulement pour les informations ou idées accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent l'Etat ou une fraction de la population. Ainsi l'exigent le pluralisme, la tolérance et l'esprit d'ouverture sans lesquels il n'est pas de société démocratique.

La liberté d'expression ne se divise pas. Dès l'instant qu'on peut dire, on peut tout dire, sauf à répondre, bien entendu, de l'injure, de la diffamation ou de propos racistes ou révisionnistes.

Mais cette liberté est également double en ce sens qu'elle ne saurait se limiter à émettre des idées et des opinions. Elle est aussi la liberté d'en recevoir. La liberté d'opinion ne saurait être présumée si les citoyens ne peuvent disposer d'une information véritablement pluraliste.

Un tel contenu se ressent nécessairement en France de son arrière-plan historique à coloration religieuse. Nul ne s'étonnera que sur les 55 décisions rendues par le Conseil constitutionnel dans le domaine de la liberté d'opinion que nous considérons comme le fondement de toutes les autres libertés publiques et la condition même de l'expression de la volonté générale, les plus notables touchent à la conscience et à la religion. On notera plus particulièrement ici trois décisions importantes qui ont été rendues soit par le Conseil constitutionnel soit par d'autres juridictions administratives françaises : celle, d'abord du Conseil constitutionnel sur l'interruption volontaire de grossesse qui n'incite ni n'interdit : aucune femme n'est encouragée à interrompre sa grossesse ; aucun médecin ne saurait être tenu de pratiquer ou de participer à une telle interruption (Décision 74-54 DC - 15 janvier 1975).

La seconde décision touche à la liberté d'opinion des maîtres de l'enseignement libre. Ce n'est pas parce qu'il enseigne dans un établissement confessionnel que le maître doit abdiquer ses droits fondamentaux, notamment ceux touchant à sa vie privée (voir Jacques ROBERT « Droits de l'homme et libertés fondamentales » Paris. Montchrestien. 5ème éd. 1993. pp. 542 et suiv.),.

La troisième décision concerne les conditions de l'aide publique à l'enseignement libre. Le Conseil constitutionnel a très clairement fait savoir que l'exercice d'une liberté publique (la liberté de l'enseignement) ne saurait dépendre pour son financement du bon vouloir ou de la tendance politique des responsables élus d'une collectivité territoriale (DC 93-329 du 13 janvier 1994).

S'agissant des limites à apporter ou à concéder à la liberté d'opinion, elles ne sont, certes, pas exactement les mêmes pour la presse écrite et pour l'audiovisuel mais les grandes orientations s'y retrouvent.

Le Conseil constitutionnel n'hésite pas à vérifier, non seulement que le législateur est bien resté dans le cadre de sa compétence mais qu'il a fait preuve d'équilibre, qu'il a su concilier l'exercice de la liberté de communication avec les contraintes inhérentes aux moyens de communication et les objectifs à valeur constitutionnelle que sont notamment - et respectivement - la protection de la liberté d'autrui et la sauvegarde de l'ordre public.

Il s'assure notamment que la loi a bien respecté le pluralisme des courants d'expression, qu'il s'agisse du secteur privé ou du secteur public de l'information, de la presse écrite ou de la presse audiovisuelle.

En ce qui concerne plus spécialement la presse écrite, le Conseil estimera que l'effectivité de la libre communication suppose que le pluralisme des quotidiens d'information générale soit en lui-même un objectif de valeur constitutionnelle. Il veille à éviter les concentrations et le dépassement de certains seuils de diffusion et il ne répugne pas à déclarer non-conformes, les lois qui ne lui paraissent pas de nature à éviter, voire à favoriser, les dérives. Mais il tient à le faire en toute objectivité, la loi ne devant ni avantager ni défavoriser tel ou tel groupe de presse.

On remarquera ici très clairement que la persistance, voulue, d'une « identité française » dans ce domaine crucial de la liberté d'opinion n'est point exclusive d'un même partage d'idées avec les Cours constitutionnelles de nos voisins ou les juridictions européennes.

Sur les deux points fondamentaux du problème soulevé, nous sommes tout à fait à l'unisson des cours constitutionnelles européennes ou régionales.

En premier lieu, pour elles comme pour nous, la liberté d'expression comprend aussi bien la liberté d'extérioriser une opinion que celle de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées.

En second lieu, pour elles comme pour nous, le pluralisme est une condition de la démocratie. L'arrêt HANDYSIDE (7 décembre 1976) est, à cet égard, un superbe résumé de ce que nous pensons.

La liberté d'expression constitue bien, pour nous tous, l'un des fondements essentiels d'une société démocratique. On doit tout entendre, même ce qui choque.

« Si tu diffères de moi, écrivait déjà Saint-Exupéry , loin de me léser, tu m'enrichis » .

On notera à ce propos, avec une certaine ironique et palpable délectation, que le respect de la violation de la liberté d'opinion semble ne guère pâtir, bien au contraire, de cette passion du droit bien française qui aura sans doute été l'une des marques de la Vème République, si l'on en juge par le fait que la France n'a été que très rarement (une fois à notre connaissance) condamnée sur la base de l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme (Piermont. 27 août 1995) ...

Quant au second sujet sur « la séparation des pouvoirs » à propos duquel - ne l'ayant pas choisi - le Conseil constitutionnel français n'avait point à produire de rapport, le signataire de ces lignes, - qui plus est, compatriote de Montesquieu ! - eut, sans nul doute, l'irrévérencieuse outrecuidance de rappeler que si l'on continuait toujours à penser que toute nation dans laquelle la garantie des droits n'est pas assurée ni la séparation des pouvoirs déterminée n'a pas de constitution, bien peu de nations pourraient se targuer de posséder une telle charte et de figurer ainsi dans le cercle, bien trop fermé, des Etats de droit ...

Qu'un seul pouvoir ne fasse pas tout ? A l'évidence, l'exigence demeure fondamentale. Mais où les pouvoirs sont-ils pleinement indépendants et institutionnellement séparés ?

Qui « fait » actuellement partout la loi ? Le Parlement ou le gouvernement ? La justice est-elle radicalement séparée du pouvoir exécutif ? Le législatif n'est-il point , de son côté, contrôlé par le juge constitutionnel ?

Que l'on se situe dans le cadre d'un régime présidentiel ou d'un régime parlementaire, qui saurait prétendre aujourd'hui qu'un Etat puisse fonctionner sans une collaboration des pouvoirs de tous les instants ?

A la réflexion, le choix subtil d'un tel sujet de réflexion à la Xème Conférence des Cours constitutionnelles européennes de Budapest se justifiait peut-être par son inexistence ...

On aura en tout cas compris tout l'intérêt de tels débats menés dans un climat de parfaite courtoisie, grâce aux diverses présidences de personnalités parfaitement désignées.

Exercice passionnant que de confronter sur des sujets d'une semblable ampleur et d'une lumineuse actualité, les points de vue de Cours et de Conseils qui n'ont, en fait, la plupart du temps en commun ni les mêmes traditions juridiques et historiques, ni les mêmes méthodes de travail, ni les mêmes références doctrinales, ni les mêmes procédures ... et qui, pourtant, appartiennent à notre même vieux continent européen pétri de culture, d'histoire et de souvenirs partagés ...

  • Juridictions qui pratiquent le contrôle de constitutionnalité a priori, et juridictions qui ont préféré le contrôle a posteriori, qu'il s'exerce par le recours sur requête individuelle ou par la voie de l'exception d'inconstitutionnalité.

  • Juridictions qui se sont prononcées pour un contrôle abstrait de la norme seule, et juridictions qui ne veulent exercer qu'un contrôle concret à l'occasion d'un procès ordinaire.

  • Juridictions composées exclusivement ou principalement de juristes professionnels, et juridictions largement ouvertes à toutes les compétences indifférencières et à tous les courants qui parcourent la nation.

  • Juridictions surchargées par un contentieux énorme ou qui trient les affaires, et juridictions qui n'ont que peu de dossiers mais qui sont astreints à un délai très bref pour rendre leurs décisions.

  • Juridictions anciennes dont les rites sont bien connus et qui fonctionnent comme l'ensemble des tribunaux du pays, et Cours ou Conseils qui sont encore en recherche de procédures à la fois adaptées, efficaces et démocratiques.

  • Juridictions qui affichent une transparence sciemment étudiée et autorisent les opinions dissidentes, et juridictions qui restent fidèles à la discrétion des discussions et au secret du délibéré.

  • Juridictions nouvelles qui, animées du zèle sympathique des néophytes qui veulent tout, tout de suite, se proposent de contrôler tous les actes - législatifs comme exécutifs - dans leur absolue totalité, et juridictions plus anciennes qui ont comme ligne de conduite d'interpréter très strictement les limites de leurs compétences et rejettent sans scrupule ni remords, souvent d'ailleurs avec raison, toute nouvelle mission dont on voudrait - trop fréquemment - les changer ...

  • Juridictions sages et consacrées qui savent que toute justice - même constitutionnelle - (nous devrions dire surtout constitutionnelle) doit se faire accepter et, pour cela, ne jamais empiéter sur un autre pouvoir en s'érigeant soit en chambre législative supplémentaire soit en chambre législative secondaire, et cours ou conseils plus jeuneset nécessairement moins prudents qui pourraient être tentés - dans un souci d'action - de s'ériger en « contre-pouvoir ».

Et pourtant, tous ces Cours et Conseils européens, anciens ou modernes, s'efforcent de rapprocher leurs expériences, d'harmoniser leurs jurisprudences, d'unifier leurs références. Fidèles à un « constitutionnalisme » qui fait école partout, ils essaient d'entrer dans un moule commun, de profiter des leçons des autres, d'adapter leur contexte national propre aux exigences démocratiques, de participer à l'édification d'un « patrimoine constitutionnel commun ».

Dans cette direction nécessaire, le Conseil constitutionnel joue un rôle moteur. Il multiplie les contacts avec les Cours européennes. En dehors des réunions institutionnelles collectives, il noue avec chaque juridiction constitutionnelle européenne qui en manifeste le désir, des relations bilatérales étroites qui se manifestent souvent par l'accueil de délégations étrangères auxquelles nous expliquons - en les recevant chaque fois qu'elles le demandent, au Conseil - comment fonctionne, dans le détail, notre institution.

Ces délégations sont toujours reçues successivement par le Président du Conseil constitutionnel français ou l'un de ses conseillers personnels, le Secrétaire général et son équipe juridique, et un ou plusieurs membres du Conseil constitutionnel.

Le signataire de ces lignes garde personnellement des différentes réceptions de personnalités membres des Cours ou Conseils européens auxquelles il a souvent participé un souvenir extrêmement vivant. Il ne s'agit point - comme trop souvent en pareil cas - de monologues qui se succèdent dans le halo douteux de traductions approximatives mais d'échanges de vues et de débats animés et féconds servis, le plus fréquemment, par le concours efficace et dévoué d'excellentes traductrices du Quai d'Orsay.

D'autres fois, c'est nous qui, à sa suggestion, nous rendons dans le pays intéressé ! Nous y sommes toujours parfaitement accueillis.

A l'évidence, le Conseil constitutionnel a aujourd'hui la chance, comme il l'eut quelquefois naguère, de profiter de l'expérience internationale de son Président. Les innombrables amitiés que l'ancien Ministre des Affaires étrangères, M. Roland DUMAS, actuel Président du Conseil constitutionnel, a su susciter et maintenir dans une large partie du monde contribue d'une manière essentielle à asseoir le prestige et le rayonnement de notre Conseil.

Il sera d'ailleurs plus loin question de la création, à son initiative, d'une nouvelle Association des Cours et Conseils constitutionnels francophones.

Mentionnons simplement ici, pour rester dans le cadre de l'Europe que le Conseil constitutionnel français, à l'instigation de son Président, a souhaité développer davantage encore les liens que nous entretenons avec les Cours régionales européennes.

Ainsi, le 6 juin 1996, le Président et les membres du Conseil constitutionnel recevaient-ils une importante délégation de la Cour de Justice des Communautés européennes pour une séance d'échanges et de travail autour des deux thèmes suivants : « la protection des droits fondamentaux par la Cour de Justice » et « Constitution et droit communautaire dérivé ».

Dans un exposé dense et fortement charpenté, M. Jean-Pierre PUISSOCHET introduisit le premier thème. Il n'était pas très aisé de traiter d'un sujet qui n'apparaît pas directement lié aux préoccupations et à la mission essentielles de la Cour de Luxembourg, même si, à côté ou en marge de la Cour européenne des droits de l'homme la Cour de Justice des Communautés européennes ne peut s'abstenir, quand ils sont invoqués, de l'observation des principes fondamentaux reconnus, au travers de la Convention européenne des droits de l'homme, par l'ensemble des nations européennes.

M. Jean-Pierre PUISSOCHET sut rappeler, avec modération et modestie mais non sans brio les principales décisions et avancées de la Cour de Luxembourg dans le domaine de la protection des droits fondamentaux, montrant tout à la fois l'originalité d'une telle jurisprudence et sa complémentarité avec celle des Cours voisines.

Le signataire de ces lignes qui avait, au nom du Conseil constitutionnel français, la tâche d'introduire le second thème sur « Constitution et droit communautaire dérivé » était investi d'une mission plus technique.

Il s'agissait, après avoir rappelé les divers types d'actes juridiques, composites et variés que secrète le droit communautaire et mis l'accent sur leurs traits communs comme sur leurs spécificités propres, de se poser la triple question de savoir si le droit communautaire dérivé s'impose à la Constitution française, ce que dit sur ce point notre Constitution et quels pourraient être les mécanismes de contrôle éventuels de conformité des normes en présence.

" Pacta sunt servanda " ? Bien sûr : mais cette règle de droit international public qui affirme la supériorité du traité sur les ordres juridiques internes, même constitutionnel, repose sur le consentement explicite de l'Etat à s'engager. Elle peut donc, à l'évidence, s'appliquer aux directives et règlements adoptés à l'unanimité, non aux autres, sauf alors à admettre que l'adhésion à l'Union européenne entraîne, par elle-même, adhésion explicite - et par avance - à l'ensemble du droit dérivé !

" Pacta sunt servanda " ? Bien sûr : mais cette règle de droit international public qui affirme la supériorité du traité sur les ordres juridiques internes, même constitutionnel, repose sur le consentement explicite de l'Etat à s'engager. Elle peut donc, à l'évidence, s'appliquer aux directives et règlements adoptés à l'unanimité, non aux autres, sauf alors à admettre que l'adhésion à l'Union européenne entraîne, par elle-même, adhésion explicite - et par avance - à l'ensemble du droit dérivé !

La jurisprudence de la Cour de Luxembourg ? Il est bien clair, en effet, que notamment depuis l'arrêt WATSON et BELMANN, on sait que pour elle les dispositions du Traité et du droit communautaire dérivé priment toute norme nationale qui leur serait contraire. Si ce principe n'avait pas été affirmé avec autant de force, le marché commun et toute la construction européenne auraient sans doute sombré.

Mais, dans la réalité, un conflit entre la norme communautaire et les principes constitutionnels des Etats membres reste purement hypothétique dès lors que l'article F. al. 2 du Traité sur l'Union européenne stipule que

l'Union respecte les droits fondamentaux tels qu'ils sont garantis par la Convention européenne et tels qu'ils résultent des traditions constitutionnelles communes des Etats membres en tant que principes généraux du droit communautaire.

Il n'en reste pas moins que nous pouvons parfaitement, en France, avoir des spécificités qui ne se retrouvent point ailleurs et auxquelles les Français se trouvent être souvent viscéralement attachés. Par exemple, le principe de la laïcité de l'Etat ou celui - encore plus brûlant - de l'indivisibilité de la République ...

  • Que dit sur ce point notre Constitution ?

Depuis la loi constitutionnelle du 25 juin 1992, elle comporte une référence propre au droit communautaire (titre XV) mais ce titre n'autorise des transferts de compétence que dans trois domaines (monnaie unique, visas aux frontières, droit de vote des citoyens de l'Union). Pour le reste, ne s'applique que le Titre VI sur les traités et accords internationaux d'où il découle que les actes internationaux ont bien une valeur supérieure aux lois - à toutes les lois - mais inférieure à la Constitution. Ils restent placés sous la Constitution puisqu'un engagement international dont le Conseil constitutionnel aurait déclaré qu'il comporte une clause contraire à la Constitution ne pourrait être ratifié qu'après la révision de la Constitution (voir Maastricht).

Ces règles s'appliquent aux traités communautaires et, a fortiori, au droit dérivé de ces traités.

Mais la difficulté vient du fait que la procédure de l'article 54 de la Constitution ne peut s'appliquer au droit communautaire dérivé puisqu'il n'est pas soumis à ratification ou approbation dès l'instant qu'il est directement applicable ou transposable en droit interne.

Il est vrai qu'au plan de la compétence le Conseil constitutionnel, dans une décision du 30 décembre 1977, a accepté d'examiner, au regard de la Constitution, les conséquences tirées par le législateur des dispositions du droit communautaire dérivé (il s'agissait de l'article d'une loi de finances rectificative, conséquence d'un règlement communautaire).

Mais - au fond - le Conseil constitutionnel n'accepte pas de vérifier directement la conformité de la loi nationale par rapport au traité international, a fortiori par rapport à un « acte dérivé » du Traité. Et il ne peut se voir aujourd'hui saisi directement ni d'un règlement ni d'une décision dès l'instant que ni l'un ni l'autre ne sont des lois parlementaires françaises.

Alors, peut-on imaginer une procédure de contrôle éventuel de constitutionnalité des normes en présence ?

M. Pierre MAZEAUD, Président de la Commission des lois de l'Assemblée nationale, se basant sur la jurisprudence de la Cour de Justice des Communautés européennes, s'est prononcé pour la reconnaissance officielle de la compétence du Conseil constitutionnel à l'effet de juger de la conformité à la Constitution des actes communautaires de droit dérivé, sur les saisines traditionnelles du Président de la République, du Premier ministre, des Présidents des deux Chambres, de 60 députés ou 60 sénateurs.

Si les actes déférés étaient jugés non-conformes, la Constitution pourrait être modifiée. Si une telle révision s'avérait impossible, il conviendrait d'ajouter au compromis de Luxembourg (1966) une disposition aux termes de laquelle le projet d'acte communautaire, à la demande de la France, ne s'appliquerait pas à elle.

En fait il s'agirait de prévoir, dans notre Constitution, un article 88-5 qui reprendrait l'article 54 de la Constitution à propos d'un « projet ou d'une proposition d'acte des Communautés européennes ou de l'Union européenne » qui comporterait une disposition contraire à la Constitution. Le gouvernement ne pourrait l'approuver qu'après révision de la Constitution.

Ainsi le gouvernement disposerait-il d'une sorte de « réserve d'examen constitutionnel », la procédure d'adoption de l'acte au niveau communautaire étant gelée jusqu'à la décision du Conseil constitutionnel et, en cas de révision de la Constitution, jusqu'à la fin de la procédure. Ce n'est qu'en cas de refus du pouvoir constituant de réviser la Constitution que pourrait jouer, à la condition de le modifier en ce sens, le compromis de Luxembourg.

On peut voir deux avantages à un tel système.

D'abord, anticiper la survenance d'un conflit dans lequel le droit communautaire obligerait, non à compléter la Constitution mais à en retrancher des dispositions (par exemple celles sur la laïcité ?).

Ensuite, s'aligner sur les jurisprudences des cours étrangères, notamment italienne et allemande.

S'agissant de l'Allemagne, la loi fondamentale du 23 mai 1949 dispose en effet que l'Union européenne doit respecter les principes de la démocratie, de l'Etat de droit, de l'Etat fédératif ainsi que le principe de subsidiarité et garantir une protection des droits fondamentaux substantiellement comparable à celle de la loi fondamentale.

Aussi la Cour constitutionnelle de Karlsruhe s'est-elle toujours déclarée compétente pour examiner le droit communautaire dérivé, tenu de respecter les droits fondamentaux allemands ... Mais en 1986, la Cour a pris acte de l'existence d'une telle protection et n'exerce plus, en fait, ce contrôle ... encore qu'il demeure toujours théoriquement possible !

Comme la Cour allemande, la Cour italienne admet le caractère satisfaisant de la protection des droits fondamentaux assurée par l'ordre juridique communautaire mais elle se réserve la possibilité de contrôler le respect, par le droit communautaire, des principes fondamentaux de l'ordre constitutionnel italien et des droits inaliénables de la personne humaine.

A ces deux avantages non négligeables, on pourrait opposer l'inconvénient qu'il y aurait à heurter, par la mise sur pied d'une telle procédure, lourde, contraignante et quelque peu soupçonneuse, les partisans convaincus d'une construction européenne forte et dynamique, en les ancrant peut-être dans l'idée que le contrôle de constitutionnalité constitue, en fin de compte, un obstacle à la construction communautaire et que le compromis de Luxembourg risque d'être constamment brandi.

Mais on peut facilement répondre que le compromis de Luxembourg - qui n'a, en lui-même, aucune force juridique normative puisqu'il n'est finalement qu'un accord de conciliation entre Etats en cas de divergences - ne serait utilisé qu'autant que le peuple français, ou le Parlement réuni en Congrès, se refuserait à la modification constitutionnelle nécessaire. Cela suffirait à prouver que la contradiction du projet avec la révision constitutionnelle met en jeu des intérêts nationaux majeurs.

Le cas devrait être tout de même assez rare.

Pour ma part, il me semble que rien ne saurait être pire, pour le Conseil constitutionnel, que d'encourir - d'ailleurs injustement - le reproche d'avoir tant soit peu accepter de prêter, même indirectement, la main à une opération de retardement de la construction européenne.

L'homme, tout au long de sa longue marche, a cherché sans cesse à unir et à rassembler. L'histoire universelle n'est-elle pas l'histoire d'ensembles successifs qui ont toujours tendu à l'unité ? Histoire de familles, de castes, de tribus, de peuples, de nations, de royaumes et d'empires ...

L'empire est - à l'évidence - un thème permanent de notre histoire. De l'empire romain aux Etats-Unis d'Amérique en passant par l'Empire byzantin, le Saint-Empire romain germanique, l'Empire des Indes, l'Empire ottoman, l'Empire austro-hongrois, l'universalité de la Révolution française, l'Empire britannique, les « Reichs » successifs, l'Union soviétique assise sur le communisme international, la tendance est constante ...

Comme Jean d'ORMESSON l'a rappelé fort justement dans un récent essai fort brillant (« Presque rien sur presque tout ». Paris. Gallimard. 1996. p. 265), il n'y a guère que trois peuples qui se sont voulus tout seuls et jalousement au centre de l'univers : les Chinois qui nous ont apporté le thé, la porcelaine et la soie en plus de la Grande Muraille et qui se sont donnés le nom éloquent d'empire du Milieu ; les Grecs auxquels nous devons la géométrie, la mathématique, la tragédie, la démocratie, la loi civile et qui sont à la source de ce que nous sommes ; les Juifs, enfin, qui ne constituent, certes pas un Empire mais qui ont fait beaucoup mieux en inventant un Dieu unique, tout puissant et caché.

L'Union européenne est, sans doute, après le marxisme, le dernier avatar de la notion d'empire.

Pour le meilleur ou pour le pire, par-delà nos références et nos traditions religieuses et nationales, surannées et nocives pour les uns, attachantes et nobles pour les autres, nous allons - que nous le souhaitions ou non - vers une grande réunion familiale européenne.

Les Cours constitutionnelles européennes ne sauraient constituer une entrave à une telle inexorable pression. Elles se doivent, bien au contraire, d'y prêter la main.

Ce sera à la fois leur servitude et leur grandeur.