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Le Conseil constitutionnel du Royaume du Maroc

Nouveaux Cahiers du Conseil constitutionnel n° 30 - (Dossier Maroc) - Janvier 2011

Le mot du président

Le constituant marocain a été conscient, dès le début du processus constitutionnel moderne du Royaume, de l'importance vitale de la justice constitutionnelle dans l'édification d'un État moderne et démocratique.

Toutefois pour asseoir cette justice - assez particulière de surcroît - le Maroc a opté pour une démarche progressive et évolutive.

Ainsi, en vertu de sa première Constitution moderne promulguée en 1962, une Chambre constitutionnelle fut instituée au sein de la Cour suprême. Elle avait exercé ses compétences sans discontinuité pendant une trentaine d'années. Puis, à l'occasion de la révision de la Constitution en 1992, dans le cadre des réformes que le Royaume a connues à partir de 1990 pour la consolidation de l'État de droit et la protection des droits de l'homme, le Conseil constitutionnel a vu le jour avec notamment des attributions élargies. Pour la première fois, en effet, à la différence de la Chambre constitutionnelle, le Conseil est reconnu compétent pour statuer sur la constitutionnalité des lois (ordinaires) à côté des lois organiques et des règlements parlementaires. L'avènement de la Constitution de 1996, tout en consolidant les acquis de celle de 1992, a apporté sa touche à l'édifice en faisant passer la composition du Conseil de 9 à 12 membres et en portant leur mandat de 6 à 9 ans.

Ainsi le Conseil constitutionnel que nous présentons brièvement, dans les pages qui suivent, en tant qu'institution et en tant que production juridique, est une réalisation de la démocratie et de l'État de droit, tous les deux en construction continue et irréversible dans notre pays. Depuis la première décision rendue par la Chambre constitutionnelle dans laquelle elle avait considéré « le principe de la séparation des pouvoirs comme fondement de la Constitution » (décision n˚ 1, 31 décembre 1963) jusqu'aux dernières décisions du Conseil constitutionnel dans lesquelles il consacre la suprématie de la Constitution et la sauvegarde des droits fondamentaux des citoyens, la justice constitutionnelle est devenue au Maroc une composante incontestable de sa vie institutionnelle et démocratique.

Mohamed Achargui

Depuis sa création jusqu'à nos jours, le Conseil constitutionnel a accumulé, au fur et à mesure des nombreuses décisions qu'il a rendues, une jurisprudence dont on rendra compte d'une manière générale (II) après avoir donné un aperçu sur l'Institution elle-même. (I)

I - L'institution

Crée et placé en dehors de l'organisation judiciaire, le Conseil Constitutionnel auquel la Constitution réserve son titre VI et occupant la quatrième place dans l'ordre des organes constitutionnels, est une juridiction spécialisée à compétence exclusive qui a le monopole du contentieux constitutionnel. Il n'en demeure pas moins un élément du système judiciaire entendu au sens large.

Le Conseil se compose de 12 membres : six d'entre eux y compris le Président sont nommés par le Roi, six sont désignés moitié par le Président de la Chambre des Représentants, moitié par le Président de la Chambre des Conseillers, après consultation des groupes parlementaires. Ils sont nommés pour un mandat unique et non renouvelable de 9 ans.

Ce mandat relativement long (9 ans) et non renouvelable est de nature à assurer l'indépendance de l'institution et de ses membres. Pour consolider l'indépendance de ces derniers et garantir leur impartialité, la loi organique relative au Conseil les soumet à un régime d'incompatibilité et à une obligation de réserve stricte. Ils ont aussi l'obligation de la déclaration de leur patrimoine à une instance créée auprès de la Cour des comptes.

Au niveau des compétences, Le Conseil constitutionnel exerce les attributions qui lui sont dévolues par les articles de la Constitution ou par des dispositions de lois organiques. Elles se répartissent principalement entre trois grandes catégories : le contrôle de la constitutionnalité, la répartition des compétences normatives entre le Parlement et le Gouvernement et le contrôle de la régularité des opérations des référendums et de l'élection des membres du Parlement.

Le contrôle de la constitutionnalité s'exerce a priori. Il est abstrait, concentré et exclusif. Il est obligatoire à l'égard des lois organiques et du règlement des deux Chambres du Parlement, et demeure facultatif en ce qui concerne les lois (ordinaires). Celles-ci peuvent être déférées au Conseil, avant leur promulgation, par le Roi, le Premier ministre, le Président de la Chambre des Représentants et le Président de la Chambre des Conseillers. En plus de ces autorités constitutionnelles, le quart des membres de l'une ou l'autre Chambre peut saisir le Conseil, ce qui permet à la minorité politique de contester, devant celui-ci, la constitutionnalité des lois votées par la majorité.

En matière de répartition des compétences entre le Parlement et le Gouvernement, le Conseil dispose, en quelque sorte, d'une attribution de régulation de l'activité normative des pouvoirs publics. Cette compétence traduit bien sa place et son rôle dans la protection de l'ordonnancement juridique et dans l'équilibre entre les pouvoirs des deux institutions. C'est dans ce sens que la Constitution l'a investi du pouvoir de statuer dans le cadre de deux procédures spécifiques : l'irrecevabilité législative opposée par le gouvernement (art. 53) et la modification par décret des textes pris en forme législative (art. 48). À propos de cette dernière compétence, si le Conseil n'est sollicité par le Premier ministre à se prononcer en général que sur des textes, pris en forme législative, dont le contenu relève manifestement du domaine réglementaire, il a, dans certains cas, statué en faveur de la protection du domaine législatif. (Décision n˚ 122-97)

Le Conseil constitutionnel statue également sur la régularité des opérations de référendum, dont il annonce les résultats, et sur la régularité de l'élection des membres du Parlement, qui peut être contestée par les électeurs eux mêmes.

En vertu de la Constitution, les décisions du Conseil constitutionnel ont un effet opposable à tous. Elles sont définitives et ne sont susceptibles d'aucun recours y compris devant le Conseil lui-même, à l'exception, bien entendu, des cas de rectification d'erreurs matérielles. Elles s'imposent aux pouvoirs publics et à toutes les autorités administratives et juridictionnelles.

L'autorité des décisions du Conseil constitutionnel résulte aussi de la procédure de leur adoption. Le Conseil rend, en effet, ses décisions à la majorité des deux tiers dans le cadre d'une formation collégiale et délibère valablement lorsque neuf de ses membres au moins sont présents. La collégialité constitue ici une garantie de l'indépendance et de l'impartialité des juges constitutionnels.

II - La jurisprudence du Conseil

Une vue d'ensemble des décisions - plus de huit cent - rendues jusqu'à nos jours par le Conseil constitutionnel, ne peut se faire qu'à travers les repères fonda- mentaux qui se dégagent de l'apport jurisprudentiel général de ces décisions.

Placé dans le cadre d'un système constitutionnel qui poursuit les deux objectifs fondamentaux de la démocratie et de l'État de droit, le Conseil a affirmé, à travers les différentes compétences qui lui sont dévolues, un certain nombre d'éléments qui vont dans le sens de ces objectifs.

Le Conseil a pu, ainsi, consacrer dans ses décisions relatives à la conformité à la Constitution et au contentieux électoral, une série de principes et de règles relatifs soit aux institutions constitutionnelles, soit aux individus en tant que citoyens.

A- Dans le premier volet relatif aux institutions, il s'agit notamment de l'indépendance de la justice (en considérant par exemple que l'exception par le législateur de certaines autorités de la Haute cour de la procédure de récusation est contraire à un principe fondamental de valeur constitutionnelle, l'indépendance de la justice - 583/2004), de l'intérêt général (en considérant que ce principe permet, sous certaines conditions, de déroger au principe de la non-rétroactivité de la loi - 467/2001), de la continuité de la représentation nationale (car de simples sanctions ne peuvent interrompre le mandat tenu de la Nation - 52/1995) et de l'égalité entre les partis politiques (dans l'expression, conforme à la Constitution et aux lois, du pluralisme - 630/2007). Dans cette dernière décision, notamment, le Conseil a abouti à la construction d'une jurisprudence sur le pluralisme politique à partir de la contribution des partis politiques, selon l'article 3 de la Constitution, à l'organisation et à la représentation des citoyens. Il a tenu à valoriser le concours des partis politiques à ces deux fonctions, en mettant en relief plusieurs éléments interdépendants au profit des partis : concours à la formation des institutions représentatives, présentation de candidats aux élections, proposition de choix et de programmes multiples, consolidation des principes du multipartisme et de la libre compétition. Et si l'organisation du pluralisme peut être réglementée par le législateur seul, cela ne peut être fait que par la garantie du principe en lui-même et des fondements qui le soutiennent.

Dans ce même domaine, le principe de la libre formation des groupes parlementaires est affirmé par le Conseil en fonction des conditions posées par les règlements intérieurs et reconnus conformes par lui à la Constitution. Dans ce sens, le Conseil censure l'appartenance politique comme condition de formation des groupes, dans la mesure où les représentants tirent leur mandat de la Nation (52/1995 et 213/1998).

S'agissant du Parlement et de ses relations avec le Gouvernement, le Conseil a eu l'occasion de dégager certaines règles concernant le mandat parlementaire, le fonctionnement de l'institution parlementaire et l'exercice de ses compétences, ainsi que les mécanismes des relations en question.

– En ce qui concerne le mandat parlementaire, les règles appliquées interviennent notamment dans le domaine des incompatibilités ou concernant la vacance des sièges. Dans le premier cas, il convient de citer en particulier les décisions qui déterminent les cas d'incompatibilité avec une mission publique non élective (35/1994) ou une mission de caractère privé (173/1998).

Quant aux cas de vacance de sièges, la déclaration de celle-ci ne peut pas intervenir par exemple à la suite d'une simple démission non notifiée légalement (426/2000), ou d'une simple demande d'arrêt des indemnités parlementaires au moyen d'une lettre adressée par le député concerné au Conseil (Idem). En revanche, la déchéance prononcée par un jugement pénal définitif conduit automatiquement le Conseil à déclarer la vacance du siège, évacuant ainsi toute recherche de critère concernant ladite vacance. (608/2005)

– Sur le plan du fonctionnement de l'institution parlementaire, les règles élaborées par le Conseil concernent notamment la répartition des attributions au sein de l'institution et la garantie de la continuité de son fonctionnement. Ainsi à titre d'exemple, d'une part, le droit d'amendement ne peut être transféré des membres du Parlement aux groupes ou aux commissions parlementaires (52/1995, 212/1998); d'autre part, le règlement intérieur ne peut – sous peine de perturber le fonctionnement du Parlement – prévoir un quorum de vote en dehors de ce qui est prévu par la Constitution (52/1995), ou bien s'abstenir d'y indiquer une mesure nécessaire à ce fonctionnement, tel le cas où le règlement intérieur devrait indiquer la règle à suivre lors de la reprise d'une séance interrompue auparavant pour absence d'une majorité requise constitutionnellement et non disponible au moment de cette reprise (82/1995).

– Au niveau des compétences, le Conseil sanctionne tout élargissement par le Parlement de ses compétences sous prétexte de les expliciter dans son règlement intérieur en prévoyant par exemple une catégorie juridique à côté des propositions et projets de loi. Ainsi en est-il des « déclarations parlementaires » prévues par ce règlement et soumises par lui aux mêmes règles de procédure que les propositions et les projets en question (52/1995 et 82/1995). Mais le Parlement est tenu, en revanche, d'exercer la plénitude de ses compétences car, en tant que législateur, il ne saurait édicter une loi incomplète (382/2000). En tant que législateur aussi, le Parlement ne peut cependant substituer une loi ordinaire à une loi rectificative de finances (386/2000), ou créer une habilitation législative continue et ouverte dans la loi organique de finances, dans la mesure ou l'habilitation doit se faire au cas par cas (250/1998).

– Pour ce qui est des rapports entre le Gouvernement et le Parlement, des règles ont été précisées ou dégagées par le Conseil concernant aussi bien les rapports continus que ceux qui ne peuvent survenir que probablement. Ainsi d'une part, à titre d'exemple seulement, le Conseil autorise la fixation des délais concernant le rapport entre le Gouvernement et le Parlement par le règlement intérieur tant qu'une loi n'intervient pas pour le faire (586/2004) et contrôle, par rapport à la Constitution, les règles d'audition par les commissions parlementaires permanentes de parties tierces, comme les ministres et leurs commissaires (606/2005).

D'autre part, c'est le Conseil qui intervient pour trancher – sur la base de l'article 20 de la loi organique relative aux commissions d'enquêtes parlementaires – tout différend qui pourrait survenir entre le Gouvernement et l'une des deux Chambres du Parlement au sujet de l'application des dispositions de cette loi organique. Le cas peut concerner par exemple, comme le prévoit l'article 10 de ladite loi, le refus par le Premier ministre de communiquer à la commission d'enquête qui le demande des documents de l'État, en opposant le caractère secret des faits concernés. Dans ce cas, le Conseil serait amené non pas à examiner des actes juridiques mais à apprécier les arguments des parties concernant les documents et les faits en question.

– En plus de ces règles, le Conseil a consacré ou dégagé comme repères, des critères de délimitation ou de qualification dans différentes matières qui relèvent de sa compétence. Ceci intervient notamment dans la délimitation des deux domaines législatif et réglementaire.

Il s'agit là, au fond, de la matière par excellence de « conception » et de mise en œuvre de la technique des critères. Dans ce cadre, le critère des textes pris en forme législative ne peut s'appliquer aux lois organiques pour les soumettre – ou plutôt pour les resoumettre - au Conseil. Contrôlées obligatoirement par le Conseil en vertu de la Constitution et revêtues, en conséquence, de l'autorité de la chose jugée, les lois organiques échappent à la délégalisation (408/2000).

Lorsque, par ailleurs, les textes examinés par le Conseil sont considérés hors du domaine de la loi, le critère de référence consiste à les classer dans le domaine réglementaire autonome ou dans celui du pouvoir exécutif d'application des lois, ou bien dans le pouvoir de coordination du Premier ministre (plusieurs décisions dans ce sens). Le Conseil recourt aussi, comme critère, à l'examen interne des textes soumis à son examen. À titre d'exemple, concernant un texte relatif à l'urbanisme, le Conseil lie la détermination de sa nature à celle du règlement qui lui est annexé fixant les conditions et les modalités d'urbanisme, dans le cas d'espèce, en application de règles générales en la matière (65/1995).

B- Dans le deuxième volet, ce sont les droits et libertés des citoyens ainsi que l'égalité entre eux qui sont concernés.

Le Conseil a pu ainsi consacrer, même d'une façon indirecte, la liberté individuelle, en annulant un décret-loi pour vice de forme, soulevé d'office par le Conseil, dû au non respect de la procédure législative le concernant (37/1994). La décision d'annulation du décret-loi a conforté ainsi, indirectement, les citoyens dans leurs droits et libertés dans le domaine de l'information, soulevés par la requête et a obligé ainsi le Gouvernement à restituer aux citoyens concernés des taxes indûment perçues dans ce domaine.

D'une façon générale, les libertés de caractère politique sont affirmées par le Conseil aussi bien dans le contrôle de la conformité que dans le contentieux électoral. En examinant des dispositions de lois organiques, le Conseil sanctionne ce qui semble admettre l'appartenance politique comme condition de candidature aux élections parlementaires (475 et 476/2002). Dans le domaine électoral, les affirmations des libertés et des droits sont récurrentes : liberté de choix de candidats (97/1995), droits liés aux listes électorales, faisant que le manquement de l'administration dans l'établissement et le renouvellement des listes électorales est sanctionné pour avoir privé certains électeurs de leur droit de vote (404/2000), secret du vote (793/2010) et droit de candidature protégé à l'égard de jugements erronés des tribunaux ou d'actes administratifs irréguliers (471/2004). Dans ce sens, le Conseil sévit toujours contre l'inapplication par l'administration des décisions de justice annulant les décisions de rejet de candidature (185/1998, 795, 796 et 800/2010).

Par ailleurs, le Conseil veille d'une façon récurrente à la sincérité du scrutin au profit de sa régularité, dans l'intérêt des électeurs et des candidats (plusieurs décisions dans ce sens). Dans ce cadre, le Conseil s'est basé, par exemple, sur le contenu des communications téléphoniques des candidats dont l'élection est contestée, pour établir - tout en s'assurant que les écoutes de ces communications ont été effectuées conformément aux prescriptions légales - qu'il y a eu violation de la régularité du scrutin et de sa sincérité.

Des principes de portée plus générale sont affirmés par le Conseil. À titre d'exemple : le principe de présomption d'innocence a été consacré plusieurs fois par le Conseil, faisant (entre autres) que le prévenu ne peut être astreint à faire une déclaration (586/2004), et l'ordre public comme principe fondamental en matière électorale concernant des éléments incontournables comme la sanction de l'inéligibilité même après désistement du requérant (762/09).

Concernant le principe d'égalité, l'article 5 de la Constitution qui dispose que « Tous les marocains sont égaux devant la loi » a été à maintes reprises rappelé et précisé par le Conseil. Dans ce sens, ont été affirmés l'égalité de traitement entre les détenus (52/1995), l'égalité entre candidats à l'élection (475/2002), l'égalité entre les électeurs (475/02) et le droit d'accès de tous les citoyens, dans les mêmes conditions, aux fonctions et emplois publics (382/2000).