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La transposition des opinions dissidentes en France est-elle souhaitable? - " Pour " : une opinion dissidente en faveur des opinions dissidentes

Tous les arguments contre les opinions dissidentes sont sérieux. Il est vrai que la publication au Journal officiel, juste au-dessous de la décision, d'une opinion signée par un ou plusieurs juges, « détruisant » la validité juridique du raisonnement, critiquant la solution rendue et exposant celle qui aurait pu ou du l'emporter enlèverait à la décision son caractère de nécessité évidente et affaiblirait son autorité. Vrai aussi que tel ou tel juge pourrait préférer à la patiente et anonyme construction collégiale de la décision la notoriété personnelle escomptée de son opposition publique à la majorité. Vrai encore que ces stratégies de distinction pourraient affecter les relations entre les juges et peser en conséquence sur le bon fonctionnement de l'institution. Vrai toujours que les juges pourraient perdre leur liberté de décision en étant soumis à la pression de leurs amis politiques respectifs les invitant à se démarquer publiquement d'une solution qui contrarierait leurs intérêts.

Tous ces arguments sont sérieux. Mais aucun n'est convaincant. L'autorité d'une décision, par exemple, est fondée non sur le décompte des voix qu'elle a pu obtenir en séance, mais, en droit, sur l'article 62 de la constitution ; qu'elle ait été adoptée par cinq voix sur neuf ou à l'unanimité ne change rien à sa force juridique. Et connaître le nombre et le nom des juges majoritaires, les arguments et la solution proposée par les juges minoritaires n'empêcherait pas davantage la décision adoptée de s'imposer « aux pouvoirs publics et à toutes les autorités administratives et juridictionnelles » et de n'être susceptible d'aucun recours. Par définition, l'opinion dissidente est minoritaire ; elle ne fait donc pas la décision qui, seule, évidemment, fait droit. Dès lors, il faut comprendre l'argument « affaiblissement » comme signifiant que la publication des opinions dissidentes ferait perdre à la décision sa force morale. Mais, sur ce terrain « moral », il n'est pas que les opinions dissidentes qui peuvent affaiblir l'autorité d'une décision ; tout peut y contribuer : une rédaction confuse des considérants, les commentaires de la doctrine, les critiques des hommes politiques, les médias··· Certes, il est possible d'objecter que, l'autorité d'une parole dépendant de l'autorité de son auteur, une condamnation d'une décision du Conseil signée par un juge constitutionnel affaiblirait davantage la force morale de la décision que la même condamnation rédigée par un professeur de droit. La référence à cette « loi » de la linguistique juridique ne vaut cependant que si elle ouvre sur une analyse concrète des auteurs précis de la condamnation ; en d'autres termes, cette « loi » ne signifie pas, automatiquement, que la signature d'une opinion dissidente par un juge porterait davantage atteinte à l'autorité morale d'une décision qu'un commentaire doctrinal ; tout dépendrait du signataire. D'autant qu'il ne manquerait certainement pas d'esprits avertis pour « déconstruire » l'opinion dissidente et chercher les raisons personnelles ou/et politiques qui ont pu conduire tel ou tel juge à prendre la plume, limitant par ce travail de mise au jour l'effet de la dissidence. Et il serait également exagéré de penser que l'interdiction des opinions dissidentes permet au Conseil de tenir la politique à l'écart de ses délibérations et de vivre tranquillement, sans rivalités internes.

Au demeurant, les exemples étrangers, et en particulier ceux exposés dans ces Cahiers, montrent à la fois que le débat sur les opinions dissidentes s'est construit sur les mêmes arguments et que leur introduction n'a confirmé ni les craintes ni les catastrophes annoncées. Immédiatement, bien sûr, il est rétorqué que l'appel au droit comparé ne démontre rien et ne saurait garantir qu'en France, où la culture juridique est différente, où les opinions dissidentes n'ont jamais existé, ces dernières ne portent malheur au Conseil. Si, évidemment, comparaison n'est pas raison, cet argument de la tradition est certainement le moins pertinent. Non seulement parce que la tradition est simplement l'oubli que ce qui existe aujourd'hui n'a pas toujours existé mais encore parce que se référer à la tradition pour refuser telle ou telle évolution exprime un choix politique ou de politique constitutionnelle, respectable sans doute, mais, comme tout choix, discutable. Il est dès lors permis et tout aussi légitime de faire celui du changement. Ce choix pourrait d'ailleurs s'appuyer sur l'étude de toutes les institutions, normes et règles qui, en leur temps, ont été contestées au nom de leur contrariété avec la tradition et qui, aujourd'hui, « fonctionnent » sans problème. Le plus récent exemple est encore celui du contrôle de constitutionnalité : à suivre la tradition, il n'aurait jamais du être introduit en France ; et pourtant, il a « pris », et rapidement même pour un pays marqué par deux cents ans d'hostilité politique vigoureuse contre tout contrôle juridictionnel des lois.

Il convient donc de ne pas dramatiser. Après tout, une opinion dissidente n'est que l'expression publique du désaccord d'un ou de plusieurs juges avec la motivation ou/et le contenu de la décision. Et dans cette définition, le seul mot qui fait problème est « publique ». Tout le monde admet, en effet, que les neuf juges ne portent pas la même appréciation sur la constitutionnalité d'une loi soumise à leur examen, que chacun peut, en séance, exprimer son opinion, que la délibération peut soit conduire à un consensus soit se terminer par un vote dégageant une majorité et une minorité, et que, dans cette dernière hypothèse, les juges minoritaires n'abandonnent pas leur opinion et chercheront, le cas échéant, à mieux convaincre leurs collègues lors d'une prochaine affaire. Le problème « opinion dissidente » se résume donc à la question suivante : ce que tout le monde admet peut-il être rendu public ? Affaire de goût. Certains peuvent préférer maintenir un voile pudique sur le processus de fabrication des décisions au motif que dévoiler tous les mystères désenchanteraient le public ; d'autres, préférer rendre au public la confrontation des opinions au motif que la connaissance des débats est une condition de l'acceptation de la rationalité de la décision. Bref, faire croire ou faire comprendre.

Affaire de goût, affaire de philosophie aussi. Accepter les opinions dissidentes engage une conception « profane » du droit, au sens où le droit n'est pas pensé comme une religion à mystères, comme un dogme révélé et inaccessible à la raison, mais, au contraire, comme un ensemble de règles produit par les hommes et dont la signification normative se construit par la pratique de la discussion. Dès lors, débarrassée de tout référent transcendantal qui pourrait en garantir la validité, une décision de justice ne puise sa rationalité que dans la confrontation des arguments qui l'a fait naître. Or, les opinions dissidentes favorisent cette confrontation en élevant les exigences de validation des arguments : il faut davantage et mieux argumenter une décision pour empêcher, anticiper ou affaiblir la dissidence ; il faut également fonder la réfutation de la décision sur un raisonnement rigoureux pour donner à son opinion dissidente une légitimité d'écoute. En d'autres termes, elles constituent une contrainte procédurale qui oblige les juges à aller le plus loin possible dans la démonstration de la validité de leur interprétation d'un énoncé constitutionnel. Cette contrainte ne garantit pas la vérité de la décision ; elle en forme seulement la rationalité pratique et limitée. Ce qui permet, en effet, de supposer le caractère raisonnable de la décision, ce n'est pas le vote d'une majorité de juges mais les moyens par lesquels cette majorité est devenue majorité, c'est-à-dire, les débats antérieurs et la discussion des arguments de chacun. Ce qui permet également, et en conséquence de la formation délibérative de l'opinion majoritaire, de supposer le caractère raisonnable – et non sacré – de la décision, c'est la reconnaissance de sa faillibilité, c'est-à-dire, du bien-fondé possible des opinions minoritaires. Leur publication participe ainsi de la procédure de légitimation de la décision majoritaire en ce qu'elle témoigne de la confrontation des interprétations et préserve l'existence et l'avenir des conceptions minoritaires.

Ce plaidoyer connaît, au demeurant, sa situation ; elle lui a été aimablement rappelée en « ouverture » de ce dossier : il est lui-même une opinion dissidente. Aujourd'hui...