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La souveraineté internationale de l'État dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel français

Jean COMBACAU - Professeur à l'Université Paris II

Cahiers du Conseil constitutionnel n° 9 (Dossier : Souveraineté de l’Etat et hiérarchie des normes) - février 2001

La Constitution de 1958 ne comporte pas de formule rendant compte de la notion de souveraineté au sens où l'entend le droit international : portant sur la « souveraineté nationale », son article 3 alinéa 1er a trait à la puissance de l'État, envisagé dans son ensemble, et permet en outre d'identifier son titulaire dans l'État, qui est le peuple, mais il ne dit rien de la souveraineté de la France, attribut purement négatif entendu comme le fait de ne pas connaître d'autorité supérieure dans l'ordre international, c'est-à-dire - risquons dès à présent cette esquisse de définition - de n'obéir qu'à des règles à l'effet desquelles elle a consenti, expressément ou par acquiescement. Pour la même raison, l'article 3 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen est sans portée pour la détermination du concept français de souveraineté internationale.

Les deux formules ne sont pourtant pas sans pertinence au regard de la condition internationale de l'État et de ses organes, puisqu'elles ont permis notamment l'élaboration de deux doctrines qui la concernent directement. Dégagée dans le cadre du contrôle de constitutionnalité des lois, une première doctrine porte sur l'accès d'étrangers à des fonctions « qui intéressent la souveraineté de la nation » ou sont « inséparables de l'exercice de la souveraineté nationale » (déc. nos 91-293 et 98-399); faisant appel, comme les plus importantes des décisions rendues sur la base de l'article 54, aux « conditions essentielles d'exercice de la souveraineté nationale », elle voit dans le fait que la loi leur porte ou non atteinte le critère de la conformité à la Constitution (cons. no 11 pour la première et nos 15 et 17 pour la seconde). La deuxième doctrine, formée dans le cadre du contrôle de conformité des traités à la Constitution, concerne la situation des ressortissants communautaires au regard des élections nationales, distinguées des scrutins extérieurs à « l'ordre institutionnel de la République française », et organise autour de cette opposition le critère de conformité (déc. no 92-308, cons. nos 21 à 35, spéc. 26 et 34, qui se répondent l'un à l'autre dans les deux ordres en cause). Dans l'une et l'autre situations cependant, la souveraineté dans son sens international n'est en cause qu'indirectement et, la place manquant ici pour faire plus que relever cette autre signification, c'est à la précédente seule qu'on consacrera cette étude, centrée sur la question de la limitation, par les exigences de la souveraineté de la France, du pouvoir de conclure des traités internationaux, et par conséquent sur les décisions rendues au titre du contentieux de leur constitutionnalité, dans le cadre de l'article 54 et accessoirement de l'article 61.

C'est seulement dans l'alinéa 15 du préambule de la Constitution de 1946, incorporé par renvoi dans l'ensemble de la légalité constitutionnelle en vigueur, que ce nouveau versant de la notion apparaît, sous la figure suivante : « Sous réserve de réciprocité, la France consent aux limitations de souveraineté nécessaires à l'organisation et à la défense de la paix ». Du point de vue du droit international, l'assertion n'a guère de sens : envisagée de façon purement privative comme le degré superlatif d'une puissance qui n'a pas de supérieur, la souveraineté ne peut s'analyser comme dans son sens interne en une somme de compétences et de pouvoirs qui lui donneraient un contenu positif ; notion non quantitative, à l'instar par exemple de la personnalité de l'État, la souveraineté internationale est insusceptible de plus ou de moins, et ne peut être ni limitée ni accrue dans les attributs qu'elle comporte. Ce qui est quantitatif en revanche, et peut donc faire l'objet de limitations ou d'autres opérations destinées à en modifier les contours, ce sont les compétences et les pouvoirs exercés souverainement et attachés à la souveraineté dans son sens interne, auxquels hypothétiquement l'État peut renoncer, en s'en dessaisissant de façon pure et simple, en les transférant à un autre sujet, État ou organisation internationale, ou en en mettant en commun l'exercice, toutes opérations qui résultent d'un engagement international, notamment conventionnel. En droit international cependant, lorsqu'il prend un engagement de cette sorte, l'État n'est pas perçu comme « limitant sa souveraineté » ou la transférant, mais comme exerçant souverainement l'un de ses pouvoirs, celui de conclure un traité, de façon à limiter des pouvoirs qu'il exerçait jusqu'alors librement et à restreindre ou partager des compétences qui lui étaient jusqu'alors reconnues. Selon cette conception, formelle et non substantielle, de la souveraineté au sens du droit international, on ne peut donc dire d'un État qu'il consent à des limitations de souveraineté à telle ou telle condition, mais qu'il considère comme compatibles avec sa souveraineté les limitations de sa liberté d'action, pour autant qu'elles respectent les conditions en cause : soit que ces traités modifient, par renonciation totale ou partielle, l'étendue du champ de la compétence internationale dont il jouissait, à titre exclusif ou concurremment avec d'autres États, ou portent atteinte à son monopole dans les domaines où elle était exclusive ; soit qu'ils réduisent les pouvoirs qui lui étaient internationalement reconnus dans le cadre de cette compétence. Cette précision est indispensable pour apprécier la façon dont le Conseil constitutionnel, combinant sous un même mot deux concepts qui, dans les ordres juridiques où ils ont respectivement cours, sont distincts et dans une certaine mesure étrangers, manie sa signification internationale avec des instruments verbaux tributaires de sa signification interne.

Entendu communément, de façon à la fois extensive quant à son spectre matériel et plus restreinte quant aux techniques par lesquelles s'opèrent ces limitations, comme signifiant que la France reconnaît la validité et les effets obligatoires des traités, quel qu'en soit l'objet, qui portent atteinte à sa liberté d'action dans des conditions telles que sa « souveraineté » puisse paraître en cause, le quinzième alinéa ne définit pas le concept central qu'il utilise. C'est donc à la pratique constitutionnelle, et notamment à celle du Conseil constitutionnel, qu'il est revenu, sinon d'élaborer une définition française de la souveraineté internationale, du moins de départir les « limitations de souveraineté » auxquelles il peut être consenti de celles qui sont constitutionnellement interdites aux organes chargés de ses relations avec les autres États. La manière dont il y parvient est considérablement obscurcie par le fait qu'il se réfère avec constance, en même temps qu'à cette souveraineté-là, à la « souveraineté nationale », formule qui évoque inévitablement les deux articles 3 dans un contexte où ils n'ont que faire. On s'efforcera cependant de la dégager en se demandant quel statut est fait à la souveraineté internationale de la France dans le contrôle de la conclusion des traités appelés à la lier, et en quoi consiste cette souveraineté au respect de laquelle leur conclusion est suspendue.

I. Statut constitutionnel de la souveraineté internationale

Parmi les éléments que le Conseil constitutionnel prend en considération lors de son contrôle au titre de l'article 54, la souveraineté occupe une place tout à fait singulière, qui apparaît dans les décisions concluant à la non-conformité lorsque, dans les règles de valeur constitutionnelle auxquelles il rapporte les termes du traité, il s'en trouve d'autres qui n'ont pas trait à la souveraineté elle-même. Celle-ci se trouve en effet mise en vedette dès l'abord, dans l'ensemble des considérants recensant les « normes de référence du contrôle institué par l'article 54 de la Constitution » où, après avoir visé l'article 3 de la Déclaration de 1789 et l'article 3 de la Constitution, les alinéas 14 et 15 du préambule de 1946 et l'article 53, le Conseil affirme : "[...] il résulte de ces textes de valeur constitutionnelle que le respect de la souveraineté nationale ne fait pas obstacle à ce que [...] la France puisse conclure [...] des engagements internationaux en vue de [...]" (déc. n° 92-308, cons. n° 13 ; n° 97-394, cons. n° 6 ; n° 98-408, cons. n° 12). Mais, précise rituellement le Conseil dès l'alinéa qui suit : "[...] toutefois [...] au cas où des engagements internationaux souscrits à cette fin contiennent une clause contraire à la Constitution ou portent atteinte aux conditions essentielles d'exercice de la souveraineté nationale" (au milieu de quoi, dans la décision n° 98-408, est venu s'ajouter un deuxième terme en incise, « mettent en cause les droits et libertés constitutionnellement garantis »), « l'autorisation de les ratifier appelle une révision constitutionnelle » (déc. nos 92-308 et 97-394).

De cette présentation, où le thème de la souveraineté et celui de la conformité à la Constitution sont énoncés séparément, il paraît résulter, outre une distinction sur laquelle on devra revenir entre la conclusion d'un engagement pris dans son ensemble, en elle-même compatible avec les exigences de la souveraineté de la France alors même que son objet semblerait à première vue pouvoir les contredire, et la présence éventuelle dans le traité de clauses portant atteinte à ses conditions d'exercice, une diversification des circonstances qui peuvent conduire à la nécessité d'une révision constitutionnelle avant la conclusion du traité. En effet, dans le dispositif de sa décision, le Conseil substitue d'abord à la formule purement déclaratoire et neutre selon laquelle le traité « comporte des clauses contraires à la Constitution », un énoncé univoque selon lequel l'autorisation de ratifier le traité (« en vertu d'une loi », précisent les deux premières), « exige une révision de la Constitution » (ou « une révision constitutionnelle »); de façon énigmatique, il abandonne ainsi la formulation que laisse attendre le texte même de l'article 54, qui a d'ailleurs cours dans d'autres circonstances (v. par ex. déc. n° 99-412) et qui est dans l'esprit de l'alternative ouverte par l'article 54 entre modification de la Constitution et renonciation à conclure le traité, comme s'il hésitait à qualifier de « contraires à la Constitution », dans le dispositif de sa décision, des clauses qui n'ont d'autre tort que, comme il vient de le dire dans ses motifs, de « porter atteinte aux conditions essentielles d'exercice de la souveraineté nationale ».

Ensuite, et en remontant maintenant le cours de la décision jusqu'à l'énoncé de la consistance des normes de référence jugées applicables et au raisonnement qu'il conduit dans les motifs, on voit le Conseil distinguer, entre les éléments de l'engagement conventionnel envisagé, selon deux modalités de compatibilité ou d'incompatibilité avec les exigences constitutionnelles. D'un côté, semble-t-il, les règles conventionnelles peuvent contredire directement des articles de la Constitution ou des valeurs expressément qualifiées de constitutionnelles ; ainsi par exemple, dans la décision no 98-408, de celles que le Conseil juge contraires aux régimes de responsabilité aménagés par les articles 26, 68 et 68-1 de la Constitution pour le président de la République, les membres du gouvernement et ceux du parlement, qui relèvent du premier, ou certains « principes constitutionnels applicables au droit pénal et à la procédure pénale », tous issus de dispositions de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen ; si elle est établie, une telle contradiction amène le Conseil à déclarer les articles correspondants du traité « contraires » aux articles en cause (déc. no 98-408, cons. no 17), ou globalement à la Constitution (déc. no 92-308, cons. no 27); dans le cas opposé, il les déclare « conforme[s] à la Constitution » (déc. no 98-408, cons. no 28) ou précise qu'ils ne sont « contraire[s] à aucune règle non plus qu'à aucun principe de valeur constitutionnelle » (déc. no 92-308, cons. no 35). Mais de l'autre côté, les conditions propres à la souveraineté font l'objet d'un traitement particulier : là où en 1997 encore, le Conseil tirait d'une analyse des rapports entre les règles en cause au regard des exigences de la souveraineté une conclusion en termes de contradiction (déc. no 97-394, cons. nos 25-26 et 28-29, où l'inférence, de l'atteinte aux conditions d'exercice de la souveraineté à la qualité de clause contraire à la Constitution, s'opérait directement et en termes exprès), il rompt avant son terme la chaîne du raisonnement lorsque, s'agissant de la Cour pénale internationale, il appuie son dispositif sur l'affirmation d'une atteinte aux conditions d'exercice de la souveraineté, formulée à deux reprises, sans la médiation d'un constat exprès en termes de contradiction entre le traité et la Constitution (déc. no 98-408, cons. nos 34, 38, où la troncature du raisonnement est d'ailleurs soulignée symétriquement par les assertions de non-méconnaissance aux cons. nos 32, 33, 36, 37 et 40, que n'accompagne pas une constatation expresse de conformité). Point de référence dans tout cela à la Constitution ou à des règles partageant son rang, auxquelles les règles conventionnelles seraient dites conformes ou contraires, mais seulement aux exigences de la souveraineté nationale. Certes, leur valeur constitutionnelle a été proclamée d'emblée ( supra ) mais, contrastant avec l'énoncé habituel du heurt de deux règles, la sorte d'incompatibilité plus sourde relevée dans ces cas fait aux clauses contraires à la Constitution en tant qu'elles portent atteinte à l'exercice de la souveraineté un sort particulier par rapport à toutes les autres.

Ce traitement peut trouver sa justification théorique dans une différence de régime entre elles, qui ne résulte pas immédiatement de l'article 54 mais découle nécessairement des modalités différentes des conséquences à tirer d'une déclaration de contrariété. Lorsque le Conseil établit une contradiction « ordinaire », l'alternative entre les deux branches offertes aux organes exécutifs est claire : ou bien ils renoncent à conclure l'engagement, ou bien ils engagent une procédure de révision destinée à éliminer la contradiction. Mais lorsque celle-ci tient aux principes du droit constitutionnel français relatifs à la souveraineté nationale, aucune révision ne peut en venir à bout car l'obstacle constitutionnel ne gît pas dans une disposition substantielle qui entrerait en conflit avec la disposition substantielle correspondante du traité. La seconde est par définition intangible en tant qu'elle appartient à l'ordre international sur lequel un élément de l'ordre interne serait sans effet ; tout au plus pourrait-on envisager que le Conseil assortisse une décision de conformité d'une réserve d'interprétation, à laquelle il appartiendrait aux autorités exécutives de donner effet en accompagnant la ratification ou l'approbation du traité d'une « déclaration interprétative » que les autres États contractants pourraient ou non accepter. Quant à la première, elle fait simplement défaut ; on l'a dit, la « souveraineté nationale » de l'article 3 n'a rien à voir avec ce dont il est ici question ; de leur côté, les références à la souveraineté qui sont effectivement pertinentes dans le présent contexte et appartiennent au « bloc de constitutionnalité » sont cependant extérieures aux dispositions susceptibles de révision : envisagerait-on d'y soumettre le préambule de 1946 ou la Déclaration de 1789 ?

Dans ces conditions, puisque l'assertion d'incompatibilité avec la Constitution résulte du pur raisonnement interprétatif (interprétatif ?) par lequel le Conseil élabore le concept indistinct de souveraineté, il n'y a rien à réviser, et une décision de non-conformité ne pourra être contrecarrée par une modification d'une règle de fond, mais seulement par l'adoption d'une norme d'habilitation, laquelle peut apparaître sous deux formes. Dans la première, et c'est la moins mauvaise solution, l'habilitation a pour objet de redessiner de façon moins exigeante les contours de la souveraineté telle que l'entend l'État français, de manière à démanteler, par une définition où l'on reconnaît sans peine quoique en négatif ses anciennes frontières, l'obstacle révélé par le Conseil constitutionnel ; c'est ainsi qu'a procédé le constituant à la suite de la décision n° 92-308, par la loi constitutionnelle du 25 juin 1992, en soustrayant par l'article 88-2 au régime général des transferts de compétence ceux qui sont nécessaires à telle fin particulière que poursuivait le traité de Maastricht ; mais on risque alors, pour avoir taillé la règle trop court, de devoir la modifier à nouveau quand un autre traité aura révélé les inconvénients de ce scrupule, comme l'a fait pour ce même article la loi constitutionnelle du 25 janvier 1999, après que la décision n° 97-394 eut relevé de nouvelles incompatibilités, dans un domaine pourtant très voisin du précédent. Aussi peut-on être tenté d'avoir plutôt recours à un procédé hideux mais commode qui, substituant à la technique de la règle d'habilitation celle de l'habilitation particulière, consiste à rendre légalement possible, par un pur acte de volonté constitutionnelle qui ne dissimule même plus son caractère « arbitraire » sous une justification formulée en termes de principe, l'acte international dont le contenu vient juste d'être déclaré de nature à porter atteinte aux conditions essentielles d'exercice de la souveraineté nationale : n'est-ce pas à cela que revient la loi constitutionnelle du 28 juin 1999, opérant insertion dans la Constitution, à la suite de la décision n° 98-408, d'un article 53-2 aux termes duquel « la République peut reconnaître la juridiction de la Cour pénale internationale dans les conditions prévues par le traité signé le 18 juillet 1998 » ? Quelle que soit la formule employée, elle rend particulièrement voyante l'indétermination essentielle - on pardonnera le possible oxymore - de la souveraineté internationale dans la représentation que s'en fait la France, notion contingente au même titre que toutes les autres, dont les contours résultent de l'état momentané de la Constitution : dépendant des mutations constitutionnelles qui la retaillent librement, le Conseil constitutionnel ne peut, après chaque modification, qu'en déterminer provisoirement la nouvelle consistance. Du moins, on va le voir maintenant, utilise-t-il pour ordonner cette matière instable un outillage constant.

II. Consistance de la souveraineté internationale

Cet outillage, on le sait, s'est constitué d'abord sur une distinction entre « limitations de souveraineté », visées au quinzième alinéa et déclarées légitimes en tant que nécessaires aux fins qu'il énonce, et « transferts de souveraineté » interdits, distinction qu'illustre la décision no 76-71 et que reprend, mêlée de celle qui va la détrôner mais pourtant mieux étayée que la première fois, la décision no 91-294. Distinction dénuée de sens par rapport à la signification internationale de la souveraineté (comment transférer un attribut négatif qui n'emporte à soi seul ni compétences ni pouvoirs ?), mais plus encore impraticable, spécialement lorsqu'il s'agit des rapports entre un État et l'organisation internationale à laquelle il appartient : si la technique conventionnelle permet aux États de limiter solidairement, et sans les confier à qui que ce soit, des pouvoirs que chacun d'eux exerçait jusqu'alors « souverainement » (et en ce sens, l'argument aurait convenu pour justifier la renonciation à la peine de mort résultant du protocole no 6 à la Convention européenne des droits de l'homme, mais ce n'est pas à lui qu'a recouru le Conseil dans sa décision no 85-188), entre États et organisation c'est nécessairement d'un jeu à somme nulle qu'il s'agit : tout ce que les premiers abandonnent, compétences et pouvoirs, c'est la seconde qui le recueille, et il est d'ailleurs futile de présenter l'usage qu'elle en fera, en tant qu'organisation dotée de la personnalité morale et agissant par la voie d'actes unilatéraux imputables à elle seule, comme un exercice en commun de certaines de leurs compétences, ainsi que le fait l'article 88-1 de la Constitution d'après Maastricht. Limitations possibles mais grossièrement insuffisantes au regard des fins poursuivies dans le cadre communautaire et même au-delà, transferts indispensables aux mêmes fins mais interdits : la distinction conduisait à une impasse. De là l'usage d'abord conjoint (déc. no 91-294, passim ), puis exclusif (déc. no 92-308, cons. no 13-14) des « conditions essentielles d'exercice de la souveraineté nationale », formule énoncée beaucoup plus tôt (déc. no 70-39, cons. no 9) et désormais tenue pour l'instrument de la détermination des limites assignées à des « transferts de compétences » jugés par eux-mêmes acceptables. De l'examen de la jurisprudence relative à la compatibilité des traités négociés par la France avec la Constitution, est-il possible de dégager un guide suffisamment sûr pour déterminer, face à un traité particulier, si ses autorités exécutives pourront ou non le ratifier ? on craint que non, tant les éléments formels comme les éléments matériels en quoi s'analyserait cette condition paraissent encore incertains ; les uns et les autres sont largement solidaires et on ne les dissocie que pour les besoins de l'analyse.

C'est dans les premiers que l'on peut voir le plus clair, et ce sont ceux qui rendent le mieux compte de la formule ; en évoquant l'atteinte aux seules conditions d'exercice de la souveraineté, distinguée de celle qu'elle-même subirait, elle a le grand mérite de la mettre à l'abri des vicissitudes auxquelles l'exposerait sinon toute conclusion d'un traité : comme l'avait dit de son côté la Cour de La Haye (affaire du vapeur Wimbledon , arrêt du 17 août 1923), si une convention apporte nécessairement une « restriction à l' exercice des droits souverains de l'État » (p. 25, italiques ajoutés), elle n'altère pas sa souveraineté. Transposée au cas qui nous occupe, cette vision conduit à tenir la souveraineté pour sauve aussi longtemps que l'État, qui n'a jamais cessé de jouir de ce qu'il a renoncé à exercer dans sa plénitude, trouve dans le traité lui-même les moyens de reprendre sa liberté s'il le juge indispensable ou de s'opposer à ce qu'elle soit amputée au-delà de ce qu'il a déjà conventionnellement accepté ; de là l'admission de la compatibilité avec les exigences constitutionnelles de traités dont les dispositions substantielles peuvent limiter considérablement la liberté d'action des États, du moment que la France peut échapper, par le jeu de leurs clauses mêmes, à l'application de règles qu'elle s'apprête à accepter, ou ne s'engage pas encore définitivement dans un dispositif irréversible. En revanche, bornons-nous à le noter incidemment faute de pouvoir développer ce thème, on perçoit mal en quoi la « réciprocité » invoquée à plusieurs reprises, et inadéquatement définie comme l'abandon simultané et égal de prérogatives par les États parties (il s'agit en réalité de l'interdépendance d'engagements unilatéraux mais solidaires dans lesquels la renonciation de tous est la cause juridique de la renonciation de chacun), serait de nature à garantir l'exercice de droits souverains.

L'espèce des clauses échappatoires est illustrée dans la jurisprudence par deux types de dispositions, permettant à la France soit de se dégager définitivement de l'ensemble du traité, soit de se protéger, de façon permanente ou temporaire, de l'application de certaines de ses dispositions. On pense bien sûr d'abord aux clauses de dénonciation, dont l'existence ne paraît pas décisive aux yeux du Conseil lorsqu'il s'agit d'apprécier si le traité respecte les conditions d'exercice de la souveraineté (déc. no 85-188, cons. no 2 ; et dans un sens sensiblement différent déc. no 91-294, cons. nos 56-58). Mais le Conseil a surtout pris en considération les exceptions que les États peuvent mettre en oeuvre en vertu d'une règle restreignant le champ d'application du traité (la réserve des actes commis en temps de guerre ou de danger imminent de guerre qui peuvent relever de la peine de mort, déc. no 85-188) et, beaucoup plus fréquents, les mécanismes qui prévoient la possibilité pour une partie de se soustraire cas par cas à son opération, en faisant jouer une faculté d'inapplication du régime conventionnel ordinaire (dérogation au principe du libre franchissement des frontières intérieures communes de l'espace Schengen pour des motifs d'ordre public ou de sécurité nationale, déc. no 91-294, cons. no 20 ; refus de l'entraide judiciaire si la partie requise estime qu'elle serait de nature à porter atteinte à sa souveraineté, déc. no 80-116, cons. no 3, etc.); dans d'autres cas enfin, le Conseil a relevé la latitude laissée à l'État partie dans l'appréciation d'une demande d'application d'un mécanisme conventionnel, et en particulier la faculté de ne pas y donner effet s'il comporte la transgression d'une règle interne ou même contrarie suffisamment certains de ses intérêts (entre autres : déc. no 98-408, cons. no 36).

Également productive est la démarche qui conduit le Conseil, jouant du couple déjà/pas encore, à faire dépendre son attitude à l'égard des exigences de la souveraineté du caractère réversible ou non de l'engagement soumis à son examen. Lorsque celui-ci n'est que la conséquence inévitable d'un engagement antérieur qu'il s'agit maintenant de respecter, il s'abstient de tout contrôle sur la compatibilité du plus récent avec les exigences constitutionnelles, puisqu'il est en tout cas sans pouvoir sur le précédent ; ainsi s'est-il interdit d'examiner les mérites à cet égard de décisions d'organisations internationales prises en application de leur traité constitutif, dès lors que la France en faisait déjà partie et avait accepté une fois pour toutes de se voir opposer leurs actes unilatéraux hors de tout consentement spécial (déc. no 70-39, cons. no 6, et no 78-93, cons. no 6). Mais à l'inverse, tant que, dans un processus progressif de renonciation à la compétence des États membres dans un domaine particulier, une future décision nationale trouve encore une place, ouvrant à son tour la voie à un dernier contrôle de constitutionnalité, alors le palier de l'irréversibilité n'est pas encore atteint (déc. no 97-394, cons. no 24); la possibilité d'interposition ultérieure d'un contrôle national étant ainsi érigée en critère de reconnaissance de l'atteinte aux conditions d'exercice de la souveraineté, le fait qu'une décision communautaire puisse être prise à la majorité qualifiée se heurte nécessairement à l'objection constitutionnelle (déc. no 92-308, cons. no 43 et no 49, in fine ; et no 97-394, cons. nos 24-25 et 28, pour les cas d'abandon de la règle de l'unanimité au terme de la période transitoire).

Toutefois, et c'est là que le lien entre éléments formels et matériels apparaît, le Conseil ne met en avant les mécanismes qu'on vient de relever que lorsque ce sur quoi portent les restrictions à la compétence ou aux pouvoirs de la France est jugé suffisamment sensible pour sa souveraineté. Ce qui est alors en cause à travers la notion de domaine, ce n'est plus tant ses conditions d'exercice que sa substance, et c'est cette notion de « contenu de la souveraineté » qui doit être examinée pour finir : existerait-il, selon le Conseil constitutionnel, des domaines qui relèvent actuellement du droit interne et que leur nature rendrait insusceptibles d'engagements internationaux ? Posée ainsi, la question appelle certainement une réponse négative : récusant implicitement une distinction entre des sphères du droit international et du droit étatique que définiraient leurs objets respectifs, déterminés une fois pour toutes et de façon essentielle, le Conseil n'a jamais estimé qu'un domaine de l'activité étatique serait soustrait par nature à la possibilité d'en déterminer le cours par un traité ; il n'existe donc pas dans le droit français de domaines qui ne puissent être régis concurremment par des règles internationales, et il n'est pas jugé contraire à la souveraineté de la France que, en se les rendant opposables internationalement, elle renonce dans ces domaines à des compétences jusqu'alors exclusives ou qu'elle y limite des pouvoirs jusqu'alors inconditionnés. Ce qui existe, ce sont des « compétences qui relèvent des conditions essentielles de sa souveraineté » (déc. no 92-308, cons. no 49), des domaines « où sont en cause les conditions essentielles d'exercice de la souveraineté nationale » ( ibid., cons. no 43 ; ou, formule voisine, « où est en cause la souveraineté nationale » : déc. no 97-394, cons. no 28), etc., compétences et domaines d'une nature telle que les transferts y seraient limités par la Constitution ; c'est donc une combinaison du domaine du traité (élément matériel) et de la façon dont il régit l'action future des États parties (élément formel) qui commande le jeu des « conditions essentielles d'exercice de la souveraineté nationale », et par conséquent de la compatibilité ou de l'incompatibilité du traité avec les exigences constitutionnelles.

Mais ici, on doit avouer une extrême perplexité. S'il est relativement facile, en effet, d'identifier les domaines dans lesquels, jusqu'à présent, le Conseil a jugé nécessaire de faire jouer le critère des conditions essentielles - et on ne croit pas utile de les recenser ici tant ils sont connus -, il l'est incomparablement moins d'induire des décisions individuelles une règle apte à servir de guide dans la négociation des traités ou permettant de prévoir avec une probabilité raisonnable si, une fois adoptés internationalement, ils franchiront ou non l'obstacle du contrôle de constitutionnalité. La satisfaction de ces exigences pratiques paraît en effet appeler un choix entre deux pôles, qu'on schématise dans ce qui suit. Décider à un extrême que, dans quelque domaine que ce soit, la souveraineté de l'État est respectée ou non par les engagements internationaux qu'il souscrit selon que ceux-ci comportent ou non des garanties techniques jugées suffisantes de respect de son indépendance et de l'exclusivité de ses pouvoirs, par application combinée des éléments formels qu'on a relevés tout à l'heure ou d'autres du même genre, c'est une formule qui peut convenir aux fins qu'on vient de dire. Décider à l'autre extrême que dans tel domaine, la compétence de l'État est globalement exclusive ou ses pouvoirs radicalement inconditionnés par d'autres règles qu'internes, estimer en somme que l'État a, par nature, une sphère d'action dans laquelle compétences et pouvoirs sont indisponibles et par là insusceptibles de faire l'objet d'engagements internationaux, ce serait certainement contraire à la représentation que le droit international se fait de lui-même et de ses rapports avec le droit de l'État, mais ce serait le fondement d'un critère de constitutionnalité relativement maniable, qui supposerait seulement (mais c'est déjà beaucoup) une identification de ce que l'on appelait jadis en droit international les « droits fondamentaux de l'État », soit par domaine globalement défini, soit par type de compétence et de pouvoir, soit par la combinaison des deux : est-il concevable, devrait-on alors se demander, que le « domaine monétaire » (ou, de façon plus restrictive, la détermination de la parité de la monnaie nationale, ou le produit de tout autre découpage qu'on voudrait opérer à l'intérieur de ce domaine trop largement décrit) soit régi par des règles ou par des décisions qui n'appartiendraient pas en dernier ressort à l'État ? que des agents étrangers puissent se livrer à des opérations matérielles sur le territoire de l'État (ou, toujours avec le même souci de meilleur cantonnement interne de la question posée, à des opérations de ce type dans le domaine de la police des étrangers, de la coopération judiciaire internationale, etc.)? voilà, parmi d'autres, les questions qui devraient être alors posées, et résolues en fonction de la conception de l'État et de ses prérogatives souveraines qui prévaut à un moment donné ou qui le caractériserait dans son concept même. Mais dans une jurisprudence combinant éléments formels et matériels selon des proportions aléatoires qui dépendent de la seule sagesse des juges, on hésite pour l'instant à identifier quelque « principe » que ce soit.


Décisions citées du Conseil constitutionnel concernant la souveraineté internationale de la France (titres abrégés ou d'usage); les références aux considérants sont faites d'après la numérotation figurant dans le Recueil de jurisprudence constitutionnelle (L. Favoreu, éd.) :

- n° 70-39 DC, 19 juin 1970, Ressources communautaires propres ;

- n° 76-71 DC, 30 déc. 1976, Élection du Parlement européen au suffrage universel direct ;

- n° 78-93 DC, 29 avr. 1978, Augmentation de la quote-part de la France au FMI ;

- n° 80-116 DC, 17 juill. 1980, Convention d'entraide judiciaire ;

- n° 85-188 DC, 22 mai 1985, Protocole n° 6 additionnel à la Convention européenne des droits de l'homme ;

- n° 91-294 DC, 25 juill. 1991, Convention d'application de l'accord de Schengen ;

- n° 92-308 DC, 9 avr. 1992, Traité sur l'Union européenne ;

- n° 92-312 DC, 2 sept. 1992, Traité sur l'Union européenne ;

- n° 97-394 DC, 31 déc. 1997, Traité d'Amsterdam ;

- n° 98-408 DC, 22 janv. 1999, Traité portant statut de la Cour pénale internationale.

Autres décisions citées :

- n° 91-293 DC, 23 juill. 1991, Loi portant diverses dispositions relatives à la fonction publique ;

- n° 98-399 DC, 5 mai 1998, Loi relative à l'entrée et au séjour des étrangers en France ;

- n° 99-412 DC, 15 juin 1999, Charte européenne des langues régionales ou minoritaires