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La sécurité juridique en droit constitutionnel français

Michele De SALVIA

Cahiers du Conseil constitutionnel n° 11 (Dossier : Le principe de sécurité juridique) - décembre 2001

I. Le concept

La sécurité juridique est un élément de la sûreté. À ce titre, elle a son fondement dans l'article 2 de la déclaration de 1789 qui place la sûreté parmi les droits naturels et imprescriptibles de l'homme au même titre que la liberté, la propriété et la résistance à l'oppression.

Trop souvent, on a pensé que, par le mot sûreté, les hommes de la Révolution ne pensaient qu'à la protection des personnes et des biens. C'est une erreur : pour eux, la sûreté s'étendait à la protection des droits. L'article 10 de la déclaration girondine, l'article 8 de la déclaration jacobine le confirment expressément : protéger les droits c'est bien assurer la sécurité juridique.

Pourtant, le Conseil constitutionnel, s'il a bien cité la sûreté comme l'un des droits de l'homme (132 DC du 16 janv. 1982, 164 DC du 29 déc.1983 et 254 DC du 4 juill. 1989), n'en a pas tiré une conséquence directe sur une loi soumise à son examen. À plus forte raison il n'a jamais utilisé l'expression « sécurité juridique » pour en faire profiter l'individu. Plus exactement, l'expression n'apparaît qu'une fois (373 DC du 9 avr. 1996), au profit non d'une personne mais de la délibération d'une assemblée locale.

Il n'en reste pas moins que la sécurité juridique est très souvent invoquée dans les recours que reçoit le Conseil constitutionnel. L'explication du silence opposé au grief est évidente : tout d'abord, le concept de sécurité juridique est absent de notre corpus constitutionnel ; ensuite, il pourrait faire croire que les situations juridiques résultant des lois sont définitivement établies et que le législateur ne pourrait les modifier. Or le Conseil a plus d'une fois jugé qu'il est loisible au législateur de modifier des textes antérieurs ou d'abroger ceux-ci en leur substituant, le cas échéant, d'autres dispositions (220 DC du 22 déc. 1986 et 217 DC du 18 sept. 1986).

Néanmoins, le Conseil a limité d'une façon très générale cette possibilité en exigeant que le législateur " dans l'exercice de ce pouvoir ne prive pas de garanties légales des exigences de caractère
constitutionnel ".

Compte tenu de cette limitation, le Conseil apporte à la personne, dans beaucoup d'hypothèses, des garanties qui s'apparentent à la sécurité juridique, sans que cette expression apparaisse dans ses décisions.

Ainsi, la loi doit être « intelligible et accessible », elle ne peut « priver de garanties légales des exigences de caractère constitutionnel », elle doit assurer la possibilité de recourir à un juge respectueux des droits de la défense. Enfin, toute mesure à effet rétroactif doit être justifiée par un intérêt général suffisant.

II. Intelligibilité de la loi

1) Le Conseil considère que « l'accessibilité et l'intelligibilité de la loi sont des objectifs de valeur constitutionnelle » (421 DC du 16 déc. 1999). Certes, le Conseil invoque ici non le principe de sûreté mentionné par l'article 2 de la Déclaration, mais « la garantie des droits » requise par son article 16, en affirmant que celle-ci « ne pourrait pas être effective si les citoyens ne disposaient pas d'une connaissance suffisante des normes qui sont applicables ». Mais c'est bien la sécurité juridique qui se trouve implicitement protégée.

2) Pour satisfaire l'exigence d'intelligibilité, la loi doit être « claire ». À propos des référendums locaux, par exemple, le Conseil juge qu'une question posée doit satisfaire à la « double exigence de loyauté et de clarté » (226 DC du 2 juin 1987, 428 DC du 4 mai 2000).

On pourrait en dire autant de la loi en général, surtout si son destinataire est le public. C'est ainsi que, dans sa décision 435 DC du 7 décembre 2000, le Conseil a censuré des dispositions apportant à la liberté d'entreprendre des limitations qui ne sont pas énoncées de façon claire et précise. De même il a censuré, une disposition réprimant la « malversation » dont les éléments constitutifs n'étaient pas « définis en termes clairs et précis » (183 DC du 18 janv. 1985).

3) La loi doit être également complète et ne rien laisser dans l'ombre de ce qui relève de la compétence exclusive du Parlement.

L'article 34 de la Constitution dispose « que la loi fixe les règles concernant l'assiette, le taux et les modalités de recouvrement des impôts de toutes natures ». Le Conseil a donc censuré une loi établissant une contribution nouvelle, en fixant le taux, mais ne définissant ni son assiette, ni ses modalités de recouvrement (283 DC du 8 janv. 1991); c'est ce qu'il convient d'appeler un cas d'incompétence négative. Celle-ci se caractérise par le fait que le législateur est resté en deçà de sa mission constitutionnelle. Il en est encore ainsi lorsque le législateur a délégué au Gouvernement, agissant par voie de décret, le soin d'énoncer une règle que l'article 34 range dans les compétences exclusives du législateur (283 DC du 8 janv. 1991). Dans ces deux cas, le contribuable n'a pas de sécurité juridique puisque la loi ne lui dit pas quel impôt il va acquitter et selon quelle procédure cet impôt va lui être réclamé. Il est ainsi privé des garanties que devait lui apporter l'intervention du législateur.

III. Les garanties légales devant entourer des exigences de valeur constitutionnelle

1) Certaines personnes occupent des situations dont le contenu juridique est fixé par la loi. Une autre loi peut-elle modifier ou faire disparaître des éléments de cette situation, que ces personnes ont choisie précisément en raison de ces éléments ?

La jurisprudence de la Cour de justice des Communautés européennes applique un principe emprunté au droit allemand et qu'il est convenu d'appeler « principe de confiance légitime » : si le législateur vient à supprimer tel ou tel des éléments qui ont conduit les intéressés à choisir de se placer dans telle ou telle situation originellement légale, il doit au moins prévoir des conditions d'accompagnement ou des mesures transitoires en leur faveur, spécialement lorsque ces éléments ont fait naître des espérances légitimement fondées.

En réponse au grief tiré d'une atteinte au principe de confiance légitime, le Conseil constitutionnel s'est borné à considérer qu'« aucune règle constitutionnelle ne garantit un principe dit de confiance légitime » (385 DC du 30 déc. 1996).

La sécheresse de cette réponse doit être relativisée, car, au nom d'autres principes constitutionnels, la jurisprudence du Conseil tend à faire bénéficier les particuliers d'une protection équivalente à celle de la confiance légitime, surtout dans le domaine des libertés.

2) Il considère ainsi, sur le fondement du principe de la libre communication des pensées (art. 11 de la Déclaration de 1789), que le législateur ne peut remettre en cause, dans le domaine de la presse écrite, des « situations légalement acquises » sans que cela soit « réellement nécessaire à la réalisation des objectifs de valeur constitutionnelle », en l'espèce le pluralisme (181 DC du 11 oct. 1984).

Dans le même esprit, après avoir relevé que l'indépendance des professeurs de l'enseignement supérieur avait force constitutionnelle (il s'agit en effet d'un « principe fondamental reconnu par les lois de la République »), il censure des dispositions qui abrogent une loi antérieure sans donner aux enseignants des garanties analogues à celles qui résultaient du texte antérieur (165 DC du 20 janv. 1984).

Plus généralement, lorsque le législateur assortit de garanties l'exercice d'une liberté, il ne peut la dépouiller de telles garanties. Dans certains domaines (liberté de communication), il doit même remplacer les garanties supprimées par des garanties équivalentes. C'est ce qui est parfois appelé « la règle du cliquet anti-retour ».

3) La propriété est naturellement entourée de garanties constitutionnelles. Aussi le Conseil applique-t-il strictement l'article 17 de la Déclaration de 1789, qui ne permet à la puissance publique de déposséder de la propriété d'un bien que lorsque la nécessité publique légalement constatée l'exige évidemment et sous réserve d'une juste et préalable indemnité.

Cette sécurité reconnue au propriétaire a été complétée par une décision du Conseil (198 DC du 13 déc. 1985) qui déclare que seul l'État peut établir une servitude d'utilité publique sur un immeuble et cela en application d'une procédure contradictoire fixée par la loi.

En l'absence d'expropriation stricto sensu, le Conseil interdit que, même à des fins d'intérêt général, le droit de propriété ne soit vidé de sa substance (29 juill. 1998, 98-403 DC, Loi d'orientation relative à la lutte contre les exclusions).

4) La liberté d'entreprendre est souvent associée au droit de propriété puisque l'entreprise est un moyen de disposer des biens.

Certes, le Conseil a considéré que cette liberté « n'est ni générale ni absolue » et n'existe que dans le cadre d'une réglementation établie par la loi (141 DC du 27 juill. 1982). La liberté d'entreprendre peut donc être limitée par la loi (200 DC du 16 janv. 1986 ; 316 DC du 20 janv. 1993). Le principe de liberté du commerce et de l'industrie est un principe général de droit pour le Conseil d'État, mais non un principe fondamental reconnu par les lois de la République pour le Conseil constitutionnel.

Toutefois, juge celui-ci, les restrictions à la liberté d'entreprendre ne doivent être ni arbitraires, ni abusives ; elles ne doivent pas avoir pour conséquence de la dénaturer ; elles doivent de plus être exigées par l'intérêt général (287 DC du 16 janv. 1991). Ces formulations laissent au Conseil constitutionnel une grande marge d'appréciation.

5) Se pose enfin le problème de la liberté contractuelle.

Au cours d'une première période, le Conseil affirme (déc. 348 DC du 3 août 1994) qu'« aucune norme de valeur constitutionnelle ne garantit le principe de la liberté contractuelle ». Il a renouvelé cette affirmation en déclarant que « le principe de liberté contractuelle n'a pas en lui-même valeur constitutionnelle » (388 DC du 20 mars 1997). Antérieurement, il avait jugé (254 DC du 4 juill. 1989) qu'« en inscrivant la sûreté au rang des droits de l'homme, l'article 2 de la Déclaration de 1789 n'a pas interdit au législateur d'apporter pour des motifs d'intérêt général des modifications à des contrats en cours d'exécution ». La sécurité juridique se limitait donc à l'appréciation par le Conseil constitutionnel de l'intérêt général.

Une évolution sensible se manifeste cependant depuis lors dans la jurisprudence du Conseil. En effet, à propos d'accords collectifs conclus entre employeurs et salariés, le Conseil a jugé (423 DC du 13 janv. 2000) que le législateur ne pourrait remettre en cause le contenu de ces accords que « pour un motif d'intérêt général suffisant » et a contrôlé effectivement ce caractère suffisant, censurant le législateur au terme de cet examen.

IV. Le droit au juge et les droits de la défense

La sécurité juridique est la garantie des droits. Or, l'article 16 de la Déclaration de 1789 dispose que « toute société dans laquelle la garantie des droits n'est pas assurée, ni la séparation de pouvoirs déterminée, n'a point de Constitution ». Qui peut garantir les droits ? C'est le juge. On peut donc considérer que cet article 16 proclame le droit au juge.

1) Une des premières décisions du Conseil, rendue sur le recours du Président du Sénat, aurait pu se référer à cet article 16 : la loi déférée privait les contribuables disposant de gros revenus de la possibilité de se défendre en justice contre une taxation imposée d'office par le fisc. Mais c'est au nom du principe d'égalité et non de celui du droit au juge que le Conseil a censuré la loi.

Par contre, la décision 373 DC du 9 avril 1996 (à propos de la Polynésie française) censure une disposition qui avait « pour effet de priver de tout droit au recours devant le juge de l'excès de pouvoir la personne qui entend contester la légalité d'un acte pris conformément à une délibération de l'assemblée territoriale plus de quatre mois après la publication de cette délibération ». Dans cette décision, le Conseil relève « le souci du législateur de renforcer la sécurité juridique des décisions de l'assemblée ». Ainsi, la sécurité juridique d'une norme ne permet pas de limiter celle des particuliers... Il y a là un arbitrage intéressant entre la sécurité juridique d'une norme et celle des particuliers, notions que l'on confond trop souvent, au risque de rendre ambigu et paradoxalement incertain le concept de sécurité juridique...

2) Dans la jurisprudence du Conseil, les droits de la défense « résultent des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République » (70 DC du 2 déc. 1976 et 127 DC des 19 et 20 janv. 1981). Le Conseil n'indique cependant pas la date de ces lois de la République. Il serait plus normal de rattacher les droits de la défense à l'article 16 de la Déclaration de 1789, c'est-à-dire à la garantie des droits donc à la sécurité juridique. Cela paraît d'autant plus évident que, pour le Conseil, le respect des droits de la défense n'a pas besoin d'être rappelé par le législateur : il s'impose de lui-même (389 DC du 22 avr. 1997). Il reste que cette application, même sans texte, des droits de la défense, ainsi que le rang constitutionnel qui leur est accordé, concourent évidemment à la sécurité juridique de nos concitoyens, même si l'expression, là encore, n'est pas prononcée. Mais qu'importe le flacon...

V. L'intérêt général, condition de la validité des lois rétroactives

Le principe de sécurité juridique paraît s'opposer à la rétroactivité de la loi.

L'article 8 de la Déclaration de 1789 interdit les dispositions législatives rétroactives en matière répressive, qu'il s'agisse d'une sanction pénale ou administrative (250 DC du 29 déc. 1988). En outre, la loi qui adoucit une sanction pénale a un effet nécessairement rétroactif puisque la sanction précédente n'est plus nécessaire (127 DC des 19 et 20 janv. 1981).

Dans les autre matières, la loi est censurée lorsqu'elle comporte un effet rétroactif manifestement contraire à la sécurité juridique (183 DC du 18 janv. 1985 ; 184 DC du 29 déc. 1984 ; 207 DC des 25 et 26 juin 1986, 404 DC du 18 déc. 1998).

La notion de sécurité juridique, sans être, ici encore, jamais mentionnée, est en effet apparue en filigrane dans la jurisprudence plus récente. Celle-ci n'admet la rétroactivité que si elle est justifiée par un intérêt général suffisant (404 DC du 18 déc. 1998).

Cette règle s'applique aux lois de validation. Celles-ci s'analysent en effet comme portant rétroactivement abrogation ou modification de la disposition législative qui rendait l'acte illégal (117 DC du 22 juill. 1980). Le Conseil a d'abord considéré qu'elles devaient reposer sur un intérêt général. Puis il a jugé que la seule considération d'un intérêt financier ne justifiait pas une loi de validation (369 DC du 28 déc. 1995). Enfin, il a exigé un « intérêt général suffisant ».

En revanche, il admet que ce but d'intérêt général suffisant puisse résider dans le souci d'« éviter un développement de contentieux d'une ampleur telle qu'il aurait entraîné des risques considérables pour l'équilibre du système bancaire dans son ensemble et partant pour l'activité économique générale ». Mais, même en pareil cas, la solution n'est-elle pas, elle aussi, directement inspirée par la sauvegarde de la sécurité juridique ? La préoccupation de sécurité juridique se manifeste encore plus clairement lorsque le Conseil admet les validations correctives de concours de recrutement (ne s'agit-il pas d'assurer alors le déroulement normal des carrières de candidats auxquels n'était nullement imputable le vice affectant l'organisation des épreuves ?). Même remarque lorsque le Conseil admet une validation destinée à parer les effets déstabilisateurs, pour des intérêts légitimes, d'un revirement de jurisprudence...

Pour conclure ce bref panorama, je dirai que, si le Conseil constitutionnel n'emploie presque jamais le terme de « sécurité juridique » et s'il ne se réfère pas davantage au « droit à la sûreté », ces notions ne sont pas absentes, loin de là, de sa jurisprudence.

Le Conseil protège la sécurité juridique sans l'invoquer expressément, préférant mobiliser, pour arriver à un résultat analogue, c'est-à-dire pour assurer aux personnes physiques et morales un environnement juridique décemment stable, intelligible et paisible, des raisonnements et principes plus divers et plus classiques, mais aussi plus sûrement ancrés dans notre « bloc de constitutionnalité ».

Comme ceux-ci connaissent aussi des limites, on dira de la sécurité juridique, comme de la plupart des impératifs constitutionnels (il suffit d'évoquer la liberté d'entreprendre), qu'elle doit rendre des comptes à l'intérêt général.

Pour précieuse qu'elle soit, la sécurité juridique ne saurait être ni générale, ni absolue.