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La réception des décisions d'une cour constitutionnelle sur renvoi préjudiciel - L'exemple de la Cour d'arbitrage de Belgique

Jacques VAN COMPERNOLL, Marc VERDUSSEN - Professeurs à l'Université de Louvain (Belgique)

Cahiers du Conseil constitutionnel n° 14 (Dossier : La justice dans la constitution) - mai 2003

Le 23 février 2000, la Cour constitutionnelle de Belgique - la Cour d'arbitrage - a rendu son millième arrêt. Sur les mille arrêts, 445 sont des réponses apportées par la Cour à des questions préjudicielles posées par des juridictions ordinaires, judiciaires ou administratives(1). C'est dire l'importance de ce mécanisme de saisine, qui est d'ailleurs en progression constante depuis 1996 et qui, à maints égards, contribue à une constitutionnalisation grandissante de l'ordre juridique belge.

Pour autant que de besoin, l'on rappellera que lorsqu'un juge belge est confronté à un doute sur la constitutionnalité d'une norme législative applicable au litige dont il est saisi, il est tenu de soumettre le problème à la Cour d'arbitrage, sous la forme d'une question posée à titre préjudiciel. Encore faut-il que son doute se rapporte à une disposition de la Constitution dont il revient à la Cour d'assurer le respect, ce qui recouvre aujourd'hui l'ensemble du titre II relatif aux droits et libertés(2), ainsi que les règles déterminant les compétences respectives de la collectivité fédérale et des collectivités fédérées. Le juge ne peut donc jamais constater lui-même l'inconstitutionnalité de la norme législative, la Belgique s'étant résolument départie du contrôle diffus à l'américaine (judicial review).

Tout va-t-il pour le mieux dans le meilleur des mondes ? Certes non. Les relations entre la Cour d'arbitrage et les deux autres juridictions suprêmes, la Cour de cassation et le Conseil d'État, connaissent actuellement quelques tensions. L'un des écueils trouve son origine dans les effets particuliers des arrêts rendus sur renvoi préjudiciel. L'autorité de chose jugée dont ces arrêts sont revêtus est relative, en ce que la décision ne vaut qu'inter partes: elle est limitée au seul procès qui a donné lieu au renvoi de la question. La Cour ne rend pas, en l'occurrence, des arrêts de rejet ou des arrêts d'annulation, mais des arrêts de réponse. Par eux-mêmes, ceux-ci n'entraînent pas la disparition rétroactive de la norme. Comme l'a relevé le professeur Louis Favoreu, la solution belge est différente, sur ce point, « de celle adoptée par les autres cours constitutionnelles statuant dans les mêmes conditions »(3). On doit néanmoins préciser que si les arrêts de la Cour d'arbitrage ont une autorité relative de chose jugée, il s'agit d'une « autorité relative renforcée »(4). D'une part, chaque arrêt a une portée obligatoire pour la juridiction qui a interrogé la Cour ainsi que pour toute autre juridiction appelée à statuer dans la même affaire. Elle doit donc s'y conformer. D'autre part, chaque arrêt a une portée dissuasive, dans la mesure où, ultérieurement, toute juridiction sera dispensée de poser une question soulevée par une partie qui aurait le même objet que la question tranchée par l'arrêt. Mais elle doit alors, ici aussi, s'y conformer.

Malheureusement, l'autorité des arrêts de la Cour d'arbitrage est parfois mal comprise ou mal acceptée par les juridictions ordinaires et, tout spécialement, par la Cour de cassation et le Conseil d'État(5). Ces résistances ont suscité un débat dont l'intérêt dépasse largement les frontières de la Belgique. Il touche en effet au problème de la coexistence entre des ordres juridictionnels autonomes et non hiérarchisés entre eux. C'est là une des difficultés majeures d'un mécanisme - le mécanisme des questions préjudicielles - qui est au coeur du modèle européen de justice constitutionnelle.

I. L'autorité de l'arrêt préjudiciel à l'égard de la juridiction de renvoi

De plus en plus souvent, la Cour d'arbitrage recourt à la technique de l'interprétation dite « conciliante ». Le procédé est connu. Il s'agit pour les juges constitutionnels de sauvegarder la constitutionnalité d'une norme en lui procurant une interprétation « conforme » ou « neutralisante ». D'ordinaire, l'usage de cette technique décisoire traduit une divergence de vue avec le juge de renvoi. En effet, lorsqu'une juridiction pose une question préjudicielle à la Cour d'arbitrage, elle peut libeller sa question de manière très neutre, mais elle peut aussi lui donner une formulation qui révèle explicitement ou trahit implicitement une lecture particulière de la norme mise en cause. Dans ce cas, il arrive que la Cour estime pouvoir tirer de cette norme une autre interprétation que celle du juge de renvoi, dans le but de l'ajuster à la Constitution et ainsi d'en préserver la constitutionnalité. Elle formule alors une réponse « bipolaire », dans un arrêt « interprétatif ». Par exemple, dans l'arrêt n° 18/2003 du 30 janvier 2003, elle dit pour droit que l'article 1675/13, § 1er, du code judiciaire, « interprété comme excluant de la possibilité de bénéficier d'un plan de règlement judiciaire la personne qui paraît totalement et définitivement insolvable », viole les articles 10 et 11 de la Constitution, tandis qu'il ne les viole pas s'il est interprété comme n'emportant pas une telle exclusion. Des arrêts comme celui-ci procèdent du souci de protéger, autant que possible, l'intégrité de l'ordre normatif. Ce faisant, la Cour joue « un rôle qui n'est pas seulement d'empêchement, mais aussi d'encadrement et d'orientation : son contrôle lui permet en effet d'exercer une influence, directe ou indirecte, sur le contenu même de la loi »(6). Au demeurant, les arrêts interprétatifs nous rappellent que les règles de droit ne s'accommodent pas nécessairement d'une signification unique et exclusive, mais qu'elles peuvent être appréhendées à travers plusieurs lectures possibles. Or, les diverses interprétations auxquelles se prête une norme ne sont pas toujours acceptables sur le plan constitutionnel ; à l'inverse, l'inconstitutionnalité d'une interprétation ne signifie pas que les autres le sont aussi.

Il est indéniable que, dans de nombreux cas, la méthode de l'interprétation conciliante contribue au maintien de la sécurité juridique. Toutefois, il peut arriver que le juge de renvoi - qui peut soit retenir l'interprétation conciliante et appliquer la norme mise en cause, soit refuser d'appliquer celle-ci s'il retient l'interprétation condamnée - éprouve de sérieuses difficultés à évaluer les justes conséquences d'une interprétation conciliante. Au demeurant, une telle méthode peut être ressentie comme une ingérence dans les « affaires intérieures » des ordres juridictionnels ordinaires. Ne doit-elle pas dès lors être réajustée ?

L'expérience de la Cour constitutionnelle italienne est, à cet égard, particulièrement intéressante. Elle nous apprend que, lorsqu'un texte législatif ne fait l'objet d'aucune interprétation ou donne lieu à une interprétation fragile ou douteuse, les juges constitutionnels italiens recourent eux aussi à l'interprétation conciliante, par un « arrêt interprétatif de rejet ». En clair, ils suggèrent une interprétation, que le juge de renvoi retiendra ou non. Mais, en revanche, lorsque le texte législatif fait l'objet d'une interprétation « consolidée » - de la Cour de cassation par exemple -, le contrôle des juges constitutionnels doit porter sur cette interprétation et uniquement sur celle-ci. En pareil cas, ils s'abstiennent de s'engager sur le terrain d'une interprétation conciliante. Si l'interprétation consolidée est conforme à la Constitution et dans la mesure où l'interprétation du juge de renvoi méconnaît cette interprétation consolidée, les juges constitutionnels rendent un « arrêt interprétatif de rejet ». Ils viennent, en quelque sorte, au secours de l'interprétation dominante. Si, à l'inverse, celle-ci est contraire à la Constitution, ils rendent un « arrêt interprétatif d'admission », qui condamne l'interprétation, mais sans proposer d'alternative. Cette jurisprudence est constitutive de la théorie dite « du droit vivant » (diritto vivente). Selon cette jurisprudence, une interprétation consolidée peut être définie comme « une ligne de conduite prépondérante »(7). C'est une interprétation qui se dégage par l'effet d'une « orientation prévalente consistante », selon l'expression de Gustavo Zagrebelski, juge à la Cour constitutionnelle italienne(8).

La théorie du droit vivant suscite des interrogations sur l'opportunité d'appréhender, de manière quelque peu différente, le délicat problème de l'interprétation des normes législatives par la Cour d'arbitrage. Un des avantages de cette théorie est de conférer aux décisions des juges constitutionnels une plus forte légitimité. En effet, s'il apparaît que, telle qu'interprétée par une jurisprudence consolidée, la norme faisant l'objet du renvoi préjudiciel n'est point conforme à la Constitution, n'est-il pas préférable, tant du point de vue de la clarté de l'arrêt que de son effectivité, que la Cour constate l'invalidité de cette norme telle qu'interprétée, plutôt que de proposer une interprétation alternative présupposant, pour être admise, le démantèlement d'une construction jurisprudentielle établie ? Il est vrai qu'en Italie, l'arrêt d'admission - c'est-à-dire la décision constatant l'inconstitutionnalité d'une norme - a valeur erga omnes, ce qui n'est pas le cas en Belgique. Il reste que l'autorité de l'arrêt préjudiciel rendu par la Cour d'arbitrage fait obstacle à ce que le juge de renvoi puisse encore faire application de la norme en cause en lui donnant l'interprétation condamnée par le juge constitutionnel. S'il retient malgré tout cette interprétation, le juge de renvoi doit refuser de l'appliquer dans le litige qui lui est soumis. En d'autres termes, la norme tenue pour inconstitutionnelle ne disparaît certes pas de l'ordonnancement juridique mais il est désormais interdit au juge de renvoi de l'appliquer dans l'interprétation censurée par la Cour d'arbitrage. Une déclaration pure et simple d'inconstitutionnalité présente ainsi une plus grande lisibilité tout autant qu'une plus grande autorité. Elle écarte le risque - inhérent à toute décision contenant une réserve d'interprétation - de voir les juridictions amenées ultérieurement à appliquer la norme en cause ne retenir de l'arrêt que le certificat de validité en faisant l'impasse sur l'interprétation condamnée. Elle permet également de ménager les susceptibilités des deux autres ordres juridictionnels. En revanche, il est bien certain qu'en l'absence d'interprétation consolidée, la Cour d'arbitrage sera naturellement amenée à préférer, entre deux interprétations, celle qu'impose la présomption de constitutionnalité de la loi. Le recours à l'interprétation conforme se justifie ici pleinement soit qu'il n'y ait point d'interprétation juridictionnelle du texte, soit que cette interprétation soit naissante, soit encore qu'il s'agisse d'une interprétation controversée. D'ailleurs, en règle générale, c'est bien dans le sens de cette interprétation conforme que les juges appliquent ultérieurement la norme.

II. L'autorité de l'arrêt préjudiciel à l'égard des autres juridictions

L'autorité d'un arrêt préjudiciel de la Cour d'arbitrage ne vaut point seulement à l'égard du juge de renvoi et des autres juridictions appelées à statuer dans la même affaire. L'arrêt a également une autorité renforcée à l'égard de tout autre juge, saisi d'un litige ultérieur, qui serait confronté à la même question que celle ayant donné lieu à l'arrêt préjudiciel. Le système belge s'inspire, à cet égard, directement des règles fixant la portée des arrêts rendus par la Cour de justice des Communautés européennes sur les questions préjudicielles de validité des actes des institutions communautaires. Il s'ensuit qu'une déclaration d'invalidité constitutionnelle prononcée par la Cour d'arbitrage en réponse à une question préjudicielle n'a pas une autorité erga omnes comparable à celle d'un arrêt d'annulation. L'arrêt préjudiciel exprime néanmoins un constat d'invalidité dont l'autorité rayonne au-delà du litige initial puisqu'elle permet à tout juge, se conformant à cet arrêt, de refuser d'appliquer la norme déclarée irrégulière tout en interdisant que, sans nouvelle saisine de la Cour d'arbitrage, cette norme puisse encore être tenue pour valide par quelque juge que ce soit. Ce que l'on a appelé plus haut la portée « dissuasive » d'un arrêt préjudiciel correspond, en vérité, à une autorité de chose jugée élargie, influençant, indirectement mais nécessairement, tout litige ultérieur dont la solution serait liée à l'application de la norme censurée. En d'autres termes, l'arrêt préjudiciel comportant un constat d'inconstitutionnalité prive ultérieurement tout juge de la possibilité d'appliquer encore la norme jugée inconstitutionnelle ; et si ce juge n'est pas convaincu, force lui sera de poser à nouveau la question préjudicielle.

Cette conclusion s'impose sans qu'il y ait lieu de distinguer selon que l'arrêt de la Cour d'arbitrage comporte un dispositif concluant exclusivement à l'inconstitutionnalité de la norme ou un dispositif « bipolaire » comportant une interprétation inconstitutionnelle et une interprétation constitutionnelle de la norme (v. ci-dessus). En ce dernier cas, l'autorité élargie de l'arrêt s'applique à la partie du dispositif comportant le constat d'invalidité, avec cette conséquence qu'aucun juge ne peut plus appliquer désormais la norme dans l'interprétation condamnée ; sauf à poser une nouvelle question préjudicielle à la Cour d'arbitrage, il est tenu soit d'appliquer la norme dans l'interprétation conforme soit de refuser de l'appliquer.

L'on doit constater que, de manière générale, tant les juridictions judiciaires que les juridictions administratives appliquent correctement ces principes. Certaines affaires ont cependant mis en lumière des réticences de la Cour de cassation ou du Conseil d'État à admettre que les arrêts rendus par la Cour d'arbitrage sur renvoi préjudiciel puissent avoir des effets contraignants, spécialement en ce sens qu'il serait désormais interdit à ces juridictions d'appliquer encore la norme dans une interprétation traditionnellement acquise mais censurée par la Cour d'arbitrage. De telles résistances sont regrettables et ne peuvent qu'engendrer la plus grande insécurité juridique. Sans les conjurer nécessairement, le recours à la théorie italienne du droit vivant permettrait cependant de les limiter en donnant aux arrêts de la Cour d'arbitrage une plus grande lisibilité dans l'expression d'un constat d'invalidité constitutionnelle.

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Le contrôle de constitutionnalité par voie de question préjudicielle implique que toutes les juridictions reconnaissent l'autorité d'un constat d'invalidité constitutionnelle contenu dans un arrêt préjudiciel. De ce point de vue, la collaboration entre les ordres juridictionnels constitue de toute évidence une impérieuse nécessité. Cette collaboration requiert qu'après un arrêt préjudiciel censurant une interprétation, plus aucun juge ne retienne encore cette interprétation. Il peut en résulter d'inévitables et profonds revirements de jurisprudence. Mais tel est le prix à payer si l'on veut éviter la guerre des juges.

(1) R. Leysen, B. Paty et A. Rasson-Roland, « Un cap est franchi : le millième arrêt de la Cour d'arbitrage », Revue belge de droit constitutionnel, 2000, p. 23.
(2) Voy. la loi spéciale qui vient d'être votée par le Parlement fédéral et qui modifie, sur ce point, la loi spéciale du 6 janv. 1989 sur la Cour d'arbitrage.
(3) L. Favoreu, « La Cour d'arbitrage vue de l'étranger », in Regards croisés sur la Cour d'arbitrage (dir. F. Delpérée, A. Rasson-Roland et M. Verdussen), Bruxelles, Bruylant, 1995, p. 328.
(4) F. Delpérée et A. Rasson-Roland, La Cour d'arbitrage, Bruxelles, Larcier, 1996, p. 108.
(5) Pour plus de détails, voy. J. van Compernolle et M. Verdussen, « La guerre des juges aura-t-elle lieu ? À propos de l'autorité des arrêts préjudiciels de la Cour d'arbitrage », Journal des tribunaux, 2000, pp. 297-304.

(6) F. Hamon et C. Wiener, La loi sous surveillance, Paris, Odile Jacob, 1999, p. 125. La technique de l'interprétation conciliante ne recueille pas l'unanimité dans la doctrine belge. F. Rigaux, par exemple, considère que « l'interprétation d'une norme juridique est inséparable de son application », de telle sorte qu'« elle appartient à l'autorité judiciaire chargée de l'appliquer » (« Le contentieux des questions préjudicielles devant la Cour d'arbitrage », Idj, 2000, p. 71). À l'opposé, B. Frydman, par exemple, estime que le recours à cette technique « participe de la nature même de l'acte de juger et du raisonnement juridique » (« L'autorité des interprétations de la Cour d'arbitrage , 2002, p. 117).
(7) T. Di Manno, Le juge constitutionnel et la technique des décisions interprétatives en France et en Italie, Paris, Economica, Aix-en-Provence, Presses universitaires d'Aix-Marseille, 1997, p. 181.
(8) G. Zagrebelski, La giustizia costituzionale, Bologne, Mulino, 1988, p. 286.