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La protection du droit à la santé par le juge constitutionnel - A propos et à partir de la décision de la Cour constitutionnelle italienne n°185 du 20 mai 1998

Bertrand MATHIEU - Professeur à l'Université de Paris I Panthéon-Sorbonne

Cahiers du Conseil constitutionnel n° 6 - janvier 1999

La décision de la Cour constitutionnelle italienne, n°185 du 20 mai 1998 est un arrêt auquel le juriste français ne peut rester indifférent. D'une part il traite, voire tranche, des questions, marginales au regard de la solution du litige, mais qui présentent un intérêt théorique réel : la loi doit-elle être générale ?, quels sont les rôles respectifs du législateur du juge et de l'expert ? D'autre part, il aborde une question, peu analysée par la doctrine mais qui est appelée à connaître un grand développement dans le cadre des sciences et des pratiques biomédicales et dans un système de ressources financières limitées, quelle est la nature, la signification et la portée du droit à la santé, reconnu comme droit fondamental par la plupart des constitutions nationales ? Concernant le système des droits fondamentaux, dont relève le droit à la santé, la multiplicité des droits formulés de manière très générale, rend nécessaire une analyse de ces droits dans des contextes particuliers et comparés afin de tenter de fixer tant la signification du droit que l'utilisation qui peut en être faite (portée du droit, nature du droit...). Cette décision nous permettra d'avancer, en ce sens, quelques éléments de réflexion, concernant le droit à la santé.

Nous aborderons les premières de ces questions en introduction, et réserverons l'essentiel de nos développements au droit à la santé. En effet la solution retenue par la Cour italienne renvoie à d'autres décisions rendues récemment par d'autres cours constitutionnelles, notamment la Cour allemande et celle d'Afrique du Sud, sur des problèmes voisins. Elle permet également de réfléchir à la manière dont ce droit est traité en droit positif français.

La saisine de la Cour constitutionnelle italienne est opérée par un renvoi préjudiciel effectué par le Conseil d'Etat. En effet, avait été soulevée devant cette juridiction la question de la constitutionnalité d'un décret loi, converti en loi, qui reconnaissait à certains malades en phase terminale d'un cancer, et sélectionnés à des fins d'expérimentation, l'accès gratuit à une multithérapie. Pour les autres malades, placés dans la même situation, mais non sélectionnés dans le cadre de l'expérimentation, la même multithérapie pouvait être prescrite par un médecin, mais le coût de celle-ci était laissé à la charge totale du malade.

Le Conseil d'Etat mettait en doute la constitutionnalité de cette loi pour plusieurs motifs. D'une part, il estimait que la loi réservait un traitement discriminatoire aux médicaments qui composent la multithérapie en cause, en soumettant leur inscription sur la liste des médicaments innovants à des conditions plus sévères que celles exigées pour les autres médicaments. D'autre part, il considérait que les dispositions législatives contestées établissaient une différence de traitement injustifiée entre les malades sélectionnés à des fins d'expérimentation et ceux qui ne l'ont pas été. Ces dispositions seraient également contraires au droit à la santé. Enfin, la loi aurait présenté un caractère particulier, sans que cette absence de caractère général du texte législatif ne soit raisonnablement motivé.

La première série d'arguments réunit tant le caractère individuel de la loi que la discrimination opérée entre les médicaments au détriment de ceux qui composent la multithérapie dont il est question. En effet c'est le traitement spécifique réservé par la loi à une thérapie particulière qui induirait une discrimination.

On relèvera d'abord que la notion de discrimination appliquée à des marchandises est assez étrangère au système des droits fondamentaux. La seule discrimination dont il aurait pu en l'espèce être argué est celle qui vise les laboratoires produisant les médicaments. Il est difficile de lire un motif d'inconstitutionnalité dans un traitement différent réservé à des choses, indépendamment de toute atteinte à un droit fondamental spécifique, ces choses n 'étant ni titulaires ni destinataires de droits fondamentaux. En l'espèce, au prix d'une interprétation, à nos yeux, quelque peu obscure du texte législatif, la Cour estime qu'il n'y a pas de « discrimination objective aux dépens des composantes de cette thérapie ».

Concernant le caractère individuel, ou singulier, de la loi, la Cour, par une démarche voisine de celle à laquelle il vient d'être fait allusion, estime que si la loi vise une thérapie particulière, elle se rattache, par renvoi, à des dispositions générales. Si cette démonstration est assez peu convaincante, à la lumière des informations dont nous disposons, plus intéressante est l'affirmation selon laquelle « en aucun cas on ne peut déclarer inconstitutionnelle, par elle même, une loi particulière ». Par ailleurs, le juge constitutionnel estime que si une telle loi a pour objet de faire échec à une orientation jurisprudentielle et a une incidence sur des procédures en cours devant des juridictions, elle ne viole pas, de ce fait, des exigences constitutionnelles, eu égard, notamment, à son absence de caractère rétroactif. En France, si la tradition définit la loi comme un acte général et impersonnel, cette définition traduit plus la fréquence d'un état qu'une exigence. En effet il existe des lois individuelles, dont le Conseil constitutionnel a d'ailleurs reconnu la validité. Par ailleurs c'est en matière de validations législatives, c'est à dire d'interventions du législateur dans le contentieux juridictionnel, que ces lois individuelles se rencontrent le plus fréquemment. On relèvera que le juge constitutionnel italien rappelle opportunément que de telles lois, à portée individuelle, nécessitent un contrôle renforcé de constitutionnalité en raison des risques d'atteinte au principe d'égalité dont elles sont porteuses.

En revanche, la Cour constitutionnelle considère que la loi qui lui est soumise viole l'article 3 de la Constitution italienne. Cet article est ainsi rédigé : « tous les citoyens ont une même dignité sociale et sont égaux devant la loi. sans distinction ... de conditions personnelles et sociales. Il appartient à la République d'écarter les obstacles d'ordre économique et social qui, limitant la liberté et l'égalité des citoyens, s'opposent au plein épanouissement de la personne humaine... ». Cette disposition est mise par le juge en rapport avec le droit à la santé affirmé par l'article 32 de la Constitution italienne. Cet article proclame : « La République protège la santé publique comme droit fondamental de l'individu et intérêt de la collectivité, et assure les soins gratuits aux indigents ».

Avant d'examiner les motifs qui la conduisent à cette conclusion, la Cour rappelle qu'elle n'a pas à substituer son jugement, sur les effets, l'efficacité et la classification des médicaments dont il s'agit, à celui du législateur. Cette réserve du juge vis à vis des choix techniques et scientifiques des autorités compétentes (législateur ou autorité administrative) est classique. On la retrouve, notamment, dans la jurisprudence du Conseil d'Etat français. On notera cependant une incidente qui mérite d'être relevée. En effet la Cour précise, s'agissant de ces autorités compétentes, « sachant à quel point est essentielle, en cette matière, l'opinion des organismes scientifiques ». De la même manière, dans une décision du 5 mars 1997, le Tribunal constitutionnel allemand considère que tant qu'un médicament n'a pas fait l'objet d'une autorisation pharmaceutique, il n'est pas possible de reconnaître, au regard du droit constitutionnel, un droit à prescrire ce médicament. Cette analyse est soutenue, notamment, au motif que l'autorisation est fondée sur « de nombreux justificatifs et l'expertise d'autorités compétentes ». Au delà des cas d'espèce, ces considérations renvoient à l'un des effets, que l'on pourra peut être juger pervers, mais qui n'en est pas moins inéluctable, du développement du caractère scientifique et technique, non seulement de l'acte médical, mais aussi des politiques de santé publique. Le développement du rôle du sage et de l'expert, au détriment de celui du politique, conduit à transférer le pouvoir de décision, sans d'ailleurs que des transferts de responsabilité ne s'en suivent nécessairement. Cette expertise scientifique, préalable à la décision politique, est, bien entendu, indispensable. Elle exige cependant de l'expert, d'une part, une présentation objective du risque, permettant la prise de décision, mais ne se substituant pas à celle-ci, d'autre part, une véritable indépendance, tant vis à vis des intérêts privés intéressés que des pouvoirs publics, et l'introduction du principe du contradictoire au sein même de la mission d'expertise. La mise en oeuvre de ces exigences est, sur le plan pratique, parfois difficile, notamment lorsqu'il s'agit de questions qui ne sont maîtrisées que par quelques chercheurs. C'est également, dans cette logique que s'explique le développement de l'intervention des comités d'éthique, qui bénéficient cependant d'un champ d'analyse plus vaste que celui réservé à l'expert.

Sur le fond, la question posée est la suivante : le législateur peut-il, par dérogation aux procédures de droit commun, prévoir une expérimentation clinique de certains médicaments utilisés dans une multithérapie en matière oncologique, la gratuité des soins étant établie à l'égard des personnes admises à participer à l'expérimentation et refusée aux autres patients, qui ont cependant accès à ce traitement ? Pour répondre à cette question, la Cour relève, qu'indépendamment de la réalité des effets bénéfiques de tels médicaments, la volonté du législateur d'en permettre l'utilisation est un fait législatif de caractère objectif, susceptible de faire naître une attente chez les patients concernés. Cette attente fait partie intégrante du droit minimum à la santé. La jouissance de ce droit ne peut dépendre pour les personnes intéressées, de la diversité des conditions économiques et ce, au nom du principe d'égalité.

Au regard de ces principes, la déclaration d'inconstitutionnalité est liée à l'existence de considérations de fait. Il s'agit de médicaments qui sont soumis à une expérimentation clinique et à une autorisation spéciale temporaire en vue de leur usage thérapeutique, en dehors des conditions normales d'expérimentation. Il s'agit de personnes pour lesquelles le médecin considère qu'il n'existe pas d'alternative thérapeutique valable. Il s'agit d'une période expérimentale durant laquelle règne une situation d'incertitude concernant le degré d'efficacité de la multithérapie. Dans ces conditions, la Cour estime que le législateur est constitutionnellement tenu de prendre des dispositions permettant aux personnes non admises à l'expérimentation et qui ne sont pas à même de supporter les coûts du traitement, de bénéficier de la multithérapie dont il est question. C'est donc une véritable injonction que le juge adresse au législateur.

Cette affaire pose une autre question qui n'a pas été abordée dans la décision et qui représente un enjeu important en matière d'éthique biomédicale, et plus particulièrement d'expérimentation sur l'homme, c'est celle du consentement libre et éclairé de la personne participant à l'expérimentation. Si ce principe était, en l'espèce, étranger à la solution du litige, il convient cependant de relever que, concernant des malades en phase terminale pour lesquels il n'y a pas d'alternative thérapeutique réaliste, le caractère libre et éclairé du consentement (sans lequel il n'y a en fait pas de consentement) est assez théorique. C'est en réalité l'équilibre entre les bénéfices potentiels et les inconvénients, pour le malade, d'une telle expérimentation qui doit guider la décision du médecin.

En fait, alors que ce principe du consentement est présenté, à juste titre, comme le principe clef en matière d'éthique biomédicale, la question se posait ici de manière presque renversée. Un patient a t-il le droit de bénéficier d'un traitement expérimental, indépendamment du choix opéré par le corps médical ? Cette question renvoie à une autre question, les pouvoirs publics doivent-ils rendre accessible à toute personne un traitement qui est administré à certains ? La réponse de la Cour est affirmative, sous deux conditions essentielles. D'une part un traitement peut être réservé à certains malades dans le cadre des règles relatives à l'expérimentation. D'autre part, le malade n'a pas le droit de faire supporter à la société (systèmes d'assurance sociale) les conséquences de ses choix individuels concernant le traitement thérapeutique préféré. En résumé, si un traitement peut être prescrit à tout patient, la collectivité doit permettre l'accès à ce traitement pour tous les patients pour lesquels il est réellement nécessaire.

Le raisonnement suivi par la Cour montre la complexité dont relève la mise en oeuvre du droit à la santé. Plusieurs question sont implicitement posées et partiellement résolues par cette décision.

D'abord le droit à la santé est-il un droit subjectif, ou fait-il seulement peser sur les pouvoirs publics une obligation de moyen, placée sous le contrôle du juge ? Est ce un droit autonome, ou se manifeste t'il uniquement dans la relation qu'il entretient avec d'autres droits comme l'égalité, la dignité ou la liberté ?

I - Le droit à la santé, un droit subjectif ?

Si l'on examine la nature du droit à la santé à partir de la jurisprudence constitutionnelle, il s'avère que le droit à la santé est rarement reconnu et utilisé comme un droit subjectif. En effet, il ressort des textes constitutionnels pertinents et de l'interprétation qu'en donnent les juges, que le droit à la santé est un devoir pour la collectivité publique, un objectif à valeur constitutionnelle, pour employer une terminologie française. Cette affirmation doit être nuancée. Sa portée tient, pour partie, à la signification qui est prêtée à ce droit, ou, plus exactement, à la réponse donnée à la question, qu'est ce que la santé objet du droit ?

A - L'objet du droit

Définir la santé répond à une ambition qui dépasse largement le cadre de ce commentaire, nous nous en tiendrons à quelques considérations.

Dans la décision commentée, le droit à la santé, se traduit par le droit d'un malade ayant des « exigences thérapeutiques extrêmes, impérieuses, et sans autre réponse alternative », d'avoir accès à des soins existant et dont l'efficacité est plausible.

Il ressort de cette analyse que, quelle que soit la définition qui est donnée à la santé, le droit à la santé ne peut se formuler que comme un droit à des prestations de santé. Contrairement à ce que pourrait laisser penser une lecture rapide de la Charte de l'Organisation mondiale de la santé du 27 juillet 1946, selon laquelle « la possession du meilleur état de santé qu'il est capable d'atteindre constitue l'un des droits fondamentaux de tout être humain, quelles que soient sa race, sa religion, ses opinions politiques, sa conduite économique », il ne s'agit aucunement d'une obligation de résultat à la charge de la collectivité. Cependant ce texte a une portée très large, il crée une obligation de mettre en oeuvre, dans tous les domaines, un contexte social favorable à l'épanouissement de la santé de chacun. Il en est de même de l'article 25-1 de la Déclaration universelle des droits de l'homme selon lequel « toute personne a droit à un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé ». Si l'on se borne à reconnaître un droit à prestations, ce droit se traduit, pour l'essentiel, par un droit à l'assurance sociale. Mais il peut également concerner la mise à disposition des moyens humains et matériels propres à assurer la protection de la santé. Ainsi l'article 27-1 de la Constitution sud-africaine de 1996 est ainsi rédigé : « Chacun a le droit d'obtenir : a-des soins de santé comprenant des soins répétitifs... c-la sécurité sociale comprenant, s'il ne peut subvenir à ses propres besoins et à ceux qui sont à sa charge, une assistance sociale adaptée ».

Cette notion de santé peut être conçue dans un sens restrictif. Elle concerne alors la poursuite du processus vital. Il s'agit, selon les termes la Cour italienne, du droit minimum à la santé. L'on est ici bien loin de la définition retenue par la charte de l'O.M.S., selon laquelle « la santé est un état complet de bien être physique, mental et social ». Dans le même sens, le Conseil constitutionnel français ne retient pas cette définition de la santé comme objet du droit constitutionnel lorsqu'il affirme que « l'interdiction de donner les moyens aux enfants ainsi conçus (à la suite de dons de gamètes ou d'embryons) de connaître l'identité des donneurs, ne saurait être regardée comme portant une atteinte à la protection de la santé telle qu'elle est garantie par le Préambule de 1946 ».

De manière encore plus restrictive, le droit à la santé peut être conçu comme un droit à l'intégrité physique. Il impose alors l'obligation de ne pas porter atteinte à la santé d'un individu. Ce droit est par exemple, formulé par l'article 2 al 2 de la Loi fondamentale allemande, où il est associé au droit à la vie. Ce respect du droit à la vie, peut être considéré, en ce sens, comme le stade ultime du droit à la santé.

Enfin l'exigence de santé couvre aussi bien la santé individuelle que la santé publique. On retrouve cette distinction, notamment, dans la jurisprudence constitutionnelle italienne. Ainsi a t-il été jugé que le droit à la santé présente du point de vue constitutionnel deux aspects l'un individuel et subjectif en tant que droit fondamental individuel, l'autre social et objectif, la protection de la santé dans l'intérêt de la collectivité.

Quelles que soient les limites retenues pour définir la santé objet du droit, et une fois admis que le droit à la santé est un droit à prestations, certaines questions restent en suspens. Notamment, celle-ci « Must we do everything that is technically possible ? ». Cette question renvoie en fait aux limites, notamment économiques, que rencontre le droit à la santé, nous y reviendrons ultérieurement. Par ailleurs, le caractère globalisant de la notion de santé et les domaines nouveaux susceptibles de faire l'objet d'interventions médicales conduisent à s'interroger sur la notion même de thérapie. Ainsi serait-il admissible de considérer que le « droit à l'enfant » pour une femme stérile répond à une exigence de santé. Il en est de même pour certains soins relevant de la chirurgie esthétique.

B - Le droit à la santé « objectif constitutionnel »

Concernant le droit « minimum » à la santé, tel qu'il est reconnu par la Cour constitutionnelle italienne dans l'espèce commentée, on peut estimer qu'il s'agit en fait d'un droit subjectif. En effet, l'on peut imaginer, dans la logique de cette décision, que dans le cadre d'un contentieux subjectif, un patient puisse réclamer le bénéfice d'un traitement utilisé et dont il est considéré qu'il pourrait lui être profitable. Ce caractère subjectif du droit se retrouve dans d'autres hypothèses. Ainsi, toujours en Italie, la Cour de cassation a estimé que « compte tenu de l'extrême gravité des conditions de santé du citoyen et de l'impossibilité d'obtenir des prestations adaptées par les structures publiques, la demande de remboursement prend la forme d'un droit subjectif ». De même la Constitution sud-africaine pose dans son article 27-3, le principe selon lequel « il ne peut être refusé à personne un traitement médical d'urgence ». Dans cette hypothèse, le patient dispose d'un droit subjectif à obtenir un tel traitement. Le caractère subjectif du droit peut être décelé, mais de manière implicite, dans d'autres espèces. Ainsi le droit à la santé peut être invoqué directement par un intéressé pour obtenir la cessation d'une atteinte à ce droit. Par exemple, la Cour constitutionnelle espagnole a jugé que la libération conditionnelle d'un prisonnier souffrant d'une maladie grave et incurable aurait dû être accordée, alors que la prison aggravait son état de santé. En France, l'on pourrait estimer que l'obligation faite au législateur d'assurer à tout étranger, sans conditions, une aide médicale à domicile pour tenir compte de circonstances exceptionnelles, pourrait se traduire par un droit subjectif, pour les intéressés, à obtenir cette aide. Le raisonnement du Conseil d'Etat, le conduisant à interpréter restrictivement les dispositions législatives relatives aux étrangers en censurant une mesure de reconduite à la frontière d'un étranger en situation irrégulière, au regard des conséquences dommageables pour sa santé, relève de la même logique.

Cependant, cette analyse ne saurait être généralisée, le plus souvent, le droit à la santé n'est pas considéré comme un droit subjectif mais comme une obligation pesant sur l'Etat ou sur la collectivité publique. Cette approche est celle retenue tant par les textes constitutionnels que par la jurisprudence qui les applique. Ainsi, en Italie, l'article 32 de la Constitution prévoit que « La République protège la santé publique comme droit fondamental de l'individu et intérêt de la collectivité... ». L'alinéa 11 du Préambule de la Constitution de 1946, texte de droit positif français, est ainsi rédigé " La Nation garantit à tous, notamment à l'enfant, à la mère et aux vieux travailleurs, la protection de la santé, la sécurité matérielle, le repos et les loisirs ".

Deux décisions de cours constitutionnelles illustrent particulièrement le caractère non subjectif du droit à la santé.

La première est une décision du Tribunal constitutionnel allemand du 5 mars 1997. La question qui se posait était de savoir si les caisses de maladie étaient dans l'obligation de rembourser le coût d'un médicament autoprescrit et dont la distribution est interdite par la législation pharmaceutique. En l'espèce, l'assuré s'était soigné avec un médicament, non autorisé, mais dont il a été relevé qu'il avait eu des effets positifs sur sa santé, en prolongeant sa vie au delà de ce qui était statistiquement prévisible. La Cour constitutionnelle rejette la demande de remboursement en considérant que, s'il existe une obligation pour l'état de protéger le droit reconnu par la Constitution et dont la violation pourrait faire l'objet d'une plainte constitutionnelle, le patient n'a pas « sur le plan constitutionnel, de droit à obtenir des services sanitaires servant à soigner ou en tout cas à éviter une aggravation de sa maladie ». Par ailleurs dans la poursuite de l'objectif de protection de la santé, la seule obligation, sanctionnable, qui pèse sur les autorités publiques est de « prendre des mesures qui ne soient pas complètement inappropriées ou complètement insuffisantes ».

L'absence de droit subjectif à des prestations de soin appropriées se manifeste également très clairement dans la décision rendue par la Cour constitutionnelle sud africaine le 27 novembre 1997. Un patient dans un état de santé irréversible et dont la vie ne peut être prolongée que s'il fait l'objet de dialyses régulières se voit refuser, par un établissement de santé public, l'accès à ces soins du fait du caractère limité des ressources disponibles. Le refus d'accès aux soins, opposé au malade, est justifié par le fait qu'il n'entre pas dans la catégorie des malades auxquels ces soins sont prioritairement accordés, catégorie définie sur des critères médicaux liés à l'utilité des soins relativement au prolongement de la vie du patient et à l'amélioration effective de son état de santé. Par ailleurs, ce malade ne peut plus accéder à des soins dispensés dans des établissements privés faute de ressources financières suffisantes. La cour écarte d'abord l'aspect subjectif du droit à la santé, lié à l'urgence et fondé sur l'article 27-3 de la Constitution, en considérant que « la notion habituelle de traitement médical d'urgence n'inclut pas le traitement des maladies chroniques dans le but de prolonger la vie ». Le texte applicable est alors l'article 27-1 de la Constitution qui reconnaît le droit de chacun d'obtenir des soins de santé et de bénéficier, en cas de besoin, de la sécurité sociale, mais qui précise la portée de ces droits, formellement présentés comme subjectifs, en ajoutant « l'Etat doit prendre toute mesure raisonnable, législative ou autre, dans la mesure des ressources disponibles pour réaliser la concrétisation progressive de ce droit ». Tenant compte des ressources publiques disponibles, et du fait que les critères d'accès aux soins ont été fixés de bonne foi par les autorités publiques et médicales, la Cour considère que l'intéressé ne peut faire valoir un droit d'accès aux soins se matérialisant par une prise en charge financière.

D'autres jurisprudences témoignent d'une même approche du droit à la santé. Ainsi, la Cour constitutionnelle polonaise a considéré que « le droit à la santé comporte le devoir d'offrir à chaque citoyen la possibilité de bénéficier des installations protégeant sa santé, et, en cas de maladie, de prestations dans un établissement de l'administration publique ». Elle ajoute que ce devoir ne se traduit pas par un droit subjectif appartenant aux intéressés. Dans le même sens, la Cour constitutionnelle hongroise a jugé que « le droit au meilleur niveau possible de santé physique ou mental n'est pas directement exigible, même s'il sous-tend les droits fondamentaux de l'individu... ». En revanche, l'Etat est tenu de garantir les services de santé y compris en situation de crise économique.

En fait le droit à la santé peut être considéré comme un objectif à valeur constitutionnelle. Cette notion est utilisée par le Conseil constitutionnel français concernant, notamment, certains droits sociaux, ceux qui se traduisent par une obligation pour l'Etat d'assurer la protection d'un droit par l'allocation de prestations. L'alinéa 11 du Préambule de 1946, pertinent en l'espèce, a ainsi servi de support à la reconnaissance du droit à un logement décent comme objectif à valeur constitutionnelle. La différence entre un principe constitutionnel et un objectif constitutionnel se manifeste essentiellement sous deux aspects. D'une part, contrairement à un droit classique, un objectif constitutionnel ne peut se matérialiser par un droit subjectif susceptible d'être invoqué tant à l'égard des pouvoirs publics que dans le cadre de relations de droit privé. D'autre part un objectif constitutionnel peut être utilisé pour limiter la portée d'un droit ou d'une liberté constitutionnelle. Cependant le juge peut censurer une disposition législative ou réglementaire qui ne s'inscrirait pas dans la poursuite d'un tel objectif ou qui serait susceptible de faire obstacle à sa réalisation. Les autorités publiques disposent, en la matière, d'une large marge de manoeuvre quant aux moyens à utiliser, le mécanisme dit du « cliquet anti retour » ne joue pas. A partir de cette description très sommaire de la notion d'objectif à valeur constitutionnelle, il semble que le droit à la santé, tel qu'il est reconnu par des textes de valeur constitutionnelle et tel qu'il est interprété par la jurisprudence, rentre parfaitement dans cette catégorie juridique.

Outre les décisions précédemment citées un certain nombre de jurisprudences peuvent être invoquées en ce sens. Le droit à la santé a, en droit français, été essentiellement utilisé pour limiter la portée de certains droits. Il en est ainsi concernant le droit de grève et le droit de propriété. La Cour constitutionnelle hongroise suit un raisonnement similaire en considérant que « l'obligation d'assurance sociale limite à la fois l'autonomie d'action de l'individu et le fondement matériel traditionnel de cette autonomie qui est le droit de propriété », mais que cette limitation doit être admise du fait qu'elle a pour corollaire un droit à obtenir des prestations en cas de maladie. Le caractère objectif du droit se manifeste également dans la jurisprudence tant du Conseil constitutionnel que du Conseil d'Etat français. Ainsi dans une décision de 1990, et à propos du droit à la santé, le juge constitutionnel déclare « il incombe au législateur comme à l'autorité réglementaire, selon leurs compétences respectives, de déterminer, dans le respect des principes posés par le onzième alinéa du Préambule, leurs modalités concrètes d 'application ; qu'il leur appartient en particulier de fixer des règles appropriées tendant à la réalisation de l'objectif défini par le Préambule ». Dans le même sens, le Conseil d'Etat a jugé que « le principe constitutionnel du droit à la santé exige que l'objectif prévisionnel d'évolution des dépenses médicales soit fixé à un niveau compatible avec la couverture des besoins sanitaires de la population ».

II - Le droit à la santé, un droit faiblement autonome

Il résulte des développements précédant que, si le droit à la santé ne peut être considéré, de manière générale, comme un droit subjectif, il relève dans certaines hypothèses de cette catégorie juridique, comme en témoigne la jurisprudence constitutionnelle italienne. L'une des clefs d'explication de cette situation pourrait être trouvée dans la faible autonomie du droit à la santé au regard d'autres droits fondamentaux. En effet, le droit à la santé est profondément lié à des droits ou principes « consubstantiels » à l'homme : la dignité, l'égalité et la liberté. Par ailleurs, il entretient un rapport étroit avec le principe de responsabilité. En ce sens le droit à la santé pourrait se traduire par un droit à la sécurité sanitaire dont le non respect, fautif ou non, serait susceptible d'engendrer un droit à réparation. Ce serait alors, en tant qu'il serait l'expression ou la traduction de l'un de ces droits que le droit à la santé pourrait s'exprimer sous la forme d'un droit subjectif.

A - Le droit à la santé et le principe de dignité

Le principe de dignité humaine est un principe reconnu par le droit commun, national et international, des droits fondamentaux. Il exprime l'idée selon laquelle l'homme ne peut être traité comme un objet et d'une manière qui méconnaîtrait son appartenance à l'humanité. Il a une vocation essentielle à régir deux domaines, d'une part la protection de l'individu contre les atteintes susceptibles de résulter des activités liées à la biomédecine et d'autre part les règles applicables en matière de crime contre l'humanité. Ces champs définissant la portée du principe de dignité n'étant d'ailleurs pas exclusifs. Le principe de dignité a également été utilisé, notamment par le juge constitutionnel français, pour fonder des droits de nature sociale. C'est ainsi sur ce fondement, concurremment avec celui tiré des alinéas 10 et 11 du Préambule de 1946, que le Conseil constitutionnel a relevé l'existence d'un objectif constitutionnel du droit à un logement décent. Si nous avions jugé ce rattachement dangereux car susceptible d'affaiblir la portée du principe de dignité, il nous semble cependant que le principe de dignité ne peut être étranger à la protection de certains droits sociaux, notamment le droit à la santé. C'est alors la protection de l'homme dans son essence ou son existence dont il s'agit. On ne peut laisser mourir un homme de froid, de faim ou de maladie et reconnaître à la fois son égale appartenance à l'humanité. La protection de la dignité de l'homme peut alors s'incarner dans un droit subjectif, celui d'obtenir des moyens propres à assurer son existence ou tout du moins sa survie.

Un certain nombre des hypothèses rencontrées, où le droit à la santé se traduit par un droit subjectif, nous semblent répondre à cette situation.

Le recours, dans la décision de la Cour constitutionnelle italienne commentée, à la notion de contenu minimum du droit à la santé, peut être rattaché à cette conception. Plusieurs éléments sont, en l'espèce, réunis. Le malade se trouve face à une nécessité thérapeutique impérieuse, sans alternative, sa survie est en jeu, un traitement est disponible, en dehors de tout système d'expérimentation, dont il n'est pas démontré qu'il est inefficace. Le droit à la santé exige que le patient ne puisse se voir refuser ce traitement pour des raisons liées à ses ressources financières. Il y a, dans cette hypothèse, un lien nécessaire entre le droit à la santé et le droit à la dignité, par le truchement du droit au respect de sa vie. C'est ce même lien qu'établit la Cour suprême indienne, en affirmant que « les hôpitaux publics gérés par l'Etat et le personnel soignant qui y est employé, sont dans l'obligation d'accorder une assistance médicale dans le but de préserver la vie. Le non respect, de la part d'un hôpital public, de l'obligation d'apporter à temps un traitement médical à une personne qui en a besoin viole son droit à la vie garanti par l'article 21 de la Constitution ». En revanche, la Cour constitutionnelle sud africaine a refusé d'établir un tel lien tout en tenant un raisonnement qui permet d'établir un rapport entre le droit à la santé et le principe de dignité. La cour estime en effet que le droit à la vie ne fait pas porter sur l'Etat une obligation positive. Une nuance doit alors être apportée au regard de l'analyse italienne. Dans l'hypothèse où les soins exigés résultent d'un état permanent résultant d'une détérioration incurable des fonctions vitales du patient, l'Etat n'a pas l'obligation de lui fournir les moyens propres à prolonger, très temporairement, sa vie. En revanche, l'on peut estimer, en raisonnant a contrario, que si la vie du malade était affectée par une maladie guérissable, les pouvoirs publics auraient l'obligation de subvenir à ses besoins de soins. Le caractère curable ou non de la maladie et les critères qui en résultent quant à l'accès aux soins sont laissés, par le juge, à l'appréciation des autorités compétentes. En revanche, le lien entre le droit à la santé et le respect de la dignité est clairement rétabli relativement aux soins d'urgence, pour lesquels un droit d'accès est prévu par l'article 27-3 de la Constitution. Ainsi, si un patient se présente devant un hôpital public dans un état qui exige des soins immédiats, ces soins ne peuvent lui être refusés. En revanche le caractère chronique ou non de l'affection dont souffre le patient ne devrait pas pouvoir être retenu comme critère distinctif, contrairement à ce que laisse entendre, semble t'il, la décision du juge sud-africain. Il introduit alors une dimension liée à l'importance des soins que le patient doit recevoir.

C'est probablement à la même logique qu'obéit le Conseil constitutionnel français lorsqu'il affirme que le législateur doit assurer à tout étranger, sans conditions, une aide médicale à domicile pour tenir compte de circonstances exceptionnelles. Les droits sociaux, comme le droit à la santé peuvent être accordés en fonction de critères comme la régularité du séjour sur le territoire national, en revanche aucune circonstance ne permet de justifier qu'un individu ne soit pas l'objet d'une reconnaissance minimum liée à son humaine condition. Il en est de même, selon la Cour européenne des droits de l'homme, concernant l'obligation pour un Etat d'assurer jusqu'au bout la prise en charge d'un malade atteint d'une maladie incurable et en phase terminale. La Cour juge que l'éloignement d'une personne répondant à ces critères constituerait un traitement inhumain, contraire à l'article 3 de la Convention, dont les dispositions ont un caractère absolu.

Ainsi, au delà des solutions d'espèces qui peuvent varier, il existe une cohérence propre à l'ensemble de ces jurisprudences, celle selon laquelle, lorsque le droit à la santé s'identifie à la protection de la dignité de la personne, le patient est en droit d'obtenir des mesures positives permettant la protection de cette exigence.

On relèvera, pour en terminer sur cette question, que si le droit à la santé peut être alors assimilé à un droit subjectif, ce droit est univoque. En effet le droit du malade aux moyens propres à assurer sa survie, n'induit pas nécessairement la possibilité de refuser de tels soins, alors qu'il répondent à une situation d'urgence. Cette remarque s'inscrit également dans le cadre des liens entre le principe de dignité et le droit à la santé. Les soins d'urgence et vitaux sont liés à la dignité de la personne. Or on ne peut renoncer à sa dignité.

B - Le droit à la santé et le principe de liberté

Les rapports entre le droit à la santé et le principe de liberté sont nombreux. Ils se traduisent, notamment, par l'exigence de consentement du malade quant aux soins qui lui sont prodigués, par le respect des exigences liées à la vie privée, par le droit de chacun au respect de sa liberté personnelle, c'est à dire le droit de ne pas subir des contraintes excessives, notamment physiques.

La question posée dans la décision commentée est celle du droit du patient à choisir son traitement. Elle est également évoquée dans la décision de la Cour constitutionnelle allemande à laquelle nous avons déjà fait référence.

Parmi les limites que le juge italien fixe à sa déclaration de non conformité, il en est une qu'il convient de retenir ici. Le droit du malade à accéder à une thérapie, ou plus exactement de bénéficier d'une aide financière pour pouvoir accéder à cette thérapie, est subordonné au fait que le médecin ait estimé « sous sa responsabilité propre et sur la base d'éléments objectifs, qu'il n'existe pas d'alternative thérapeutique valable au moyen de médicaments ou de traitements déjà autorisés pour de telles pathologies ». Le juge ajoute : « la prétention selon laquelle l'Etat devrait être tenu de fournir gratuitement d'autres prestations médicales dont l'efficacité est hypothétique ne serait pas raisonnable. On ne peut faire retomber sur le service sanitaire national les conséquences des libres choix individuels concernant le traitement thérapeutique préféré ». Par ailleurs, le respect du libre choix individuel « méconnaîtrait le rôle et la responsabilité qui incombent à l'Etat à travers les organismes technico-scientifiques de la santé en ce qui concerne l'expérimentation et le contrôle de l'efficacité et de l'absence de nocivité des substances pharmaceutiques et de leur emploi thérapeutique au titre de la protection de la santé publique ».

Ainsi l'absence de liberté du patient face aux choix thérapeutiques est double. D'une part le droit à la santé n'implique pas le droit au financement d'un traitement librement choisi, si ce dernier ne correspond pas à une indication médicale spécifique. Il est également possible d'inférer du raisonnement tenu par la Cour que, dans l'hypothèse où un traitement disponible plus économique est considéré comme adapté à la situation du patient, ce dernier ne pourra faire valoir à l'encontre de cette décision son choix personnel. Cette absence de liberté est liée au caractère limité des ressources disponibles. Le développement des références médicales, les mesures favorisant le recours à des médicaments génériques, récemment adoptées en France, les incertitudes affectant la valeur constitutionnelle du principe du libre choix du médecin par le malade, s'inscrivent dans cette analyse. Mais d'autre part, et plus encore, la liberté de choix du malade n'est pas reconnue alors même que ce dernier n'exige aucune prestation de la puissance publique. En effet, au nom des exigences de santé publique, l'Etat a le droit (voire le devoir) de protéger, non seulement l'ensemble de la population, mais aussi le malade contre lui même, en interdisant, le cas échéant, à ce dernier le recours à certaines thérapies. La réglementation relative, notamment, aux autorisations de mise sur le marché de médicaments ou aux agréments relatifs à certaines pratiques médicales, s'inscrit dans ce cadre.

Le raisonnement du juge constitutionnel allemand, dans sa décision du 5 mars 1997, est voisin de celui de son homologue italien, il est cependant plus nuancé. En effet, si le Tribunal constitutionnel considère que le patient n'a pas un droit constitutionnel à l'encontre des caisses d'assurance maladie d'obtenir les soins médicaux, ou le remboursement de ces soins, correspondant à ses choix, il affirme qu'il existe un droit pour le patient « de choisir les moyens médicaux de le soigner, la conséquence en étant que lui est laissée à lui seul l'ultime décision relative à la thérapie qu'il faut appliquer dans son cas ». Ainsi la Cour met en valeur, indépendamment de toute exigence de prestation sociale, la liberté du malade face aux choix thérapeutiques. Ce droit est fondé sur l'article 2, alinéa 2, 1 ° phrase de la loi fondamentale, « Chacun a droit à la vie et à l'intégrité physique ». Cependant, le juge réintègre les exigences de santé publique, comme limites à la liberté thérapeutique du malade en mettant l'accent sur la différence entre la législation pharmaceutique qui vise à assurer la sécurité de la distribution de médicaments dans l'intérêt d'un traitement conforme à l'ordre public et celle inscrite dans le code de la santé publique qui « vise à garantir une prescription de médicaments la plus adéquate possible, à la fois sur le plan thérapeutique et sur le plan financier ».

Ainsi la liberté thérapeutique du patient intervient faiblement dans la détermination du droit à la santé et ne se traduit, en général, pas par la reconnaissance d'un droit subjectif. C'est plutôt la liberté du médecin prescripteur qui est essentiellement reconnue, mais la question ne se pose pas directement dans les espèces analysées.

C - Le droit à la santé et le principe d'égalité

Dans la décision, commentée, de la Cour italienne, comme dans celle, évoquée, de la Cour sud-africaine, la question essentielle est en fait celle de l'égal accès aux soins. C'est le plus souvent en ces termes que se pose la question du droit à la santé.

La question est de savoir si les pouvoirs publics sont tenus de rendre accessibles à tous des soins disponibles. La mise en oeuvre du principe d'égalité s'apprécie, comme c'est de manière générale le cas, à partir des situations concrètes et en fonction de considérations d'intérêt général.

Dans la situation appréhendée par la Cour italienne, il existe une différence de situation entre les personnes qui ont accès gratuitement à la multithérapie et celles qui ne bénéficient pas d'un même avantage. Cette différence tient à la participation, ou non, à un protocole expérimental. Néanmoins le juge ne retient pas la pertinence de cette différence de situation pour justifier la différence de traitement. En effet la participation à une expérimentation est ici conçue comme un privilège et non comme une charge qui pourrait justifier l'attribution d'un avantage (la gratuité du soin). La différence de situation entre les malades est extérieure aux malades eux mêmes, elle tient à la sélection opérée par les médecins. La Cour en conclut que si le traitement est disponible pour tous, il doit être financièrement accessible à tous. En revanche, si le traitement n'était accessible qu'aux malades participant à une expérimentation et dans le cadre de cette expérimentation, des raisons d'intérêt général (celles liées aux nécessités de l'expérimentation) justifieraient une différence de traitement entre les malades participant à l'expérimentation et les autres.

La situation prise en compte par la Cour sud-africaine est différente. Face à une pénurie de soins (dialyse), les autorités sanitaires et médicales établissent des critères de discrimination entre les malades fondés sur l'espérance de vie. La différence de situation tient au malade lui même (son état de santé), sa prise en compte est jugée légitime par le juge au regard des objectifs de santé publique poursuivis. Cependant, l'on relèvera qu'en définitive, le critère réel de discrimination qui résulte de la décision de la Cour ne tient pas à la situation sanitaire du patient, mais à ses moyens financiers. En effet, l'insuffisance de soins disponibles ne touche que le secteur public et non le secteur privé. Ainsi un malade disposant de moyens financiers suffisants et qui ne répond pas aux critères préétablis d'accès aux soins publics pourra néanmoins en bénéficier. La solution retenue doit être appréciée dans son contexte social et juridique. Ce contexte est particulièrement bien exprimé par la formule de la Constitution sud africaine, relative, notamment, au droit à la santé et selon laquelle « l'Etat doit prendre toute mesure raisonnable ..., dans la mesure des ressources disponibles, pour réaliser la concrétisation progressive de ce droit ».

En fait la véritable justification de cette décision tient à la prise en compte de choix de politique de santé publique. Permettre l'accès aux soins à des malades condamnés par la science conduirait à sacrifier d'autres priorités sanitaires. Ce sont ainsi plus des raisons d'intérêt général que de véritables différences de situation qui justifient l'atteinte portée à l'égalité devant l'accès aux soins. Les choix sanitaires sont nécessairement opérés dans un système où les ressources disponibles sont limitées. Cette situation conduit alors les pouvoirs publics à opérer des choix. Faut-il favoriser le prolongement de la vie pour des malades chroniques et condamnés ?, faut-il favoriser la prévention, le dépistage des maladies ?, faut-il préconiser l'utilisation de traitements éprouvés ou s'attacher à l'expérimentation de traitements innovants ?, faut-il favoriser les soins à destination des gens jeunes au détriment du prolongement de la vie des personnes âgées ?. Autant de questions, parmi bien d'autres, qui se posent en matière de santé et relèguent parfois le droit individuel à la santé derrière la prise en considération de choix catégoriels. Ce sont ces questions, que ne traitent pas directement les décisions ici analysées, sur lesquelles doit s'engager la réflexion en termes de droits fondamentaux. Ainsi, dans son opinion sous l'arrêt de la Cour africaine, le juge Sachs pose cette question en termes généraux : « Dans toutes les sociétés ouvertes et démocratiques fondées sur la dignité, la liberté et l'égalité, que je connais, le rationnement de l'accès aux moyens de prolongement de la vie est considéré comme partie intégrante de, plutôt qu'incompatible avec, une approche de la santé sous l'angle des droits de l'homme ».

Le développement d'une médecine hautement technicisée et étroitement liée au progrès de la science, une certaine déshumanisation de l'activité médicale, les incertitudes qui affectent la situation du patient, malade ou objet de recherches ou d'expérimentations, la montée en force d'une médecine plus préoccupée du sort de l'espèce humaine que de celui de tel ou tel individu, la réalité grandissante des contraintes financières, exigent une réflexion approfondie sur le contenu et la signification du droit à la santé. Les trois décisions ici analysées traduisent quelques uns des enjeux concrets de cette question.