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La normativité de la loi : une exigence démocratique

Bertrand MATHIEU - Professeur à l'Université Panthéon-Sorbonne Paris I et Directeur du Centre de recherche de droit constitutionnel

Cahiers du Conseil constitutionnel n° 21 (Dossier : la normativité) - janvier 2007

« Ce droit doux (soft law), parce que dépourvu de dimension contraignante, est aussi inévitablement un droit flou : formulé en termes d'objectifs, directives ou de recommandations, le droit perd de sa précision ; non seulement se multiplient les termes vagues, tels que “charte” ou “partenariat”, mais encore la formulation sous forme de principes ou de standards crée une zone d'incertitude et d'indétermination. Faute de prédétermination, la signification des énoncés juridiques dépendra dans une large mesure de l'interprétation qui en sera donnée, notamment par le juge... ». Chevallier (Jacques), L'État postmoderne, LGDI, 2004, 2e éd., p. 123.

Qu'est-ce qu'une norme ? La question, on le sait, est d'une redoutable complexité. Aussi peut-on comprendre que l'assimilation opérée par le Conseil entre règle et norme, dans sa jurisprudence récente sur la normativité de la loi, puisse susciter quelques remous au sein d'une partie de la doctrine. Il est vrai que « la discussion philosophique contemporaine semble tributaire d'une tendance à traiter comme normative toute question relative à un standard tant prescriptif que descriptif »(1).

Face à ces critiques contre le « retour à Portalis » effectué par le Conseil constitutionnel, on fera une première remarque : lorsqu'il censure des dispositions non normatives, le Conseil s'attache à une certaine forme de normativité, celle qui est propre à la loi. Il n'a pas à déterminer si d'autres formes de normativité, extérieures à la loi, voire au champ juridique, peuvent exister.

Deuxième remarque : est-on bien assuré que ce « droit doux », cette normativité atténuée, ne dissimulent pas, dans la plupart des hypothèses, à l'arrière du décor, du moins lorsqu'ils remplissent un rôle régulateur efficace, une normativité de facture beaucoup plus classique ? Des actes comme des documents d'orientation, des normes techniques, des codes de bonne conduite ou des recommandations ne sont-ils pas souvent indirectement impératifs, notamment au travers d'une possible sanction ou en raison des effets juridiques catégoriques qu'attache la loi à leur intervention ou à leur homologation ? Des normes issues de comités d'éthique ou d'organisations gouvernementales ou non, n'ont-elles pas un certain effet normatif que dans l'attente d'une véritable norme juridique venue prendre le relais ? Une norme d'habilitation n'est-elle pas naturellement prescriptive en dictant la procédure subsidiaire lorsque n'est pas mise en œuvre la procédure principale ? Bref : le droit doux n'est-il efficace, le plus souvent qu'en dissimulant, ou préparant, un droit dur ? L'efficacité d'un droit intégralement doux n'est-elle pas aussi illusoire que celle d'une médecine intégralement douce ?

On laissera de côté cette interrogation, qui mériterait à elle seule une étude. Mais il faut au moins reconnaître qu'une réponse essentiellement négative, à la première de ces questions rendrait inopérante, à l'encontre de la jurisprudence du Conseil constitutionnel, l'argument selon lequel aurait émergé, à l'insu des deux ailes du Palais Royal, un droit « non jupitérien » apte à réguler la société moderne.

Le Conseil adhère implicitement à la conception que Portalis se faisait de la loi, conception significativement rappelée par le président Mazeaud lors des vœux au chef de l'État pour 2005 : « La loi permet ou elle défend, elle ordonne, elle établit, elle punit ou elle récompense ». Cette conception est au demeurant celle des Lumières. Montesquieu n'écrit-il pas lui aussi que « la loi ne doit pas contenir d'expression vagues »(2) ?

Ce faisant, le Conseil constitutionnel est fidèle à une vision historiquement datée certes, mais non moins incontestable, car fondatrice de l'ordre juridique sur lequel repose encore, qu'on le veuille ou non, notre système démocratique.

La censure opérée dans la décision n° 2005-512 DC du 21 avril 2005 (loi d'orientation et de programme pour l'avenir de l'école) distingue dispositions législatives dépourvues de toute normativité et dispositions législatives d'une normativité incertaine.

La position du Conseil repose donc sur deux fondements distincts :

- la loi doit fixer des règles ;

- ces règles doivent être suffisamment précises et non équivoques.

Ces deux principes n'en répondent pas moins à une exigence commune : la loi doit être affectée d'une charge normative certaine, autrement dit d'une charge qui ne doit être ni nulle ni manifestement incertaine ou insuffisante.

Non seulement la loi doit énoncer un impératif, mais encore cet impératif doit avoir une prise claire sur la réalité. Non seulement, la loi doit relever de la contrainte et non de l'invitation, mais ce degré de contrainte ne doit pas être laissé dans l'indétermination. C'est l'existence d'une telle charge normative qui conditionne la constitutionnalité de la loi, sans qu'il soit nécessaire de se référer directement à telle ou telle conception théorique de la normativité.

Double est la justification constitutionnelle de cette approche, qui ne relèverait autrement que du souci, d'ailleurs bien compréhensible de la part du juge de la loi, de promouvoir de bonnes pratiques légistiques.

Elle tient à la fois à la garantie des droits et à la séparation des pouvoirs (soit, dans les deux cas, au respect de l'article 16 de la déclaration de 1789, auquel s'ajoute le respect du domaine assigné au pouvoir législatif par la Constitution de 1958).

La contestation de cette analyse, comme l'adhésion à celle-ci, renvoient en fait à des enjeux fondamentaux s'agissant de la logique qui guide le fonctionnement démocratique de notre système juridique.

I. Une jurisprudence ancrée dans les textes de valeur constitutionnelle

La première perspective dans laquelle s'inscrit implicitement le Conseil constitutionnel est celle de la protection des droits du citoyen. La seconde relève des exigences propres à la séparation des pouvoirs.

A. Sécurité, égalité, liberté

Si la loi ne fixe pas des règles, ou si elle édicte des règles imprécises ou ambiguës, le citoyen est menacé dans ses droits. Les exigences liées à la sécurité juridique, ancrées dans l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, ne peuvent être assurées si le droit est « mou, flou ou à l'état gazeux », pour reprendre les termes employés par le Conseil d'État dans son rapport pour l'année 1991.

Les droits ne sont pas garantis lorsque l'existence de telle ou telle obligation ou de telle ou telle interdiction est incertaine, lorsqu'il appartient au citoyen de déterminer ce qui, dans la loi, relève de la règle, ou seulement de l'orientation, de la déclaration d'intention ou de la croyance.

Qui plus est, l'incertitude rompt l'égalité entre les citoyens. Celle-ci est renforcée au contraire par l'accessibilité et l'intelligibilité de la loi : égalité dans la compréhension de la loi (qui peut être difficile mais ne doit pas être aléatoire), égalité dans son application.

Les droits sont menacés par la loi si le caractère normatif de celle-ci est sujet à caution et, plus encore, lorsque sa portée normative et son intensité normative sont incertaines. Non seulement une loi qui édicte une règle incertaine est susceptible dinégale application (violant ainsi le précepte figurant à l'article 6 de la Déclaration de 1789), mais encore elle menace la liberté de l'individu en ne définissant pas de manière précise les bornes qui peuvent être assignées à sa liberté(3).

La combinaison des articles 4, 5 et 6 de la Déclaration, telle qu'opérée par le Conseil, exprime l'idée selon laquelle le législateur doit vouloir et que sa volonté a pour objet de déterminer ce qui est possible et ce qui est interdit dans le cadre d'une conciliation entre la liberté de chacun et le bien commun.

La sécurité juridique est ici mobilisée comme une garantie de l'exercice des droits fondamentaux. En effet, en considérant que la qualité de la loi exige que celle-ci présente un degré certain de normativité, le Conseil constitutionnel n'agit pas seulement en gardien de la bonne méthode législative ou en régulateur de l'action des pouvoirs publics : il est aussi et surtout dans son rôle de protecteur des droits fondamentaux(4).

B. La normativité de la loi et l'exercice par le législateur de ses compétences

Le deuxième fondement constitutionnel de cette jurisprudence est la séparation des pouvoirs. Il s'agit soit du respect des compétences que la Constitution attribue au législateur, soit des relations entre le législateur et les autres pouvoirs.

1) Les compétences constitutionnelles du législateur

Le caractère normatif de la loi, défini comme se rapportant à l'édiction de règles, est établi sur le fondement de la formule de la Déclaration de 1789 selon laquelle « la loi est l'expression de la volonté générale ». Le Conseil en tire en effet la conclusion que vouloir n'est pas expliquer, souhaiter, considérer, désirer, estimer ou constater.

Ce fondement ancien a été en quelque sorte ravivé par la Constitution de la Cinquième République. Sous l'empire de celle-ci, la définition de la loi n'est pas seulement formelle, mais matérielle. Le domaine de la loi n'est plus fixé par le législateur lui même, mais par la Constitution. Cette novation de la Constitution de 1958, qui prive le législateur de la compétence de sa compétence, habilite incontestablement le Conseil à veiller à ce que le Parlement législateur n'outrepasse pas le champ d'intervention qui lui a été assigné, non seulement au regard de la matière, mais encore au regard du traitement de celle-ci.

La loi n'étant l'expression de la volonté générale que dans le respect de la Constitution, le législateur ne peut procéder qu'aux votes limitativement prévus par la Constitution (loi, motion de censure, règlement d'une assemblée, résolution de l'article 88-4···).

Comme, au regard de cette analyse développée par le Conseil, les dispositions non normatives de la loi ne sont pas la loi, leur adoption tombe sous le coup de la prohibition des motions ou résolutions parlementaires non prévues par la Constitution. Aussi la rigueur nouvelle du Conseil à l'égard des dispositions de normativité faible ou incertaine est-elle dans le droit fil de sa jurisprudence traditionnelle et constante selon laquelle ce que la Constitution ne permet pas explicitement au Parlement est interdit à ce dernier(5).

2) Le respect de la répartition constitutionnelle des compétences entre le législateur, l'exécutif et le juge

Occupe une place centrale dans le raisonnement du Conseil constitutionnel sur la normativité de la loi le constat tenant à ce qu'une législation incertaine ou ambiguë, du fait de sa charge normative faible ou indéterminée, conduit à « reporter sur des autorités administratives ou juridictionnelles le soin de fixer des règles dont la détermination n'a été confiée par la Constitution qu'à la loi ».

Naturel pour les dispositions dont la normativité est indéterminée, ce raisonnement se justifie également pour les dispositions faiblement normatives ou considérées comme non normatives. En effet, même dans cette hypothèse apparemment innocente, l'existence formelle de la loi peut conduire les autorités investies de la mission de l'appliquer, et particulièrement le juge, à découvrir une règle dans une simple digression.

De manière classique, le Conseil applique sa jurisprudence relative à l'incompétence négative du législateur pour considérer qu'un énoncé législatif ambigu ou imprécis va conférer à l'autorité chargée de son application un pouvoir qui la conduira, de fait, à faire la loi substantielle en choisissant parmi les sens possibles de la loi formelle. Or le législateur ne peut pas sous-traiter, en dehors des prévisions précises de la Constitution (telles que son article 38), la mission qu'il tient de la Constitution.

Dans l'hypothèse où l'autorité chargée d'appliquer la loi imprécise choisit de l'interpréter dans le sens le plus contraignant, fût-ce au rebours de l'intention initiale du législateur (qui pouvait n'être que de constater, d'orienter ou de recommander), le risque d'arbitraire s'ajoute à celui de la confusion des pouvoirs.

Au surplus, le caractère incertain de la loi ne permet pas - sauf à ce que le Conseil se substitue lui aussi au législateur au moyen de réserves d'interprétation supplétives, directives et prétoriennes - de garantir la constitutionnalité de la règle. Car l'incertitude ne résulte pas seulement d'une éventuelle application inconstitutionnelle de l'énoncé en cause, mais encore de l'inconstitutionnalité intrinsèque de telle ou telle des multiples interprétations normatives dont cette disposition est grosse.

C'est, selon nous, de manière particulièrement pertinente que le Conseil constitutionnel prend en compte le risque de la libre interprétation juridictionnelle. Il s'inscrit, ce faisant, dans une vision classique mais modernisée par lui, du juge « bouche de la loi ».

Cette vision moderniste de la fonction du juge n'interdit pas à celui-ci d'exercer pratiquement un pouvoir normatif dérivé, mais elle le limite ontologiquement. La mission d'interprétation du juge n'est pas niée, loin de là, par la jurisprudence du Conseil, mais la prohibition des arrêts de règlement reste en vigueur et prend même une nouvelle actualité face à certaines dérives.

Certes, le juge contribue à parfaire la volonté du législateur en s'efforçant de la déterminer dans les cas douteux. Mais, lorsque cette volonté est par trop incertaine, dans sa portée ou dans sa réalité, le juge, en lui assignant librement une portée et une force juridique, va bien au-delà de l'interprétation de la volonté du législateur : il substitue sa propre volonté à celle des représentants élus du peuple.

C'est en fait dans cette dernière question que se situe l'enjeu majeur, à la fois politique et juridique, de la sanction de la non normativité de la loi.

II. Une jurisprudence dont les enjeux touchent aux fondements de la démocratie

Comme toutes les discussions relatives à la qualité de la loi, le débat sur sa normativité n'est technique qu'en apparence. Il porte en définitive, au travers de l'interrogation sur les fonctions de la loi, sur le principe démocratique lui-même(6).

Dans la conception sur laquelle est fondée notre ordre constitutionnel, le principe démocratique majoritaire traduit la souveraineté du peuple. La loi, expression directe de la volonté du peuple ou formulée par ses représentants, exprime la volonté générale. Cette volonté générale ne tend pas seulement à la défense des intérêts de la majorité : elle exprime l'intérêt général. C'est en ce sens que l'article 6 de la Déclaration de 1789 proclame que « la loi est l'expression de la volonté générale ». Juridiquement, entre volonté générale et intérêt général, l'identité est postulée.

Ainsi, c'est au législateur qu'il incombe de rechercher l'intérêt général en votant la loi et au juge de veiller au respect des lois ainsi adoptées. Quelles que soient l'importance de la jurisprudence et l'éminence de la tâche du juge lors de la confrontation de la norme aux situations vécues, la séparation des pouvoirs place le juge en situation seconde par rapport au législateur.

Le Conseil constitutionnel a reconnu l'existence d'un pouvoir juridictionnel (déc. 80-119 DC), en précisant, notamment, que le législateur ne peut adresser des injonctions au juge, ni censurer ses décisions, ni se substituer à lui dans le jugement des litiges. Il estime cependant (en dehors du domaine pénal) que, pour des raisons d'intérêt général suffisantes, le législateur peut modifier rétroactivement les règles que le juge a pour mission d'appliquer. Est ainsi réaffirmée la conviction des pères fondateurs de la République selon laquelle, en dernière instance, c'est au législateur et non au juge qu'il revient de déterminer, dans le respect de la Constitution, où se trouve l'intérêt général.

Développée à partir des validations législatives, cette analyse est cependant remise en cause, dans sa logique sous-jacente, par la prétention croissante du juge, notamment judiciaire, à fixer lui même, et en dernier ressort, les solutions qu'impose l'intérêt général, et donc à dessiner ce dernier.

Cette propension se marque par exemple, en matière de validations, par le contrôle judiciaire (souvent poussé) de l'intérêt général poursuivi par le législateur. La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme(7) en fournit le fondement. Cette tendance pose un véritable problème de séparation des pouvoirs. Il est en effet déroutant que ce soit le juge à l'origine d'un revirement jurisprudentiel (opéré au nom de l'idée qu'il se fait de l'intérêt général) qui, dans le cadre du contrôle de conventionnalité de la mesure de validation subséquente, censure la conception différente de l'intérêt général qui est celle du législateur···

Ce contrôle donne le dernier mot au juge dans le conflit qui peut l'opposer au législateur s'agissant de l'adaptation du droit à la société, c'est-à-dire de l'aspect sans doute le plus crucial de l'intérêt général. La réalité du pouvoir appartient à celui qui dit en dernière instance où se trouve l'intérêt général, en l'espèce le juge. Pareille hypothèse a été illustrée de manière caricaturale par une décision de la cour d'appel de Versailles qui, désavouant la Cour de cassation, rejette l'application d'une disposition législative aux instances en cours en considérant que « la loi n'a répondu à aucun motif d'intérêt général mais, votée à l'instigation des bailleurs, elle n'a pas eu d'autre objet que de mettre un terme à une jurisprudence qui déplaisait à ceux-ci··· »(8).

Cette situation est symptomatique d'un phénomène plus général, qui voit la puissance du juge s'élever en proportion de la crise de légitimité frappant le législateur.

Une telle évolution se manifeste de plusieurs manières :

- d'une part, la place occupée par les droits fondamentaux (qui offrent une ample marge d'appréciation au pouvoir juridictionnel au sens large, y compris aux juridictions constitutionnelles et supranationales), au sein du système juridique, renforce incontestablement la figure du juge ;

- d'autre part, le droit jurisprudentiel se développe suivant une logique circulaire, qui voit se tisser tout un réseau d'influences, de surenchères et d'entraînements mimétiques. À la fois dialogue et rapport de force (à fleurets pas toujours mouchetés), cette interaction concerne tant les juges nationaux que les juges européens et le droit comparé y joue un rôle catalyseur.

Un deuxième indice de la place croissante du juge dans la définition des règles communes réside dans la pénalisation de la vie sociale et dans la substitution d'une responsabilité civile - et plus encore pénale - à la responsabilité disciplinaire, politique ou morale.

Face aux dysfonctionnements sociaux, aux menaces environnementales ou sanitaires, les pouvoirs publics traditionnels, et en particulier le législateur, se voient de plus en plus souvent récusés au profit des « sages », des experts, voire des acteurs médiatiques et des militants patentés et, in fine, des juges. Dans cette crise de la représentation, le juge apparaît, au sein des institutions, comme l'autorité la plus légitime à se substituer à un législateur incapable ou indigne d'exprimer l'intérêt général.

Partant de ce constat, deux réactions sont possibles.

La première vise à redonner au Parlement son rôle essentiel en matière normative, afin de revaloriser le principe démocratique, dans le respect de la séparation des pouvoirs. C'est la logique dans laquelle s'inscrit la jurisprudence du Conseil constitutionnel.

La seconde approche vise, à l'opposé, à changer de paradigme démocratique.

Présentant les droits fondamentaux comme directement et indivisiblement justiciables, exaltant l'action de la société civile au travers de l'activisme revendicatif et contentieux, le nouveau paradigme confie au juge une mission de thaumaturge et de démiurge social, en même temps que de relais du « mouvementisme “citoyen” ».

Ce nouveau paradigme postulant que le but de la société est la promotion indéfinie des droits individuels, il doit évidemment résoudre le problème de leur conciliation, voire de leurs contradictions. Une fois éprouvé et reconnu le caractère utopique de la formule selon laquelle « la liberté de l'autre étend la mienne à l'infini », il apparaît que la promotion de chacun des droits individuels appelle une régulation, sauf à accepter que l'expansion des uns conduise à la restriction des autres.

La question est alors celle de la détermination de l'autorité légitime pour opérer cette régulation. Le nouveau paradigme refuse à cet égard toute règle a priori, de nature impersonnelle, limitative ou prescriptive, même (surtout ?) établie par une institution centrale, comme l'est un Parlement. C'est à l'autorégulation « citoyenne » qu'on en appelle. Elle incombe à cette nébuleuse qu'est la « société civile ». Le juge, chargé d'en traduire les oracles, façonnera directement la norme, mais une norme par définition provisoire et soumise à une constante adaptation aux besoins et à l'état supposés de la société.

C'est dans ce cadre intellectuel que prospère le droit post moderne, avec des concepts tels que le réalisme de l'interprétation (qui, pour simplifier, remet la clé du pouvoir normatif au seul juge) ou la démocratie participative (qui, en pratique, confie aux groupes actifs et à une oligarchie éclairée le soin de conduire la société dans les voies jugées les plus favorables à son épanouissement).

Interpellé d'un côté par les droits individuels, de l'autre par les exigences catégorielles, minoritaires et communautaires, le législateur n'est plus jugé apte à définir un intérêt général dont l'invocation même paraît désormais suspecte d'arrière-pensées tyranniques.

Dans ce contexte idéologique, on comprend mieux les critiques adressées à la conception que le Conseil retient de la compétence normative du législateur.

Ce dernier, estime-t-on, ne peut épouser son temps qu'en s'évadant de ses anciennes fonctions coercitives, prohibitives et prescriptives. Il doit pouvoir notamment exprimer des vœux, porter des jugements sur l'histoire, émettre des messages compassionnels. Il doit surtout dialoguer de façon souple avec la société civile, soit en négociant la norme avec elle, soit en accueillant les règles spontanément produites par elle, soit en lui adressant des indications la conduisant à régler elle-même le contenu et le degré de normativité de la loi. Dans ce dernier cas, la détermination collective de la règle s'opérera, plutôt que par le mécanisme jugé encore trop « jupitérien » du référendum, par le truchement et sous l'égide d'un juge interprète des aspirations collectives, ou communautaires, lesquelles se manifesteront par la voix d'organisations représentatives et d'associations « citoyennes », par le canal des sondages d'opinion et par les doléances des minorités.

La loi n'est plus alors qu'une disposition attributive de compétence. Reconnaissant le génocide arménien ou souhaitant que tous les élèves réussissent à l'école, la loi habilite le juge à faire produire à ces énoncés des effets normatifs dans le sens et avec l'intensité qu'il jugera le mieux traduire la demande sociale.

Que conclure ? Certes, il est permis de discuter de l'existence même d'un droit non normatif à partir du moment où, sur le plan théorique, l'assimilation de la règle à la norme fait déjà débat.

La question préoccupante n'est pas dans ce casse-tête théorique difficilement décidable. Elle est, sur le terrain politique concret, dans le caractère dépassé ou, au contraire, fort actuel, de l'impératif postulé par Portalis.

Avec le Conseil constitutionnel, nous continuons de penser qu'il appartient au législateur de poser des règles et que ces règles doivent être suffisamment claires et précises pour que, d'une part, le citoyen puisse savoir ce qui lui est permis ou interdit et que, d'autre part, la volonté des représentants du peuple ne soit pas détournée ou confisquée.

La jurisprudence du Conseil sur la normativité de la loi est une belle leçon de droit constitutionnel.

Au-delà du respect des textes constitutionnels, c'est en effet à un retour salutaire aux fondements de la démocratie représentative et de l'État de droit qu'elle nous invite.

(1) Pfersmann (O.), Norme, in s.d. Alland (D.), Rials (S.), Dictionnaire de la culture juridique, PUF, 2003.
(2) L'Esprit des lois, Livre XXIV, chapitre XVI.
(3) Cf. en ce sens, Schoettl (J.-E.), Les petites affiches 2005, n° 100, p. 8.
(4) Sur ce lien cf. Mathieu (B.), La loi, Dalloz, 2e éd., 2004.
(5) Avril (P.) et Gicquel (J.), Droit parlementaire, LGDJ, 3e éd., 2004, n° 19.
(6) Sur ce principe, cf. Ben Achour (sdf. R.), Gicquel (J.) et Milacic (S.), La démocratie représentative devant un défi historique ?, Bruylant, 2006, et notamment les observations éclairées de Slobodan Milacic dans son propos introductif.
(7) Sur cette question, cf. Mathieu (B.), « La Cour de cassation et législateur : ou comment avoir le dernier mot : À propos de l'arrêt de l'Assemblée plénière de la Cour de cassation du 23 janvier 2004 », RFD adm., 2004, p. 224.
(8) 6 févr. 2003, note P.-Y. Gautier, D. 2003, p. 720.