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La Cour suprême de l'Inde : statut, pouvoir juridictionnel et rôle dans la gouvernance constitutionnelle

N.R.Madhava MENON - Membre de la Commision des relations entre le Gouvernement central et les États*

Cahiers du Conseil constitutionnel n° 27 (Dossier : Inde) - janvier 2010

Bref aperçu d'histoire judiciaire

Le système juridique de l'Inde est l'un des plus anciens du monde et a une longue tradition de respect de l'État de droit. Le système indigène a connu de nombreux changements à travers les siècles, des pouvoirs coloniaux différents ayant importé leurs propres ordres juridiques pendant diverses périodes de l'histoire du pays. Finalement, durant l'occupation britannique, la première Cour suprême de justice fut créée à Calcutta en vertu de lettres patentes du 26 mars 1774. Deux autres Cours suprêmes furent plus tard établies à Madras et Bombay. Le comité judiciaire du Conseil privé était la cour d'appel et de dernier ressort pour toutes les colonies britanniques incluant l'Inde. (1)

En 1861, le système judiciaire fut réorganisé en remplaçant les trois Cours suprêmes par des High Courts en vertu de l'Indian High Courts. La loi de 1935, intitulée The Government of India Act, entreprit une réforme majeure en concevant un système fédéral de gouvernance qui donnait un certain degré d'autonomie aux provinces. La loi établissait une Cour fédérale, précurseur de l'actuelle Cour suprême de l'Inde. La Cour fédérale devait être une Cour constitutionnelle avec des pouvoirs juridictionnels étendus, incluant des compétences en première instance, en appel et de nature consultative. La règle de droit énoncée par la Cour fédérale et, au-dessus d'elle, par le Conseil privé avait une autorité contraignante pour tous les tribunaux de l'Inde. Ainsi la doctrine du précédent du common law fut intégrée dans le système judiciaire de l'Inde. Quand l'Inde accéda à l'indépendance pour devenir une république souveraine et démocratique en vertu de la nouvelle Constitution de 1950, l'autorité judiciaire suprême fut attribuée à la Cour suprême de l'Inde. La Constitution marqua la fin des fonctions de la Cour fédérale et du Conseil privé et les juges de la Cour fédérale furent nommés juges à la Cour suprême de l'Inde. Le Chief Justice de la Cour fédérale en exercice, l'Honorable Justice H. J. Kania, devint le premier Chief Justice de la Cour suprême de l'Inde.

Statut de la Cour suprême dans la Constitution de l'Inde

La Cour suprême, avec actuellement un effectif de 30 juges auquel s'ajoute le Chief Justice, est la plus haute juridiction de l'Inde au sommet d'une structure pyramidale comprenant 21 High Courts et presque 15 000 tribunaux subordonnés (tribunaux de district et tribunaux inférieurs) répartis à travers ce vaste pays d'1,2 milliard d'habitants. La Cour suprême est l'interprète en dernier ressort de la Constitution, le gardien des droits fondamentaux des citoyens, et de l'État de droit (rule of law). C'est aussi la cour d'appel et de dernier ressort dans toutes les matières, qu'elles soient civiles, pénales ou autres.

La composition, la compétence et le statut de la Cour suprême sont fixés par le chapitre IV de la Ve partie (art. 124 à 147) de la Constitution de l'Inde et peuvent être résumés de la manière suivante :

L'article 124 prévoit l'établissement et la composition de la Cour suprême ainsi que la procédure de nomination et les conditions de qualification des juges. Le président de la République nomme les juges en consultant le Chief Justice et d'autres juges. En pratique, personne ne peut être nommé sans la recommandation du collège des juges des cours supérieures, ce qui assure une indépendance totale de la branche judiciaire en matière de nominations. De même, en fait, c'est le juge le plus élevé dans la carrière qui est nommé Chief Justice of India, ce qui ne laisse aucun pouvoir discrétionnaire à l'exécutif en la matière. Les juges de la Cour suprême restent en fonction jusqu'à l'âge de 65 ans. Ils ne peuvent être révoqués que, selon la procédure prévue par l'alinéa 4 de l'article 124, en raison d'une faute professionnelle prouvée ou d'une incapacité. Le salaire et les avantages annexes des juges sont fixés par la Constitution et ne peuvent être modifiées à leur détriment. Le siège de la Cour suprême est à Delhi, bien que le Chief Justice puisse décider que la Cour siège dans un ou plusieurs autres lieux avec l'approbation du président.

La Cour suprême de l'Inde a été investie d'un pouvoir juridictionnel beaucoup plus important que celui de toutes les cours comparables à travers le monde. Elle peut entendre, décider et trancher toute cause juridique portée devant elle. Elle dispose d'une compétence exclusive pour les litiges entre l'Union indienne et les États (provinces) ou entre plusieurs États. En vertu de l'article 32, elle a un pouvoir d'injonction (sous la forme de writs) pour le respect des droits fondamentaux garantis dans la IIIe partie de la Constitution de l'Inde. Comme cour d'appel, elle peut recevoir les appels dirigés contre les décisions des High Courts des États de l'Union dans les matières civiles, pénales et constitutionnelles. Elle a le pouvoir spécial, selon l'article 136 de la Constitution, de recevoir en appel les décisions de tout tribunal ou cour, ce qui est une compétence qui alimente la grande part du travail de la Cour aujourd'hui. Plusieurs lois parlementaires donnent d'autres pouvoirs en appel à la Cour suprême. La Cour peut réviser ses propres décisions. En vertu de l'article 143, elle a une compétence consultative pour se prononcer sur les demandes en référé du président de la République relative à toute question de droit ou d'intérêt public.

La Cour suprême a le pouvoir de faire « complete justice » et peut prendre n'importe quelle injonction. Le droit énoncé par la Cour suprême a autorité sur tous les tribunaux à l'intérieur du territoire de l'Inde (art. 141). Toutes les autorités de l'État, administratives ou judiciaires, sont tenues d'apporter leur aide à la Cour suprême. C'est entre les mailles de ces pouvoirs de grande ampleur que se trouve la compétence potentiellement vitale du contrôle de constitutionnalité (Judicial Review), grâce à laquelle la Cour peut invalider aussi bien des actes du pouvoir législatif que du pouvoir exécutif qu'elle estime contraires aux dispositions et à l'ordonnancement de la Constitution, à la répartition des pouvoirs entre l'Union et les États ou en opposition avec les droits fondamentaux des citoyens garantis par la Constitution.

Le Bulletin de la Cour suprême (Supreme Court Report) est le recueil officiel des jugements de cette dernière. Il est publié sous la supervision du Conseil des publications légales de la Cour suprême, formé de juges, de l'Attorney General de l'Inde et d'un membre de l'association des avocats devant la Cour suprême. La Cour suprême publie aussi un rapport annuel et une lettre trimestrielle intitulée « Court News ». Sous la présidence du Chief Justice of India une Académie judiciaire nationale pour la formation initiale et continue des juges et des administrateurs des cours supérieures fonctionne à Bhopal.

L'action d'intérêt public : une stratégie innovante pour élargir l'accès à la justice

Une des contributions spécifiques de la Cour suprême à l'élargissement de l'accès à la justice est une sorte d'action populaire appelée Public Interest Litigation (PIL). Cette procédure fut établie en assouplissant les règles sur l'intérêt à agir qui réservent à la partie lésée le recours devant la Cour. En vertu de cette assouplissement, les actions d'intérêt public ont été accueillies par la Cour chaque fois que les intérêts des sections les plus pauvres de la population étaient en cause, sur la base de demandes envoyées par courrier ou sous toute autre forme par un citoyen courageux agissant au nom des plus pauvres. Dans quelques cas, la Cour, informée par des reportages parus dans la presse, s'est saisie propio motu, a désigné des commissaires pour vérifier les faits, engagé des avocats en tant qu'amicus curiae pour l'assister et rendu des décisions appropriées pour ordonner des indemnisations. L'exercice de cette compétence sur requête épistolaire a accru la popularité de la Cour et renforcé son rôle dans la bonne gouvernance. Dans la procédure, ce type d'action génère cependant des controverses sur les relations entre le judiciaire et l'exécutif ainsi que sur les limites de l'intervention judiciaire dans le Gouvernement.

Les réformes pour développer un système judiciaire de réputation mondiale

La justice indienne est peut-être l'institution constitutionnelle qui suscite le plus de confiance dans le pays et qui exerce un énorme pouvoir en organisant la gouvernance dans le respect de l'État de droit. Les résultats obtenus par la Cour suprême sur le front constitutionnel sont sans précédents, notamment pour renforcer et élargir les droits des citoyens comme pour réduire l'exercice du pouvoir arbitraire au sein du Gouvernement. L'invention de l'action d'intérêt public est appréciée. La Cour se prononce en moyenne sur 50 000 requêtes par an. Pourtant, l'arriéré des procès non tranchés augmente, de même que la croissance régulière des affaires inscrites au rôle. Le nombre des litiges attendant une décision dans les niveaux moins élevés de la hiérarchie judiciaire est encore plus important et la Cour suprême est maintenant engagée dans un grand nombre de réformes destinées à réduire ces arriérés et à éviter de trop longs délais dans les procédures judiciaires.

Parmi les réformes en cours, les plus importantes sont les suivantes :

  1. Un plan national pour la médiation des litiges en cours a été mis en place depuis 2005 à tous les niveaux juridictionnels. Une institution indigène appelée « Lok Adalat » est devenue un forum populaire pour négocier des transactions dans certaines catégories de litiges civils comme l'indemnisation des accidents ou les affaires matrimoniales.

  2. Une stratégie nationale de formation judiciaire a été établie pour améliorer le niveau de compétence professionnelle des personnels impliqués dans l'administration de la justice.

  3. Un plan national de développement de l'infrastructure judiciaire est actuellement examiné par le Gouvernement fédéral. Il comprend l'augmentation du nombre des tribunaux et des systèmes de support logistique, l'informatisation et la modernisation des systèmes d'information des tribunaux et l'amélioration des procédures d'expédition des décisions.

Le Gouvernement a récemment annoncé son intention de rénover la loi pour rationaliser les nominations judiciaires et accroître la responsabilité des juges. Avec ces réformes, la justice indienne est prête à se transformer en un système de réputation mondiale dispensant des décisions justes et opportunes pour soutenir son économie à croissance rapide et l'approfondissement de sa démocratie politique.


(1) Le professeur Menon a enseigné le droit pendant plus de 50 ans dans différentes universités en Inde et en dehors de l'Inde et a joué un rôle décisif dans l'établissement de la National Law School of India et du diplôme intégré de LL. B. en cinq ans.