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La Constitution et l’audiovisuel

Pierre de MONTALIVET - Professeur à l'Université de Bretagne-Sud ; Directeur de l'Institut de Recherche sur les Entreprises et les Administrations (IREA) - EA 4251

Nouveaux Cahiers du Conseil constitutionnel n° 36 (Dossier : La liberté d'expression et de communication) - juin 2012

L'étude de la liberté de communication en matière audiovisuelle conduit à s'interroger sur les liens entre la Constitution et l'audiovisuel lui-même, tant le droit constitutionnel de la communication découle de l'affirmation de la liberté de communication et de ses garanties objectives. Ces liens sont marqués par la prégnance du temps. Entre la Constitution, texte historiquement bicentenaire pour certaines de ses dispositions, et l'audiovisuel, ensemble de techniques nées postérieurement et soumises à des changements constants, les rapports mettent en jeu la question de la modernité, avec les évolutions et incertitudes nécessaires que celle-ci entraîne.

La notion d'audiovisuel elle-même n'est pas sans avoir connu une évolution qui suscite les questionnements. Étymologiquement, l'audiovisuel regroupe les moyens de communication associant le son et l'image, c'est-à-dire principalement la télévision, le cinéma et la vidéo. Illustration du pouvoir « créateur » des normes juridiques, le droit n'a pas retenu cette définition mais a adopté une notion hybride et complexe de l'audiovisuel, entendu légalement aujourd'hui comme « toute communication au public de services de radio ou de télévision, quelles que soient les modalités de mise à disposition auprès du public, toute communication au public par voie électronique de services autres que de radio et de télévision et ne relevant pas de la communication au public en ligne telle que définie à l'article 1er de la loi n° 2004-575 du 21 juin 2004 pour la confiance dans l'économie numérique, ainsi que toute communication au public de services de médias audiovisuels à la demande » (2). Positivement, l'audiovisuel au sens juridique du terme regroupe, principalement du moins, non seulement la télévision et les services de médias audiovisuels à la demande, mais également la radio, alors que celle-ci diffuse du son sans l'image. Négativement, cette définition exclut à la fois le cinéma, la photographie et, d'une manière générale, internet. Cette définition, issue de lois de 2004 et 2009, est relativement nouvelle, illustration de l'instabilité des lois relatives à l'audiovisuel (3).

Ces évolutions juridiques sont liées notamment aux mutations techniques que connaît l'audiovisuel : internet, en diffusant les autres médias, notamment la radio et la télévision, sur un même support, contribue à intégrer, voire à absorber l'audiovisuel et ainsi à faire converger les médias. Le secteur économique de l'audiovisuel n'est pas non plus sans connaître une évolution ces dernières dizaines d'années, marquée par une concentration croissante des médias au sein de grands groupes de taille suffisante pour atteindre la compétitivité indispensable pour faire face à une concurrence internationale.

Nécessaire permanence de la norme constitutionnelle d'un côté, changements juridiques, techniques et économiques de l'audiovisuel de l'autre : la Constitution et l'audiovisuel semblent caractérisés par des impératifs temporels différents. Ces temporalités divergentes ne sont pas sans affecter leurs rapports, marqués par une influence réciproque. D'un côté, la Constitution « saisit » l'audiovisuel, en régissant par le biais de la liberté de communication garantie par l'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme un phénomène qui lui est postérieur. Le texte de 1789, en étant appliqué à l'audiovisuel, est ce faisant « actualisé », modernisé. L'audiovisuel bénéficie de l'apport de normes plus stables que la loi. De l'autre, l'audiovisuel amène le juge constitutionnel et le constituant à s'adapter à ses évolutions juridiques, techniques et économiques, conduisant ainsi la Constitution à être marquée par le changement, les fluctuations, voire les hésitations et les incertitudes. L'audiovisuel questionne la Constitution et sa « modernité », amenant à se demander si elle n'est pas dépassée par ce phénomène nouveau et changeant. Il questionne également la qualité et la prévisibilité du droit constitutionnel, c'est-à-dire en définitive sa sécurité.

L'étude des rapports entre la Constitution et l'audiovisuel amène ainsi à s'interroger sur la façon adéquate pour la Constitution de se saisir d'un phénomène nouveau et mouvant. Au moment où l'instabilité marque non seulement la législation mais également la Constitution (4), le rôle du juge apparaît particulièrement utile pour adapter le droit au fait, mais est mis également en lumière la nécessité pour ce juge de se doter d'une jurisprudence aussi stable que possible, ce qui n'est pas toujours le cas en l'espèce. Certes, le Conseil constitutionnel a, de manière heureuse, consacré quelques normes en matière audiovisuelle stables et certaines, qu'il s'agisse de la liberté de communication audiovisuelle ou du pluralisme, sa garantie objective. Cependant, dans ce contexte d'instabilité en matière audiovisuelle, la jurisprudence relative à l'audiovisuel semble elle-même marquée par certains flottements et incertitudes. Les mutations de l'audiovisuel sont sources d'évolutions jurisprudentielles, qui suscitent des interrogations, le droit constitutionnel de l'audiovisuel étant ainsi à l'image de ce secteur mouvant. Ces considérations conduisent à examiner les certitudes puis les interrogations qui marquent les rapports entre la Constitution et l'audiovisuel.

Les certitudes

La Constitution apparaît comme la garante ou la protectrice de l'audiovisuel, exerçant un rôle de stabilisation des garanties de la liberté audiovisuelle. L'audiovisuel est saisi par la Constitution. C'est l'existence d'un droit constitutionnel de l'audiovisuel que l'on doit ici constater. On relève à ce sujet à la fois dans les textes constitutionnels et dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel certains éléments de constance. On remarque également que la Constitution reconnaît à l'audiovisuel une certaine spécificité, tenant essentiellement à ses caractéristiques techniques : la rareté des fréquences justifie un régime plus strict que pour les autres secteurs de la communication. Deux éléments retiennent l'attention : la reconnaissance de la liberté de communication audiovisuelle et la consécration de sa garantie objective, le pluralisme.

A - La reconnaissance de la liberté de communication audiovisuelle

Le Conseil constitutionnel reconnaît expressément une liberté de communication audiovisuelle. Celle-ci constitue l'une des facettes de la liberté de communication, à côté notamment de la liberté de la presse. Elle connaît cependant des limites plus importantes que cette dernière.

1 - L'existence même d'une liberté de communication en matière audiovisuelle n'est pas contestée. Le Conseil constitutionnel fait application de la liberté de communication, consacrée de manière générale, dans le domaine audiovisuel. C'est dans la grande décision n° 82-141 DC du 27 juillet 1982 qu'il a pour la première fois fait référence à la liberté de communication, à propos de la loi sur la communication audiovisuelle (5). Son fondement est affirmé de la manière la plus claire par le juge : si l'on avait pu s'interroger sur le rattachement de la liberté de la presse à la catégorie des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République, la question ne se posait pas pour la liberté de l'audiovisuel, qui logiquement a été reconnue sur le fondement de l'article 11 de la Déclaration de 1789. Le Conseil évoque en effet « la liberté de communication telle qu'elle résulte de l'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme » (6). Si, par la suite, le Conseil a pu évoquer expressément la « liberté de communication audiovisuelle » (7), il semble toujours, dans la jurisprudence récente, appliquer aux « moyens de communication audiovisuels » une liberté d'ordre général (8).

2 - N'est pas contestée également la moindre protection de la liberté de communication audiovisuelle. Si d'une manière générale, le Conseil constitutionnel évoque la liberté de communication comme une liberté « fondamentale » (9), « d'autant plus précieuse que son exercice est une condition de la démocratie et l'une des garanties du respect des autres droits et libertés » (10), ces affirmations ne sont pas employées spécifiquement en matière audiovisuelle. Dans ce domaine en effet, la liberté de communication est davantage limitée que dans d'autres, qu'il s'agisse de la presse ou d'internet. Le Conseil affirme qu'« il appartient au législateur de concilier [...] l'exercice de la liberté de communication [...] avec [...] les objectifs de valeur constitutionnelle que sont la sauvegarde de l'ordre public, le respect de la liberté d'autrui et la préservation du caractère pluraliste des courants d'expression socioculturels » (11). Plus particulièrement, la liberté de la presse proscrit un régime d'autorisation. Alors que la subordination par la loi de la création d'un quotidien à une autorisation constituerait une violation de la Constitution (12), en matière audiovisuelle au contraire, la Constitution permet un tel régime préventif concernant le secteur privé. Cette moindre protection s'explique par la rareté des fréquences hertziennes, qui constitue l'une des « contraintes techniques inhérentes aux moyens de la communication audiovisuelle » (13). À cet égard, le droit constitutionnel de l'audiovisuel se distingue du droit constitutionnel général de la communication (14).

La reconnaissance de la liberté de communication audiovisuelle s'accompagne de la consécration de l'une de ses garanties objectives, le pluralisme.

B - La garantie de la liberté de communication audiovisuelle

La garantie constitutionnelle de la liberté de communication audiovisuelle qu'est le pluralisme a été affirmée par le Conseil constitutionnel dans le but d'assurer la pleine effectivité de cette liberté. Son étendue a été plus largement définie qu'en matière de presse.

1 - L'existence même du pluralisme est clairement établie. La consécration initiale a été opérée par le juge : dans la décision du 27 juillet 1982, le Conseil constitutionnel fait pour la première fois référence à l'objectif de « préservation du caractère pluraliste des courants d'expression socioculturels » (15). Employant ici une méthode à la fois logique et téléologique d'interprétation, il consacre une garantie objective de la liberté de communication, en estimant que « la libre communication des pensées et des opinions, garantie par l'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, ne serait pas effective si le public auquel s'adressent les moyens de communication audiovisuelle n'était à même de disposer, aussi bien dans le cadre du secteur public que dans celui du secteur privé, de programmes qui garantissent l'expression de tendances de caractères différents » (16). Le pluralisme de la communication audiovisuelle conditionne ainsi l'effectivité de la liberté de communication. Il est ainsi rattaché indirectement à l'article 11 de la Déclaration de 1789. Depuis cette consécration initiale par le juge, le constituant a réaffirmé le pluralisme en matière audiovisuelle comme dans les autres domaines de la communication. Modifiés lors de la révision du 23 juillet 2008, les articles 4 et 34 de la Constitution proclament respectivement les « expressions pluralistes des opinions » ainsi que « la liberté, le pluralisme et l'indépendance des médias » (17). La Constitution proclame ainsi de la manière la plus nette le pluralisme des médias, notamment audiovisuels.

2 - Le contenu de ce pluralisme est plus étendu en matière audiovisuelle qu'en matière de presse. Comme dans le domaine de la presse, le pluralisme est ici externe : les auditeurs et les téléspectateurs doivent pouvoir choisir entre des moyens d'informations audiovisuels à la fois différents et ayant des propriétaires différents (18). Le respect de cet objectif implique ainsi une « exigence constitutionnelle de limitation des concentrations » (19). Par cette interprétation, le Conseil retient de la liberté de communication une conception moderne et interventionniste. Le pluralisme étant entendu comme le libre choix du récepteur de la communication, la liberté consiste non seulement en celle de s'exprimer mais aussi en le droit d'être informé. C'est finalement moins le point de vue de l'émetteur, grande entreprise de médias, que celui du récepteur, individu personne physique, qui est privilégié.

Autre illustration de la spécificité du secteur audiovisuel au regard de la Constitution, le pluralisme est ici également interne. Les entreprises de communication, surtout celles du secteur public, doivent faire une place, à la fois dans l'information et dans leurs programmes, à l'expression des différents courants de pensées et d'opinions, qu'ils soient politiques, syndicaux ou religieux. Enfin, le pluralisme affecte la répartition du temps de parole dans les médias audiovisuels, en imposant au Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) de prendre en compte, dans l'appréciation de l'équilibre entre les courants d'opinion politiques, les interventions du Président de la République et de ses collaborateurs se rattachant au débat politique national, en fonction de leur contenu et de leur contexte (20).

Par l'interprétation qu'en a adoptée le juge, la Constitution a ainsi saisi l'audiovisuel et ce faisant a été modernisée, actualisée. Cet enrichissement s'est opéré par l'affirmation en la matière de la liberté de communication et du pluralisme, qui en découle. Ces acquis certains s'accompagnent néanmoins de multiples interrogations.

Les interrogations

L'audiovisuel est marqué par le changement, qu'il soit technique, économique ou juridique. Cette instabilité n'est pas sans influencer les normes constitutionnelles qui le régissent, d'où certaines évolutions, hésitations et incertitudes en la matière. L'extension du domaine juridique à ce secteur nouveau et changeant n'est pas sans alimenter une relative insécurité du droit constitutionnel de l'audiovisuel, qui se manifeste à la fois par un certain manque de clarté et par une prévisibilité perfectible de la jurisprudence, cette insécurité juridique étant source d'interrogations. L'on examinera les interrogations liées à l'étendue de la liberté de communication audiovisuelle et celles liées à la détermination des objectifs en matière audiovisuelle.

A - Les interrogations liées à l'étendue de la liberté de communication audiovisuelle

La définition, positive et négative, de l'étendue de la liberté de communication audiovisuelle n'est pas sans incertitudes, que celles-ci concernent les garanties légales de la liberté ou ses limites.

1 - Un certain nombre d'interrogations sont liées aux garanties légales de la liberté de communication en matière audiovisuelle. L'on ne prendra qu'un exemple, concernant l'existence de l'autorité de régulation. De lege lata tout d'abord, la question se pose de savoir si cette existence est exigée par la Constitution. Selon le Conseil constitutionnel, il est « loisible » au législateur « de charger une autorité administrative indépendante de veiller au respect des principes constitutionnels en matière de communication audiovisuelle » (21). Ainsi, l'institution d'une telle autorité ne constituerait qu'une faculté (22). Il est vrai que ce n'est pas la Constitution mais la loi qui confie au CSA la mission de veiller au respect du pluralisme (23). Ainsi la Constitution, en n'imposant pas l'existence de l'autorité, n'interdirait pas sa remise en cause. Cette réponse semble pourtant contredite par d'autres affirmations jurisprudentielles. Le Conseil a pu en effet sembler estimer que la suppression d'une telle autorité indépendante aurait pour effet de priver de garanties légales des exigences constitutionnelles (24). D'ailleurs, « la désignation d'une autorité administrative indépendante du Gouvernement pour exercer une attribution aussi importante au regard de la liberté de communication que celle d'autoriser l'exploitation du service de radio-télévision mis à la disposition du public sur un réseau câblé constitue une garantie fondamentale pour l'exercice d'une liberté publique » (25). La jurisprudence du Conseil sur le pouvoir de nomination des présidents des sociétés nationales de programme semble aller dans le même sens, en déclarant la constitutionnalité des dispositions attribuant ce pouvoir non plus au CSA mais au Président de la République, après avoir vérifié que le CSA disposait en la matière d'un pouvoir d'avis conforme (26). Si l'intervention d'une autorité indépendante dans la procédure de nomination résulte d'une exigence constitutionnelle, son existence même en découle également. L'existence d'une autorité indépendante en matière audiovisuelle semblerait ainsi une garantie légale d'une exigence constitutionnelle (27).

De lege ferenda ensuite, la question se pose de savoir s'il convient de constitutionnaliser expressément l'existence d'une telle autorité de régulation. La réponse a été positive, on le sait, pour les comités Vedel (28) et Balladur (29), illustrant d'ailleurs la permanence d'une certaine spécificité de l'audiovisuel. Cette question pourrait cependant s'inscrire dans un débat plus large concernant l'ensemble des autorités administratives indépendantes. Afin de conforter leur légitimité démocratique, il pourrait être fait référence de manière générale à ces autorités, notamment pour les soumettre à une évaluation parlementaire régulière. Il ne semble peut-être pas en revanche nécessaire de prévoir des dispositions spécifiques au CSA, si le juge constitutionnel fait de son existence une garantie légale du pluralisme.

2 - Un certain nombre d'interrogations sont également liées aux limites de la liberté de communication et concernent les contraintes techniques et économiques existant en la matière. Le Conseil constitutionnel estimait à l'origine que l'exercice de la liberté de communication devait être nécessairement concilié avec les contraintes inhérentes aux moyens de la communication audiovisuelle (30). Cette jurisprudence semble aujourd'hui quelque peu abandonnée, de sorte que l'on peut s'interroger sur le statut juridique de ces contraintes. Il y a là un signe d'une instabilité jurisprudentielle en la matière. Si elles ne semblent plus devoir être « conciliées » avec la liberté de communication, ces contraintes ne sont pas moins prises en considération par le Conseil, comme le montre la jurisprudence relative à l'exigence de limitation des concentrations, interprétée plus souplement depuis les années 1990 (31). À travers la prise en compte de ces contraintes, c'est la liberté des émetteurs qui est favorisée par rapport à celle des récepteurs de l'information.

Aux interrogations liées à l'étendue de la liberté de communication audiovisuelle s'ajoutent celles liées à la détermination des objectifs en matière audiovisuelle.

B - Les interrogations liées à la détermination des objectifs en matière audiovisuelle

La jurisprudence s'est montré hésitante ou du moins évolutive sur deux points, relatifs tant à la formulation qu'à la qualification des objectifs consacrés en matière audiovisuelle sur le fondement de la liberté de communication.

1 - La formulation des objectifs consacrés en matière audiovisuelle n'est pas sans susciter certaines interrogations quant à la permanence de l'objectif initialement consacré en la matière. Dans la décision fondatrice du droit constitutionnel de l'audiovisuel qu'est celle du 27 juillet 1982, le Conseil constitutionnel a consacré, on l'a vu, un objectif de « préservation du caractère pluraliste des courants d'expression socioculturels ». Cependant, si, depuis cette décision, le Conseil mentionne régulièrement l'objectif (32), cette référence disparaît après la décision n° 2001-450 DC du 11 juillet 2001. La mention des « courants d'expression socioculturels » est alors remplacée par celle des « courants de pensées et d'opinions ». Cet objectif de pluralisme des courants de pensées et d'opinions, consacré dès 1990 en matière politique (33), constitue désormais le seul objectif constitutionnel en matière audiovisuelle depuis la décision n° 2004-497 DC du 1er juillet 2004 (34). L'objectif de pluralisme des courants d'expression socioculturels, qui coexistait avec celui de pluralisme des courants de pensées et d'opinions, d'ailleurs qualifié auparavant de « pluralisme des courants d'idées et d'opinions », semble bel et bien avoir disparu de la jurisprudence constitutionnelle. Ce constat n'est pas sans soulever des interrogations au regard de la stabilité et de la prévisibilité de la jurisprudence.

2 - La qualification des objectifs consacrés en matière audiovisuelle soulève également certaines difficultés. La qualification du pluralisme des courants d'idées et d'opinions apparaît en effet quelque peu hésitante. Cette facette du pluralisme dans le domaine politique, à l'origine qualifiée d'« exigence » (35), a pu par la suite être évoquée en tant que « principe » (36), voire être appliquée sans être qualifiée ni d'exigence ni de principe (37). La décision n° 2004-497 DC du 1er juillet 2004 semblait avoir quelque peu clarifié les choses en qualifiant ce pluralisme d'« objectif » et en l'appliquant à la sphère audiovisuelle. Là encore, l'instabilité a repris son cours, le Conseil constitutionnel faisant dans certaines décisions récentes référence à un « principe » (38) ou à une « exigence » (39). Le juge semble en réalité distinguer un objectif de pluralisme dans le domaine audiovisuel et un principe de pluralisme dans le domaine politique. L'on a cependant du mal à comprendre dans quelle mesure une telle distinction est justifiée au regard du texte constitutionnel.

Ces variations seraient sans importance si des qualifications retenues ne découlaient pas des régimes juridiques différents. Or l'une des spécificités des objectifs de valeur constitutionnelle tient à ce qu'ils ne constituent pas des droits subjectifs et ne sont ainsi pas invocables directement par les particuliers devant les tribunaux. Le Conseil semble cependant avoir inclus cet objectif de pluralisme dans la catégorie des droits et libertés garantis par la Constitution invocables par tout justiciable par le biais de la question prioritaire de constitutionnalité (QPC), du moins en matière politique (40). L'on a du mal là encore à comprendre la raison de cette exception par rapport aux autres objectifs de valeur constitutionnelle, tels que le respect de la liberté d'autrui ou la possibilité pour toute personne de disposer d'un logement décent. Cette exception, si elle venait à être confirmée, remettrait en cause la cohérence de la catégorie des objectifs, consacrée par le Conseil lui-même dans la décision du 27 juillet 1982. La cohérence de la jurisprudence voudrait que chaque objectif ne puisse pas être invoqué dans le cadre de la QPC.

Au-delà et devant la multiplicité des facettes du pluralisme consacrées par le juge et le constituant dans le domaine de la communication, une rationalisation apparaît souhaitable. Elle pourrait prendre la forme d'une simplification des normes de référence, en modifiant leur intitulé selon les domaines concernés. On distinguerait ainsi deux objectifs de pluralisme : celui des médias, applicable dans tous les domaines de la communication, et celui des courants de pensées et d'opinions, applicable uniquement en matière politique.

• • • En définitive, il résulte de ces trop rapides observations qu'en saisissant l'audiovisuel, le Conseil constitutionnel et le constituant ont étendu la liberté de communication à un domaine nouveau et consacré ses garanties objectives, dans le but d'assurer son effectivité. Il reste que la constitutionnalisation du droit de l'audiovisuel s'opère au prix d'une plus grande insécurité juridique. Ici comme ailleurs, la crise de la loi influence la Constitution. L'instabilité et les incertitudes du droit de l'audiovisuel (41) favorisent celles de la norme constitutionnelle. La Constitution emprunte à son objet certaines de ses caractéristiques. Face à ce début d'insécurité constitutionnelle, il importe de définir des principes et objectifs stables et clairs, que ce soit dans le texte même de la Constitution ou dans la jurisprudence. Au-delà, les mutations actuelles des médias, tenant à l'hybridation, amènent à s'interroger sur la pertinence d'une spécificité de l'audiovisuel en matière constitutionnelle. La question se posera d'une harmonisation des normes constitutionnelles en matière de communication.


(1) Le n° 36 des Nouveaux cahiers du Conseil constitutionnel a publié un dossier consacré à la liberté d'expression et de communication qui, outre la présente contribution, comprend les articles suivants :

La Constitution et la liberté de la presse, par Bertrand de Lamy, p. 19.

La Constitution et l'Internet, par Isabelle Falque-Pierrotin, p. 31.

Le Conseil constitutionnel, juge électoral et la liberté d'expression, par Richard Ghevontian, p. 45.

Les interdits et la liberté d'expression, par Guy Carcassonne, p. 55.

Décision n° 2012-647 DC du 28 février 2012 sur la loi visant à réprimer la contestation de l'existence des génocides reconnus par la loi et commentaire, p. 67.

(2) Article 2 de la loi n° 86-1067 du 30 septembre 1986 modifiée.

(3) V. notamment Emmanuel Derieux, « Instabilité et incertitudes législatives dans le domaine des communications au public par voie électronique », LPA, n° 230, 17 novembre 2004, p. 3.

(4) En témoignent les 24 révisions dont a fait l'objet la Constitution depuis 1958, et notamment les 19 qu'elle a connues depuis 1992.

(5) Cons. const., n° 82-141 DC, 27 juillet 1982, cons. 5.

(6) L'on sait que, depuis, l'article 34 de la Constitution dispose : « La loi fixe les règles concernant [...] la liberté [...] des médias ».

(7) V. Cons. const., n° 88-248 DC, 17 janvier 1989, cons. 27, GDCC, 15e éd. 2009, n° 33 ; n° 91-304 DC, 15 janvier 1992, cons. 8, D. 1992. 201, note C. Debbasch ; RFDA 1992. 251, étude D. Truchet ; n° 2001-450 DC, 11 juillet 2001, cons. 24, D. 2002. 1949, obs. D. Ribes.

(8) Cons. const., n° 2009-576 DC, 3 mars 2009, cons. 2, AJDA 2009. 401 ; D. 2009. 884, point de vue A. Levade ; ibid. 2010. 1508, obs. V. Bernaud et L. Gay.

(9) Cons. const., n° 84-181 DC, 10-11 octobre 1984, cons. 37, GDCC, 15e éd. 2009, n° 28.

(10) Cons. const., n° 2009-580 DC, 10 juin 2009, cons. 15, AJDA 2009. 1132 ; D. 2009. 1770, point de vue J.-M. Bruguière ; ibid. 2045, point de vue L. Marino ; ibid. 2010. 1508, obs. V. Bernaud et L. Gay ; ibid. 1966, obs. J. Larrieu, C. Le Stanc et P. Tréfigny-Goy ; Constitutions 2010. 97, obs. H. Périnet-Marquet ; ibid. 293, obs. D. de Bellescize ; RSC 2009. 609, obs. J. Francillon ; ibid. 2010. 209, obs. B. de Lamy ; ibid. 415, étude A. Cappello ; RTD civ. 2009. 754, obs. T. Revet ; ibid. 756, obs. T. Revet ; RTD com. 2009. 730, étude F. Pollaud-Dulian ; n° 2010-3 QPC, 28 mai 2010, cons. 6, AJDA 2010. 1606, note O. Dord ; RDSS 2010. 1061, étude L. Gay.

(11) Cons. const., n° 82-141 DC, 27 juillet 1982, cons. 5.

(12) V. Cons. const., n° 84-181 DC, 10-11 octobre 1984, cons. 75-82, préc.

(13) Cons. const., n° 86-217 DC, 18 septembre 1986, cons. 8.

(14) Sur ce droit, on renverra à Pierre de Montalivet, « Droit constitutionnel de la communication », JurisClasseur Administratif, Éditions du JurisClasseur, mars 2011, fasc. 1465.

(15) Cons. const., n° 82-141 DC, 27 juillet 1982, cons. 5, préc.

(16) Cons. const., n° 86-217 DC, 18 septembre 1986, cons. 11.

(17) Sur cet objectif d'indépendance et ses implications quant aux ressources des médias, v. Cons. const., n° 2009-577 DC, 3 mars 2009, cons. 3 et 16-20, AJDA 2009. 617, tribune P. Wachsmann ; D. 2009. 884, point de vue A. Levade ; ibid. 2010. 1508, obs. V. Bernaud et L. Gay ; RFDA 2009. 580, chron. A. Roblot-Troizier et T. Rambaud ; Constitutions 2010. 109, obs. A. Barilari ; ibid. 238, obs. M. Disant.

(18) Cons. const., n° 86-217 DC, 18 septembre 1986, cons. 11.

(19) Ibid., cons. 37.

(20) CE, Ass., 8 avril 2009, MM. Hollande et Mathus, n° 311136, Lebon ; AJDA 2009. 677 ; ibid. 1096, chron. S.-J. Liéber et D. Botteghi ; D. 2009. 1145 ; RFDA 2009. 351, concl. C. de Salins ; ibid. 580, chron. A. Roblot-Troizier et T. Rambaud ; Constitutions 2010. 119, obs. J. Bougrab.

(21) Cons. const., n° 88-248 DC, 17 janvier 1989, cons. 27, GDCC, 15e éd. 2009, n° 33.

(22) Dans ce sens, v. Jacques Robert, Jean Duffar, Droits de l'homme et libertés fondamentales, Montchrestien, coll. « Domat Droit public », 8e éd., 2009, p. 802, § 771.

(23) Selon le Conseil, l'objectif de pluralisme permet au législateur de doter cette autorité de pouvoirs de sanction, dans la limite nécessaire à l'accomplissement de sa mission (Cons. const., n° 88-248 DC, 17 janvier 1989, cons. 27 et s., préc.). Cette permission est liée à la possibilité de prévoir un régime d'autorisation administrative en la matière.

(24) Cons. const., n° 86-217 DC, 18 septembre 1986, cons. 4-5, préc.

(25) Cons. const., n° 84-173 DC, 26 juillet 1984, cons 4. Partant, elle « relève de la compétence exclusive du législateur ».

(26) Cons. const., n° 2009-577 DC, 3 mars 2009, cons. 8, préc.

(27) En ce sens, v. Diane de Bellescize, Laurence Franceschini, Droit de la communication, PUF, coll. « Thémis », 2e éd., 2011, p. 145 ; Charles Debbasch, Hervé Isar, Xavier Agostinelli, Droit de la communication. Audiovisuel, Presse, Internet, Dalloz, coll. « Précis », 2002, p. 89, § 95 ; Ariane Vidal-Naquet, in Michel Verpeaux, Pierre de Montalivet, Agnès Roblot-Troizier, Ariane Vidal-Naquet, Droit constitutionnel. Les grandes décisions de la jurisprudence, PUF, coll. « Thémis », 2011, p. 433.

(28) Comité consultatif pour la révision de la Constitution, Propositions pour une révision de la Constitution. 15 février 1993. Rapport au Président de la République, La Documentation française, « Collection des rapports officiels », 1993.

(29) Comité de réflexion et de proposition sur la modernisation et le rééquilibrage des institutions de la Ve République, Une Ve République plus démocratique, rapport au Président de la République, 2007, La Documentation française, 2008.

(30) Cons. const., n° 82-141 DC, 27 juillet 1982, cons. 5, préc. ; n° 2000-433 DC, 27 juillet 2000, cons. 10, D. 2001. 1838, obs. N. Jacquinot. Ces contraintes étaient qualifiées de « techniques » dans la décision de 1982 mais ne le sont plus en 2000, signe qu'elles se sont probablement étendues aux contraintes économiques.

(31) Cons. const., n° 93-333 DC, 21 janvier 1994, cons. 10-15, 25-29 et 30-32, D. 1995. 301, obs. A. Roux ; ibid. 342, obs. F. Mélin-Soucramanien ; RFDA 1994. 1170, étude J. Morange ; n° 2004-497 DC, 1er juillet 2004, cons. 24, D. 2005. 199, note S. Mouton ; ibid. 1125, obs. V. Ogier-Bernaud et C. Severino ; Mélanges Favoreu 2007. 1329, étude F. Moderne ; RFDA 2005. 465, étude P. Cassia ; RTD eur. 2004. 583, note J.-P. Kovar ; n° 2007-550 DC, 27 février 2007, D. 2008. 2025, obs. V. Bernaud et L. Gay.

(32) Cons. const., n° 86-217 DC, 18 septembre 1986, cons. 8, préc. ; n° 88-248 DC, 17 janvier 1989, cons. 26, préc. ; n° 93-333 DC, 21 janvier 1994, cons. 4, préc. ; n° 96-378 DC, 23 juillet 1996, cons. 27 ; n° 2000-433 DC, 27 juillet 2000, cons. 10, AJDA 1996. 694, note O. Schrameck ; D. 1998. 146, obs. J. Trémeau ; RFDA 1996. 909, étude J. Chevallier ; ibid. 1997. 1, étude F. Moderne, et n° 2001-450 DC, 11 juillet 2001, cons. 16, D. 2002. 1949, obs. D. Ribes. Le Conseil le formule parfois de manière abrégée, en parlant du « pluralisme des courants d'expression socioculturels » (Cons. const., n° 86-217 DC, préc., cons. 11).

(33) Cons. const., n° 89-271 DC, 11 janvier 1990, cons. 12. Le Conseil fait référence à « l'exigence du pluralisme des courants d'idées et d'opinions ».

(34) Cons. const., n° 2004-497 DC, 1er juillet 2004, cons. 23, préc. Depuis cette décision, v. notamment Cons. const., n° 2007-550 DC, 27 février 2007, cons. 16, D. 2008. 2025, obs. V. Bernaud et L. Gay ; n° 2010-3 QPC, 28 mai 2010, cons. 8, AJDA 2010. 1606, note O. Dord ; RDSS 2010. 1061, étude L. Gay.

(35) Cons. const., n° 89-271 DC, 11 janvier 1990, cons. 12, préc. V. également Cons. const., n° 2000-428 DC, 4 mai 2000, cons. 21, AJDA 2000. 561, note J.-E. Schoettl ; ibid. 561, note J.-Y. Faberon ; D. 2001. 1763, obs. A. Roux ; RFDA 2000. 737, note O. Gohin ; ibid. 746, étude J.-C. Douence.

(36) Cons. const., n° 23 août 2000, Larrouturou, cons. 6, RFDA 2000. 1004, obs. R. Ghevontian. Le Conseil évoque le « principe de valeur constitutionnelle du pluralisme des courants d'idées et d'opinions ».

(37) Cons. const., n° 2003-468 DC, 3 avril 2003, cons. 12-13, AJDA 2003. 948, note G. Drago ; ibid. 1625 ; ibid. 753, tribune H. Moutouh ; ibid. 1038, chron. J.-M. Belorgey, S. Gervasoni et C. Lambert, note M.-T. Viel.

(38) Cons. const., n° 2007-559 DC, 6 décembre 2007, cons. 12, AJDA 2007. 2344 ; n° 2012-233 QPC, 21 février 2012, cons. 5, AJDA 2012. 349 ; ibid. 841, note P. Chrestia ; D. 2012. 545, édito. F. Rome ; ibid. 563, point de vue F. Rolin. Dans cette dernière décision, le Conseil affirme que « le principe du pluralisme des courants d'idées et d'opinions est un fondement de la démocratie ».

(39) Cons. const., n° 2010-618 DC, 9 décembre 2010, cons. 61, AJDA 2011. 99, note M. Verpeaux ; ibid. 2010. 2396 ; ibid. 2011. 129, tribune G. Marcou ; AJCT 2011. 25, obs. J.-D. Dreyfus ; Constitutions 2011. 495, chron. M. Le Roux. Le Conseil parle d'ailleurs du « pluralisme des courants d'idées et d'opinions », alors qu'il semblait avoir abandonné cette formulation.

(40) Cons. const., n° 2010-3 QPC, 28 mai 2010, cons. 8, AJDA 2010. 1606, note O. Dord ; RDSS 2010. 1061, étude L. Gay. Pour le Conseil, « la disposition législative contestée n'est relative ni à la vie politique ni aux médias ; [...] par suite, le grief tiré de la méconnaissance de l'objectif de valeur constitutionnelle du pluralisme des courants de pensées et d'opinions est, en tout état de cause, inopérant ». V. également Cons. const., n° 2011-4538, 12 janvier 2012, Sénat, Loiret, AJDA 2012. 70 ; ibid. 961, note O. Dord ; D. 2012. 327, note P. Cassia, et n° 2012-233 QPC, 21 février 2012, cons. 5-10, AJDA 2012. 349 ; ibid. 841, note P. Chrestia ; D. 2012. 545, édito. F. Rome ; ibid. 563, point de vue F. Rolin. Dans cette dernière décision, le Conseil fait référence au « principe du pluralisme des courants d'idées et d'opinions ». On remarquera que le pluralisme est appliqué ici dans le domaine de la vie politique et est qualifié de « principe », ce qui permet son invocabilité directe. Cependant, ce n'était pas le cas dans la décision du 28 mai 2010, qui affirme a contrario la possibilité d'invoquer l'objectif de pluralisme lorsque la disposition législative contestée est relative aux médias. Cette lecture ne semble cependant pas définitive, puisque le commentaire par le Conseil de la décision n° 2011-4538 du 12 janvier 2012 indique que « le pluralisme des courants d'idées et d'opinions, qui a valeur de principe constitutionnel lorsqu'il concerne la vie politique, [...] est bien au nombre des droits et libertés garantis par la Constitution, même si la réponse apportée ne préjuge pas de celle qu'il conviendrait d'apporter à la même question si elle se posait, par exemple, dans une affaire relative à la communication audiovisuelle ».

(41) V. notamment Emmanuel Derieux, « Instabilité et incertitudes législatives dans le domaine des communications au public par voie électronique », op. cit., p. 3 ; du même auteur, Droit des médias. Droit français, européen et international, LGDJ, coll. « Manuel », 6e éd., 2010, p. 175 et s.