Page

La Chambre des Lords, à propos des projets actuels de réformes constitutionnelles

Noëlle LENOIR, membre du Conseil constitutionnel

Cahiers du Conseil constitutionnel n° 3 - novembre 1997

Introduction

Le contrôle de constitutionnalité de la loi est une « idée neuve en Europe », puisqu'aussi bien les mécanismes juridictionnels de ce contrôle n'ont véritablement été mis en place sur le continent européen que depuis la dernière guerre mondiale. A quelques exceptions près, concernant en particulier les pays scandinaves, la création de cours spécialisées, chargées de veiller à la conformité des lois avec les règles et principes constitutionnels, est un trait saillant de la spécificité européenne en la matière.

Si l'on jette un regard d'ensemble sur le paysage international, on s'aperçoit que la plupart des pays de common law, au même titre que les pays dits « de droit civil », connaissent le contrôle de constitutionnalité de la loi. Celui-ci n'est certes pas exercé par une cour spécialisée. Mais, de ce fait, c'est à toutes les juridictions qu'incombe ce contrôle, et ce, jusqu'à la Cour Suprême, qui statue en dernier ressort, sur le modèle de la Cour Suprême des Etats-Unis.

Ce modèle s'applique à présent dans nombre de pays du Commonwealth, comme le Canada, par exemple. Un pays de tradition de « common law », comme l'Afrique du Sud, quant à lui, à l'occasion de sa nouvelle Constitution du 8 mai 1996, a expressément abandonné le modèle constitutionnel fondé sur la suprématie du Parlement, auquel il se rattachait auparavant, pour adopter le principe de la suprématie de la Constitution ; la finalité essentielle du nouvel ordre juridique ainsi établi étant de garantir aux citoyens le libre exercice de leurs droits fondamentaux. Autre exemple récent : l'Etat d'Israël, où le système de common law se conjugue avec le droit écrit, et alors qu'il n'y a pas dans ce pays de Constitution au sens strict du terme, s'est récemment engagé, selon une démarche différente, dans une voie analogue. Après l'adoption par la Knesset, en mars 1992, de deux lois relatives aux droits et libertés fondamentaux, la Cour suprême israélienne, par un arrêt rendu le 9 novembre 1995, a, en effet, solennellement consacré la valeur supra-législative des principes affirmés dans ces textes. Dans cet arrêt, elle s'en déclare expressèment la gardienne, en tant que cour constitutionnelle, et appelle les autres juridictions à contrôler elles aussi le respect de ces principes. L'arrêt réserve, par ailleurs, la possibilité d'annuler une loi qui les méconnaîtrait.

Dans un tel contexte, le système constitutionnel britannique, l'un des plus anciens systèmes démocratiques existants, semble se singulariser, en ayant conservé son originalité première. Les principes qui ont présidé à son institution, voici plusieurs siècles, sont encore officiellement à la base de son fonctionnement. C'est en effet au modèle de « Westminster », du nom du lieu où siège le Parlement britannique, que se rattache de nos jours le régime politique de la Grande-Bretagne. Ce modèle repose sur le principe essentiel de la suprématie du Parlement, signifiant qu'il n'y a rien au dessus de la loi votée par les assemblées. L'adhésion du Royaume-Uni à la Communauté européenne a ouvert sans conteste une bréche dans ce système. Elle a eu pour effet, comme on le verra ultérieurement, de substituer pour partie la primauté du droit communautaire à celle de la loi nationale. Malgré cela au regard des fondements constitutionnels du Royaume-Uni, le principe reste qu'aucune autre norme, pas plus qu'aucune décision juridictionnelle, ne peuvent aller à l'encontre de la loi votée par le Parlement. L'idée que la suprématie du Parlement est le socle de la démocratie a été définitivement acquise au moment de la Révolution de 1688. Depuis lors, le dogme de la souveraineté du Parlement a été théorisé par nombre de commentateurs. Pour l'un des plus influents d'entre eux, le juriste Dicey, à la fin du XIXème siècle, par exemple : « Le Parlement est en droit de faire et de défaire toute loi quelle qu'elle soit, ...et le droit en Angleterre ne reconnaît à aucune personne, ni à aucune autorité la faculté de passer outre à la législation du Parlement ou de l'écarter... ». Tocqueville affirme, de la même façon, qu'« en Angleterre, on reconnaît au Parlement le droit de changer la Constitution ...la Constitution peut donc changer sans cesse, ou plutôt elle n'existe point. Le Parlement, en même temps qu'il est corps législatif, est corps constituant ». Selon cette théorie, il n'y a donc nulle distinction à opérer entre lois constitutionnelles et lois ordinaires. Il n'y a qu'un seul type de loi. Et en l'absence de norme juridique supérieure à la loi, le juge ne saurait en contrôler la constitutionnalité. Plus encore, il est entendu que le Parlement ne peut se lier pour l'avenir, de sorte qu'en principe, toute disposition législative relative à la protection des droits fondamentaux peut être remise en cause, sans aucune limitation, par une législation ultérieure. Les juges sont théoriquement tenus d'appliquer la règle « Leges posteriores contrarias abrogant ». Suivant la formule traditionnelle, ils sont « la bouche de la loi ».

Dès lors, la « Constitution » britannique ne peut s'analyser que comme un ensemble de principes non codifiés qui, étant le produit de l'histoire, conjuguent des normes extrêmement diversifiées, issues tant des lois (statute law) que de la jurisprudence (common law). Les grands textes fondateurs des droits et libertés des citoyens - tels la « Magna Carta » de 1215, la Pétition des Droits (Bill of Rights) de 1689, ou encore la loi d'Etablissement (Act of Settlement) de 1701 - s'ils ont une autorité morale particulière, n'ont en eux-mêmes aucune valeur supérieure à quelqu'autre loi.

Le modèle britannique est toutefois en passe d'évoluer. En effet, la mise en place, dans un nombre croissant de pays, y compris dans les pays du Commonwealth, de systèmes de contrôle de la constitutionnalité de la loi, de même que l'imprégnation des droits internes par le droit international, ont fait naître à ce sujet un large débat national. Ce débat se trouve aujourd'hui réactivé par le projet du gouvernement du Premier Ministre, Monsieur Tony Blair. Celui-ci a annoncé qu'il proposerait au Parlement une loi tendant à introduire une « Déclaration des droits », en incorporant dans le droit interne la Convention européenne des droits de l'homme du Conseil de l'Europe. Ce projet est envisagé de longue date par le parti Travailliste. Au surplus, s'il est novateur, il s'inscrit néanmoins dans une continuité juridique, marquée par le rôle central joué par la Chambre des Lords. Celle-ci, en effet, en tant que juridiction (« the appellate committee » 12 Law Lords), promeut par sa jurisprudence les transformations du droit constitutionnel.

C'est ce rôle qu'il est intéressant de retracer à la lumière des perspectives offertes par l'annonce du gouvernement britannique. Une récente visite à la Chambre des Lords, à Londres, et quelques lectures subséquentes, ont apporté la confirmation que les systèmes juridiques, quelles que soient leur spécificité, fut-elle particulièrement accentuée comme en l'espèce, sont aujourd'hui de plus en plus ouverts. Ils subissent des influences réciproques, ne serait-ce qu'en raison de la fréquence des contacts entre juges des différentes nations. De plus, en Europe, en particulier, ils ne peuvent demeurer totalement à l'abri de l'influence, directe ou indirecte, du droit international. Lequel est, d'ailleurs, « par ricochet », tout autant influencé par les droits nationaux.

I. La place préeminente de la Chambre des Lords dans l'organisation judiciaire britannique

1. Historique et statut.

1.1. Historique.

La Chambre des Lords ne désigne pas seulement l'assemblée parlementaire qui, en exerçant un rôle limité, mais réel, à cet égard, partage le pouvoir législatif avec la Chambre des Communes. Elle est aussi l'institution qui remplit les fonctions judiciaires d'une Cour suprême au Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord. Dans ces fonctions, la Chambre des Lords (dénommée alors « the Appellate Committee ») est formée de 12 membres qui sont en même temps membres de l'assemblée parlementaire. Les membres de la Cour, selon une convention ancienne et non écrite, ne s'expriment, ni ne participent aux votes de la Chambre, sauf s'agissant de questions relatives à la réforme du droit ou l'administration de la Justice. Cette construction originale trouve ses racines dans l'histoire du pays. C'est en effet à partir du Moyen-Age que les Rois prirent l'habitude de s'entourer des conseils de ce qui formait à l'époque la Curia Regis. Composé de nobles, ce Grand Conseil assistait le Roi dans ses fonctions d'administration et de justice. Puis, la Curia Regis a fait place à la Chambre des Lords, dont elle est ainsi l'ancêtre. La Chambre des Lords, bien qu'assemblée législative, n'en a pas moins continué d'étendre sa compétence judiciaire tout au long des siècles qui virent s'affermir la démocratie parlementaire. Ce rôle judiciaire s'est surtout consolidé au XVIème siècle, à l'époque de la séparation entre les Lords et les Communes. Les Communes ne voulaient pas alors endosser la responsabilité de juger (Richard II était incarcéré). Aussi ce droit fut-il laissé au Roi et à sa noblesse (« The King's Council in Parliament »). Cette période de « justice retenue » évoque, toutes proportions gardées, l'époque où le Conseil d'Etat, en France, n'exerçait pas encore la plénitude de ses pouvoirs juridictionnels.

La comparaison se poursuit avec la constatation que la Chambre des Lords, en tant que Cour suprême, n'est véritablement née - comme le Conseil d'Etat - qu'à la fin du XIXème siècle, d'une manière qui illustre d'ailleurs les paradoxes de l'histoire. Un projet de loi, présenté en 1873 par le gouvernement Gladstone, devait mettre fin au rôle juridictionnel de la Chambre des Lords, alors objet de critiques. Mais à la faveur du remplacement du gouvernement de Gladstone par celui de Disraëli, c'est le résultat inverse qui fut obtenu. Une loi (« Appellate Jurisdiction Act »), adoptée en 1876, consacra, en effet, officiellement le rôle juridictionnel de la Chambre des Lords, en réservant simplement aux seuls magistrats professionnels la possibilité d'être membres de sa formation contentieuse (Appelate Committee). Ainsi, aujourd'hui, la Chambre des Lords, en tant que Cour suprême, est-elle distincte de l'Assemblée du même nom. Elle en constitue en quelque sorte un comité spécial., qui, certes, tire son autorité de l'Assemblée, mais exerce des compétences qui lui sont propres.

1.2. Statut et modes de délibération.

L'autonomisation et la spécificité de la Cour actuelle se traduisent nettement dans sa composition et son statut. Sa composition, en particulier, paraît sans équivalent dans le monde. En effet, non seulement, la Chambre des Lords est, de droit, présidée par le « Lord Chancellor », c'est à dire l'autorité qui, en Grande-Bretagne, se rapproche le plus du ministre de la Justice en France. Mais de plus, contrairement au Premier ministre français, en sa qualité de Président du Conseil d'Etat, le Lord Chancellor peut sièger et participer aux décisions de la Cour. Les douze autres juges - qui portent le titre de « Lords of Appeal in Ordinary » sont nommés par la Reine sur recommandation du Premier ministre, lui-même conseillé par le Lord Chancellor. Ils sont choisis parmi les membres les plus prestigieux des professions judiciaires : juges des cours les plus importantes (Cours d'appel d'Anglerre et d'Irlande du Nord et le « Court of session » d'Ecosse), ou - à une certaine époque - avocats éminents.

La Chambre des Lords est l'unique Cour suprême de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord. Elle est principalement une juridiction d'appel, en toutes matières, civiles comme criminelles. Une seule exception existe. Contrairement au régime applicable pour l'Angleterre, le Pays de Galles et l'Irlande du Nord, les jugements des cours criminelles écossaises ne sont pas susceptibles d'appel devant la Chambre des Lords. Juridiction d'appel (de troisième instance), mais non de cassation, la Chambre des Lords pourrait juger aussi bien en fait qu'en droit. En pratique, ses décisions, qui revêtent par nature un caractère de principe, portent sur des points de droit.

Il est intéressant de s'attarder un instant sur la procédure de délibération de la Cour et sur la forme de ses décisions. Car, pour un observateur extérieur, spécialement pour un Français, c'est sans doute là que se manifeste le plus concrètement la singularité de cette juridiction.

Les délibérations de la Chambre des Lords sont rendues, en principe, en formation de cinq juges, le quorum étant fixé à trois. Chaque affaire donne lieu au préalable à l'impression d'un dossier regroupant les mémoires des parties, le jugement attaqué en appel et tous autres documents, notamment la législation en cause, se rapportant à l'espèce. Le déroulement de l'audience est dénué de formalisme. La durée des plaidoiries des avocats (dont le ministère n'est pas obligatoire) n'est pas à priori limitée. Les avocats, qui doivent préciser à l'avance la durée d'audience selon eux nécessaire se voient accorder par la Cour tout le temps qui s'avère raisonnable (en général de un à trois jours). Il s'agit d'une procédure dont l'oralité a une grande importance, les échanges entre les Lords et les parties étant particulièrement riches. Toutefois, l'originalité foncière de la procédure ne réside pas essentiellement dans l'organisation de l'audience. Elle ne se manifeste pas plus dans la manière dont les Lords, réunis « chambre du conseil », prennent leur décision à la majorité. Elle est bien davantage dans la forme de cette décision, qui paraît être unique. En effet, la décision n'est pas rédigée sous forme d'un jugement motivé de la Cour. Elle est constituée par les différentes opinions individuelles, spécialement argumentées, (appelées « speeches »), qui sont émises, à titre personnel, par chacun des Lords ayant participé au délibéré. Parfois, cependant le jugement donne lieu à une seul « speech », auquel se rallient les Lords qui ne l'ont pas énoncé. Les « speeches », qui ne sont plus prononcés oralement depuis 1963, sont imprimés et remis aux parties. Ils sont ensuite publiés dans les revues juridiques et, dans la quinzaine, dans les recueils d'arrêts habituels. Depuis novembre 1996, ils sont, par ailleurs, disponibles sur internet, dans l'heure qui suit la décision.

Cette méthode est significative de la manière d'aborder le droit. On sait qu'il existe deux principaux modes d'expression juridictionnelle. Certaines cours, comme le Conseil Constitutionnel et les autres juridictions françaises, ou encore comme la Cour constitutionnelle italienne et la Cour de justice des Communautés européennes de Luxembourg, rendent des décisions de caractère anonyme qui expriment la position collective de la Cour. Que cette position ait été acquise à la majorité ou à l'unanimité. D'autres juridictions, en revanche, admettent les « opinions dissidentes » ou « concurrentes », ce qui autorise les juges, qui se dissocient de la majorité de la cour, à expliquer à part leurs propres motifs et leurs propres conclusions. Le droit des juges d'exprimer ainsi leur désaccord est profondément ancré dans la tradition de la common law. Mais, dans le système britannique, il semble poussé à l'extrême, dès lors qu'il n'y a pas, en la forme, de jugement motivé de la Cour, en tant qu'organisme collégial. Il en résulte qu'il est parfois délicat d'apprécier la portée réelle de la décision qui repose sur des motivations multiples. Pourtant, cette méthode n'est pas critiquée. Et l'on a même entendu dire, dans les milieux judiciaires anglais, que son abandon conduirait à la faillite d'un système qui confie au juge la mission de guider dans la façon d'interpréter et d'appliquer la loi, et non pas celle de se substituer au législateur en énonçant des règles se voulant générales et impératives.

2. La Chambre des Lords, Cour suprême du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord.

2.1. le cadre limité du droit d'appel à la Chambre des Lords.

Il est communément admis que l'encombrement est l'un des principaux écueils de toute juridiction. Chaque système judiciaire national tend à éviter d'être confronté à cette difficulté majeure, qui apparaît d'autant plus préjudiciable au bon fonctionnement de la justice, que l'embouteillage se produit au niveau d'une Cour suprême ou constitutionnelle. En effet, on attend d'une telle juridiction qu'elle mette fin le plus rapidement possible à l'incertitude qui pèse sur une question de droit souvent importante.

En France, la limitation du droit de saisine du Conseil Constitutionnel à des catégories bien précises de requérants, dans le cadre du contrôle « préventif » de la loi , écarte le risque d'encombrement.

La solution retenue aux Etats-Unis, devant la Cour suprême, est, quant à elle, radicale, dans la mesure où il n'existe pas de véritable droit d'appel devant cette juridiction. Celle-ci apprécie les affaires qu'elle souhaite examiner, parmi celles qui lui sont soumises en appel, suivant des critères qu'elle détermine en outre librement. Ainsi, sur un millier d'affaires portées chaque année devant elle, la Cour suprême des Etats-Unis n'en juge que quatre vingt environ. Les Cours suprêmes ou constitutionnelles qui n'ont pas la possibilité, en vertu des principes fondamentaux de la procédure juridictionnelle, de sélectionner les affaires qu'elles acceptent de juger, sont souvent fort encombrées.

La Chambre des Lords ne subit pas un tel inconvénient. D'une part, l'accès à la Cour est relativement coûteux. D'autre part et surtout, le droit d'appel est sérieusement filtré. Sans qu'on puisse entrer ici dans les détails d'une procédure, qui diffère au demeurant selon que l'affaire est de nature civile ou pénale, il importe de relever que le droit d'appel est soumis, à autorisation. L'autorisation d'appel est en principe accordée par la Cour d'appel, c'est à dire la juridiction dont les décisions peuvent être déférées à la Chambre des Lords. L'appel est de droit, si la Cour d'appel l'a autorisé. A défaut, il appartient au requérant, qui désire continuer la procédure, de déposer, à cet effet, une requête motivée directement à la Chambre des Lords. Celle-ci statue sur la demande, éventuellement après un débat contradictoire, en « Commission d'appel » (composée de trois Lords). Bien que la décision sur le droit d'appel ne soit pas motivée, certains critères se dégagent de la pratique. En général, les affaires accueillies par la Cour sont celles qui concernent des intérêts spécialement importants, qui mettent en cause des questions juridiques essentielles ou qui, à premier examen, révèlent une injustice ou dénotent de graves irrégularités.

Les statistiques des décisions de la Chambre des Lords démontrent l'efficacité de ce filtrage, puisque le nombre d'affaires jugées par la Chambre des Lords ne s'élève pas à plus d'une centaine par an au total (60 affaires civiles et 40 affaires pénales, environ).

2.2. Le rôle directeur de la Chambre des Lords.

Ce système de filtrage rigoureux permet à la Chambre des Lords de se limiter à traiter de questions de principe, conformément à sa vocation de Cour suprême.

Mais sa prééminence s'affirme surtout, à travers la " règle du précédent

obligatoire " (« binding precedent »), ici conçue de façon particulièrement stricte. Il s'agit d'une règle non écrite. Le juge britannique tient en effet son pouvoir juridictionnel de la common law et non pas à proprement parler de la loi. Cette règle ne s'impose pas moins de façon impérieuse à chaque juge. Elle signifie que chacun est tenu de se conformer au précédent établi par la juridiction du niveau supérieur. Cette règle ne souffre pas d'exception, de sorte que la jurisprudence, dans un domaine déterminé, est relativement stable. La seule condition requise pour que joue la règle en question est liée à la nécessité que se dégage du précédent, une véritable décision de principe (ratio decidendi). C'est d'ailleurs cette restriction qui permet au juge britannique de relever qu'une jurisprudence antérieure ne constitue qu'un cas d'espèce, et de contourner ainsi la règle du précédent obligatoire. Dans une telle hypothèse, le juge note, par exemple, que la Chambre des Lords, dans le précédent considéré, « ne pouvait avoir à l'esprit la situation » visée dans l'affaire qui lui est soumise.

Jusqu'à une période relativement récente, la Chambre des Lords elle-même s'estimait liée par ses propres précédents. Seul le vote d'une loi pouvait remédier aux difficultés éventuellement soulevées par le maintien d'une jurisprudence ancienne. Il a fallu attendre l'année 1966 pour voir renoncer à une telle conception rigide de la common law. Depuis cette date, la Chambre des Lords peut décider de revirements de jurisprudence, chaque fois qu'elle le juge nécessaire. Pour le reste, la règle du précédent obligatoire continue de s'imposer dans toute sa rigueur à l'ensemble des juridictions. C'est ce qu'a rappelé la Chambre des Lords, dans un arrêt de 1976, déniant expressément à la Cour d'appel la faculté de revenir sur des décisions antérieures prises par elle, dans un cas où, pourtant, sur le fond, la Chambre des Lords approuvait la position de ladite Cour. La règle du précédent jurisprudentiel est ainsi sensiblement plus contraignante qu'en France. La comparaison entre les pratiques britannique et française, à cet égard, éclaire sur la portée de la common law. Rappelons qu'en France, en ce qui concerne le Conseil Constitutionnel, c'est la Constitution elle-même, à l'article 62, qui pose le principe du caractère impératif des décisions du Conseil qui « s'imposent aux pouvoirs publics et à toutes les autorités administratives et juridictionnelles ».

L'abandon de cette pratique dite d'« auto-liaison » de la Chambre des Lords par ses propres précédents a permis d'introduire un élément de souplesse dans la jurisprudence, en facilitant l‘adaptation du droit à ses nouveaux défis. L'évolution la plus sensible s'est, en premier lieu, produite dans le domaine de la responsabilité. A l'instar de la jurisprudence, tant du Conseil d'Etat que de la Cour de cassation, en France, la jurisprudence de la Chambre des Lords se révèle particulièrement créative, notamment en matière de responsabilité extra-contractuelle.

Le second terrain privilégié d'évolution du droit jurisprudentiel est celui du « judicial review » des actes de l'administration. Celui-ci a en particulier donné lieu au recours d' « Ultra Vires », qui correspond, peu ou prou, à notre conception de l'excès de pouvoir. Les cas d'ouverture de ce recours, dont le développement s'est amplifié à partir des années 60, se sont progressivement élargis, tandis que se sont peu à peu multipliés les types de décisions juridictionnelles susceptibles d'être prononcées à l'encontre de l'administration. Le juge britannique peut ainsi annuler l'acte entaché d'illégalité, ou même adresser à l'autorité administrative, un « ordre » valant injonction de faire ou de ne pas faire. Alors qu'en France, l'intervention de législations successives s'est avérée nécessaire pour surmonter les réticences du juge à adresser des injonctions à l'administration, c'est dans la common law que le juge britannique a puisé son pouvoir de recourir à de tels procédés de contrainte. L'Ultra Vires permet ainsi d'imposer désormais aux autorités publiques une déontologie s'appuyant sur des principes essentiels : le caractère raisonnable de l'action, par exemple, ou encore, les principes de la « Natural Justice » relatifs à l'équité de la procédure et au respect des droits de la défense. Ces principes ne sont pas éloignés, on le voit, du concept de principes généraux du droit dans la jurisprudence administrative, voire judiciaire, française. Deux décisions récentes de la Chambre des Lords en font une application remarquée, dans des affaires qui mettent en cause l'étendue des pouvoirs conférés au ministre de l'Intérieur (Secretary of State for the Home Department) vis à vis des détenus. Il s'agissait, en l'occurrence, d'apprécier les principes devant encadrer le pouvoir discrétionnaire du ministre de fixer la durée de la détention effective, durant laquelle une personne condamnée à une peine d'emprisonnement ne peut, sous aucun prétexte, prétendre à une mise en liberté conditionnelle. Dans les deux cas, la décision du ministre fixant cette durée (que l'on peut assimiler à la « période de sûreté » dans le droit pénal français) fut annulée, dans la première espèce, pour erreur de droit et, dans la seconde, pour atteinte aux principes de la « Natural Justice », le quantum de la période de sûreté apparaissant inapproprié. Ces deux arrêts constituent à première vue l'application classique de la procédure de « judicial review ». Mais à la lecture des « speeches » des Lords, on en décéle les fondements constitutionnels relevant des principes généraux du droit pénal. Ces deux décisions sont aussi intéressantes en ce qu'elles montrent comment le droit international - ici la Convention européenne des droits de l'homme - est susceptible d'influencer le droit interne. Les Lords ayant participé à ces deux décisions évoquent longuement en effet tant la Convention européenne que la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme, dont ils s'inspirent.

II.Le rôle juridictionnel de la Chambre des Lords et la loi

1. L'interprétation de la loi.

1.1. Les techniques d' interprétation constructive ou neutralisante de la loi.

Dans un système fondé sur la suprématie du Parlement, il est logique que le juge envisage son rôle de manière étroite, ce que reflétent les règles d'interprétation de la loi, établies par la pratique des juridictions. Ces règles étaient traditionnellement conçues selon l'ordre hiérarchique suivant : c'est, en premier lieu, l'interprétation textuelle qui prévaut. Le juge doit appliquer la loi, dans son sens littéral, quels que soient l'époque et le contexte socio-politique de son adoption. Contrairement à la pratique courante des juridictions françaises, notamment du Conseil Constitutionnel qui se réfère fréquemment aux débats parlementaires, le juge britannique ne peut même pas invoquer les travaux préparatoires pour apprécier la portée d'une loi. Lorsque la lecture d'une disposition suggère plusieurs interprétations possibles, il lui appartient seulement de retenir celle qui apparaît comme la plus rationnelle. Enfin, ce n'est qu'en dernier ressort que le juge peut replacer la législation en cause dans son contexte, au regard notamment des finalités poursuivies par le législateur (interprétation téléologique). Ces règles d'interprétation ont été récemment assouplies. Depuis la décision de la Chambre des Lords, « Pepper v. Hart » de 1993, il est admis que les juridictions ont une certaine marge d'appréciation leur permettant de choisir parmi les différentes méthodes d'interprétation, celle qui est la mieux appropriée.

De plus, en pratique, ces techniques sont moins rigides qu'il n'y parait, ne serait-ce qu'en raison de la nécessité pour le juge britannique de pallier l'absence d'indication par la loi des principes généraux qui la sous-tendent. La loi, en Grande-Bretagne, est en effet rédigée de manière très concrète. La législateur se dispense, en règle générale, d'énoncer des principes, et s'attache à établir des prescriptions aussi détaillées que possible, qui sont censées se suffire à elles-mêmes. Or il s'avère que cette conception conduit parfois, paradoxalement, à ouvrir au juge un champ d'interprétation particulièrement vaste. Certains commentateurs voient même se dégager des techniques actuelles d'interprétation de la loi par la jurisprudence, un corpus de principes fondamentaux qui s'imposent implicitement au législateur. Afin de prévenir, en effet, les conflits éventuels entre la loi écrite et les principes qu'il estime fondamentaux, le juge recourt fréquemment aux méthodes d'interprétation neutralisante ou constructive de la loi. Comme le souligne un Professeur de droit britannique, à propos des transformations affectant la notion d'Etat de droit en Grande-Bretagne, " ...dans un mouvement non encore achevé, on constate une évolution de la conception formaliste traditionnelle du droit vers une conception substantielle, pour y inclure la protection de droits de l'homme comme mission centrale du juge ". Cette évolution de la jurisprudence conduit de plus en plus souvent à faire primer, autant que faire se peut, une interprétation de la loi conforme aux droits fondamentaux. La « présomption de conformité aux principes fondamentaux » s'applique dans des cas qui évoquent la jurisprudence du Conseil Constitutionnel, concernant par exemple le principe de non-rétroactivité de la loi pénale. D'autres présomptions permettent au juge britannique d'exprimer des réserves quant au respect des droits de la défense, de l'impartialité de la justice, et de la légalité des infractions, pour ne citer que les principes les plus couramment invoqués par les juridictions.

1.2. La cas particulier de la législation déléguée.

En l'absence de théorie comparable à celle de la « loi écran », ces techniques permettent au juge de confronter systématiquement toute action ou décision de l'administration aux grands principes fondamentaux qui se sont dégagés progressivement de la common law. Elles constituent donc le moyen privilégié pour neutraliser une loi paraissant de nature à méconnaître une norme fondamentale.

La question de la protection juridictionnelle des droits fondamentaux des citoyens prend un relief particulier dans le contexte de la législation déléguée (« Statutory Instruments »), qui répond à un régime juridique propre. Ce régime est fort différent du système français. D'abord, par définition, il n'existe pas en droit anglais de distinction entre le domaine de la loi et du règlement, puisque le Parlement « peut tout faire », c'est à dire qu'il peut intervenir en toutes matières. Par ailleurs, il n'existe pas non plus de pouvoir réglementaire autonome, en vertu du principe de souveraineté du Parlement. L'exercice du pouvoir réglementaire est dans tous les cas subordonné à l'intervention d'une habilitation législative (« Enabling Act »).

Ces principes, qui semblent ne laisser qu'une faible marge d'autonomie à l'exécutif, ne sont cependant restrictifs qu'en apparence. En réalité, le pouvoir réglementaire dispose d'un espace considérable. Les pouvoirs délégués par une loi d'habilitation ne se bornent pas en effet à confier à l'autorité administrative le soin d'assurer la mise en oeuvre de la législation. Ils peuvent aussi porter sur la modification de la législation en vigueur, en vue de la mettre, par exemple, en harmonie avec une autre législation, ou même simplement en vue de l'adapter « dans la mesure nécessaire à son entrée en application ». L'habilitation législative peut même plus généralement autoriser l'administration à compléter une loi, si elle estime opportun d'y procéder, eu égard aux buts fixés à l'origine par la loi.

Sans évoquer la controverse constitutionnelle en cours outre-Manche sur ce procédé d'habilitation en lui-même, on constate qu'il suscite certaines réticences de la part de la doctrine et parfois de certains juges. Pour autant, le contrôle juridictionnel de la législation déléguée reste extrêmement prudent. La Chambre des Lords a, par exemple, établi que les actes relevant de la législation déléguée devaient bénéficier d'une présomption de conformité aux principes généraux du droit, ne pouvant être renversée que sous de strictes conditions (proches, semble-t-il, de la théorie de l'erreur manifeste). En outre, quelles que soient les principes appliqués par le juge pour assurer le respect des valeurs fondamentales, le dernier mot revient toujours au Parlement. En l'état actuel du droit, en effet, en cas de méconnaissance manifestement explicite de ces valeurs, le juge demeure tenu d'appliquer la loi qui viendrait les contredire formellement, « parce-que telle est la volonté du Parlement ». Le juge exige, toutefois, dans une telle hypothèse que l'intention du législateur soit parfaitement claire, c'est à dire qu'elle soit exprimée de manière non équivoque dans l'exposé des motifs de la loi ou dans une déclaration préalable.

2. Le contrôle de la loi et le droit international.

2.1. La primauté du droit communautaire.

Dans quelle mesure l'adhésion du Royaume-Uni à la Communauté européenne, en 1972, est-elle de nature à entamer le dogme de la souveraineté parlementaire ? Comment résoudre l'apparente contradiction qui existe entre la reconnaissance de la primauté du droit communautaire et le principe de la suprématie du Parlement ? Quel est, en bref, l'avenir de ce principe, face à la tendance persistante de ce que l'on désigne parfois comme « l'européanisation du droit » ? Ces questions restent actuellement ouvertes.

L'on sait que les rapports entre le droit international et le droit anglais reposent sur un système dualiste, corollaire du principe de la souveraineté parlementaire. Le droit anglais ignore en effet tout principe équivalent à celui posé par l'article 55 de la Constitution française. C'est au Parlement de Westminster qu'il revient donc d'incorporer la loi internationale dans le droit interne (« municipal law ») . A défaut d'une loi d'incorporation (« Enabling Act »), le traité, même dûment ratifié, reste sans effet juridique.

S'agissant des traités sur l'Union Européenne, la question de leur incorporation ne se pose pas. Dès l'adhésion du Royaume-Uni à la Communauté européenne, en effet, une loi d'incorporation, conférant au droit communautaire, tant originaire que dérivé, valeur législative, a été adoptée. La loi en question, en date du 17 octobre 1972, ne prévoit pas seulement l'applicabilité directe du droit communautaire. Elle prescrit en outre au juge national, chargé d'appliquer ce droit, de se conformer à la jurisprudence de la Cour de justice des Communautés européennes, et d'interpréter par ailleurs la loi nationale conformément au droit communautaire.

Paradoxalement, cette importante réforme s'est faite sans qu'il soit officiellement question de remettre en cause le principe de base de la suprématie parlementaire. C'est ce qui ressort clairement des débats parlementaires sur la loi de 1972. Ceux-ci ont eut lieu, il est vrai, à une époque, où le gouvernement du Premier Ministre, Monsieur Edward Heath, disposait d'une faible majorité à la Chambre des Communes. Il n'en demeure pas moins que ces débats laissent entendre, qu'en cas de conciliation impossible entre une disposition du droit communautaire et une loi nationale dépourvue d'ambiguïté, ce serait cette dernière qui primerait.

Sous réserve d'un infléchissement - toujours envisageable - de la jurisprudence actuelle, cette prévision ne s'est toutefois pas vérifiée. Progressivement, mais sûrement, la Chambre des Lords s'est attachée, en effet, à assurer la primauté du droit communautaire, dans l'esprit des traités européens et de la jurisprudence de la Cour de justice des Communautés européennes. Cette attitude favorable à l'intégration du droit communautaire s'est affirmée au fil de la jurisprudence. Il ne saurait être évidemment question de retracer cette évolution. Il suffit d'indiquer que la pratique du renvoi préjudiciel est aussi fréquente en Grande-Bretagne que dans les autres Etats membres de l'Union Européenne. En outre, le droit communautaire sert au juge britannique à interpréter les lois nationales de façon téléologique, c'est à dire en fonction des buts généraux de la législation communautaire.Enfin, dans les fameux arrêts « Factortame », de 1990 et 1991, la Chambre des Lords a résolu le conflit entre le droit communautaire et une loi postérieure à la loi d'incorporation de 1972. La reconnaissance de la primauté du droit communautaire l'a conduit à écarter l'application de la loi incriminée relative à l'immatriculation des navires (« Merchant Shipping Act » de 1988). Plus récemment, dans une affaire mettant en cause le principe de l'égalité de traitement entre les hommes et les femmes, la Chambre des Lords, en infirmant les décisions des juridictions inférieures, jugea de même une loi de 1978 relative au licenciement (« Employment Protection Consolidation Act ») contraire à l'article 119 du Traité sur l'Union Européenne ainsi qu'aux directives communautaires sur le sujet. A la suite de cet arrêt, un grand quotidien britannique publiait un éditorial affirmant que la Chambre des Lords avait de facto censuré une loi pour inconstitutionnalité, « en donnant un avant-goût de ce que pourrait être une cour constitutionnelle ». Si cette appréciation peut sembler quelque peu excessive. Pour autant, nul ne conteste, en Grande-Bretagne, que les implications constitutionnelles de l'intégration du droit communautaire sont très importantes.

2.2 . Vers l'intégration d'une Déclaration des droits découlant de l'incorporation de la Convention européenne des droits de l'homme.

Contrairement aux Traités sur l'Union Européenne, la Convention européenne des droits de l'homme, qui a été ratifiée dès 1951, mais jamais expréssement incorporée en droit interne, ne fait pas partie du droit anglais. Et ce, alors même le droit de requête individuelle (article 25 de la Convention) de même que que la compétence de la Cour européenne des droits de l'homme (article 46) ont été acceptés par le gouvernement britannique en 1966. Il est d'autant plus notable de constater, qu'en dépit du refus de la Chambre des Communes d'adopter les propositions de loi présentées à diverses reprises tendant à l'incorporation de la Convention du Conseil de l'Europe, cette dernière constitue une source majeure d'inspiration et même d'interprétation pour toutes les juridictions britanniques, notamment pour la plus élevée d'entre elles : la Chambre des Lords.

Il n'est pas un pays en Europe dont les juges ne soient sensibilisés au droit européen des droits de l'homme, ou ne s'en inspirent de façon implicite,ou explicite. Mais l'influence de ce droit est d'autant plus marquante dans un pays où la Convention européenne des droits de l'homme est censée ne pas produire d'effets juridiques. Plusieurs raisons sont avancées pour expliquer cette situation : on souligne parfois le besoin des juges de se référer à des droits et libertés fondamentaux de caractère substantiel que la common law ne comporte pas. On évoque également l'impression défavorable créée par la multiplicité des requêtes individuelles à la Cour européenne des droits de l'homme conduisant à des condamnations. Quoiqu'il en soit, la Convention européenne des droits de l'homme est singulièrement présente dans le droit britannique, législatif autant que jurisprudentiel.

En dehors du cas très fréquent de modification de la législation, à la suite d'une condamnation du Royaume-Uni par la Cour européenne, cette Convention, telle qu'appliquée par la Cour européenne, s'avère constituer la principale source d'interprétation jurisprudentielle de la loi et du règlement. Il en est ainsi lorsque la loi est ambiguë, lorsque les principes de la common law ont une portée incertaine, ou lorsque le juge se trouve amené à devoir concilier des valeurs en conflit. Enfin, la Chambre des Lords, en particulier, accorde de plus en plus d'attention aux décisions des Cours européennes (aussi bien du reste qu'aux jurisprudences des Cours suprêmes et constitutionnelles des pays voisins, les Lords se livrant fréquemment à un exercice de droit comparé).

Cette question du dégré d'imprégnation du droit anglais par le droit européen des droits de l'homme vient d'être posée en des termes nouveaux, par l'annonce du gouvernement de Monsieur Blair de l'incorporation prochaine de la Convention européenne des droits de l'homme dans la législation nationale. Ce projet rend notamment sans objet le débat actuel, lancé par divers constitutionnalistes britanniques, sur le point de savoir si, par le biais de l'article F paragraphe 2 du Traité sur l'Union Européenne, qui fait mention de la Convention du Conseil de l'Europe comme source du droit communautaire, cette Convention ne serait pas, de facto, incorporée au droit national

La mise en oeuvre de la réforme constitutionnelle annoncée devrait marquer un tournant. On peut l'affirmer même si, d'ores et déjà, l'impact de la Convention européenne se révéle considérable, au travers de la jurisprudence des Cours britanniques. Et si, au surplus, un tel projet est discuté depuis près de 20 ans. Depuis 1968, en effet, des propositions de loi ont été régulièrement soumises à la Chambre des Communes. Elles ont toutes été rejetées par cette assemblée, tandis que la Chambre des Lords, (en tant qu'assemblée législative), s'y montrait favorable. Plusieurs constitutionnalistes, regroupés dans le mouvement « 88 », avaient préconisé, quant à eux, l'élaboration d'une Charte des droits et des libertés à valeur constitutionnelle. Enfin, le programme électoral du gouvernement travailliste comportait, depuis plusieurs années déjà, la proposition, sinon d'intégrer la Convention européenne des droits de l'homme, du moins d'élaborer un ensemble de textes faisant office de Charte des droits et libertés. C'est dans ce contexte que s'inscrit le projet actuel. Il consiste à incorporer tout ou partie des dispositions de la Convention européenne des droits de l'homme ainsi que certains protocoles annexés à la Convention.

La manière dont sera réalisée cette incorporation dépendra du résultat des réflexions qui ont été engagées au niveau du gouvernement et du Parlement. Dans une conférence prononcée sur le sujet, le 4 juillet 1997, le Lord Chancellor, Lord Irvine of Lairg, a dressé un tableau assez précis du programme d'ensemble des réformes constitutionnelles dans lequel s'insère ce projet de « Déclaration des droits ». Outre l'incorporation de la Convention du Conseil de l'Europe, il inclut notamment la dévolution de compétences autonomes à l'Ecosse et au Pays de Galles avec la création d'un Parlement, dans le premier cas, et d'une assemblée (sans pouvori ni législatif ni fiscaux), dans l'autre. Il prévoit également l'acceptation par le Royaume-Uni du protocole annexé au Pacte des Nations Unies de 1966 sur les droits civils et politiques, relatif au droit de recours à la Commission des droits de l'homme de l'ONU, toutes réformes qui intéressent également la protection des droits fondamentaux. Pour ce qui est, en particulier, de la « dévolution » en Ecosse, la réforme peut donner l'occasion à la Chambre des Lords - ou au Conseil privé dont les Lords sont membres - de bâtir une jurisprudence relative à la « constitutionnalité » des lois régionales. A cet égard, il convient de rappeler que les « Lords of appeal in Ordinary », comme membres de droit du comité judiciaire du Conseil Privé (Privy Council) de la Reine, ont une certaine pratique du contrôle de constitutionnalité de la loi. On sait en effet que cette juridiction séculaire est encore compétente en ce domaine vis à vis de certains Etats du Commonweath (Ile Maurice, Nouvelle-Zélande et Jamaïque)

La mise en oeuvre de ces différentes réformes constitutionnelles est-elle de nature à modifier radicalement la place de la Chambre des Lords, en tant que juridiction suprême ? La question est fort délicate. Car le but, ne semble pas être de bouleverser la hiérarchie des normes. Il ne s'agit pas non plus de confier un réel rôle de juge constitutionnel à la Chambre des Lords. Ainsi qu'il ressort des propos du gouvernement (la réponse du Lord chancellor, notamment à une question parlementaire de juillet 1997), l'idée est de permettre avant tout au juge national d'appliquer directement le droit européen, de sorte que « les droits fondamentaux soient de source britannique et non pas seulement européenne ». Néanmoins qu'adviendra-t-il dans l'éventualité où une loi, dont l'appréciation sera nécessaire au règlement d'un litige, visera expressèment à contredire un principe fondamentale issu de la Convention Européenne, sans qu'une conciliation, résultant d'une interprétation neutralisante, apparaisse possible ? Le juge suivra-t-il la loi ? La Chambres des Lords aura la réponse.

En guise de conclusion, on se bornera à faire une observation : à savoir que si les voies et moyens utilisés par le juge pour assurer la protection des droits fondamentaux sont différents selon l'organisation judiciaire, les fondements constitutionnels et, de façon plus générale, la culture juridique nationale, l'exemple de la Chambre des Lords, dans son rôle juridictionnel, montre cependant qu'en Europe les concepts juridiques s'harmonisent et que des rapprochements s'opèrent. Partout, le protection des droits fondamentaux oblige à changer la vision de la loi.

Noëlle LENOIR

Septembre 1997