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L’article 16 de la Déclaration, clef de voûte des droits et libertés

Régis FRAISSE - Conseiller d'État

Nouveaux Cahiers du Conseil constitutionnel n° 44 (Le Conseil constitutionnel et le procès équitable) - juin 2014

Résumé : L'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 est à lui seul un condensé du droit constitutionnel et un des fondements de notre démocratie. Il est devenu, au fil des années et grâce notamment à la question prioritaire de constitutionnalité, la garantie que les autres droits et libertés proclamés par la Constitution seront respectés. Il consacre, en particulier, le droit à un recours effectif devant un juge indépendant et impartial dans le respect des droits de la défense et l'interdiction non justifiée des lois rétroactives. C'est en ce sens que l'on peut affirmer qu'il constitue la clef de voûte de ces droits et libertés.

Pendant près de 35 ans, rue de Montpensier, évoquer l’article 16, c’était se référer à l’article 16 de la Constitution sur les circonstances exceptionnelles, c’était se référer à l’expérience traumatisante de 1961 où cette jeune institution, qu’était alors le Conseil constitutionnel, s’était résolue à constater qu’étaient réunies les conditions exigées par la Constitution pour l’application de cet article. Tout a changé il y a une vingtaine d’années. Depuis lors, évoquer l’article 16, c’est se référer à l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 : « Toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n’a point de Constitution ». Heureuse mutation entre le premier de ces articles, dont l’objet, pour reprendre la formule de Montesquieu dans l’Esprit des lois, est de « mettre un voile » sur les droits et libertés menacés dans le but de les rétablir et le second, son aîné de 169 ans, dans lequel la question prioritaire de constitutionnalité trouve sa source et qui est devenu, grâce à elle, la clef de voûte de ces droits et libertés !

Comment est-on passé de ce silence à l’apothéose d’aujourd’hui et pourquoi ? Telles sont les questions que nous allons aborder dans cette modeste contribution.

I – L’évolution de l’article 16

A – La gestation (1971-1993)

L’article 16 de la Déclaration pouvait difficilement être invoqué avant la décision du 16 juillet 1971 sur la liberté d’association. C’est en effet cette décision qui a eu le mérite d’incorporer de façon explicite dans le bloc de constitutionnalité le préambule de la Constitution de 1958 et, à travers lui, le préambule de 1946 et la Déclaration de 1789. Pour autant, elle n’eut aucun effet immédiat sur l’article 16 contrairement à la plupart des autres articles de la Déclaration dont la valeur constitutionnelle fut spécifiquement reconnue bien avant la sienne :

  • l’article 6 sur l’égalité devant la loi (73-51 DC) et l’égalité en matière d’accès à l’emploi public (82-153 DC) ;
  • l’article 1er sur la liberté (74-54 DC) ;
  • l’article 10 sur la liberté d’opinion (77-97 DC) ;
  • l’article 8 sur la non-rétroactivité de la loi pénale (79-109 DC), la légalité des délits et des peines, la nécessité des peines, la clarté de la loi pénale (80-127 DC), la proportionnalité des peines et des sanctions (86-215 DC) ;
  • l’article 9 sur la présomption d’innocence (80-127 DC) ;
  • l’article 2 sur le droit de propriété (81-132 DC) ;
  • l’article 4 sur la liberté d’entreprendre (81-132 DC) ;
  • l’article 17 sur le droit de propriété (81-132 DC) ;
  • l’article 13 sur l’égalité devant les charges publiques (81-133 DC) ;
  • l’article 11 sur la libre communication des pensées et des opinions (84-181 DC) ;
  • l’article 15 sur le contrôle et la responsabilité des agents publics (86-209 DC) ;
  • l’article 2 sur le droit à la sûreté (89-254 DC) ;
  • l’article 3 sur le principe de souveraineté (89-265 DC) ;
  • l’article 12 sur la nécessité de la force publique (89-268 DC).

La garantie des droits n’était pas pour autant ignorée durant cette période(1). On la voit apparaître sous trois formes.

D’abord, à travers le principe d’égalité. Ainsi, par la décision Taxation d’office (73-51 DC), le Conseil censure une disposition limitant la possibilité pour les contribuables disposant de revenus importants de se défendre en justice contre une taxation imposée d’office par le fisc en se fondant sur le principe d’égalité et non sur le droit au recours qui découle aujourd’hui de l’article 16. Le premier constitue, en l’espèce, un substitut précoce du second.

Ensuite, à travers le principe de la séparation des pouvoirs, qui, avec la garantie des droits dont il est indissociable, fonde nos institutions. Le Conseil juge que ce principe n’est pas méconnu par une loi qui dote le Conseil supérieur de l’audiovisuel de pouvoirs de sanction nécessaires à l’accomplissement de sa mission (89-248 DC). Il vérifie, en outre, que le droit au recours est respecté.

Enfin, avec les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République. Interprétés de façon très large avant les années 1980, certains ont pu être un substitut à l’article 16. Jusqu’en 2006, les droits de la défense trouvent leur fondement dans les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République en matière pénale (76-70 DC) comme en matière administrative (77-83 DC)(2).

Ces droits de la défense impliquent :

  • en premier lieu, le droit pour le justiciable de demander et, le cas échéant, d’obtenir un sursis à l’exécution de sanctions administratives (86-224 DC) ;
  • en deuxième lieu, « notamment en matière pénale, l’existence d’une procédure juste et équitable, garantissant l’équilibre des droits des parties » (89-260 DC) ;
  • en troisième lieu, le droit de saisir le juge pour les demandeurs d’asile (93-325 DC, cons. 95).

Les droits de la défense ont également pour corollaire, devant le juge de l’impôt, le respect du principe du contradictoire (89-268 DC). De même, l’indépendance de la juridiction administrative, alors absente de la Constitution, repose-t-elle exclusivement sur un principe fondamental reconnu par les lois de la République, depuis la loi du 24 mai 1872, faisant interdiction au législateur et au gouvernement de « censurer les décisions des juridictions, d’adresser à celles-ci des injonctions et de se substituer à elles dans le jugement des litiges relevant de leur compétence » (80-119 DC).

B – La construction (1996-2010)

Cette construction s’est faite de façon progressive.

La première décision dans laquelle apparaît l’article 16, en tant que garantie des droits(3), est celle du 21 janvier 1994 rendue sur la loi portant diverses dispositions en matière d’urbanisme et de construction (93-335 DC). Elle a trait au droit au recours que les députés auteurs de la saisine rattachaient explicitement à cette garantie des droits. Alors que cette loi, anticipant la jurisprudence Danthony, limitait dans le temps l’exception d’illégalité d’un plan d’urbanisme pour vices de forme et de procédure non substantiels, le Conseil constitutionnel juge qu’elle ne porte pas d’atteinte substantielle au droit des intéressés d’exercer des recours. Toutefois, alors qu’on aurait pu s’attendre à ce qu’il juge que le moyen tiré d’une méconnaissance de l’article 16, dont il ne cite pas le contenu, est infondé, il préfère dire qu’il « manque en fait ». Cette rédaction laisse transparaître son hésitation à faire de l’article 16 une véritable norme de référence(4).

Trois ans plus tard, cette retenue est totalement abandonnée. L’outre-mer est, comme souvent, l’occasion pour le Conseil constitutionnel de rendre une grande décision (96-373 DC, cons. 83 à 85). L’article 113 de la loi organique portant statut de la Polynésie française limitait à quatre mois le délai pendant lequel un requérant pouvait contester un acte pris en application d’une délibération de l’assemblée territoriale, lorsqu’était en cause la répartition des compétences entre l’État, le territoire et les communes. Le Conseil constitutionnel cite, pour la première fois et dans son intégralité, l’article 16 de la Déclaration de 1789 et juge, comme l’y incitait une partie de la doctrine, que la garantie des droits ne peut être assurée que par un recours effectif au juge, recours auquel il ne doit pas être porté d’atteintes substantielles.

En l’espèce, un tel droit n’était pas garanti dès lors, d’une part, qu’une personne, qui entendait contester la légalité d’un acte pris dans ces conditions, était privée, quatre mois après la publication de la délibération, de tout droit au recours devant le juge de l’excès de pouvoir et que, d’autre part, cette privation ne pouvait être justifiée par le souci de renforcer la sécurité juridique des décisions de l’assemblée.

En matière de lois rétroactives, le contrôle du Conseil constitutionnel se renforce par sa décision n° 98-404 DC, en jugeant que, si, sous réserve du principe de non-rétroactivité des lois en matière répressive, le législateur a la faculté d’adopter des dispositions fiscales rétroactives, il ne peut le faire qu’en considération d’un motif d’intérêt général « suffisant » et sous réserve de ne pas priver de garanties légales des exigences constitutionnelles. Cette décision donne lieu à la première censure d’une loi de validation sur le fond.

Mais, ce n’est que par la décision n° 99-422 DC que l’article 16, à travers la garantie des droits et la séparation des pouvoirs, fait son entrée dans le contrôle des lois rétroactives. Il est ainsi jugé qu’une validation ne saurait avoir pour effet, sous peine de méconnaître le principe de la séparation des pouvoirs et le droit de tout citoyen à un recours juridictionnel, qui découlent tous deux de l’article 16 de la Déclaration, de priver le juge de tout contrôle sur l’acte validé, quelle que soit l’irrégularité invoquée par les requérants.

L’accessibilité et l’intelligibilité de la loi ont été consacrées comme objectif à valeur constitutionnelle par la décision n° 99-421 DC rendue sur la loi portant habilitation du Gouvernement à procéder, par ordonnances, à l’adoption de la partie législative de certains codes. Le Conseil fonde cet objectif sur la combinaison des articles 4, 5, 6 et 16 de la Déclaration de 1789, à savoir la liberté, l’égalité et la garantie des droits. A été constitutionnalisée de la sorte une nouvelle composante de la sécurité juridique(5).

Ensuite, vont s’enchaîner les applications de l’article 16.

Si le Conseil constitutionnel reconnaît, par sa décision n° 2000-437 DC, la liberté contractuelle après avoir jugé que le législateur ne saurait porter à l’économie des conventions et contrats légalement conclus une atteinte d’une gravité telle qu’elle méconnaisse manifestement la liberté découlant de l’article 4 de la Déclaration (98-401 DC, cons. 29), il rattache, par sa décision n° 2002-465 DC, aux articles 4 et 16 de la Déclaration le droit au maintien de l’économie des contrats légalement conclus : le législateur ne saurait porter à ces contrats une atteinte qui ne soit justifiée par un motif d’intérêt général suffisant sans méconnaître les exigences résultant de ces articles, ainsi que, s’agissant de la participation des travailleurs à la détermination collective de leurs conditions de travail, du huitième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946.

Après avoir jugé, à propos des juges de proximité, que le principe d’indépendance est indissociable de l’exercice de fonctions juridictionnelles (2002-461 DC, cons. 15), il fait reposer sur l’article 16 les exigences d’indépendance et d’impartialité du juge (2003-466 DC, cons. 23).

C’est aussi cet article 16, combiné avec les articles 6, 8 et 9 de la Déclaration, qui exige que le jugement d’une affaire pénale pouvant conduire à une privation de liberté fasse, sauf circonstances particulières nécessitant le huis clos, l’objet d’une audience publique (2004-492 DC, cons. 117).

Par sa décision Économie numérique, célèbre en matière de droit communautaire, il officialise, ce qui était implicite jusqu’alors, le rattachement du droit à un procès équitable à l’article 16 (2004-496 DC, cons. 6).

Une autre composante de la sécurité juridique est mise en valeur par la décision n° 2005-530 DC en ce que le législateur méconnaîtrait la garantie des droits proclamée par l’article 16 s’il portait aux situations légalement acquises une atteinte qui ne soit justifiée par un motif d’intérêt général suffisant (cons. 45).

Par ailleurs, le Conseil constitutionnel, qui qualifiait les droits de la défense de principe fondamental reconnu par les lois de la République depuis sa décision 76-70 DC, mais évitait de le rappeler expressément depuis sa décision 2000-433 DC, décide, en 2006, de les rattacher directement à la garantie de l’article 16.

Enfin, dans sa grande décision 2009-595 DC sur la loi organique relative à l’application de l’article 61-1 de la Constitution, il donne un fondement définitif à l’objectif de bonne administration de la justice en le rattachant aux articles 12, 15 et 16 de la Déclaration. Les décisions ultérieures montreront que ce rattachement à l’article 16 était judicieux. Auparavant, c’est-à-dire depuis la décision 80-127 DC, soit il évitait de citer la base textuelle de cet objectif, soit il l’assimilait à l’objectif de bon emploi des deniers publics qui, lui, découle des articles 14 et 15 de la Déclaration (2006-545 DC, cons. 24).

C – La consécration (2010-2014)

Du 5 mars 1959 au 1er mars 2010, date d’entrée en vigueur de la révision constitutionnelle sur la QPC, l’article 16 de la Déclaration avait été invoqué près de 70 fois, cité 13 fois intégralement et avait entraîné deux réserves d’interprétation et la censure de 17 dispositions législatives.

Du 1er mars 2010 au 1er mars 2014, l’article 16 a été invoqué plus de 150 fois et cité 88 fois intégralement. Il a entraîné 18 réserves d’interprétation, une question préjudicielle à la Cour de justice de l’Union européenne et la censure de 38 dispositions législatives. Si l’on additionne les réserves et les censures, on obtient, pour les justiciables, un taux de succès de plus du tiers.

Ce bilan est à lui seul le constat que l’article 16 est devenu la clef de voûte des droits et libertés et que les justiciables ont appris à le connaître, l’ont apprivoisé et s’en sont prévalus, souvent à bon droit, devant le juge a quo, son juge suprême et le Conseil constitutionnel.

Cette période a également été propice à l’enrichissement de l’article 16 à quatre titres.

En premier lieu, le droit à un procès équitable garanti par l’article 16 (2004-496 DC) s’est transformé en un droit à une procédure juste et équitable garantissant l’équilibre des droits des parties (2010-15/23 QPC, cons. 4), reprenant ainsi une formulation utilisée à une époque où ce droit n’était pas rattaché à l’article 16 (89-260 DC, cons. 44).

En deuxième lieu, les principes d’indépendance et d’impartialité découlant de l’article 16 ont été étendus aux autorités administratives indépendantes et déclarés indissociables de l’exercice de leurs pouvoirs de sanction (2012-280 QPC, cons. 16 à 19 à propos de l’Autorité de la concurrence). Ces principes sont donc au nombre des droits et libertés dont la protection doit être assurée par les mesures législatives relatives à ces autorités.

Il découle de ces principes deux conséquences.

La première est que la séparation des fonctions de poursuite et de jugement s’impose aux autorités administratives indépendantes exerçant des fonctions sanctionnatrices, que le législateur ait qualifié celles-ci de juridictionnelles (2011-200 QPC, cons. 8, à propos de la Commission bancaire) ou non (2013-331 QPC, cons. 12, à propos de l’Autorité de régulation des communications électroniques et des postes).

La seconde est que le principe d’impartialité, qui est indissociable de l’exercice de fonctions juridictionnelles, prohibe la possibilité pour une juridiction de s’autosaisir à moins que, en dehors du domaine répressif, cette saisine d’office se trouve justifiée par un motif d’intérêt général et que soient instituées par la loi des garanties propres à assurer le respect du principe d’impartialité (2013-352 QPC, cons. 6).

En troisième lieu, l’article 16 implique non seulement que le législateur ne peut pas, sans motif d’intérêt général suffisant, porter atteinte aux situations légalement acquises (2005-530 DC), mais aussi qu’il ne peut pas, sans un tel motif, remettre en cause les effets qui peuvent légitimement être attendus de telles situations (2013-682 DC, cons. 14).

En quatrième et dernier lieu, parmi les conditions cumulatives que doivent respecter les lois de validation, celle relative à l’intérêt général exige dorénavant, à l’instar de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, un « motif impérieux d’intérêt général » et non plus un « intérêt général suffisant » (2013-366 QPC, cons. 3).

II – Les causes de cette évolution

Le doyen George Vedel écrivait dans un article resté célèbre et publié dans le premier numéro des Cahiers du Conseil constitutionnel(6) : « Le gouvernement des juges commence quand ceux-ci ne se contentent pas d’appliquer ou d’interpréter des textes, mais imposent des normes qui sont en réalité des produits de leur propre esprit ».

L’interprétation créatrice de l’article 16 et son intégration dans les normes de référence participent-elles du gouvernement des juges ? On pourrait le soutenir si le Conseil constitutionnel vivait dans un monde clos soumis à un ordre juridique ne relevant que de la Constitution. Mais, qu’on le regrette ou non, nous vivons dans une société qui s’est judiciarisée par suite de l’émergence d’ordres juridiques supra-étatiques et de la prolifération des normes juridiques. Le Conseil constitutionnel ne pouvait se recroqueviller sur une interprétation littérale de son bloc de constitutionnalité sans affaiblir la Constitution qu’il a pour mission de faire respecter. Quatre raisons paraissent avoir déterminé sa démarche.

A – Répondre aux sollicitations

L’insistance des auteurs des saisines, souvent conseillés par des représentants de la doctrine, à faire évoluer la jurisprudence vers l’inscription de l’article 16 de la Déclaration au nombre des normes de référence est un des facteurs de l’évolution décrite dans la première partie de cette contribution.

On le constate à propos de la sécurité juridique au sens large.

Ainsi, critiquant la loi de finances de 1985, des sénateurs soutiennent que la modification rétroactive d’une disposition fiscale est contraire à la « sécurité juridique qui fonde le droit des personnes dans une démocratie ». Faute de norme de référence précise, il leur est répondu qu’aucun principe ou règle de valeur constitutionnelle ne s’oppose à ce qu’une disposition fiscale ait un caractère rétroactif (84-184 DC, cons. 31).

À des députés qui soutiennent que valider rétroactivement des impositions irrégulières porte « atteinte à des droits acquis au profit de particuliers lorsque de tels droits n’ont pas été créés en méconnaissance de principes de valeur constitutionnelle », il est répondu que « le pouvoir du législateur de modifier rétroactivement la législation fiscale ne saurait à l’inverse être restreint du seul fait de l’existence de droits nés sous l’empire de la loi ancienne » (86-223 DC, cons. 2 et 6).

De même, à des députés qui contestaient la suppression de la réduction d’impôt accordée à certains contrats d’assurance-vie et soutenaient que, même en dehors de la matière pénale, la rétroactivité n’est pas conciliable avec le principe de sécurité juridique constitutif de l’État de droit, il est répondu que le principe de non-rétroactivité des lois n’a valeur constitutionnelle, en vertu de l’article 8 de la Déclaration de 1789, qu’en matière répressive et que le législateur n’a pas privé de garanties légales des exigences constitutionnelles (95-369 DC, cons. 4).

On le vérifie également à propos du droit au recours qui était de plus en plus invoqué mais que le Conseil constitutionnel ne savait ou ne disait à quelle disposition du bloc de constitutionnalité le rattacher. La grande et longue décision n° 93-325 DC sur la maîtrise de l’immigration en est un exemple frappant : elle se prononce à plusieurs reprises sur le droit au recours des étrangers faisant l’objet d’un refus d’asile ou d’une mesure d’éloignement sans jamais préciser le fondement textuel de ce droit.

Dans les années quatre-vingt-dix, en outre, la doctrine incitait fortement le Conseil à développer son interprétation créatrice de l’article 16. Il est impossible de citer tous ses représentants(7). Je me bornerai à rappeler ce qu’écrivait François Luchaire en 2001 : « Dans la jurisprudence du Conseil, les droits de la défense “résultent des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République” (70 DC du 2 décembre 1976 et 127 DC des 19 et 20 janvier 1981). Le Conseil n’indique cependant pas la date de ces lois de la République. Il serait plus normal de rattacher les droits de la défense à l’article 16 de la Déclaration de 1789, c’est-à-dire à la garantie des droits donc à la sécurité juridique »(8).

Ce rattachement a été opéré par la décision n° 2006-535 DC (cons. 24) alors même que les parlementaires requérants ne le mentionnaient pas dans leur saisine.

B – Éviter le déclin

Le refus, en 1975, du Conseil constitutionnel de contrôler la supériorité des traités ou accords régulièrement ratifiés ou approuvés sur les lois en application de l’article 55 de la Constitution et son souhait de voir les juges ordinaires exercer ce contrôle, ce qu’ils ont fait avec les arrêts Café Jacques Vabre du 24 mai 1975 et Nicolo du 20 octobre 1989, ont profondément modifié le paysage juridictionnel français.

Ils ont institué une concurrence au niveau européen et au niveau national.

Au niveau national, pour se limiter à quelques exemples, le Conseil d’État déclare opposable à la loi l’article 6-1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et impose la publicité des débats aux juridictions disciplinaires qui statuent sur des contestations portant sur des droits et obligations de caractère civil(9). Il estime que la loi ne peut, sans méconnaître ce même article, porter atteinte au droit de toute personne à un procès équitable en prenant des mesures législatives de portée rétroactive sauf si l’intervention de ces mesures est justifiée, dans un premier temps, par des « motifs d’intérêt général »(10), puis par d’« impérieux motifs d’intérêt général »(11). Il découvre également un principe fondamental reconnu par les lois de la République selon lequel l’État français doit refuser l’extradition d’un étranger lorsqu’elle est demandée dans un but politique(12).

Quant à la Cour de cassation, pour ne prendre que quelques exemples de son contrôle de la loi, elle juge qu’un membre de la Commission des opérations de bourse qui, dans une procédure de sanction, a été nommé rapporteur et a été chargé de procéder à l’instruction d’une affaire et à toutes investigations utiles, ne peut pas participer au délibéré(13). Elle fait de même pour le Conseil de la concurrence(14). Par ailleurs, à propos de la responsabilité du chef de l’État, elle distingue l’autorité absolue de chose jugée qui s’attache à l’analyse du texte soumis à l’examen du Conseil et qui s’impose à elle de l’autorité de chose interprétée dont est revêtue sa jurisprudence(15).

Au niveau européen, la concurrence est également double.

Outre sa jurisprudence très riche sur l’article 6 de la Convention, dont tous les aspects ne se retrouvent pas dans la lettre du bloc de constitutionnalité, la Cour européenne des droits de l’homme a consacré très tôt divers principes, tels que le principe de sécurité juridique « nécessairement inhérent au droit de la Convention comme au droit communautaire »(16), la prévisibilité et l’accessibilité du droit(17).

Il convient également de se souvenir que, par sa décision du 28 octobre 1999, Zielinski, Pradal, Gonzalez et autres contre France, la Cour européenne a considéré qu’une loi rétroactive qui avait été jugée conforme à la Constitution par le Conseil constitutionnel n’en était pas moins contraire à la Convention européenne des droits de l’homme dans la mesure où elle privait le citoyen français de son droit à un « procès équitable ».

Quant à la Cour de justice des communautés européennes, devenue Cour de justice de l’Union européenne, elle était plus destinée à investir le domaine économique que celui des droits et libertés. Mais elle va rapidement poser, comme évidence, que « le respect de droits fondamentaux fait partie intégrante des principes généraux dont la Cour de justice assure le respect »(18). Elle s’est pour cela inspirée des traditions constitutionnelles communes des États membres puis des instruments internationaux concernant la protection des droits de l’homme, dont principalement la Convention européenne. Elle s’est ensuite fondée sur l’article 6 § 2 du Traité d’Amsterdam. Elle a ainsi, dès 1962, reconnu le principe de sécurité juridique comme principe général du droit communautaire faisant partie de l’ordre juridique communautaire(19) et, dès 1973, a qualifié la confiance légitime de principe(20).

Il ne faut donc pas s’étonner de lire, à la fin des années quatre-vingt-dix, quelques années après l’exercice du contrôle de conventionnalité des lois postérieures, des articles aux titres provocateurs : « Mais qui contrôle la loi française ? Le déclin annoncé du Conseil constitutionnel »(21) ou « Le Conseil constitutionnel a-t-il un avenir derrière lui ? »(22).

Le Conseil constitutionnel ne pouvait rester sans réagir.

C - S'adapter

L’article 16 n’aurait pas connu un tel succès parmi les justiciables qui posent des QPC et ne serait pas devenu la clef de voûte des droits et libertés sans une remise en ordre du contexte juridique en droit interne.

C’est le Conseil d’État qui a débuté, en 1998, avec l’arrêt Sarran(23) lui permettant d’énoncer, pour la première fois de façon aussi claire, sa conception de la hiérarchie des normes et de juger que, dans l’ordre interne, les engagements internationaux n’ont pas d’autorité supérieure à la Constitution. La Cour de cassation lui a emboîté le pas, en 2000, toujours à propos du corps électoral en Nouvelle-Calédonie, en jugeant que « la suprématie conférée aux engagements internationaux ne s’appliquant pas dans l’ordre interne aux dispositions de valeur constitutionnelle, le moyen tiré de ce que les dispositions de l’article 188 de la loi organique seraient contraires au Pacte international relatif aux droits civils et politiques et à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales doit être écarté »(24). Il ne restait plus au Conseil constitutionnel que de confirmer la place de la Constitution française au sommet de l’ordre juridique interne(25) tout en reconnaissant l’existence d’un ordre juridique communautaire intégré à l’ordre juridique interne et distinct de l’ordre juridique international.

Cette remise en ordre du contexte juridique, que les décisions Économie numérique et Jeux de hasard ont confortée, accompagnée d’un dialogue avec les juges européens(26), a permis la réussite de la révision constitutionnelle permettant aux justiciables de contester les lois portant atteinte aux droits et libertés.

D – Tirer tout le parti de l’article 16

Le Conseil constitutionnel a su tirer parti de la plasticité de l’article 16 tant pour assurer la garantie des droits que pour concilier les différentes exigences constitutionnelles.

L’article 16 est très souvent invoqué à l’appui des QPC en tant que garantie des droits. En effet, sans droit au juge, un juge indépendant et impartial, qui applique une procédure juste et équitable garantissant l’équilibre des droits des parties et qui respecte les droits de la défense, la garantie des droits n’est pas assurée. Plus de soixante-dix décisions QPC pourraient être citées.

Il embrasse la séparation des pouvoirs en faisant d’elle une des principales garanties des droits. En traitant des validations législatives (2013-366 QPC), des sanctions administratives (2013-359 QPC) ou de l’indépendance des juridictions (2010-10 QPC), il oblige le législateur et l’exécutif à respecter la Constitution.

Il vient régulièrement au soutien des autres droits et libertés de la Déclaration.

On le voit avec l’article 4 protéger les contrats légalement conclus (2011-177 DC) ou asseoir le principe de responsabilité (2011-116 QPC), avec l’article 6 fonder l’égalité devant la justice (2010-15/23 QPC), avec l’article 7 figurer parmi les normes de référence applicables à la garde à vue (2010-14/22 QPC), avec l’article 9 conforter la présomption d’innocence (2010-69 QPC), avec l’article 11 protéger la liberté d’expression (2013-311 QPC), avec l’article 2 prévenir les atteintes portées au droit de propriété (2011-208 QPC) ou avec l’article 17 préserver les privations de propriété au sens de cet article (2011-208 QPC)

Conjugué avec les articles 4 et 5 sur la liberté et 6 sur l’égalité, il apporte sa composante « sécurité juridique » pour former, avec l’article 34 de la Constitution, l’objectif d’intelligibilité et d’accessibilité de la loi (2012-285 QPC).

Il n’est toutefois pas absolu et doit parfois se confronter à d’autres exigences constitutionnelles, comme l’article 13 de la Déclaration sur l’égalité devant les charges publiques (2012-231/234 QPC), l’objectif de valeur constitutionnelle de lutte contre la fraude fiscale (2010-19/27 QPC), celui de prévention des atteintes à l’ordre public et de recherche des auteurs d’infractions (2011-191/194/195/196/197 QPC) et même l’objectif de valeur constitutionnelle de bonne administration de la justice qu’il forme avec les articles 12 et 15 (2012-235 QPC).


Si l’article 16 de la Déclaration n’a plus à rougir face aux standards internationaux, dont le Conseil constitutionnel s’est inspiré(27), il n’évitera pas toute divergence d’appréciation. Il est en effet des juges, et le Conseil constitutionnel est de ceux-là, qui considèrent que les droits et libertés ne sont pas exclusifs des devoirs et que l’intérêt général transcende les intérêts particuliers. C’est ce que proclamait la Constitution de l’an III. C’est ce que rappelle la Charte de l’environnement de 2004.

(1) En est la preuve l’ouvrage de Bruno Genevois, La jurisprudence du Conseil constitutionnel : principes directeurs, Éditions S.T.H., 1988.

(2) Reprenant ainsi les grands arrêts du Conseil d’État, Téry du 20 juin 1913 et Trompier__Gravier du 5 mai 1944.

(3) L’article 16 avait déjà été activé en tant que séparation des pouvoirs dans les décisions 88-248 DC et 92-316 DC.

(4) Olivier Schrameck, « Statut de la Polynésie française », Actualité juridique droit administratif, 1996, p. 371.

(5) Jean-Éric Schoettl, AJDA, 2000, p. 31.

(6) Excès de pouvoir administratif et excès de pouvoir législatif (I), premier semestre 1996.

(7) Tels que Bertrand Mathieu ou Thierry Renoux qui ont beaucoup écrit sur ce sujet.

(8) « La sécurité juridique en droit constitutionnel français », Les cahiers du Conseil constitutionnel, 2001, p. 67.

(9) CE, Ass., 14 févr. 1996, Maubleu, n° 132369.

(10) CE, Ass., 5 déc. 1997, Mme Lambert, n° 140032.

(11) CE, 23 juin 2004, Sté Laboratoire Genevrier, n° 257797.

(12) CE, Ass., 3 juill. 1996, Moussa Koné, n° 169219.

(13) Cass., Ass. plén., 5 févr. 1999, n° 97-16440.

(14) Com. 5 oct. 1999, SNC Campenon Bernard et a., n° 97-15617.

(15) Cass., Ass. plén., 10 oct. 2001, Breisacher, n° 01-84922.

(16) CEDH, 13 juin 1979, Marckx c/ Belgique, n° 6833/74.

(17) CEDH, 28 mars 1990, Groppera Radio AG et autres c/ Suisse, n° 10890/84 ; la portée de ces notions dépend dans une large mesure du contenu du texte en cause, du domaine qu’il couvre ainsi que du nombre et de la qualité de ses destinataires.

(18) CJCE, 17 déc. 1970, Internationale Handelgesellschaft, aff. 11/70, Rec. 1125.

(19) CJCE, arrêt n° 13/61 du 6 avril 1962, Bosch.

(20) CJCE, arrêt n° 81-72 du 5 juin 1973, Commission c/ Conseil.

(21) Henry Roussillon, Gazette du Palais, mars 1999, n° 125, p. 2.

(22) Bertrand Mathieu, « Les validations législatives devant le juge de Strasbourg », RFDA, 2000, p. 289.

(23) CE, Ass., 30 octobre 1998, Sarran et Levacher, n° 200286.

(24) Cass., Ass. plén., 2 juin 2000, Pauline Fraisse, Bull. Ass. plén., n° 4, p. 7.

(25) Décision n° 2004-505 DC du 19 novembre 2004, Traité établissant une Constitution pour l’Europe, cons. 11.

(26) Olivier Dutheillet de Lamothe, « L’influence de la Cour européenne des droits de l’homme sur le Conseil constitutionnel », Site du Conseil constitutionnel.

(27) Marc Guillaume, « QPC et CEDH » in Mélanges en l’honneur de Jean-Paul Costa, Dalloz, 2011.