Page

Justice administrative et Constitution en Europe : état des lieux

Terry OLSON - Conseiller d'État ; Ancien délégué aux relations internationales du Conseil d'État

Nouveaux Cahiers du Conseil constitutionnel n° 37 - octobre 2012

L'existence d'une justice administrative chargée de régler les litiges opposant les personnes publiques aux personnes privées a longtemps été présentée par certains comme étant la quintessence de l'exception française.

Cette idée est aussi enracinée qu'erronée. Certes le degré de l'autonomie de la justice administrative et les formes qu'elle adopte varient d'un système à un autre. Dans certains pays l'autonomie existe de la base au sommet et le modèle adopté est celui d'une dualité juridictionnelle absolue et complète. Tel est le cas de la France. Dans d'autres systèmes, cette autonomie existe soit à la base soit au sommet et, en ce cas, le modèle adopté est celui d'une dualité relative et limitée. Parallèlement on observe dans la plupart des États européens un vaste mouvement de promotion des garanties constitutionnelles des droits et libertés, aux premiers rangs desquels il est logique de trouver le droit d'accès au juge chargé de connaître des décisions administratives dont la légalité est contestée.

La présente note s'emploiera dans un premier temps à dresser, principalement à l'échelle des États de l'Union européenne, un rapide état des lieux de la justice administrative avant de s'interroger sur la place que celle-ci occupe dans les Constitutions d'au moins quelques uns d'entre eux.

La justice administrative, modèle largement partagé en Europe

L'idée selon laquelle la justice administrative serait une bizarrerie hexagonale a longtemps servi de fondement à la critique selon laquelle la justice administrative avait essentiellement pour fonction de protéger l'administration en lui garantissant certains privilèges de juridiction.

Comme on le sait, rien n'est plus tenace que les idées reçues : l'existence d'une justice administrative spécialisée est de loin le modèle dominant en Europe continentale. Quelle est plus précisément la situation dans les 27 États membres de l'Union européenne ?

Parmi ces 27 États on ne dénombre que 5 pays n'ayant en principe pas de juridictions administratives spécialisées (Royaume-Uni, Irlande, Danemark, Malte et Chypre). Ceci renvoie, pour plusieurs d'entre eux, au poids de la tradition de Common law. Toutefois ce principe revêt un caractère de plus en plus théorique, y compris dans le pays réputé être depuis Dicey le plus réfractaire au dualisme, en l'occurrence le Royaume-Uni qui a développé avec le temps un véritable droit administratif et qu'un récent texte d'organisation judiciaire a rapproché du continent. En effet le Tribunals, Courts and Enforcement Act, entré en vigueur le 1er novembre 2007, a institué l'Administrative Justice and Tribunals Council qui supervise l'activité de nombreuses instances appelées Administrative Tribunals qui, au moins pour une part de leurs activités, sont bien des juridictions administratives.

Dans les 22 autres États de l'Union, on observe différentes formes de spécialisation. On trouve en réalité trois principaux modèles.

Dans une première catégorie de pays, il existe un dualisme juridictionnel à peu près complet. Cela signifie que les litiges administratifs sont confiés à un ordre juridictionnel à part disposant d'une hiérarchie complète de tribunaux, de la base jusqu'au sommet. Cette hiérarchie est constituée le plus souvent de deux ou trois niveaux selon que la juridiction est juge de cassation ou d'appel. Tel est par exemple le cas de l'Allemagne et des pays inspirés par ce modèle que ce soit en Europe du nord (Suède, Finlande) ou en Europe centrale (République tchèque, Pologne, Lituanie). C'est aussi le cas notamment en France (le Conseil d'État est en principe juge de cassation depuis la création des cours administratives d'appel en 1987) en Italie (le Conseil d'État est juge d'appel depuis la création des tribunaux administratifs régionaux en 1971) et en Grèce. Parfois - mais ce cas de figure est devenu assez rare - la juridiction suprême est en principe juge de premier et dernier ressort du contentieux administratif, ce qui correspond à ce que fut la situation de la France jusqu'en 1953 : c'est ce système qui domine encore en Belgique et au Luxembourg et dans une moindre mesure aux Pays-Bas.

Dans une seconde catégorie de pays, le dualisme juridictionnel n'existe qu'au sommet. L'unité juridictionnelle existe à la base, les tribunaux de droit commun connaissant indifféremment des contentieux privés et des contentieux administratifs. La spécialisation intervient aux niveaux juridictionnels supérieurs (appel voire cassation). En ce cas les recours portant sur des jugements rendus en matière administrative seront portés devant une juridiction suprême spécialisée.

Si on additionne les États relevant de ces deux premières catégories, on dénombre une quinzaine d'États. Les appellations varient :

  • Certains désignent leur plus haute juridiction administrative par le terme « cour » (cour administrative suprême en Bulgarie, Finlande, Lituanie, Pologne, République tchèque et Suède ; cour administrative en Autriche et au Luxembourg ; cour fédérale administrative en Allemagne) ou « tribunal » (tribunal administratif supérieur au Portugal).
  • D'autres ont choisi l'appellation de « Conseil d'État » (Belgique, France, Grèce, Italie et Pays-Bas) et en ce cas l'organe suprême cumule ses fonctions juridictionnelles avec des attributions consultatives. Dans certains autres pays, à l'exemple de l'Espagne ou du Luxembourg, il existe aussi un Conseil d'État mais celui-ci est un organe exclusivement consultatif.

Un dernier modèle renvoie à une logique inverse de la précédente, le dualisme juridictionnel n'étant observé qu'à la base. Les litiges administratifs sont examinés en premier ressort par une juridiction spécialisée ou une formation spécialisée d'une juridiction de droit commun, éventuellement en appel devant une juridiction ou une formation elle aussi spécialisée puis achèvent leur parcours contentieux devant une juridiction suprême unique. En ce cas toutefois, cette juridiction suprême dispose toujours en son sein d'une formation spécialisée en matière administrative. Ce dernier modèle est observé dans une demi-douzaine de pays (Espagne, Hongrie, Roumanie, Slovénie, Slovaquie, Estonie, Lettonie).

Ainsi dans l'Union européenne la dualité des juridictions - sous sa forme absolue ou relative - est la règle et l'unité juridictionnelle l'exception. Si l'on élargissait le champ de l'étude aux limites géographiques de l'Europe, on ne ferait que confirmer cette tendance dès lors que d'autres pays situés sur le continent disposent d'une juridiction administrative suprême : citons par exemple les cours administratives de Croatie ou d'Ukraine ou le Danistay (Conseil d'État) turc.

La justice administrative et sa place dans les Constitutions des principaux États européens

Tout d'abord la question ne se justifie que dans les systèmes susceptibles d'assurer un statut constitutionnel à la justice administrative. Ainsi faute de constitution écrite, au moins au sens habituel du terme, elle ne se pose pas au Royaume-Uni.

Dans la majeure partie des États dotés d'un Conseil d'État ou d'une cour administrative suprême, l'existence de cette institution est souvent consacrée par le texte même de la Constitution.

Tel est le cas des Pays-Bas dont la Constitution comporte un article 73 ainsi conçu : « (2) Le Conseil d'État, ou une section du Conseil d'État, est chargé d'étudier les litiges administratifs qui seront tranchés par décret royal, et présente la décision à rendre. (3) La loi peut conférer au Conseil, ou à une section du Conseil, la tâche de rendre une décision dans les litiges administratifs ». Depuis cette rédaction relativement ancienne est intervenue une inversion des facteurs dès lors que la justice retenue mentionnée au (2) a en réalité cédé la place à la justice déléguée jadis simplement prévue au (3). La Constitution belge dispose en son article 160 : « Il y a pour toute la Belgique un Conseil d'État dont la composition, la compétence et le fonctionnement sont déterminés par la loi ». L'inspiration du constituant luxembourgeois est proche puisqu'il énonce à l'article 95 bis de la Constitution du Grand-duché : « (1) Le contentieux administratif est du ressort du tribunal administratif et de la Cour administrative (...) (3) La cour administrative constitue la juridiction suprême de l'ordre administratif ».

Le système allemand donne une assise constitutionnelle au juge administratif suprême tout en consacrant pas moins de cinq juridictions suprêmes, chacune dans le champ de compétences qui lui est propre. Ainsi que l'énonce l'article 95 de la Loi fondamentale de 1949 : « Dans les domaines de la juridiction ordinaire, de la juridiction administrative, de la juridiction financière, de la juridiction du travail et de la juridiction sociale, la Fédération institue en tant que cours suprêmes la Cour fédérale de justice, la Cour fédérale administrative, la Cour fédérale des finances, la Cour fédérale du travail et la Cour fédérale de contentieux social ». Quant à l'Autriche, sa Constitution a maintenu en vigueur l'article 15 de la Loi fondamentale austro-hongroise du 21 décembre 1867 en vertu duquel : « Si (...) quelqu'un prétend avoir été lésé dans ses droits par une décision d'une autorité administrative, il peut recourir devant la Cour de justice administrative (...) contre tout représentant de l'autorité administrative ».

Aux termes de l'article 1er du chapitre 11 de la Constitution de la Suède : « (...) La Cour administrative suprême, les cours administratives d'appel et les tribunaux administratifs sont les juridictions administratives de droit commun ».

Ainsi que l'énonce l'article 175 de la Constitution polonaise : « En République de Pologne, la justice est rendue par la Cour suprême, les juridictions de droit commun, les juridictions administratives et les juridictions militaires ». Le rôle du juge administratif suprême est précisé par l'article 184 aux termes duquel : « La Haute cour administrative et les autres juridictions administratives exercent, dans les limites prévues par la loi, le contrôle de l'activité de l'administration publique ».

La République tchèque s'est dotée d'une Constitution dont l'article 91 dispose que « le système juridictionnel comprend la Cour suprême, la Cour administrative suprême ainsi que les tribunaux supérieurs, régionaux et de district (...) Leur compétence et leur organisation sont définis par la loi ». L'article 209 de la Constitution portugaise décrit le système juridictionnel en ces termes : « Outre la Cour constitutionnelle, il existe les catégories de tribunaux suivantes : (b) Le tribunal administratif supérieur et les autres juridictions administratives et fiscales ».

S'agissant de la Constitution grecque, elle consacre le Conseil d'État hellénique ainsi en son article 94 : « Le Conseil d'État et les tribunaux ordinaires connaissent des litiges administratifs ainsi qu'il est prévu par la loi (...) ».

La fonction juridictionnelle du Danistay est consacrée par l'article 155 de la Constitution de la République turque qui dispose : « Le Conseil d'État est l'instance suprême chargée du contrôle des décisions et jugements rendus par les tribunaux administratifs et qui ne relèvent pas par l'effet de le loi d'une autre juridiction. Il est également juge de premier et dernier ressort pour connaître de certains litiges déterminés par la loi ».

Last but not least, mentionnons la Constitution italienne dont l'article 100 fixe la mission du Consiglio di Stato en termes très larges : « Le Conseil d'État est un organe de consultation en matière juridique et administrative, et un organe chargé d'assurer la justice au sein de l'administration ». La fonction juridictionnelle est précisée par l'article 103 qui dispose : « Le Conseil d'État et les autres organes de justice administrative exercent leur juridiction pour assurer la protection, dans les rapports avec l'administration publique, des intérêts légitimes ainsi que des droits subjectifs dans des matières particulières indiquées par la loi ».

En revanche aucune des constitutions des trois Républiques baltes ne consacre explicitement l'existence de la juridiction administrative. Il en va de même de la Croatie et de la Hongrie.

Comment la France s'inscrit-elle dans ce paysage ?

S'il n'existe plus de longue date d'exception française quant à l'existence d'une justice administrative autonome, une telle exception a existé cependant du fait du décalage qui a longtemps prévalu entre la place et l'autorité du juge administratif français et tout spécialement du Conseil d'État et les dispositions très limitées figurant dans sa Constitution. La France s'est longtemps contentée de mentionner dans sa Loi fondamentale la fonction consultative du Conseil d'État mais sans faire explicitement état de sa fonction contentieuse et a fortiori sans mentionner les autres juridictions chargées du contrôle juridictionnel de l'administration. Comme on le sait, cette lacune du texte constitutionnel a fait l'objet d'un important correctif grâce à la jurisprudence du Conseil constitutionnel lorsque celui-ci a en 1980 puis à nouveau en 1987 placé l'existence et l'indépendance de la juridiction administrative au rang des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République.

Cette situation quelque peu paradoxale n'avait, il est vrai, guère de répercussions voire d'inconvénients pratiques mais elle n'était pas du meilleur effet, du moins vue de l'étranger. On peut se féliciter qu'elle ait enfin cessé grâce à la loi constitutionnelle du 23 juillet 2008 en tant que celle-ci a jeté les bases de la question prioritaire de constitutionnalité, tout en consacrant dans le texte de l'article 61-1 nouvellement inséré l'existence de la fonction juridictionnelle tant du Conseil d'État que des autres juridictions administratives placées sous le contrôle de celui-ci. C'est donc en donnant au Conseil d'État qualité pour assurer, tout comme la Cour de cassation, un rôle de filtre pour la transmission au Conseil constitutionnel des QPC émanant des juridictions qui lui sont subordonnées que le constituant a explicitement investi les tribunaux administratifs d'une pleine fonction juridictionnelle.

Ainsi, en inscrivant la QPC dans sa Constitution, la France qui a vu naître le « modèle Conseil d'État » et dont une demi-douzaine d'États européens et non des moindres se sont inspirés, a peut-être involontairement mais très opportunément remis sa Loi fondamentale en phase avec la formulation suivie par les constitutions de la majorité des États européens. En passant de l'implicite à l'explicite, elle a amélioré la lisibilité de sa Constitution hors des limites de l'Hexagone et mis fin au silence, devenu assourdissant, du texte constitutionnel quant à l'existence du juge administratif. Il n'était que temps de lever un tel silence, dès lors qu'il pouvait susciter à l'extérieur de notre pays perplexité et incompréhension.