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Introduction : 25 ans de délibérations, ouyverture des archives du Conseil

Jean-Louis DEBRÉ, Président du Conseil constitutionnel

Cahiers du Conseil constitutionnel, hors série 2009 (25 ans de délibérations) - 30 janvier 2009

Il y a cinquante ans, naissait le Conseil constitutionnel.

Chacun s'accorde aujourd'hui pour reconnaître la place éminente que celui-ci tient dans le fonctionnement de nos institutions. Acteur majeur de la vie publique, le Conseil joue aujourd'hui un rôle bien différent de celui que les constituants entendaient lui donner à l'origine. Depuis 1958 sa mission s'est profondément infléchie. Il a largement dépassé son rôle d'arbitre des conflits entre l'exécutif et le législatif au point que d'aucuns ont même pu le qualifier par le passé de « censeur des entreprises gouvernementales »[1].

Conçu à l'origine comme auxiliaire du pouvoir chargé d'empêcher la « déviation du régime parlementaire » [2] et d'assurer la subordination de la loi à la constitution, le Conseil s'est mué en une institution régulant l'activité normative des pouvoirs publics ainsi qu'en un organe juridictionnel assurant la protection des droits fondamentaux. En cela, il a rejoint ses homologues italien ou allemand et s'insère parfaitement dans le modèle européen des justices constitutionnelles.

Je me réjouis de cette évolution et de présider une institution que beaucoup considèrent de facto comme le gardien vigilant de la constitution et comme le défenseur de nos citoyens. C'est d'ailleurs à ce titre que depuis quelques décennies déjà, le Conseil et sa jurisprudence font l'objet de nombreux travaux, alimentent la production doctrinale et sont le sujet de maintes recherches. Toutefois, ses archives n'avaient jamais été ouvertes à la communauté scientifique et universitaire. Cet oubli est maintenant réparé. Je m'en félicite. La publication de l'étude de nos archives permettra d'apporter un éclairage inédit sur la place et l'image de l'institution entre 1958 et 1983, mais aussi sur notre histoire politique et parlementaire ainsi que sur celle des personnalités éminentes : René Coty, Vincent Auriol qui, après avoir occupé l'Elysée, se retrouvent rue de Montpensier. Georges Pompidou y attend le moment d'entrer en politique. Léon Noël, Gaston Palewski, Roger Frey, Louis Joxe qui, après avoir subi, parfois dénoncé les dysfonctionnements de la IVème République, participent à la mise en place des institutions de la Vème République.

Cette transformation progressive du Conseil de 1958 en ce que la majorité des commentateurs qualifient aujourd'hui de cour constitutionnelle est une question intéressante à analyser.

Rassurez vous, mon intention n'est pas de refaire ou redire l'histoire du contrôle de constitutionnalité, Celle-ci a déjà été faite. Elle est connue de tous. Mais une question m'interpellait : en 1958, les constituants avaient-ils prévu que le Conseil constitutionnel s'affranchirait, de son propre mouvement, des limites institutionnelles qu'ils entendaient lui donner ? En d'autres termes, les rédacteurs avaient-ils sciemment laissé la porte ouverte à ses évolutions ultérieures, notamment à son fameux « coup d'État » du 16 juillet 1971 ?

A cette interrogation, nul n'a pu apporter de réponse claire. C'est la raison pour laquelle, de mon côté, je me suis replongé, afin de tenter d'apporter un éclairage quelque peu nouveau sur ce point, dans les écrits et les archives de mon père, qui présida et anima en tant que Garde des Sceaux le groupe d'experts chargés de rédiger les articles de la constitution.

En 1958 à l'évidence, la création du Conseil se rattache essentiellement à un objectif politique. La volonté des constituants consiste à placer le pouvoir législatif sous surveillance et à réduire le domaine illimité de la loi. Mon père considère que le Parlement ne dispose plus du monopole de la souveraineté. Aussi celui-ci doit-il être encadré, notamment par la stricte délimitation des domaines législatif et réglementaire. Nul ne saurait contester qu'à cette date, le Conseil, s'il est considéré comme une pièce maîtresse de la nouvelle constitution, ne reçoit pas d'autre fondement doctrinal que la volonté de limiter la souveraineté parlementaire[3]. L'objectif des constituants est avant tout de contrôler le parlement et ils ne s'intéressent au contrôle de constitutionnalité de la loi que dans la mesure où il peut servir à protéger les prérogatives du gouvernement.

Cette conception, j'en conviens, est celle qu'entretient mon père. Lors de la rédaction, celui-ci refuse de s'inscrire, à la différence des constituants allemands et italiens de l'après guerre, dans le courant qui se développe et qui voit dans le contrôle de constitutionnalité le garant du caractère démocratique des régimes politiques et un moyen de défendre les droits fondamentaux du Citoyen. Bien au contraire, son intervention du 27 août devant le Conseil d'Etat rappelle que la création du Conseil constitutionnel « em>manifeste la volonté de subordonner la loi à la règle supérieure édictée par la Constitution » [4].

Cette conception restreinte du rôle du Conseil trouve son explication dans une multitude de motifs. En premier lieu vient l'hostilité du général de Gaulle à l'encontre de l'excès de juridisme : « La véritable cour suprême, c'est le peuple ! » [5] . En second lieu, viennent des raisons historiques liées aux abus des parlements sous l'Ancien Régime et aux souvenirs malheureux des Sénats des deux Empires. Elle s'explique aussi par la conception française de la séparation des pouvoirs faisant de la loi une expression souveraine de la volonté générale ne pouvant être contestée [6]. Par ailleurs, l'organisation juridictionnelle française s'oppose à la transposition du système américain confiant au juge le contrôle de la constitutionnalité des lois [7].

Mais surtout, lorsqu'il s'attèle à la rédaction de la constitution, mon père considère celle-ci comme une arme politique destinée à empêcher que la France ne retombe dans l'écueil du régime conventionnel.

En 1958, le premier problème qui se présente à ses yeux consiste à donner à la République des institutions dignes de ce nom. Il convient d'enraciner celles-ci dans le temps et d'assurer à notre pays « l'unité du pouvoir et surtout la stabilité du gouvernement » [8]. Aussi voit-il essentiellement dans le Conseil constitutionnel un instrument du parlementarisme rationalisé, chargé de veiller à ce que le gouvernement ne souffre pas de la concurrence parlementaire.

Enfin, il est manifeste que cette préoccupation se double de la nécessité de ne pas entraver la politique de la France en Algérie. La guerre qui s'y déroule, et qui va encore durer quatre années, y est à l'origine de mesures législatives et de pratiques contraignantes. Aussi mon père pense-t-il qu'il ne faut pas, dans un premier temps, donner au Conseil de trop grandes responsabilités « le mettant au cœur des contestations politiques les plus passionnées »[9].

Au-delà de ces causes, cette prudence originelle explique que la voie de la saisine du Conseil par le parlement ne soit pas retenue lors de la rédaction. Surtout, elle tend à restreindre pour l'avenir le champ du contrôle de constitutionnalité. En effet, la majorité des constituants voit dans le Conseil un simple arbitre entre les pouvoirs. Ils considèrent que son rôle doit être limité à un contrôle de conformité de la loi aux règles de compétences de la constitution. En conséquence, le préambule n'est pas censé dans leur esprit acquérir valeur constitutionnelle. Et aucun contrôle ne doit pouvoir être exercé au regard des principes qu'il évoque[10]. Pour beaucoup, son intégration au sein du bloc de constitutionnalité conduirait nécessairement à déposséder le politique de sa charge. Cette hostilité de principe à l'encontre de sa constitutionnalisation se constate chez la plupart des collaborateurs de mon père. Raymond Janot la manifeste notamment devant le Comité consultatif constitutionnel en affirmant que ni la Déclaration de 1789 ni le préambule n'ont, « dans la jurisprudence (···), valeur constitutionnelle » [11]. Dans cette voie, il est par exemple rejoint par Pierre-Henri Teitgen pour lequel autoriser le futur Conseil constitutionnel à « em>contrôler la conformité de la loi avec le préambule et avec tout ce qu'il contient comme dispositions positives et virtuelles, [revient à tomber] dans le gouvernement des juges »[12]. Mais en cela, il faut le reconnaître, Raymond Janot exprime aussi la pensée profonde de mon père, lequel s'inquiète, au nom de l'intérêt supérieur de la nation, que le Conseil ne soit amené à censurer certaines lois d'urgence appliquées en Algérie en se fondant sur le contenu du préambule [13].

Sur ce point bien particulier, c'est donc la position d'homme d'Etat de mon père qui transparaît. A l'époque, cette conception s'avère dominante [14]. Et mon père s'y rallie d'autant plus qu'il sait la personnalité du général de Gaulle absolument incompatible avec une quelconque menace pour les droits et libertés. Dans sa conception des choses, le souci des libertés publiques n'est pas incompatible avec le désir de voir renaître un exécutif et un Etat forts. Pour lui, la liberté ne s'oppose pas au pouvoir. Au contraire, elle meurt de l'absence de pouvoir »[15]. Et la façon dont il conçoit le rôle du Conseil en 1958 reflète en tous points cette préoccupation.

Toutefois, je ne saurais assez insister sur le fait qu'à titre personnel, mon père reste en 1958, et de longue date, un farouche partisan de la protection constitutionnelle des droits. Pour s'en convaincre, il suffit de le lire. Ainsi, en octobre 1945, dans le projet de constitution du Comité Général d'Etudes de la Résistance, mon père proposait la création d'un tribunal constitutionnel spécial présidé par le Garde des Sceaux et composé de huit membres chargés d'examiner la compatibilité des lois avec les libertés politiques fondamentales[16]. La même année, dans Refaire la France, il militait pour que certains droits fondamentaux (liberté individuelle, liberté d'opinion, de presse···) soient garantis par un contrôle supérieur assuré par un tribunal spécial toujours présidé par le Garde des Sceaux [17]. Au début de l'année 1946, en tant que chef de la mission pour la réforme administrative du Comité Français de Libération Nationale, il plaidait encore auprès du général de Gaulle la création d'une Cour suprême chargée de la sauvegarde des libertés fondamentales[18]. En 1949, cette idée était toujours présente à son esprit et il proposait l'instauration d'une « cour spéciale, impartiale, éminente, disposant d'un grand pouvoir d'appréciation » afin de préserver la « liberté politique »[19].

Néanmoins, il faut convenir que cette ambition s'est estompée dès lors que, sénateur d'opposition, il a commencé à réfléchir au moyen de donner aux institutions de notre pays continuité, stabilité et efficacité. De toute évidence, quand il s'est agi de mettre en oeuvre la réforme institutionnelle, il a été contraint de faire la différence entre une doctrine bâtie par plaisir intellectuel et les décisions que prend un responsable en tenant compte non seulement des textes, mais aussi des conséquences de ses actes. Et à l'époque, la conception qu'il se fait du Conseil constitutionnel s'inscrit dans la réalité politique du moment. On ne saurait jamais trop insister sur le caractère foncièrement instrumental de la nouvelle constitution. Si 1958 est le temps de l'action, il est aussi celui où la prudence est de mise.

Pour autant, de mon point de vue, il est certain que mon père, dès cette époque, prévoit déjà que le Conseil élargira à l'avenir sa compétence et son contrôle en étendant ses normes de références aux principes énoncés dans le préambule. J'ai en effet acquis la certitude que, très tôt, il est pleinement conscient que rien dans la constitution ne permet de nier formellement la valeur constitutionnelle de celui-ci. Si en 1958 la volonté des rédacteurs de la Constitution est de restreindre le champ de contrôle du Conseil, la constitution n'a pas traduit cette intention dans son texte : aucune de ses dispositions n'interdit au conseil constitutionnel de rechercher à l'avenir si une loi est conforme ou non aux principes du préambule. A l'évidence, ce silence se révèle particulièrement évocateur en tant qu'il ménage des perspectives d'évolution ultérieures. De plus, mon père sait que, juridiquement, la procédure d'élaboration et d'adoption a été exactement identique pour le corps de la constitution et pour le préambule. Dans ces conditions, comment n'aurait-il pas eu conscience qu'un texte adopté par referendum avait valeur de droit positif ?

Cette conviction, je la fonde aussi, et surtout, sur un document inédit que j'ai retrouvé récemment dans les archives de mon père. Il s'agit d'un texte peut-être rédigé par Jean Foyer examiné par mon père le 2 juillet 1959 dans le cadre d'un projet non réalisé d'ouvrage sur la constitution.

Dans la partie réservée aux articles relatifs au Conseil constitutionnel, son auteur s'exprime en ces termes : « Un point demeure irrésolu. Le Conseil apprécie la conformité de la loi ou du règlement avec la constitution. Qu'entendre par ce dernier terme ? Le dispositif seulement, les articles 1 à 92, ou encore le préambule et les principes auxquels il se réfère ? Question d'importance. La première solution cantonne le Conseil dans un rôle de légalité organique et formelle. (···) Le Conseil ne pourra apprécier le fond de la loi ou du règlement qu'au regard des dispositions expresses du dispositif. La seconde solution permettra au Conseil d'apprécier la conformité de la loi aux principes de la souveraineté nationale et aux droits de l'homme. En l'état, la seconde solution ne paraît pas devoir être a priori rejetée. Elle était écartée par une disposition expresse de la constitution de 1946, qui ne se retrouve plus dans le texte de 1958. Le Conseil constitutionnel décidera le point, si l'occasion lui en est fournie »[20].

Ainsi, au rebours de ce qu'on affirmé de nombreux commentateurs, il est manifeste que mon père savait que le Conseil utiliserait les potentialités des dispositions de la constitution le concernant pour concevoir sa mission d'une manière dépassant son intention originelle. Hostile lors de sa création à l'idée d'en faire un organe juridictionnel, il se montre néanmoins totalement conscient que le Conseil sortira un jour de son rôle. Si 1958 est le temps de la prudence, il est aussi incontestablement celui de la lucidité.

En outre, mes souvenirs personnels me font dire qu'à partir de 1962, mon père appelait cette évolution de ses vœux. A cette date, il la voit comme un mécanisme de rééquilibrage institutionnel à compter du jour où l'élection du Président au suffrage universel est instaurée. Surtout, à partir du début des années 1970, elle lui paraît d'autant plus indispensable que la figure tutélaire du général de Gaulle n'est plus là pour empêcher le titulaire de la fonction présidentielle de verser dans l'autoritarisme. Aussi voit-il le fameux « coup d'Etat » de 1971 comme un moyen de pallier l'éventuel déséquilibre des pouvoirs induit par l'accroissement du présidentialisme.

Enfin, je rappellerai que mon père, dans ses mémoires, se réjouissait que le Conseil soit progressivement devenu une cour d'appel du travail législatif et ait étendu son contrôle de constitutionnalité aux principes généraux de la Déclaration des droits [21].

C'est d'ailleurs dans cette orientation de profond attachement à la protection juridictionnelle des libertés que j'entends aujourd'hui inscrire mon action en tant que président du Conseil constitutionnel.

Permettez-moi, en terminant, de remercier les professeurs et les équipes qui les entouraient. Le résultat de leurs recherches sera publié début mars.

Je veux aussi exprimer toute ma reconnaissance au Secrétaire général du Conseil, Marc Guillaume, et aussi à Régis Fraisse, Jean-François de Montgolfier et Guillaume Bazin. Sans eux le travail n'aurait pu être mené à bien dans de tels délais et d'aussi satisfaisantes conditions.


[1] Robert (J.), « Propos sur le sauvetage d'une liberté », RDP, 1971, p. 1170.

[2] Debré (M.), Discours devant l'Assemblée Générale du Conseil d'Etat, 27 août 1958, Documents pour servir à l'histoire de l'élaboration de la constitution, tome III, p. 260.

[3] Massot (J.) « Les intentions du constituant », Le Conseil constitutionnel a 40 ans, Paris, LGDJ, 1998, p. 23.

[4] Debré (M.), Discours devant l'Assemblée Générale du Conseil d'Etat, 27 août 1958, DPS III, p. 260.

[5] Rouvillois (F.), « Michel Debré et le contrôle de constitutionnalité », Revue française de droit constitutionnel, avril-juin 2001, p. 228.

[6] Genevois (B.), « Le préambule et les droits fondamentaux », L'écriture de la Constitution, Paris, Economica, 1992, p. 490.

[7] Rouvillois (F.), « Michel Debré et le contrôle de constitutionnalité », ···op.cit., p. 232.

[8] Debré (M.), Préface, Naissance de la Cinquième République. Analyse de la constitution par la Revue française des Sciences politiques en 1959, Paris, Presses de la FNSP, 1990, p. X.

[9] Debré (M.), Trois républiques pour une France, Mémoires, tome II, 1988, Albin Michel, p. 382.

[10] Philip (L.), « Le Conseil Constitutionnel », L'écriture de la Constitution, Paris, Economica, 1992, p. 478.

[11] DPS II, p. 256.

[12] DPS II, p. 179.

[13] Dans ce sens, Luchaire (F.), in Maus (D.), Passelecq (O.), Témoignages sur l'écriture de la Constitution de 1958, Paris, La Documentation française, p. 63.

[14] Elle est notamment partagée par le général de Gaulle et par Georges Pompidou.

[15] Debré (J.-L.), « Le pari de la France », Une passion pour la France, hommage à Michel Debré, Association des amis de Michel Debré, 1997, p. 158.

[16] Les projets constitutionnels de la Résistance , p. 55.

[17] Debré (M.), Refaire la France, Paris, Plon 1945, p. 154.

[18] Debré (M.), Mémoires, tome I, p. 453 ; Debré (J.-L.), Les idées constitutionnelles du général de Gaulle, Annexes, p. 400.

[19] Debré (M.), « Du gouvernement de la liberté », RDP, 1949, p. 44.

[20] Archives Michel Debré, 1 DE 306, Dossier « Mise au point définitive/ Entrée en vigueur », Avant dernière chemise, 29 p.

[21] Debré (M.), Trois républiques pour une France, Mémoires, tome II, 1988, Albin Michel, p. 414.