Georges Pompidou au Conseil constitutionnel
Pierre AVRIL - Professeur émérite, Université Paris II
Nouveaux Cahiers du Conseil constitutionnel n° 42 - janvier 2014
Résumé : L'ouverture des archives du Conseil constitutionnel révèle le rôle que Georges Pompidou y a joué durant les trois ans qu'il y siégea. Il contribua en particulier à la formation de la jurisprudence relative à la distinction des domaines de la loi et du règlement que la Constitution venant d'instaurer ainsi qu'à la détermination de la portée des décisions rendues, mais il exerça aussi une influence souvent décisive lorsque le Conseil se trouva confronté aux enjeux politiques des référendums et de l'application de l'article 16 dans le contexte de l'affaire algérienne.
Nommé pour neuf ans par le général de Gaulle, le 20 février 1959, Georges Pompidou n'a siégé au Conseil constitutionnel que trois ans, puisqu'il le quitta le 14 avril 1962 pour devenir Premier ministre. De ces trois années, les contemporains – et après eux les historiens – n'ont retenu que le rôle officieux qu'il continua de tenir auprès du Général dont il avait dirigé le cabinet à Matignon dans le dernier gouvernement de la IVe République. Ce rôle se manifesta tout spécialement dans les négociations sur le règlement de l'affaire algérienne lorsque, émissaire personnel du général du Gaulle, il rencontra discrètement les représentants du GPRA (Gouvernement provisoire de la République algérienne) à Lucerne, le 20 février 1961, puis à Neufchatel, le 5 mars suivant(1), pour une « mission d'information » dont les conditions avaient été fixées par une note de trois pages du Général(2). De Gaulle devait d'ailleurs lui proposer peu après de remplacer M. Baumgartner au ministère des finances(3), offre qu'il déclina.
De ses trois ans au Conseil constitutionnel, en revanche, on ne savait que ce que Léon Noël avait rapporté dans De Gaulle et les débuts de la Ve République, qui n'était d'ailleurs pas sans intérêt. D'abord, dès sa nomination, G. Pompidou avait renoncé aux indemnités qui l'accompagnent et qui furent reversées au Trésor public. « Vous continuerez ainsi à servir l'Etat avec désintéressement » lui avait répondu le Général(4). Ensuite, Léon Noël décernait un satisfecit pour « le concours le plus intelligent, le plus loyal et le plus efficace » qu'avait apporté au président du Conseil constitutionnel l'ancien maître des requêtes, celui-ci ayant su « se pénétrer de l'esprit, de la dialectique, des procédés de rédaction qui ont valu au Conseil d'Etat sa haute réputation »(5). Enfin, les relations étroites qu'entretenait Georges Pompidou avec l'Elysée lui permettaient de faire écho aux préoccupations du Conseil et de son président ; ainsi, le 31 janvier 1960, quand le général de Gaulle envisagea de recourir à l'article 16 lors de la crise des barricades d'Alger, ce que Léon Noël, « anxieux », considérait comme une « violation de la Constitution », G. Pompidou, qui partageait son avis et qui se rendait à l'Elysée, lui assura que la partie n'était pas perdue (on préféra effectivement recourir aux ordonnances de l'article 38) ; c'est encore l'article 16 – cette fois mis en application le 23 avril 1961 lors du putsch des généraux d'Alger – qui tourmentait Léon Noël : il jugeait « contraire à l'esprit et à la lettre de ce texte » son maintien en vigueur dès lors que l'autorité de l'Etat était rétablie ; dès le 2 mai, il demanda à G. Pompidou qui partageait son avis « d'essayer d'en convaincre de Gaulle qu'il devait rencontrer le lendemain, et d'attirer son attention sur le risque de voir le Conseil constitutionnel se prononcer contre l'application prolongée de l'article 16 »(6). Mais, cette fois, il ne fut pas entendu et l'article 16 demeura en vigueur. On y reviendra plus bas.
Sur la participation de G. Pompidou aux délibérations du Conseil constitutionnel, couvertes par la règle du secret(7), le voile s'est levé depuis que les archives sont accesibles après vingt-cinq ans (loi organique du 15 juillet 2008), et le recueil des Grandes délibérations du Conseil constitutionnel(8) a publié les procès-verbaux de sept des séances dans lesquelles il intervint, avec une présentation par le professeur Jean-Pierre Machelon de l'ensemble de la période durant laquelle il y siégea. Le présent article est un développement de cette synthèse qui s'attache spécifiquement aux interventions de G. Pompidou, lequel fut rapporteur à cinq reprises et participa à la discussion de la plupart des décisions, notamment celles figurant dans le recueil des Grandes décisions de L. Favoreu et L. Philip.
Ses interventions, généralement assez brèves en dehors des décisions dont il est rapporteur, se caractérisent par le double registre du droit et de l'opportunité, dont le dosage varie naturellement selon la nature des affaires ; elles témoignent de l'habileté juridique de l'ancien maître des requêtes qu'évoquait Léon Noël comme elles reflètent les préoccupations de l'ancien directeur du cabinet de Matignon (et futur Premier ministre...), soucieux des conséquences des décisions, non seulement du point de vue pratique, mais également au regard du contexte politique. Il fait volontiers appel au bon sens (il ne faut pas « faire de la théorie pour le plaisir » observe-t-il le 8 juillet 1960) ; s'il sait être persuasif, le ton est souvent vif, et parfois polémique, comme dans les échanges avec Gilbert-Jules qui défendait avec tenacité les interprétations les plus respectueuses de la tradition parlementaire : « il est de bonne guerre », lui rétorque-t-il le 8 juillet 1960, « d'utiliser certains arguments qui ne valent rien ! » Il a aussi l'occasion de s'opposer à Vincent Auriol, en particulier lors de l'examen du règlement du Sénat, les 24 et 25 juin 1959. L'ancien président de la République défendait le vote de résolutions après les questions orales avec débat que le Conseil venait d'interdire à l'Assemblée nationale. V. Auriol reprenait à ce propos une argumentation analogue à celle que Michel Debré avait fait valoir le 14 juin 1949 devant le Conseil de la République en faveur de cette procédure(9) qui figurait depuis dans son règlement ; il affirmait que la Constitution de 1958 s'inscrit dans la tradition parlementaire, laquelle s'impose comme règle générale d'interprétation, et que les dérogations qu'elle apporte à cette tradition doivent être interprétées restrictivement. Selon la note manuscrite rendant compte de la délibération, G. Pompidou « conteste point par point » cette argumentation et ajoute : « si on a fait tant de constitutions en France, c'est justement pour changer la tradition ! » Il devait encore s'opposer à Vincent Auriol lors du débat hors séance du 7 avril 1960 consacré au voeu que celui-ci avait exprimé d'élargir les attributions de Conseil constitutionnel : l'ancien président jugeait « inacceptable que le Conseil reste impuissant en face d'une violation de la Constitution ». Pompidou convient que les conditions de saisine du Conseil sont « un peu étroites » et qu'il est « un peu désagréable » qu'il ne puisse émettre d'avis lorsqu'un débat constitutionnel passionne le pays (c'était le cas de la vive controverse provoquée par le refus que venait d'opposer le général de Gaulle, le 18 mars, à la demande de convocation du Parlement en session extraordinaire). Il poursuit en rappelant que, si un conflit se produit entre le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif, il peut être résolu par le pouvoir législatif au moyen de la motion de censure, évoquant meme à ce propos le précédent d'un président de la République, Millerand, que les députés avaient contraint à la démission ! Il ne pense pas qu'il soit indispensable que le Conseil soit mêlé à ces conflits, et pour en terminer avec les protestations indignées de Vincent Auriol il ajoute (avec une pointe de sarcasme ?) : au cas où la violation de la Constitution serait d'une gravité extrême, on a écrit que l'insurrection serait « le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs »...
Mais il n'y avait pas que les contestataires de la nouvelle République à combattre, il y avait aussi les scrupules des fidèles du Général à apaiser lorsque ses intiatives les déconcertaient, comme ce fut le cas pour les avis demandés au Conseil en 1961 et 1962 au plus fort de la crise algérienne.
I – Référendum
Référendum du 8 janvier 1961. G. Pompidou, qui a régulièrement participé à l'examen des décrets organisant la consultation, notamment sur la liste des partis habilités à user des moyens officiels de propagande, est intervenu de manière décisive sur la délicate question des réclamations provoquées par l'exclusion de certains d'entre eux. La non-recevabilité de la demande de M. Soustelle, président du Regroupement National, étant admise, le Conseil doit-il constater qu'il n'y a pas lieu de statuer ou se déclarer incompétent ? Pompidou propose alors une réponse en trois points : 1) les pouvoirs consultatifs du Conseil, 2) la thèse de Soustelle – le Conseil a le pouvoir d'examiner les réclamations –, 3) mais celle qu'il présente est préalable au scrutin, d'où rejet. Et la rédaction qu'il propose est adoptée pour le 1er considérant de la décision du 23 décembre 1960.
Sur un mode plus politique, il a pris part, le 14 janvier, à l'analyse des résultats du référendum dans les départements algériens. Le président Noël jugeait « choquantes » les directives du commandement pour faire voter « oui », Pompidou observa que la mission de l'armée y était « aussi politique que militaire ». Le général Crépin « va un peu fort », mais « dans la mesure où l'influence de l'armée s'est exercée en faveur du oui, elle a joué en faveur de la liberté. Nous ne pouvons pas ne pas regretter certaines choses, mais le comportement de l'armée n'a certainement pas altéré la sincérité du scrutin. »
Référendum du 8 avril 1962. Lors de la discussion sur l'exclusion des départements d'Algérie qui figurait dans le décret du président de la République décidant l'application de l'article 11 et que certains membres du Conseil souhaitaient renvoyer au décret sur l'organisation, Pompidou est intervenu le 20 mars pour rappeler la genèse de la consultation qui imposait cette exclusion : « Comment le dire ? Faut-il un décret ou deux décrets, cela m'est égal, mais il faut le dire ». Ce point recueillit l'unanimité.
Le projet de loi soumis au référendum souleva la question de savoir si le Conseil était compétent pour donner son avis ou, sinon, de faire part au président de la République de ses réserves. Pompidou déclara qu'il ne pensait pas que le projet fût inconstitutionnel, bien que ce ne soit pas une application littérale de l'article 11 dont les termes sont peut-être « un peu tiraillés » – non pas « tendancieusement » comme le dit M. Gilbert-Jules, mais « interprétés largement ». Il revint sur l'élaboration de la Constitution, alors que le Général ne prévoyait pas de ruptures de souveraineté ; d'ailleurs « cela aurait provoqué une révolution » si l'on y avait inscrit que « le peuple français pourrait être consulté sur l'indépendance de départements français ». Mais en rédigeant l'article 11 « on pensait de toute évidence à une modification des rapports avec l'Algérie ». Ce référendum, poursuivait-il, est motivé par l'évolution des événements et par la difficulté de résoudre le problème algérien : sa logique « n'est pas juridique ; on pourrait s'en passer ; mais il correspond à une nécessité politique... Le projet (...) sollicite les textes mais il ne va pas contre la pensée de leurs auteurs. Nous pouvons fermer les yeux sur la sollicitation des textes ». Il intervint ensuite sur l'article 2 habilitant le président de la République à arrêter par ordonnance toutes mesures relatives à l'application des déclarations du 19 mars 1962, qui soulevait de fortes réticences : « Cela veut dire que le chef de l'Etat considère qu'il doit demander au pays un vote de confiance et qu'il aura besoin de moyens pour faire ce qu'il faudra ». Il ajouta : « je n'eusse pas souhaité que la possibilité de prendre des ordonnances soit prévue. Mais je ne suis pas sûr que ce soit inconstitutionnel ». Revenant sur les objections, « on dit : l'arsenal des textes est très suffisant. Mais s'il y a des lois, elles ne sont pas appliquées... » Le président Léon Noël : « ce raisonnement pourrait nous mener loin ». Réplique : « Un autre raisonnement aurait pu nous mener beaucoup plus loin. » Le ton monte encore dans la suite : « ce qui me choque dans l'intervention de M. Gilbert-Jules, ce n'est pas sa véhémence, c'est son affirmation qu'il y a violation de la Constitution » et il rappelle qu'en 1960 les parlementaires avaient exigé qu'il soit bien précisé dans l'habilitation donnée au gouvernement Debré lors des barricades d'Alger que les ordonnances soient prises sous la signature du général de Gaulle. À René Cassin, qui souhaiterait plutôt que l'on ait recours à l'article 38, il répond que « le Président préfère cette procédure à celle de l'article 38 qui provoquerait d'ailleurs des débats orageux... On dirait à M. Debré : vous êtes un traitre... » En fin de compte, le président Noël suggère de maintenir la jurisprudence de 1960 selon laquelle le Conseil n'est pas compétent, il ne peut donner que des « avis officieux », ce qui est décidé.
II – Article 16
1. La lettre par laquelle le président de la République a consulté le Conseil sur la mise en vigueur l'article 16, qu'il « envisage » à la suite du putsch des généraux d'Alger, donna lieu à une discussion serrée le 23 avril 1962 sur le principe même du recours aux pouvoirs exceptionnels. Le Conseil devait constater que les conditions en étaient réunies, ce qui était contesté : le recours aux ordonnances de l'article 38 n'était-il pas plus approprié ? G. Pompidou se déclara « très sensible » à l'argumentation de M. Gilbert-Jules et des présidents Cassin et Coty ; il admettait qu'il peut être fâcheux que le chef de l'Etat se prive du concours des autres pouvoirs et se présente solitaire en face des insurgés ; d'autre part, « si on observe les textes de très près », on peut se demander si le fonctionnement régulier des pouvoirs publics est interrompu. « Mais je ne suis pas sûr, poursuivait-il, que l'on mesure bien la gravité de la situation ; celle-ci a une grande analogie avec celle du 13 mai... Une épreuve de force se prépare. Faut-il attendre davantage pour prendre des mesures radicales ? Là est la question... C'est un fait que le Parlement, le Gouvernement et la Nation sont derrière le chef de l'Etat... Mais on peut avoir des doutes sur la possiblité pour un Parlement d'adopter avec rapidité des mesures de courage... Si le Gouvernement demande des pouvoirs exceptionnels, il y aura des réserves, des “si” et des “car”. Certains utiliseront des artifices de procédure pour faire durer les débats. Les insurgés auront, par la voix de quelques parlementaires, une tribune dans les Assemblées : les déclarations de ceux-ci seront reprises au Journal officiel et mentionnées dans certains journaux ; il suffira que trois députés interviennent pour que la Métropole paraisse divisée.” Tout en étant « perplexe », il voit « un risque immense à refuser au chef de l'Etat de faire jouer l'article 16. » Le texte de cet article lui paraît d'ailleurs un peu contradictoire : « s'il est prévu que tout le monde donne son avis c'est bien que tous les pouvoirs ne sont pas dispersés... le Parlement se réunit de plein droit ; il n'est donc pas aux quatre-vents. ... Les consultations de diverses autorités ont été prévues dans la crainte qu'un Président utilise l'article 16 de manière abusive, mais celles-ci ne peuvent être demandées que pendant les moments qui précèdent une interruption du fonctionnement régulier des pouvoirs publics. » Ces arguments impressionnent ses collègues, le président Cassin en particulier, et le Conseil, à l'unanimité moins la voix de Gilbert-Jules, est d'avis que l'article 16 est applicable.
2. Dès le 24 avril le Conseil est appelé à donner son avis sur quatre projets de décisions que le président de la République se propose de prendre comme suite à sa décision de la veille. D'emblée, Pompidou pose la question de la durée des textes pris en application de l'article 16 ; pour lui, il serait fâcheux de les limiter exagérément car on aboutirait à ce paradoxe d'attribuer au Président moins de moyens qu'à un gouvernement investi des pleins pouvoirs. Il cite le cas du Conseil d'Etat qui « a admis autrefois que le code de la famille pouvait être considéré comme contribuant au redressement financier : l'interprétation des lois d'habilitation était donc extrêmement large... Par ailleurs l'expérience a montré [et c'est l'ancien directeur du cabinet de Matignon qui parle alors] que les limitations prévues par la loi du 3 juin 1958 étaient très gênantes et empêchaient de prendre par ordonnances des mesures anodines... Faut-il, dans les circonstances actuelles, écarter d'emblée la possibilité de légiférer d'une manière permanente au moyen de l'article 16 ? Je n'en suis pas sûr... Je sais bien qu'il y a le Parlement... » À plusieurs reprises les rédactions qu'il propose, notamment en s'appuyant sur l'expérience du Conseil d'Etat, sont adoptées.
Le 26 avril, concernant le déplacement des magistrats en service en Algérie, il réplique vivement aux objections de Gilbert-Jules qui évoque son expérience ministérielle et estime que le Parlement devrait être consulté : « Si, ni M. Gilbert-Jules ni le Général n'ont pu résoudre par des moyens ordinaires le problème de l'exercice de la justice en Algérie, peut-être pourrait-on essayer de le résoudre en utilisant l'article 16 ! ». La situation des magistrats revient à l'ordre du jour, le 6 juin, le congé spécial applicable en métropole suscitant de fortes réserves qu'il s'efforce d'apaiser en affirmant ne rien voir de scandaleux dans le projet : « en 1944, on a reproché à certains d'avoir accepté le régime de Vichy et on les a épurés. Mais on pouvait dire à leur décharge qu'ils avaient servi l'Etat légal ; il faut en effet faire un effort particulier pour admettre que le régime de Vichy n'était pas légal [cette appréciation n'a pas dû plaire à René Cassin ]. Par contre, aujourd'hui on ne peut excuser les magistrats indulgents envers les poseurs de plastic, car ceux-ci ne peuvent être assimilés à un Etat légitime ». Aux objections d'ordre constitutionnel, il réplique : « bien sûr, il y a l'indépendance de la magistrature ! Mais cette indépendance doit s'exercer non seulement vis-à-vis des autres organes de l'Etat mais également à l'encontre des groupes de pression ; il est même peut-être plus important qu'elle s'exerce à l'encontre de ceux-ci s'ils apparaissent plus forts que l'autorité gouvernementale... » Aux doutes sur l'opportunité, il répond qu'il faut tenir compte de l'opinion, mais que « celle-ci est plus sensible à la défaillance de la magistrature qu'à celle de la police ». Finalement, l'avis émet des réserves et suggère que la décision mentionne les circonstances ayant justifié la mise en oeuvre de l'article 16.
Le 8 septembre enfin, la prolongation du délai d'application d'une décision du 8 juin concernant la mise en congé spécial et la radiation des cadres des fonctionnaires de police place le Conseil, selon Pompidou, « dans une situation très embarrassante » car il lui « paraît certain que, si on prend la Constitution à la lettre, certaines des conditions de l'article 16 ne sont plus réunies » ; mais, d'autre part, « il y a une menace sur les institutions qui est permanente », ce qui fait que « le chef de l'Etat doit pouvoir disposer à tous moments de pouvoirs extraordinaires ». Favorable à la mesure, il convient qu'il serait « fâcheux que nous ayions à dire que l'utilisation de l'article 16 demeure valable », mais s'il disparaissait, il faudrait une loi de pleins pouvoirs qui ne passerait peut-être pas, et le Parlement est en vacances... « Ne pourrait-on se borner à remarquer que le texte est un rectificatif d'un texte précédent ? » Il propose un contre-projet d'avis qui est adopté : tout en estimant que les conditions de l'article 16 ont cessé d'être réunies, le Conseil « croit devoir donner un avis favorable (...) dans la mesure où il s'agit non d'une décision nouvelle mais d'une simple modification de la durée d'application d'une décision antérieure dont l'objet est évidemment conforme aux préoccupations qui ont provoqué la mise en application de l'article 16 ».
III – Domaines de la loi et du règlement
Innovation juridique majeure de la Constitution dont le Conseil était le gardien, la distinction opérée par les articles 34 et 37 entre le domaine de la loi et celui du règlement devait occuper largement ses premières années. Elle n'enthousiasmait manifestement pas Pompidou. Rapporteur de la décision du 8 juillet 1960 sur le transfert des dommages de guerre dont le Gouvernement demandait le déclassement (article 37, al. 2), il observa que cette distinction est difficile à appliquer et il fit appel au bon sens : « Dans notre jurisprudence, nous devons essayer de faire que les choses essentielles soient dans le domaine législatif et que les choses secondaires soient dans le domaine réglementaire. » Son application peut être aussi politiquement délicate : le 11 août 1960, à l'occasion de la première saisine a priori (article 61, al. 2), il déplora que le Gouvernement ait saisi le Conseil de la loi de finances rectificative pour 1960 sans prévenir auparavant le Parlement : « Cela nous introduit dans le jeu du système politique, ce qui n'est pas souhaitable et n'est pas très conforme à l'esprit de la Constitution. »
Il devait être plus catégorique en apportant un témoignage inédit sur l'élaboration de la Constitution, le 8 septembre 1961, lorsque le Conseil fut saisi de l'irrecevabilité soulevée par le Gouvernement au titre de l'article 41 à l'encontre de la proposition Blondelle sur la fixation des prix agricoles. Évoquant les critiques de la presse qui accuse le Conseil de ne faire nulle peine au Gouvernement, il observe que « ce n'est pas la faute du Conseil constitutionnel si la Constitution a entendu limiter les droits du Parlement (...) en délimitant un domaine réservé au pouvoir réglementaire. Je n'étais pas favorable à cette définition de deux domaines, précise-t-il ; le chef du gouvernement de l'époque ne l'était pas non plus car c'était créer un conflit permanent entre les pouvoirs. Une opinion différente a prévalu et à présent nous sommes là pour faire respecter le texte. »
C'est pourtant lui qui « essuya les plâtres » en tant que rapporteur de la première décision que le Conseil eut à rendre en ce domaine, le 27 novembre 1959, à l'occasion d'une proposition de loi relative aux baux à ferme ; le Gouvernement ayant opposé l'article 41, l'irrecevabilité fut contestée par le président du Sénat au nom des principes fondamentaux du régime de la propriété et des obligations civiles qui relèvent de la loi. Il se livra d'abord à « l'exégèse » des termes « principes fondamentaux » que l'article 34 distingue des « règles » fixées par le législateur en certaines autres matières en recourant au couple classique mise en oeuvre/mise en cause : « l'article 34 n'a pas inclus dans le domaine de la loi la fixation des règles nécessaires à la mise en oeuvre de ces principes fondamentaux » qu'il appartient au pouvoir réglementaire d'édicter en respectant lesdits principes ; les règles qui porteraient atteinte à ces principes encourraient la censure du juge de l'excès de pouvoir, car seule la loi peut le faire. Puis, pour dégager en l'espèce les principes fondamentaux concernés, il remarque : « on peut penser que ce sont les principes qui, dans le Code civil, gouvernent ces matières », et il énumère les dispositions pertinentes. Mais, poursuit-il, « pour être érigés en principes fondamentaux, les principes du Code civil doivent être appréciés dans le cadre des limitations de portée générale qui ont été introduites pour permettre certaines interventions jugées nécessaires de la puissance publique dans les relations contractuelles entre particuliers ». Or « une règle s'est dégagée au cours des dernières décennies » selon laquelle « il est nécessaire que le Gouvernement puisse par décret réglementer les prix » et donc « imposer aux contractants certaines conditions d'exécution de leurs conventions ». Il faut donc retenir les principes fondamentaux qui régissent actuellement les matières du régime de la propriété et des obligations civiles dans la mesure où ils sont concernés en l'espèce. Suit une analyse des dispositions visées qui conduit à conclure à leur nature réglementaire, après une discussion serrée au cours de laquelle le rapporteur souligne que « le législateur garde des droits énormes ». Sa démonstration fut longuement reprise le 8 septembre 1961 dans le rapport de René Cassin sur la proposition Blondelle concernant les prix agricoles dont il a été question plus haut.
Le problème des principes fondamentaux devait ressurgir (cette fois ceux de la sécurité sociale) à propos de l'allocation logement, le 7 avril 1960. Cette fois, il se déclare « inquiet de voir la latitude laissée au pouvoir réglementaire » par la thèse du rapporteur (Pasteur Vallery-Radot) dont il rectifie l'analyse en suggérant que le principe fondamental en la matière est que seul le législateur peut étendre ou retirer le bénéfice de l'allocation ; Gilbert-Jules dit qu'il « se rapproche » de ce point de vue et Vincent Auriol rend hommage à la clarté de son exposé, si bien que le président Noël le charge de préparer un nouveau projet en ce sens.
Dans la séance précitée du 27 novembre 1959, également consacrée au déclassement d'une disposition de l'ordonnance sur la RATP, Pompidou intervient pour faire observer que les règles concernant la création d'une catégorie d'établissements publics « se confondent nécessairement, dans certains cas, avec des règles d'organisation » et que le texte les mélange ; il résume la question en distinguant ce qui relève de la création ainsi entendue et ce qui relève du détail qui est réglementaire ; la décision conclut en ce sens.
À propos du transfert des dommages de guerre, dont on a vu qu'il était rapporteur le 8 juillet 1960, une longue controverse l'oppose à Gilbert-Jules qui plaide pour la nature législative en invoquant la création d'une charge nouvelle. Il attire l'attention du Conseil sur la gravité de la décision qu'il prendrait s'il se laissait entraîner sur cette voie en considérant que toutes les fois que le pouvoir législatif crée une charge nouvelle, il lui appartient de fixer toutes les dispositions correspondantes ; or c'est seulement pour établir le montant de la charge nouvelle qu'il faut une loi. Si on suit la thèse de Gilbert-Jules, poursuit-il, « il faut admettre que toutes les fois que dans le budget on inscrira un emploi supplémentaire de facteur, on devra préciser l'âge du facteur, comment il sera habillé, etc... Il n'y aura plus de tâche gouvernementale en France... Si nous admettons que toutes les dérogations sont du domaines législatif, notre conception du principe deviendra telle que nous aurons vidé le pouvoir réglementaire de sa substance et même le pouvoir réglementaire traditionnel. » Finalement le caractère réglementaire est décidé à l'unanimité moins la voix de Gilbert-Jules.
IV – Portée des décisions du Conseil constitutionnel
Georges Pompidou devait enfin contribuer à préciser l'étendue et l'autorité des décisions du Conseil, et cela à deux reprises. À l'occasion de la première saisine avant promulgation de la loi ( article 61, al. 2), le 11 août 1960, un débat s'est engagé sur le point de savoir si, le Premier ministre ayant saisi le Conseil du texte de la loi de finances rectificative pour 1960 en mettant en cause la conformité à la Constitution de ses articles 17 et 18, le Conseil devait examiner l'ensemble de la loi qui lui est déférée. C'est ce qu'estime le rapporteur Gilbert-Jules. Pompidou déclare qu'il était de cet avis, mais que les conséquences en seraient très graves, ainsi que l'a fait observer le président Coty : le projet de décision dit que les autres dispositions sont conformes, « or il est difficile d'examiner tous ces articles », et il suggère d'utiliser une formule telle que : « sans qu'il y ait lieu d'examiner la conformité des autres dispositions, considérant que les articles 17 et 18 sont détachables ». Il distingue le cas des lois organiques obligatoirement soumises au contrôle qui porte nécessairement sur l'ensemble, et celui de la saisine facultative où certaines dispositions sont seules visées, ajoutant que le Conseil ne pourrait soulever d'office la non-conformité d'autres dispositions que celles qui sont visées. Ce dernier point étant contesté, il répond : « le Conseil est invité à jouer un rôle d'arbitre dans un conflit de pouvoirs ; s'il se met à examiner un texte de 150 pages lorsque le Gouvernement lui demande son opinion sur le § 2 de l'article 15, il paralyse le jeu des institutions. » Reconnaissant les difficultés juridiques que révèle la discussion, il préfère une « solution brumeuse », proposant de « faire le silence complet » avec « une décision de constitutionnalité latente ». La rédaction adoptée de la décision 60-8 DC reprend la formule proposée, sans mention de la détachabilité mais en précisant : « en l'espèce il n'y a pas lieu... » Cette décision est à l'origine du « considérant-balai. »
Le problème de l'autorité qui s'attache aux décisions du Conseil sera soulevé le 16 janvier 1962 à l'occasion d'une demande de déclassement de l'article 31 de la loi d'orientation agricole qui impose au Gouvernement, sans que l'irrecevabilité ait été soulevée contre cette injonction, de deposer un projet de loi sur la fixation des prix agricoles ; le projet de loi en question ayant été rejeté, le Gouvernement voulait fixer les prix par décret, mais le Conseil d'Etat avait objecté qu'il fallait auparavant que le Conseil constitutionnel reconnaisse le caractère réglementaire de l'article 31. Or cette affaire avait déjà donné lieu aux décisions du 8 septembre 1961 et du 18 octobre 1961 rendues au titre de l'article 41 de la Constitution. Pompidou estime que la question est posée « de la façon la plus embarrassante », et que la tentation est grande de dire au Conseil d'Etat « qu'il exagère », à l'Assemblée « qu'elle ne respecte pas la Constitution » et au Gouvernement « qu'il se débrouille » ; mais le projet du rapporteur Cassin qui privilégie l'autorité de la chose jugée est « très juridique et très habile », car « il porte sur le noeud du problème ». Le Parlement et le Gouvernement ont ignoré la jurisprudence du Conseil constitutionnel ; c'est une leçon de dignité que nous donnons. Aux objections du président Coty, il répond qu'il est inutile d'examiner cet article 31 et de rappeler au Parlement qu'il s'est mêlé de ce qui ne le regarde pas : ce n'est pas « opportun de soulever ce problème ». En conséquence, la décison adoptée à l'unanimié (avec l'abstention de René Coty) affirme que l'autorité des décisions du Conseil « s'attache non seulement à leur dispositif mais aussi aux motifs qui en sont le soutien nécessaire et en constituent le fondement même », et elle renvoie à la décision du 8 septembre 1961 pour conclure que la demande du Gouvernement est « sans objet ».
Georges Pompidou respectait le droit, mais il n'en était pas idolâtre, c'était pour lui un un moyen au service de l'action(11), un moyen honorable et civilisé, même s'il était parfois contraignant – mais qui se révélait alors plus flexible que certains de ses collègues du Conseil ne l'imaginaient. Il est ironique aujourd'hui de confronter l'indignation de Vincent Auriol en 1960, devant le refus du général de Gaulle de convoquer une session extraordinaire, à la conviction contemporaire que cette « violation de la Constitution » est une prérogative normale du président de la République(12) : ces premières années de la Ve République opéraient un changement de paradigme dans l'interprétation des textes et une telle métamorphose ne va pas sans bousculades. Mais Pompidou était simultanément attentif à la continuité de notre droit public, comme l'attestent ses fréquentes références à la jurisprudence du Conseil d'Etat, notamment lorsqu'il s'est agi d'appliquer la distinction entre le domaine de la loi et celui du règlement (autre ironie de l'histoire, finalement cette « révolution » juridique de 1958 « n'a pas eu lieu »(13), ce qui confirme la perspicacité de la réserve qu'elle lui inspirait !). Pragmatique, donc, il jouait de la dialectique entre la rupture et la continuité, faisant alternativement prévaloir l'une ou l'autre selon l'intérêt d'une démonstration tout entière orientée par les conséquences de la décision qui s'ensuivrait. Ce pragmatisme confinait parfois au scepticisme que laissent paraître certaines remarques, mais il était toujours attentif et prudent quant aux formes qu'il fallait ménager lorsque la situation du Conseil constitutionnel était en jeu.
(1) Georges Pompidou hier et aujourd'hui, Breet1990, témoignage de M. Bruno de Leusse, p. 76.
(2) « Note pour MM. Georges Pompidou et Bruno de Leusse chargés de recevoir une délégation de la rébellion algérienne à Lucerne (Suisse) » in Charles de Gaulle, Lettres, notes et carnets (1961-1963), Plon 1986, p. 44.
(3) « Lettre à M. Michel Debré, Premier ministre », du 1er août 1961, ibid. p. 118.
(4) « Lettre à Georges Pompidou, directeur général de la banque Rothschild », dans les Lettres, notes et carnets (Juin 1958-Décembre 1960), Plon 1985, p. 197.
(5) Léon Noël, De Gaulle et les débuts de la Ve République, Plon 1976, p. 101.
(6) ibid. p. 155.
(7) Il faut toutefois citer le rapport de Louis Favoreu, « Georges Pompidou et le Conseil constitutionnel », au colloque d'Aurillac, La contribution de la présidence deGeorges Pompidou à la Ve République, Montchrestien 1994, p. 193.
(8) B. Mathieu, J.-P. Machelon, F. Mélin-Soucramanien, D. Rousseau, X. Philippe, Les grandes délibérations du Conseil constitutionnel 1958-1983, Dalloz 2009.
(9) P. Avril, Les decisions no 92-314 et 92-315 DC sur les règlements des Assemblées, in H. Roussillon (dir.), L'article 88-4 de la Constitution française. Le role du Parlement dans l'élaboration de la norme européenne, Presses de l'Université des sciences sociales de Toulouse, 1995, p. 98.
(10) R. Cassin avait dénoncé à Londres l'illégalité du gouvernement de Vichy : J-L. Crémieux-Brilhac, La France Libre, Gallimard 1996, notamment p. 139.
(11) En cela il se rapprochait du général de Gaulle pour qui le droit était un « instrument » selon le témoignage de Bernard Tricot. V. l'entrée « Droit » dans le Dictionnaire de Gaulle, Robert Laffont, 2006, p. 385.
(12) « Tous les juristes en sont d'accord, cette décision est dans les pouvoirs du président de la République » affirmait E. Balladur le 9 juillet 1993 à la suite d'un refus de F. Mitterrand.
(13) Selon la célèbre formule de Jean Rivéro au colloque de 1977, in L. Favoreu (dir), Vingt ans d'application de la Constitution de 1958. Le domaine de la loi et du règlement, PU Aix-Marseille, 1978, p. 83.