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Excès de pouvoir administratif et excès de pouvoir législatif (II)

Georges VEDEL

Cahiers du Conseil constitutionnel n° 2 - mai 1997

Retrouvez la première partie de cet article dans le Cahier du Conseil constitutionnel n° 1

21.– Dans la seconde partie de cette étude nous voudrions montrer que, en dépit des particularités de sa saisine en matière de contrôle de la constitutionnalité des lois et des conséquences qu'elles entraînent tant sur le terrain de la procédure que sur celui de la portée et des effets de sa décision, le Conseil constitutionnel se trouve conduit à des opérations logiques qui sont celles-là même que le juge de l'excès de pouvoir administratif a rencontrées.

On va voir que ces opérations sont conduites selon des règles et selon des méthodes qui sont proprement celles d'un juge statuant en droit et exclusivement en droit en vue d'apprécier la validité des normes ou actes de degré inférieur au regard du contenu de normes de degré supérieur.

On supposera connues du lecteur nombre des institutions, des procédures ou des concepts se rapportant au sujet et qui seront évoquées le plus souvent possible de façon abrégée.

22.– La progression logique dans la recherche de l'excès de pouvoir législatif comporte deux grandes étapes.

La première concerne l'espace ouvert au contrôle de la constitutionnalité des lois. Il dépend de deux mesures essentielles : d'une part la recension des normes soumises à ce contrôle ; d'autre part celle des normes de référence auxquelles sont confrontées les normes contrôlées.

La seconde étape est celle des concepts fonctionnels ou, si l'on préfère, des instruments techniques par lesquels le juge constitutionnel assure la confrontation des normes contrôlées aux normes de référence.

La comparaison de la jurisprudence constitutionnelle avec la jurisprudence administrative n'a pas le même aspect pour chacune de ces étapes. Dans la première, on verra que la recension des actes soumis au contrôle de l'excès de pouvoir administratif a comporté une plus grande marge d'initiative et de liberté que celle des actes soumis au contrôle de constitutionnalité. Ensuite le rapprochement des deux jurisprudences en ce qui regarde la détermination des normes de référence se resserre.

Mais c'est dans la seconde étape de notre examen que le juge constitutionnel comme le juge administratif ou, si l'on préfère, le Conseil constitutionnel et le Conseil d'État apparaîtront soumis l'un et l'autre à des exigences presque purement logiques auxquelles l'un comme l'autre, ils répondent, sauf des variations de vocabulaire, par des techniques de contrôle à la fois rigoureuses et respectueuses des limites de la fonction juridictionnelle qu'impliquent la démocratie et l'État de droit.

23.– Par convention, on a limité notre étude au contrôle de la constitutionnalité des lois en laissant de côté les autres chefs de compétence du Conseil constitutionnel qui sont assez étrangers à l'hypothèse d'un excès de pouvoir législatif. Il est vrai que, dans une certaine mesure, l'on pourrait faire valoir que l'intervention du Conseil constitutionnel en vertu des articles 40 et 41 et surtout de l'article 37, alinéa 2 de la Constitution peut conduire à censurer un excès de pouvoir législatif. Mais ceci nous entraînerait trop loin et n'apporterait rien d'essentiel à notre propos.

À première vue l'écart est grand en ce qui concerne le champ d'intervention ouvert au Conseil d'État et à celui ouvert au Conseil constitutionnel quant aux actes contrôlés.

Tout d'abord, le Conseil d'État non seulement dispose d'une compétence consultative distincte du contentieux mais celle-ci a dérivé de celle-là qui lui était antérieure de trois quarts de siècle. Le Conseil constitutionnel, on le sait, a récusé toute compétence consultative qui ne serait pas fondée sur un texte précis.

En second lieu, le Conseil d'État a très largement déterminé lui-même le champ de sa propre compétence qui était défini en termes vagues sinon sibyllins par les textes de 1790 et de l'An III qui n'avaient été accompagnés par des prescriptions législatives précises relatives à la compétence juridictionnelle que de façon ponctuelle (si l'on en excepte du moins le domaine relativement étendu dessiné en matière de travaux publics par la loi du 28 pluviose an VIII). Il lui fallut en outre préciser en ce qui concerne le recours pour excès de pouvoir les actes correspondant à la notion de décision exécutoire avec les exceptions résultant de la théorie de l'acte de gouvernement. De façon générale l'apport jurisprudentiel en ce qui concerne les actes soumis au contrôle du juge de l'excès de pouvoir est de toute une autre ampleur que celui que le Conseil constitutionnel a pu fournir pour déterminer le champ du contrôle de la constitutionnalité des lois. En effet, les dispositions textuelles concernant les compétences du Conseil constitutionnel comportent peu de lacunes appelant l'intervention du juge.

Enfin, alors que le contentieux administratif relève sauf des exceptions très étroites, du juge administratif, on peut dire qu'une grande part du contentieux constitutionnel potentiel échappe au Conseil constitutionnel.

Les actes les plus importants du Président de la République ne relèvent ni du Conseil d'État ni du Conseil constitutionnel. Bien plus ce dernier n'a pas le monopole du contentieux constitutionnel puisque l'article 5 confère au Président de la République le soin de veiller au respect de la Constitution, et que, sauf lorsque la loi-écran s'interpose, les juridictions administratives ou judiciaires ont la possibilité de faire application et donc d'interpréter des règles de valeur constitutionnelle.

24.– Si l'on voulait toutefois mettre en parallèle la recension des actes soumis au contrôle du juge administratif et celle des actes soumis au contrôle de constitutionnalité, on relèverait deux données qui ne concernent pas la technique de délimitation mais l'esprit de celle-ci. Elles sont en forme contrastée.

La première concerne l'hypothèse, à priori peu imaginable, où le Conseil constitutionnel a dû accepter de connaître de la validité d'un décret (autrement que par voie d'exception greffée sur un contentieux lui appartenant).

Ceci ce rapporte, on le sait, à la décision par laquelle le Conseil constitutionnel a examiné au fond un recours contre le décret fixant les dates de l'élection des députés après la dissolution de 1981. Contraire à toute la jurisprudence antérieure, cette acceptation s'imposait parce que le refus aurait amené le Conseil à reporter l'exercice de sa compétence en matière électorale après le scrutin et seulement à l'occasion des contestations élevées dans chacune des circonscriptions, ce qui aurait été juridiquement absurde et politiquement impraticable. Par une décision ultérieure, le Conseil a d'ailleurs très strictement défini les conditions de mise en jeu de son intervention préventive en matière de contentieux électoral. On voit que le juge constitutionnel, malgré sa volonté de ne pas excéder sa compétence d'attribution, s'est trouvé contraint par une espèce de force majeure juridico-politique, à statuer dans une contestation non expressément prévue par les textes.

La seconde donnée jurisprudentielle dont on ferait état en sens contraire concerne le refus opposé par le Conseil constitutionnel d'exercer un contrôle de constitutionnalité sur la loi issue du référendum du 28 octobre 1962 et portant des dispositions partiellement de valeur constitutionnelle. La motivation de la décision, reprise en substance trente ans après, repose, outre une argumentation exégétique, sur le fait que la loi référendaire procède de l'« expression directe de la souveraineté nationale ». La formule peut être contestée. On pourrait lui opposer une transposition de la formule bien connue : « La loi n'exprime la volonté générale que dans le respect de la Constitution » qui ne serait pas moins valable pour la loi référendaire que pour la loi parlementaire. Au surplus le statut spécifique de la loi référendaire tel qu'il ressort des décisions de 1962 et de 1992 impliquerait qu'une loi adoptée par référendum ne pourrait être abrogée ou modifiée que par référendum – ce qui n'est pas exact. Mais la vanité de ces raisonnements résultait de l'impossibilité pour le Conseil de se faire reconnaître au-delà de sa légitimité juridique une légitimité politique supérieure ou comparable à celle du corps électoral s'exprimant directement.

À première vue les deux solutions que l'on vient de rappeler dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel n'ont pas leur pendant dans celle du Conseil d'État. Tout au plus peut-on montrer que la mission de statuer en droit comporte dans les deux cas des servitudes qui sont aux frontières du droit et de la politique en entendant ce dernier terme dans un sens neutre. Le Conseil d'État connaît une telle tension en matière d'actes de gouvernement ou prétendus tels : il réduit le plus possible la liste des actes soumis à son contrôle. Mais il y maintient une part irréductible. Cette tension entre deux pôles paraît inévitable quand le juge est en face du pouvoir d'État.

25.– Toujours dans ce que l'on a appelé la première étape du processus de contrôle, il faut après avoir recensé les actes à contrôler, déterminer la ou les normes supérieures par référence auxquelles peut être reconnue la validité ou l'invalidité de ces actes. Selon l'expression de L. FAVOREU et O. PHILIP il s'agit du « bloc de constitutionnalité ». On pourrait parler symétriquement pour le Conseil d'État d'un « bloc de légalité » au sens large du mot (puisqu'il implique les règles de valeur constitutionnelle lorsqu'elles ne sont pas éclipsées par la loi-écran).

Tout de suite il apparaît que les deux blocs sont sur un point hétérogènes l'un à l'autre. Le bloc de normes dont le Conseil constitutionnel est gardien ne comporte que des sources dont le rang et le contenu relèvent dans leur principe du seul droit écrit, sans doute soumis à des interprétations plus ou moins constructives, mais ne pouvant s'analyser comme résultant d'une compétence normative extérieure reconnue à l'organisme de contrôle. Le bloc de la légalité – si par ce nom l'on désigne l'ensemble des normes de référence utilisé par le juge administratif – comporte des règles qui ont leur source dans la jurisprudence même : il s'agit des principes généraux du droit. Sans doute le juge administratif tient-il souvent à les présenter non comme une invention mais comme une découverte puisqu'ils ne seraient que la mise en forme synthétique de règles communes affirmées dans des textes particuliers. Mais au moins dans un certain nombre d'hypothèses la part d'invention l'emporte largement sur la part de découverte. Pour s'en convaincre il suffit de comparer la généreuse richesse qui a multiplié les principes généraux du droit dans la jurisprudence administrative avec la parcimonie qui préside dans la jurisprudence constitutionnelle à la reconnaissance de principes fondamentaux reconnus par les lois de la République.

Autre différence sensible entre les deux « blocs ». Se combinant avec le critère formel relatif à la hiérarchie des divers actes administratifs intervient devant le juge administratif un critère matériel : à égalité de niveau formel les actes réglementaires ne peuvent être méconnus par les actes non réglementaires. Au contraire il n'est pas possible au législateur de donner à une loi générale une force propre qui lierait le futur législateur en lui interdisant de déroger par une loi particulière à ladite loi générale.

26.– En revanche sur un point fondamental le Conseil Constitutionnel reproduit à son niveau la position prise par le Conseil d'État. Il s'agit de la situation du juge au regard des normes de référence.

René CHAPUS a établi que la compétence du juge administratif s'exerçait avec une autorité « supra-décrétale » et « infra-législative », ce qui explique le rang des principes généraux du droit au sens de la jurisprudence du Conseil d'État. On peut dire que le Conseil constitutionnel, dans la confrontation des actes contrôlés et des normes de référence dont le contrôle assure le respect, situe sa mission de dire le droit à un niveau supra-législatif mais infra-constitutionnel. En d'autres termes, le Conseil constitutionnel ne partage pas le pouvoir constituant et n'exerce qu'un pouvoir constitué. Ou, si l'on préfère encore, détenteur d'un large pouvoir d'interprétation des normes de valeur constitutionnelle il ne détient aucune compétence initiale pour créer une norme.

Pourtant la question s'est posée voici trois ans de savoir si le Conseil constitutionnel n'était pas juge de la validité des lois de révision constitutionnelle, ce qui impliquerait à la fois que ces lois pourraient lui déférées et qu'elles seraient subordonnées au respect de règles par définition supérieures. Dans la doctrine, l'on a dénoncé l'ambiguïté sinon l'incohérence de la décision dite « MAASTRICHT II qui tout à la fois reconnaît et rappelle les limites mises à l'exercice du pouvoir constituant dérivé et se défend de contrôler cet exercice. Toujours portée à critiquer la »timidité" du Conseil constitutionnel, une partie de la doctrine voudrait que certaines règles constitutionnelles, au sein même du bloc de constitutionnalité, soient fondamentales et ne puissent subir de dérogations fût-ce par une révision constitutionnelle. Plus subtilement Dominique ROUSSEAU suggère d'entendre de façon très constructive les limitations que la Constitution met à l'exercice de la compétence de révision et par exemple de déduire de la disposition garantissant la forme républicaine du gouvernement le droit du Conseil la censure d'une loi de révision portant atteinte aux principes de fond de l'idéal républicain.

En réalité, la décision Maastricht II est parfaitement cohérente et ne mérite pas les critiques qui lui ont été adressées.

Il faut partir, comme le fait la décision, de ce que la révision de la Constitution est explicitement interdite dans certaines circonstances (par exemple vacance de la présidence de la République). Elle constate assez logiquement que, dans le respect de ces limites, le pouvoir constituant est souverain et elle récuse toute construction attribuant aux diverses dispositions constitutionnelles des rangs différents (On dira plus loin que le Conseil rejette la « supra-constitutionnalité » et la « super constitutionnalité »). Elle constate que, dans le cas qui lui est soumis, la révision n'a en rien méconnu les règles explicites lui assignant des limites. Il n'y a rien d'autre à dire dans l'état de la procédure de contrôle engagée devant le Conseil.

Reste à savoir ce qui se serait passé si, effectivement, la loi de révision était intervenue en violation des prescriptions l'interdisant. Le Conseil en 1992 n'était pas tenu de se lier sur ce point par une formulation qui aurait été hautement imprudente eu égard aux diverses hypothèses où un tel grief serait porté devant le Conseil. Dans la logique des auteurs qui on argué des contradictions de la décision Maastricht II, il faut bien que la saisine porte sur la loi constitutionnelle de révision et donc, même si la forme républicaine du gouvernement n'est pas en cause, que le fond de la révision puisse être critiqué. Mais dans la logique du Conseil – et c'est, selon nous, la bonne – le problème porte sur l'existence même de la révision. Tout juge peut être appelé à vérifier l'existence d'une règle invoquée devant lui indépendamment des vices juridiques qui ouvriraient un contrôle de simple validité. Or, pour prendre un exemple, il y aurait plus qu'une simple incompétence dans une loi de révision qui serait votée en cas de vacance de la présidence de la République ou d'invasion du territoire. Il s'agirait d'une usurpation dont la constatation peut être faite en toute occasion et sans une investiture explicite même pour une juridiction d'attribution. La sanction de cette inexistence est le refus de tenir compte de la règle inexistante.

Au total, la nécessité de faire respecter les limites que la Constitution assigne à l'exercice du pouvoir constituant dérivé produit des effets à la fois plus rigoureux et plus restreints que ceux que produirait la recevabilité de saisines dirigées contre les lois de révision constitutionnelle. Ils sont plus rigoureux car la constatation de l'inexistence est pratiquement soustraite à des conditions de délai et de procédure qui s'imposent à la contestation de la validité. Mais le champ dans lequel cette rigueur se déploie est singulièrement étroit puisque l'inexistence ne peut être invoquée que si la révision a enfreint de façon directe et évidente l'une des règles très peu nombreuses limitant le pouvoir constituant dérivé.

27.– En 1962 la thèse selon laquelle l'article 11 de la Constitution ne permettrait pas de soumettre une révision constitutionnelle à un référendum direct sans vote des deux Chambres, aurait pu conduire à invoquer l'inexistence de la loi référendaire. Elle se serait heurtée en elle-même au fait que, si l'opinion selon laquelle l'article 11 pouvait être mis en ? uvre pour opérer une révision de la Constitution était minoritaire dans la communauté des juristes elle n'était pas sans partisans compétents et désintéressés. L'allégation d'inexistence s'en trouvait fragilisée.

La solution donnée en 1962 par l'appel à l'« expression directe de la souveraineté nationale » paraît d'ailleurs à avoir ôté sa chance à toute contestation de validité ou d'existence portant sur une loi référendaire, à moins naturellement qu'un futur référendum ne soit vicié par les conditions mêmes de son organisation et de son déroulement justifiant l'annulation des résultats par le Conseil au titre de l'article 60 de la Constitution.

Finalement, en dépit des critiques d'une certaine partie de la doctrine il paraît exact que juge administratif et Conseil constitutionnel situent, chacun à son niveau leur activité juridictionnelle, selon les mêmes principes. Le juge statue dans un ensemble hiérarchique à un rang supérieur à celui des actes qu'il contrôle et à un rang inférieur au rang du « bloc » de référence.

28.– À cette assertion un contradicteur malicieux pourrait objecter que les lois organiques sont, selon certains auteurs, reçues comme faisant partie du bloc de constitutionnalité alors qu'elles subissent automatiquement le contrôle de validité du Conseil constitutionnel tant en ce qui concerne la procédure d'élaboration qu'en ce qui concerne le contenu de la loi. Ici le rang du juge, puisqu'il peut censurer la loi organique, serait égal à celui d'un des éléments au bloc de constitutionnalité.

L'objection ne paraît pas fondée. La loi organique est regardée comme un élément du bloc de constitutionnalité au prétexte que la méconnaissance d'une loi organique par une loi ordinaire entraîne normalement la censure de celle-ci. Mais on arriverait à un résultat analogue et rationnellement plus satisfaisant par la simple constatation que la méconnaissance par le législateur ordinaire d'une loi organique ou l'empiètement par lui sur une matière réservée à la loi organique viole directement l'article 46 de la Constitution. Il faut donc admettre avec Dominique ROUSSEAU que l'intégration à un bloc de constitutionnalité strictement entendu des lois organiques n'est pas nécessaire pour justifier la censure des lois ordinaires qui méconnaîtraient les règles constitutionnelles relatives aux lois organiques.

29.– On aurait pu penser que le ralliement en 1989 du Conseil d'État à la doctrine du Conseil constitutionnel et de la Cour de cassation sur la portée des dispositions de l'article 55 de la Constitution avait exclu clairement les traités du bloc de constitutionnalité. Bien que l'argumentation motivant la décision du Conseil constitutionnel du 15 janvier 1975 (d'ailleurs non reprise par la Cour de cassation) soit en bonne partie peu convaincante il semblait acquis que le Conseil constitutionnel ne saurait faire entrer en ligne de compte à l'occasion de l'examen d'une loi la contrariété de celle-ci aux clauses d'un traité. L'application de l'article 55 revient aux juges du fond devant lesquels un plaideur l'invoque. Le Conseil constitutionnel en avait d'ailleurs donné un exemple récent en faisant référence aux dispositions de l'article 55 dans le cadre du contentieux électoral où, précisément, il est « juge du fond ».

La solution ainsi acquise non sans quelques vicissitudes est-elle encore pleinement reçue aujourd'hui par le Conseil constitutionnel ? Des commentateurs de grande autorité s'opposent sur ce point. Selon L. FAVOREU et L. PHILIP, les décisions de MAASTRICHT n'ont pas dérogé à l'exclusion des traités du bloc de constitutionnalité. D. ROUSSEAU, soutient que, si la doctrine à laquelle le Conseil d'État a fini par souscrire n'est pas invalidée, elle a subi, du moins une inflexion qui ressortirait de diverses décisions du Conseil constitutionnel et notamment de MAASTRICHT I et II.

La discussion de ces opinions opposées dépasserait le cadre du présent article. On peut seulement observer que la mention par le Conseil constitutionnel de la règle « Pacta sunt servanda » est équivoque et en un certain sens inattendue. Si elle signifiait que cette règle de droit international a valeur constitutionnelle en droit interne la méconnaissance de certains traités équivaudrait à une violation de la Constitution. Mais cette signification est-elle la bonne ? On peut douter de ce que le Conseil constitutionnel veuille déranger l'harmonie du paysage juridique en désavouant l'arrêt du Conseil d'État Nicolo et s'exposer à devoir résoudre des problèmes souvent complexes de droit international dans le mois qui suivrait une saisine invoquant l'inconstitutionnalité d'une loi sur la base de l'article 55.

30.– Nous venons de survoler de manière d'ailleurs incomplète ce que l'on désignait plus haut comme la « première étape » du processus de contrôle de la constitutionnalité des lois. Nous avons eu l'occasion de jeter un regard sur les éléments d'un processus correspondant suivi par le Conseil d'État dans le contentieux de l'excès de pouvoir.

Dans cette phase le particularisme du contentieux constitutionnel est encore très apparent.

On a dit que dans cette première étape se mesure l'espace ouvert au contrôle quant à la recension des actes soumis contrôlés et, en vis-à-vis, à la définition du corpus des normes de référence. La recension des actes soumis au contrôle, très dépendante du particularisme de la saisine, ne se prête guère, sinon en forçant la réalité, à une comparaison avec la recension des actes administratifs contre lesquels le recours pour excès de pouvoir est recevable. Tout au plus relèverait-on que, dans cette matière, lorsque les textes se prêtent à interprétation ou gardent le silence, l'organe chargé du contrôle est obligé de définir lui-même sa compétence et sa mission et livre une sorte d'auto-portrait.

Le même engagement se retrouve, toujours avec des problèmes de frontière mais qui sont loin d'être marginaux, lorsque, dans la deuxième partie de cette première étape l'organe de contrôle reconnaît le corpus normatif dont il doit assurer le respect. Il doit alors se situer dans une hiérarchie organique, celle de l'État de droit.

L'ensemble de ces choix est limité par des règles dont le juge n'est pas maître et qui ne sont pas négligeables. Mais dans ces limites, par les solutions qu'il choisit il dessine un projet d'État de droit marquée de sa propre vocation, de son sens des responsabilités sinon de ses ambitions.

L'histoire a enserré dans des cadres différents cette part d'auto-création pour le Conseil d'État et pour le Conseil constitutionnel. Le Conseil d'État a pendant deux siècles eu le temps de tracer son domaine juridictionnel, de recouvrir progressivement les divers secteurs de la vie administrative sans franchir les bornes qui lui interdisent le contrôle de la loi et des actes de gouvernement. En un temps historique plus accéléré le Conseil constitutionnel a dû assurer le contrôle du législateur, naguère réputé souverain, mais sans se porter lui-même au rang de pouvoir constituant. Comme le Conseil d'État ne juge point la loi il ne juge pas la Constitution ; comme le Conseil d'État respecte par une nécessité politique plus que juridique l'acte de gouvernement le Conseil constitutionnel accepte la souveraineté de l'expression du peuple par référendum. Les deux organes de contrôle sont à la fois stricts gardiens du droit et respectueux des zones où la formulation de la règle de droit se situe à un niveau supérieur à celui du contrôle.

31.– Entrons maintenant dans l'étape finale du processus de contrôle : c'est-à-dire au moment où l'organe de contrôle confronte l'acte contrôlé et le corpus des normes de référence et en déduit son jugement : censure ou non-censure. C'est là, disons le tout de suite que la démarche du Conseil constitutionnel et celle du juge administratif, c'est-à-dire pour l'essentiel, le Conseil d'État se rapprochent au point de s'identifier.

32.– La première question qui se pose est celle de savoir quelle est l'exigence du contrôleur ou plus précisément la finalité de sa mission qui est de déterminer si l'acte contrôlé doit être d'une manière ou d'une autre censuré, c'est-à-dire, selon le cas, paralysé ou rétroactivement expulsé de l'ordonnancement juridique.

C'est, à ma connaissance, Charles EISENMANN qui a sinon introduit, du moins le plus fortement développé la distinction qu'il faudrait établir, dans l'analyse du rapport acte contrôlé – normes de référence, entre la compatibilité ou l'incompatibilité d'une part et la conformité ou la non conformité d'autre part. Cette distinction paraît à première vue raisonnable. La compatibilité serait moins exigeante que la conformité ; elle suggèrerait un rapport « négatif » tandis que la conformité aurait un sens plus « positif ». Encore que le vocabulaire du Conseil constitutionnel ne soit pas toujours très rigoureux pour justifier l'absence de censure sur telle ou telle disposition législative, il semble que l'emploi du terme « non-contraire » ou « n'est pas contraire à la Constitution » marque, une absolution un peu regrettée, une sorte d'acquittement au bénéfice du doute alors que l'emploi des mots « conforme » ou « conformité » suggère une approbation plus assurée et plus satisfaite.

Faut-il pourtant rechercher si, dans le contrôle de constitutionnalité, la distinction entre les deux type de rapports possibles entre l'acte contrôlé et les normes de référence a des effets opératoires que l'on pourrait alors comparer avec les résultats d'une recherche analogue consacrée au Conseil d'État ?

Sans nier l'intérêt que peut avoir pour certains aspects de l'analyse juridique, la distinction en question, on peut penser qu'elle est étrangère à l'essentiel du contrôle exercé par le juge de l'excès de pouvoir administratif et par celui de l'excès de pouvoir législatif.

Réduisons le problème à ses données les plus simples. Les normes de référence peuvent, selon le cas, interdire, autoriser ou imposer tel ou tel processus d'élaboration et tel contenu aux auteurs des actes soumis à contrôle. Évidemment, selon l'acte soumis au contrôle, certaines des règles de référence devront seules être prises en considération, encore que certaines soient omniprésentes comme le principe d'égalité. Dans certains cas le répertoire des règles de référence pertinentes notamment en ce qui concerne le contenu à donner à l'acte sous contrôle sera pauvre en prescriptions positives ou négatives. Dans d'autres cas il pourra être foisonnant. Cette pauvreté ou cette richesse peuvent être différemment distribuées : tantôt ce sont les règles de procédure concernant l'élaboration de l'acte, tant ce sont les règles régissant le contenu – ou l'inverse – qui seront dominantes. On pourra bien retirer de leur dénombrement et de leur examen une conclusion sémantique : le terme de compatibilité évoque des contraintes moins fortes que celui de conformité.

Mais en quoi la distinction intéresse-t-elle l'opération de contrôle ? Dans tous les cas, le juge devra se demander si, le processus d'élaboration de l'acte contrôlé ou le contenu de celui-ci est contraire à une norme de référence et ceci peut s'exprimer en toute équivalence en termes de compatibilité ou en termes de conformité, avec seulement une préférence grammaticale pour le premier de ces termes si les exigences des normes de référence sont faciles à satisfaire. Dans le cas contraire l'on aimera mieux parler de conformité.

Prenons garde pourtant à ce que le couple compatibilité-incompatibilité englobe le couple conformité-non-conformité qui n'en est qu'un cas particulier indifférent à ce qui concerne le jugement de l'organe de contrôle.

En effet, la distinction entre compatibilité et conformité n'aurait de vertu opératoire pour apprécier le rapport entre les normes de référence et l'acte contrôlé que s'il était établi qu'un acte compatible avec ces règles devrait être invalidé parce qu'il serait « non conforme ». Mais ceci ne peut se produire. Si l'acte est « non conforme » c'est en violation de telle ou telle norme inscrite dans le référentiel. Il est donc déjà incompatible et l'exigence de conformité n'ajoute rien. Réciproquement si l'acte est compatible avec les normes de référence c'est qu'il n'en contredit aucune y compris celles qui se rapporteraient à la « conformité ». Finalement le couple conformité-non conformité correspond à une notion superfétatoire en ce qui concerne l'expression logique de la contrariété entre les normes de référence et l'acte contrôlé.

Donc le seul rapport qui soit opératoire au regard du contrôle est celui du rapport de compatibilité ou d'incompatibilité de l'acte contrôlé et des normes de référence. On peut sans problème utiliser les termes de « non contrariété » et de « contrariété » que Charles EISENMANN juge vagues mais qui se rapportent à la logique aristotélicienne : de deux propositions dont le contenu est contraire, l'une au moins ne peut être tenue pour valide et si l'une est tenue pour valide (ce qui est le cas des normes de référence), l'autre est nécessairement invalide.

Par exemple l'union de deux personnes du même sexe nest pas « conforme » – au moins jusqu'à nouvel ordre – aux dispositions du code civil sur le mariage. Mais ceci n'ajoute et ne retranche rien à la formulation selon laquelle cette union est « incompatible » avec ces mêmes dispositions.

Autrement dit le recours au couple compatibilité-incompatibilité est nécessaire et suffisant pour mener à bien le contrôle de validité dans un système normatif hiérarchisé.

33.– Ceci ne veut pas dire que l'analyse d'EISENMANN soit sans intérêt. En effet il ressort de son principe et des applications qui en sont faites que le rapport des normes de référence à l'acte contrôlé est plus ou moins contraignant et spécialement que le contenu de l'acte de degré inférieur est plus ou moins prédéterminé par les premières. Les exigences de compatibilité opèrent dans tous les cas selon la même logique mais elles laissent plus ou moins de liberté à l'auteur de l'acte contrôlé depuis le cas où cette liberté est quasi inexistante (par exemple la délivrance d'un récépissé de déclaration d'association) jusqu'au cas où, bien qu'elle ne soit jamais totale, elle est très large (par exemple le choix d'un sens unique pour la circulation dans une rue).

En réalité ce que la controverse sur la compatibilité ou la conformité met en cause, c'est l'étendue et le contrôle juridictionnel du pouvoir discrétionnaire laissé à tel ou tel auteur potentiel de l'acte en ce qui concerne la procédure d'élaboration ou le contenu. La distinction de la compatibilité et de la conformité n'est pas opératoire quant au critère logique de la contrariété ou de la non-contrariété entre le référentiel et l'acte contrôlé. Mais traduite en termes classiques de compétence liée et de pouvoir discrétionnaire elle retrouve une signification parce qu'elle se rapporte à la variété et à la densité des exigences des normes de référence (et non à deux catégories de rapports logiques).

Mieux vaut aborder, comme on le fera plus loin, le problème des rapports entre pouvoir discrétionnaire, compétence liée et contrôle juridictionnel dans les termes habituels, qui sont plus familiers et reçus dans le langage courant de la jurisprudence et de la doctrine. On y gagnera d'ailleurs en substituant à la définition de catégories distinctes d'actes relevant de la compatibilité et d'actes relevant de la conformité la constatation que le dosage de compétence liée et de pouvoir discrétionnaire se déploie de façon continue entre le cas de l'acte fortement pré-déterminé par une forte dose de compétence liée et celui de l'acte largement indéterminé grâce au vaste pouvoir discrétionnaire reconnu à son auteur – sans qu'il y ait jamais un acte totalement pur de compétence liée et de pouvoir discrétionnaire.

34.– Mais avant d'en venir au chapitre du pouvoir discrétionnaire et de la compétence liée, il paraît utile, ne serait-ce que pour écarter ce qui est en grande partie un faux problème, de se demander si les « ouvertures » au recours pour excès de pouvoir, jouent un rôle dans le contrôle de la constitutionnalité des lois. Le système des ouvertures est en bonne part un produit de l'histoire. En gros, il s'est dessiné, en partant de recours plus ou moins spécifiques à l'occasion du décret du 2 novembre 1864 réduisant à peu de chose les frais de recours pour excès de pouvoir. L'ouverture de l'incompétence, largement entendue était la plus ancienne et a abrité au début XIXème siècle ce qui devait être plus tard identifié comme le vice de force et même le détournement de pouvoir. Moins ancienne, l'ouverture de la violation de la loi ne fut de plein exercice que lorsque le Conseil d'État la débarrassa de l'exigence que la violation de la loi fût en outre accompagnée d'une violation des « droits acquis ». La trace de ce développement empirique apparaît évidemment en ce que la « violation de la loi » énonce une ouverture ne couvrant ni l'incompétence ni le vice de forme ni le détournement de pouvoir, ouvertures qui correspondent cependant à des violations de la loi. De là une convention de langage qui peut déconcerter les non-initiés.

La modernisation du système des ouvertures la plus reçue actuellement est celle proposée en 1950 par M. GAZIER. Elle aboutit à une présentation en deux groupes de cinq ouvertures : le groupe de la légalité externe (incompétence et vice de forme ou de procédure) et le groupe de la légalité interne (violation directe de la règle de droit, erreur dans les motifs de l'acte, détournement de pouvoir).

35.– Qu'en est-il d'un système d'ouvertures analogue dans l'examen de la constitutionnalité des lois ? La réponse à cette question est moins simple qu'il ne paraît.

Sans doute une première constatation est facile : la distinction entre les contestations sur la légalité externe et celles qui portent sur la légalité interne a des conséquences importantes dans le contentieux administratif de l'excès de pouvoir. En effet, les moyens de légalité externe et les moyens de légalité interne correspondent à des causes juridiques différentes. Cette distinction a des effets sur divers points de procédure. La production de moyens relevant par exemple de la légalité interne ne pourra s'ajouter à ceux d'abord seulement invoqués de légalité externe que dans le délai du recours. De même le juge d'appel ne pourrait être saisi de moyens de légalité interne que si les juges du premier degré n'ont eu à connaître que des moyens de légalité externe et réciproquement.

Cette distinction est sans intérêt pour le Conseil constitutionnel puisque, comme on l'a exposé plus haut en détail, la seule saisine concernant une loi, indépendamment des griefs qu'elle peut énoncer, ouvre au Conseil constitutionnel une compétence, d'ailleurs obligatoire, d'examen de la loi dans sa totalité et enlève tout sens à la prohibition de l'ultra petita.

En passant on notera que, pour les mêmes raisons, la distinction entre les moyens qui peuvent être soulevés d'office et les autres, pratiquée par le juge de l'excès de pouvoir, n'a pas de portée en matière de contrôle de la constitutionnalité des lois.

L'autre raison qui a empêché qu'un système d'ouverture fût mis en place par le Conseil constitutionnel est évidement que les vicissitudes historiques qui avaient affecté le contentieux administratif n'avaient pas leur pendant dans le contrôle de constitutionnalité.

Dès lors, sans justification historique ou pratique un tableau des ouvertures n'aurait eu pour le Conseil constitutionnel qu'un intérêt théorique qui, avec raison, ne lui paraissait pas de premier plan.

36.– Cela dit, l'absence d'un tableau des ouvertures a-t-elle eu pour résultat d'affecter si peu que ce soit le problème de fond essentiel : le contrôle du Conseil constitutionnel en a-t-il été plus ou moins étendu ? Le mieux pour répondre à cette question est de rechercher si et comment l'on pourrait appliquer sur la jurisprudence du Conseil constitutionnel la grille de lecture des « ouvertures » fournie par le contentieux administratif.

C'est précisément ce qu'a fait Dominique ROUSSEAU par référence, il est vrai, à la classification traditionnelle en quatre ouvertures.

37.– Avec son aide et en renvoyant à ses références l'on est peu embarrassé par les moyens de « constitutionnalité interne », c'est-à-dire l'incompétence et le vice de procédure.

En ce qui concerne l'incompétence la définition de cette « ouverture » répond en tout point à la jurisprudence administrative tant pour l'incompétence positive que pour l'incompétence négative.

On peut cependant faire deux remarques.

La première est que, malgré le luxe de précautions prises par notre Constitution pour défendre la compétence du pouvoir réglementaire contre les empiétements du pouvoir législatif, le Conseil constitutionnel refuse de censurer une loi contraire aux dispositions de l'article 37 alinéa 1er si le gouvernement n'a pas en temps utile, recouru à la procédure d'irrecevabilité de l'article 41.

La réparation de l'inconstitutionnalité affectant la loi ne peut plus être réalisée que par le déclassement des dispositions empiétant sur le domaine réglementaire selon la procédure de l'article 37 alinéa 2.

De même les dispositions de l'article 40 limitant la compétence des parlementaires en matière d'initiative financière ne peuvent être invoquées lors du contrôle de constitutionnalité de la loi les méconnaissant que si le gouvernement a, en temps utile, soulevé l'irrecevabilité.

En ce qui concerne l'incompétence négative (terme qu'utilise le Conseil lui-même) est entendu par celui-ci de façon plus large qu'en général que dans le contentieux de l'excès de pouvoir. Pour le Conseil constitutionnel il y a incompétence négative lorsque le législateur reste en deçà de sa propre compétence et laisse ou confie au pouvoir réglementaire des matières réservées au pouvoir législatif. En droit administratif l'incompétence négative concerne plus précisément des hypothèses le refus par une autorité d'exercer sa propre compétence mais n'y range pas (tout en les censurant) les transferts de compétence dépassant ce qui peut être délégué par une autorité supérieure à une autorité inférieure. Il s'agit véritablement d'une nuance.

38.– L'autre ouverture qui pourrait concerner la « constitutionnalité interne » serait celle du vice de procédure ou de forme.

Le Conseil constitutionnel ne censure en cette matière que la méconnaissance de dispositions constitutionnelles. La méconnaissance par les assemblées parlementaires de leurs propres règlements n'est censurée que si elle coïncide avec une méconnaissance de la Constitution.

Étant donné le rang des règles de procédure en cause le Conseil ne paraît pas pratiquer la distinction reçue dans le contentieux administratif de l'excès de pouvoir entre ce qui est « substantiel » et ce qui ne l'est pas.

Cependant il a absous de façon surprenante une violation pourtant patente des règles constitutionnelles de procédure parlementaire, à savoir l'exigence du vote personnel dès lors qu'il n'était pas « établi qu'un ou des députés aient été portés comme ayant émis un vote contraire à leur opinion » ni que, « dans la prise en compte de ce ou de ces votes, la majorité requise n'aurait pu être atteinte »

Cette interprétation des dispositions de l'article 27 de la Constitution est certainement hardie pour ne pas dire téméraire puisqu'il est évident que l'article 27 n'a pas été écrit pour assurer la sincérité des votes ou la régularité de leur décompte mais précisément pour obtenir que seuls les présents puissent prendre part au vote et donc pour combattre l'absentéisme. Sans doute le Conseil a-t-il constaté qu'en un quart de siècle la pratique parlementaire avait ignoré l'article 27 et que le retour à la règle constitutionnelle serait trop difficile ou, plus vraisemblablement, seulement apparent.

Comme pour faire contraste avec cette indulgence envers la pratique parlementaire la même décision a donné une interprétation tellement constructive du mot « amendement » qu'elle a ainsi amorcé une jurisprudence qui supplée plus qu'elle ne le met en ? uvre le texte de la Constitution dans le domaine de la procédure parlementaire.

On peut envisager deux commentaires opposés de la décision en question.

Le premier, sévère, serait que cette décision qui refuse l'application d'une disposition constitutionnelle précise (l'article 27) et, impose à propos des amendements, le respect d'une construction dont la base constitutionnelle est très incertaine est une manifestation (Dieu merci à peu près la seule) du gouvernement des juges.

À l'opposé l'autre commentaire ferait valoir que la décision se justifie par le souci du Conseil constitutionnel non seulement pour les droits de l'homme mais aussi pour la mécanique institutionnelle. Dans cette perspective il lui était légitime de donner à un texte prohibitif devenu obsolète une portée restreinte. C'est ce qui justifierait la mise en sommeil de l'article 27 alinéa 2. En revanche, l'utilisation de certaines lacunes constitutionnelles risquait, par un usage pervers de la procédure des amendements, de dévoyer le processus législatif normal et de mutiler l'exercice des droits des deux Assemblées et de leurs membres. C'était bien l'office de l'« organe de régulation des pouvoirs publics » d'empêcher ce qui d'ailleurs était, un détournement de procédure.

Le débat reste ouvert.

39.– Si l'on passe maintenant aux ouvertures relevant de la légalité ou de la constitutionnalité « interne », celle du détournement de pouvoir appelle diverses observations.

La première est que, dans l'histoire des vieux recours en annulation des actes administratifs unilatéraux et du recours pour excès de pouvoir qui les a unifiés, le grief du détournement de pouvoir, que l'on rattacha jadis à l'incompétence largement entendue, joue un rôle non négligeable. La principale raison est que la conquête par le juge administratif du contrôle de l'exactitude matérielle des motifs et plus encore de l'appréciation des faits a été tardive. En revanche, à l'appui du grief de détournement de pouvoir, le juge pouvait de bonne heure retenir l'indice tiré de la méconnaisance ou du travestissement. C'est notamment par ce biais qu'un contrôle des mesures disciplinaires injustifiées fut quelquefois exercé.

Comme le montre une analyse statistique des décisions du Conseil d'État, bien qu'assez souvent invoqué par les requérants faisant flèche de tout bois, le détournement de pouvoir est aujourd'hui rarement retenu par le juge administratif. La raison en est moins dans les difficultés de la preuve que dans le fait que l'acte entaché de détournement de pouvoir peut, dans un contentieux comportant un contrôle étendu du juge sur les motifs de fait et de droit, être censuré sans recourir au détournement de pouvoir. Il est normal que le juge annule par erreur sur les motifs une mesure disciplinaire reposant sur des faits matériellement inexacts, sur une qualification erronée de la faute disciplinaire ou sur une disproportion manifeste entre celle-ci et la sanction prononcée. Dès lors pourquoi retenir un détournement de pouvoir superfétatoire ?

Ce développement historique permet, par transposition, de comprendre comment le Conseil constitutionnel peut à la fois éviter la reconnaissance d'un détournement de pouvoir législatif et cependant, par un effet d'équivalence, censurer les dispositions qui en seraient entachées.

40.– L'allégation d'un détournement de pouvoir à l'encontre d'une loi implique que le Parlement aurait usé du pouvoir législatif en vue d'un but qui n'était pas celui qu'il aurait dû poursuivre.

Cette formulation fait ressortir la difficulté pour le Conseil constitutionnel d'admettre « l'ouverture » du « détournement de pouvoir » difficulté encore plus forte que celle qui a incité le Conseil d'État à écarter cette ouverture en matière de contrôle des décisions juridictionnelles.

Sans doute, le Conseil constitutionnel répugne-t-il d'élever contre le législateur, détenteur d'une légitimité politique et juridique de premier plan, le reproche d'avoir usé son pouvoir, peut-être malicieusement, à des fins qui lui étaient interdites par la Constitution.

Il en est d'autant plus ainsi que, si le pouvoir législatif s'exerce dans le domaine qui lui est réservé, il est réputé de le faire au nom de l'intérêt général tel qu'il le définit librement sans que le juge puisse contredire cette appréciation dans la très grande majorité des cas.

De façon très synthétique le Conseil constitutionnel a rappelé ces deux données :

« L'article 61 de la Constitution ne confère pas au Conseil constitutionnel un pouvoir général d'appréciation et de décision identique à celui du Parlement, mais lui donne seulement compétence pour se prononcer sur la conformité à la Constitution des lois déférées à son examen .. »

Le Conseil constitutionnel n'emploie pas le terme de détournement de pouvoir ou des qualifications équivalentes.

Mais quelles sont les conséquences de cette restriction de vocabulaire ?

Le Conseil a pu, dans des hypothèses diverses, censurer sans recours au détournement de pouvoir des lois qui pouvaient mériter ce reproche. En effet, comme on l'a vu à propos de l'histoire du recours pour excès de pouvoir, quand l'ouverture de la « violation de la loi » (pour le Conseil constitutionnel la « violation de la Constitution ») avec ses diverses rubriques est très accueillante, il est facile de traduire en termes objectifs le grief plus ou moins mêlé de subjectivité de détournement de pouvoir et compliqué par le fait que l'intention critiquée serait collective.

Mais - et c'est une autre question – la transposition que l'on vient d'évoquer n'est-elle pas purement fictive au moins dans certains cas ? C'est ce que soutient Dominique ROUSSEAU.

Il en donne comme exemple la décision des 10-11 octobre 1984 relative à la « loi FILLIOUD » sur les entreprises de presse. À l'encontre de certaines dispositions de ce texte on pouvait certes faire valoir que la majorité de l'Assemblée nationale qui l'avait votée avait voulu alléger ou restreindre la place qu'un patron de presse, regardé par elle comme un adversaire politique, s'était assurée par la création et surtout l'acquisition de titres de journaux. Les dispositions de la loi soumise à l'examen du Conseil constitutionnel empêchant l'accaparement dans l'avenir du marché de la presse ne furent pas censurées. En revanche elles le furent en tant qu'elles auraient pu priver le patron de presse en question de la situation qui était la sienne jusqu'au jour d'intervention de la nouvelle loi.

Cette solution était ainsi motivée :

"... s'il est loisible au législateur, lorsqu'il organise l'exercice d'une liberté publique en usant des pouvoirs que lui confère l'article 34 de la Constitution, d'adopter pour l'avenir, s'il l'estime nécessaire, des règles plus rigoureuses que celles qui étaient auparavant en vigueur, il ne peut, s'agissant de situations existantes intéressant une liberté publique, les remettre en cause que dans deux hypothèses : celle où ces situations auraient été illégalement acquises ; celle où leur remise en cause serait réellement nécessaire pour assurer la réalisation de l'objectif constitutionnel poursuivi ..."

Trop fréquemment les commentateurs ont vu dans cette motivation une mise en ? uvre du principe de non-rétroactivité. En réalité, elle reflète une toute autre idée qui n'était pas nouvelle et dont la législation, la pratique et la jurisprudence administrative avaient fait mainte application : l'exigence de proportionnalité dans l'application d'une mesure contraignante nouvelle à des situations existantes et nées de l'usage d'une liberté. Pourquoi une nouvelle réglementation sur la sécurité des ascenseurs ou sur celle des automobiles ou sur tel aspect de l'urbanisme ne s'applique-t-elle pas immédiatement sauf urgence aux constructions ou aux fabrications déjà existantes ? Tout simplement parce que, si la charge qui pèsera pour l'avenir sur les nouveaux propriétaires ou usagers peut être proportionnée au but à atteindre, elle risque d'être bien disproportionnée au regard des anciens qui devraient consentir de lourds sacrifices pour refaire un ascenseur, modifier leur immeuble ou leur voiture. Or, en l'espèce, si pour l'avenir il était utile, comme le reconnaît le Conseil constitutionnel, d'empêcher des opérations qui auraient pu, dans un temps plus ou moins long, permettre à un homme ou à un groupe de détenir un quasi-monopole de la presse nationale, ce quasi-monopole était loin d'être atteint au moment de l'intervention de la loi. Il n'était donc pas utile de revenir sur le passé. En tout cas l'application de la loi dans ce sens aurait, pour un résultat douteux, pu impliquer, comme l'indiquent plus loin les motifs de la décision, l'obligation de procéder « à des transferts pu à des suppressions de titres éventuellement contre le gré des lecteurs », alors d'ailleurs que ces lecteurs sont mis, par la même décision « au nombre des destinataires essentiels de la liberté de la presse »

Or, sans besoin d'une expertise, il était évident que le nombre de titres et la diversité de leurs « lectorats » ne permettaient pas de croire qu'au moment de l'intervention de la loi, le pluralisme était en péril même s'il fallait le préserver pour l'avenir.

Ces éléments auraient certainement pu être présentés comme établissant un détournement de pouvoir législatif. Cette possibilité était d'autant plus ouverte que la loi tellement soucieuse du pluralisme au plan national (c'est-à-dire pour les journaux parisiens cependant bien diversifiés) ne comprenait aucune mesure pour combattre les monopoles souvent presque parfaits de la presse régionale ou départementale, cependant pourvue de la majorité des lecteurs. On peut imaginer une rédaction en termes de détournement de pouvoir mettant en lumière le fait que le législateur que l'article 34 de la Constitution habilite à fixer les règles concernant "... les garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l'exercice des libertés publiques" n'avait pas poursuivi ce but et lui avait préféré un objectif de politique partisane.

On aurait pu imaginer une telle rédaction à la condition qu'elle fût utile ou en tout cas (chacun son tour) proportionnée sous la plume du Conseil constitutionnel. Or elle eût été incongrue à la fois par un manque de délicatesse envers le Parlement et par le fait qu'elle aurait affirmé l'existence d'intentions qui ne sont jamais évidentes même si elles sont hautement probables. Au contraire, la motivation retenue par la décision s'appuyait sur des constatations de fait indiscutables et à portée de l'homme de la rue regardent un kiosque à journaux et ne mettait à la charge du Parlement qu'une erreur juridique objective sans malignité.

La même technique rédactionnelle fut d'ailleurs utilisée pour censurer, après un changement politique, une nouvelle loi sur les entreprises de presse qui, elle aussi, aurait pu être taxée de détournement de pouvoir.

Dominique ROUSSEAU a cru lire dans la motivation de la décision de 1984 l'admission, en termes non exprès du détournement de pouvoir. Sa lecture, à notre avis, va trop loin. Mais elle corrobore ce que nous venons de constater : que la traduction du grief de détournement de pouvoir dans un langage ne mettant pas en cause l'intention subjective et la coloration péjorative que sa condamnation lui confère est finalement facile dans un système de contrôle qui accueille comme on va le voir, sans la construction contraignante des ouvertures, toutes les formes de contradiction objective entre les normes de référence et l'acte contrôlé.

Toujours avec l'auteur déjà cité remarquons que cette forme de détournement de pouvoir qu'est le détournement de « procédure » paraît énoncé en termes plus clairs par le Conseil constitutionnel. Mais le terme même de « détournement » de procédure n'est jamais utilisé et c'est normal. Il suffit de constater comme ce fut le cas pour la jurisprudence sur les amendements que la procédure utilisée ne pouvait, en raison de la signification du terme« amendement », s'entendre d'une initiative législative sans rapport avec l'objet de la loi sur laquelle l'amendement serait greffé.

En d'autres termes, si le détournement de pouvoir s'est inséré comme une ouverture autonome dans le système contentieux de l'excès de pouvoir pour les raisons historiques indiquées plus haut, une telle nécessité n'existait pas pour le Conseil constitutionnel.

Cependant jusqu'ici la censure de ce qui pourrait dans le vocabulaire administratif un détournement de pouvoir n'a jamais été entravée en utilisant d'autres termes qui se ramènent à ce que toute incompatibilité avec les normes constitutionnelles de la loi soumise à examen justifie la censure. Cette incompatibilité peut toujours être formulée dans un langage ne faisant pas appel aux intentions du législateur. Il suffit d'écrire que la démarche suivie par le législateur, indépendamment du but subjectivement poursuivi, est objectivement incompatible avec ce que prescrit, autorise ou interdit la Constitution.

Cet évanouissement de l'ouverture a priori la plus originale du contentieux de l'excès de pouvoir met à nu le fait que l'organisation du contentieux de l'excès de pouvoir en « ouvertures », expliqué par l'histoire, lié à des règles de procédure du contentieux administratif et pédagogiquement commode, peut ne pas être reproduite dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel sans pour autant limiter le pouvoir de contrôle de celui-ci.

41.– La même constatation va se poursuivre s'agissant de la dernière « ouverture », celle de la violation de la loi (ou de la Constitution).

Il fallait s'y attendre. La « violation de la loi » dans le langage traditionnel rassemble tous les cas d'illégalité qui ne sont pas catalogués dans les autres ouvertures. Dès lors que, pour une raison ou pour une autre le Conseil constitutionnel renonce à l'une de ces ouvertures (comme c'est le cas pour le détournement de pouvoir) sans renoncer à censurer les lois qui en auraient été justiciables, c'est à l'ouverture" de la violation de la Constitution que profite cette renonciation.

Pour mettre de l'ordre dans la vieille ouverture que l'on nommerait irrévérencieusement un fourre-tout, on l'a subdivisée de diverses manières. Si l'on retient la classification dont le principe comme on l'a dit a été posé par M. GAZIER, on devrait distinguer d'une part la violation directe de la règle de droit et d'autre part l'erreur sur les motifs.

La violation directe de la règle de droit est une notion simple pour les saisines qui invoquent l'incompatibilité entre les normes de référence de valeur constitutionnelle et les termes de la loi déférée au Conseil. En soi et sous réserve de ce qui sera dit plus loin, la mission du juge est assez simple.

La différence entre celle du Conseil d'État et celle du Conseil constitutionnel tient une fois de plus aux modes selon lesquels l'organe de contrôle est saisi. Le système de saisine du Conseil constitutionnel ouvre en un sens au contrôle constitutionnel un champ moins étendu que le contrôle du juge de l'excès de pouvoir administratif. En effet, il ne permet pas de sanctionner le refus du législateur de faire une loi cependant exigée par la Constitution. Le refus illégal par l'Administration de prendre un règlement ou une décision non réglementaire peut être annulé par le juge de l'excès de pouvoir administratif. Mais la carence du législateur contraire à la Constitution ne peut donner lieu de la part du Conseil constitutionnel à rien d'autre que des exhortations glissées à l'occasion de telle ou telle saisine faisant ressortir les inconvénients du vide législatif. Ainsi le renvoi par le Préambule aux lois qui doivent réglementer le droit de grève est-il resté très largement sans suite. De même une autre disposition du Préambule imposant la nationalisation des monopoles de fait nationaux pourrait demeurer sans effet sans que le Conseil constitutionnel puisse réagir. Il ne pourrait le faire que pour censurer une loi privatisant une entreprise publique alors que celle-ci correspond à un monopole de fait national.

42.– Dernière subdivision de la violation de la loi : l'erreur de fait ou de droit qui entacherait les motifs de l'acte contrôlé.

L'erreur de fait joue dans le contrôle du législateur un rôle nettement moins important que dans le contentieux administratif. S'il en est ainsi, c'est d'abord parce que le premier est abstrait par définition. C'est surtout parce que la Constitution impose rarement au législateur de statuer dans un sens déterminé au vu de telle ou telle situation de fait.

On pourrait cependant en donner des exemples. L'un a déjà été cité et concernait la méconnaissance par le législateur de la vraie situation de la presse nationale. De même le Conseil a dû vérifier le fait que les privatisations décidées par le législateur ne concernaient pas des monopoles de fait. Il est vrai qu'il s'agissait autant de questions d'appréciation que de matérialité des faits.

Le Conseil doit d'ailleurs être prudent lorsque, de son côté, il invoque des situations de fait à l'appui de la motivation de ces décisions. Il est peu armé pour les connaître lorqu'elles sont complexes. C'est d'ailleurs l'une des raisons et non la moindre qui lui ont fait refuser de voir dans la contrariété entre la loi et les traités une violation de la Constitution relevant de son contrôle. Même quand le problème de fait de la réciprocité visée par l'article 55 de la Constitution ne se pose pas, l'éclaircissement de la contrariété entre une loi et un traité est souvent mêlé de fait et de droit.

En passant notons que l'appel du Conseil constitutionnel aux faits historiques peut constituer un piège qui l'expose à être lui-même, à tort ou à raison, taxé d'erreur de fait. Dans la décision « Conseil de la concurrence » dont la solution trouvait un appui suffisant sur un principe fondamental reconnu par les lois de la République la mention supplémentaire de la « conception française de la séparation des pouvoirs » a provoqué une controverse historique dont on aurait pu faire l'économie. Autre exemple : pour dénier au « droit du sol » en matière de nationalité« le caractère d'un principe fondamental reconnu par les lois de la République le Conseil constitutionnel a retenu dans ses motifs le fait que le droit du sol n'avait été introduit dans le droit français de la nationalité qu'en 1889 »pour répondre notamment aux exigences de la conscription." À tort ou à raison cet argument de fait de nature historique a été contesté, sans doute à tort, mais ici encore la motivation ne l'exigeait pas.

43.– Quant à l'erreur de droit, sa distinction par rapport à la violation directe de la loi repose dans le contentieux de l'excès de pouvoir administratif (sans entrer dans l'examen concernant le moyen de cassation portant le même nom) sur l'idée que, dans certains cas, l'Administration qui aurait pu prendre légalement une décision sur une base juridique déterminée s'est fondée sur un motif étranger à cette base et qui, lui, ne justifie pas la décision. Cette distinction que les auteurs qualifient de « délicate » et « subtile » a la vertu de mettre en lumière un ensemble de solutions jurisprudentielles affinées mais ne fait pas apparaître d'autres principes que ceux qui sont mis en ? uvre pour constater la « violation directe de la règle de droit ». Tout au plus pourrait-on en retrouver un écho quand le Conseil constitutionnel indique que, « s'il était loisible au législateur » d'édicter telle règle, il ne lui était pas cependant permis de le faire sans l'assortir d'une précision ou d'une précaution exigée par la Constitution.

43.– Ainsi le parallèle entre le juge de l'excès de pouvoir administratif et le Conseil constitutionnel en matière de contrôle de constitutionnalité aboutit à un résultat paradoxal mais éclairant.

Ce système joue un rôle certain dans le contentieux de l'excès de pouvoir et ceci non seulement par la force de la tradition et par ses vertus pédagogiques. Il engendre des effets procéduraux tels que la séparation de la légalité externe et de la légalité interne ou la détermination des moyens d'ordre public que le juge peut soulever d'office.

Or, le Conseil constitutionnel ne pratique pas, sinon de façon implicite et rarement, le recours à des ouvertures. Tout au plus faut-il mentionner un procédé de rédaction qui, le cas échéant, place en exergue des motifs « un premier intitulé »En ce qui concerne la procédure législative". Ceci correspondrait en gros à l'ouverture du vice de procédure et de forme et à certains aspects de l'incompétence. Mais pour le reste de la motivation la discussion est conduite selon des chefs de rubrique étrangers à une classification par ouvertures.

Et cependant il serait facile de faire la démonstration de ce que tous les types de non-compatibilité entre des normes de référence de degré supérieur et des actes de rang inférieur peuvent, dès qu'ils entrent dans le champ de l'organe de contrôle, être censurés par le Conseil constitutionnel comme par le Conseil d'État.

Dans certaines matières le parallélisme saute aux yeux. S'agissant de libertés publiques, la démarche des deux jurisprudences est frappante. Dans des décisions telles que celles sur la fouille des véhicules – pour n'en citer qu'une – l'argumentation du Conseil constitutionnel suit une espèce de modèle fourni par la jurisprudence administrative. Les formules par lesquelles, après des tâtonnements, le Conseil constitutionnel interprète le principe d'égalité sont empruntées au Conseil d'État. On retrouverait cette concordance parfois littérale dans l'application aux étrangers de l'alinéa du Préambule de 1946 selon lequel « la nation assure à l'individu et à la famille les conditions nécessaires à leur développement »

A ceci s'ajoutent quelques signes mineurs mais qui ne sont pas sans intérêt, tels que le recours à des stéréotypes venus du langage du juge administratif « moyen », « grief », « le moyen manque en fait » et la pratique de fréquentes citations textuelles tant des normes de référence que des actes soumis au contrôle.

Il faut certes admettre que la présence toujours assurée au sein du Conseil constitutionnel de juristes ayant pratiqué ou enseigné (souvent les deux) le droit administratif a pu exercer une influence sur le style rédactionnel du Conseil constitutionnel. Mais cette influence a été favorisée par l'identité fondamentale, malgré les différences entre les niveaux de contrôle et entre les procédures de la mission de contrôle objectif exercée par l'un et l'autre Conseil en fonction d'un système normatif hiérarchisé sur des actes imputables à la puissance publique dans son sens le plus large.

44.– Il serait encore plus probant de constater que, dans les techniques de contrôle, Conseil constitutionnel et Conseil d'État ont recours à des concepts opératoires tels que l'erreur manifeste, le principe de proportionnalité, le « retrait de venin » le « standard » dont l'un et l'autre font un usage comparable. Il n'y a pas eu fondamentalement de phénomène d'imitation automatique mais des contraintes de nature logique présentes dans l'office du juge compris de manière analogue en vertu d'une culture juridico-politique partagée des deux côtés du Palais-Royal.

Cet office est de déterminer sur quels points l'acte de rang inférieur est incompatible avec les normes de référence. Mais l'un et l'autre élément de ce couple peuvent poser et le plus souvent posent des problèmes d'interprétation.

L'interprétation de l'acte contrôlée n'est utile qu'à deux conditions : que l'acte ne soit pas « clair » et que l'un des sens qu'on peut lui attacher soit de nature à faire ressortir une incompatibilité avec les normes de référence. Si ces conditions sont réunies le juge au nom de l'économie des moyens dispose de diverses méthodes propres à ne pas prononcer une censure. Le Conseil d'État peut facilement imposer son interprétation notamment par un « retrait de venin » qui impose une lecture parfois inattendue compatible avec les normes de référence. Comme dans la très grande majorité des cas le contentieux des décisions qui procéderaient de l'acte contrôlé reviendrait au juge administratif, l'interprétation « non venimeuse » s'imposera d'elle-même en pratique. Le Conseil constitutionnel est dans une position moins favorable parce que l'application de la loi contrôlée lui échappe. Il doit donc recourir à une réserve plus ou moins solennelle d'interprétation.

Mais l'essentiel est que, avec des techniques différentes, les deux contrôles recherchent le même résultat : remplacer une censure par une interprétation constructive écartant toute incompatibilité avec les dispositions de normes de référence hiérarchiquement supérieures.

45.– Mais c'est le traitement appliqué à ces normes de référence qui met essentiellement en ? uvre l'office du juge. Celui-ci l'accomplit de deux manières.

Tout d'abord il donne aux normes de référence un contenu qui ne dépend pas seulement de leur lettre. À cet égard le Conseil constitutionnel se trouve en général disposer de plus de liberté que le juge administratif. Celui-ci en effet a comme référentiel direct des textes législatifs dont l'objet et le contenu sont assez détaillés. Le juge constitutionnel peut se trouver sans doute devant des normes de référence assez précises par exemple la présomption d'innocence ou le principe de la légalité des délits et des peines. Mais le bloc de constitutionnalité est surtout fait de déclarations de principe dont l'interprétation peut être restrictive ou extensive, par exemple la « nécessité publique » qui autorise l'expropriation, la proportionnalité des délits et des peines, la solidarité nationale.

Or, c'est du contenu des normes de référence que dépend la liberté, en d'autres termes le pouvoir discrétionnaire de l'auteur (législateur ou autorité administrative) de l'acte contrôlé. C'est de là par voie de conséquence que se déduit la nature du contrôle (normal ou restreint) exercé par le contrôleur. On a pu dire en substance que l'exercice du pouvoir discrétionnaire est en principe soustrait à un contrôle de régularité (sauf incompétence ou vice de procédure) mais que le champ ouvert au pouvoir discrétionnaire dépend lui-même d'une appréciation discrétionnaire du juge.

Cette assertion ne serait recevable que sous deux réserves.

La première est que l'interprétation de la norme de référence n'emprunte pas l'essentiel aux préférences du juge. Aussi bien Conseil d'État et Conseil constitutionnel sont attentifs au texte littéral de la norme de référence. C'est évident dans toute la jurisprudence du Conseil d'État malgré certaines interprétations extensives souvent mettant en ? uvre des principes constitutionnels. Ce n'est pas moins visible dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel. Par exemple, dans la première décision de 1982 sur les nationalisations le Conseil constitutionnel a exercé un contrôle restreint sur la justification des nationalisations par l'utilité publique et un contrôle normal sur la « juste et préalable indemnité » devant accompagner les expropriations permettant les nationalisations. C'est parce que le texte même de l'article 17 de la Déclaration de 1789 laisse au législateur un pouvoir non défini d'apprécier la « nécessité publique » mais qualifie de manière explicite et beaucoup plus précise l'exigence de la "juste et préalable indemnité.

Ce qui freine d'autre part la libre interprétation des textes ou principes de référence c'est que le plus souvent ils n'opèrent point dans l'absolu et doivent se comprendre en relation et même en concurrence avec des textes ou principes de même valeur. Le Conseil d'État a consacré en décisions nombreuses la nécessité de concilier l'exercice des libertés publiques et celle de l'ordre public. Le Conseil constitutionnel a, à son tour, dû concilier la reconnaissance de tel ou tel droit, de tel ou tel objectif de valeur constitutionnelle avec d'autres droits ou objectifs de même valeur en concurrence avec lui.

En passant notons que, contrairement à ce que l'on lit quelquefois, cette ? uvre de conciliation n'a pas à sa source une classification entre droits de premier, de second ou de troisième rang. On doit contester que les droits inscrits dans le même texte constitutionnel puissent être juridiquement de rang différent. Ce serait aberrant pour trois raisons. La première, toute juridique, est que l'énoncé d'une règle dans la hiérarchie des normes fixe son rang qui est celui des normes identiquement énoncées dans le même texte. La seconde est que telle est la jurisprudence du Conseil constitutionnel qui, pour apprécier la régularité des limites apportées à l'exercice du droit de grève par certaines lois, ne part pas de la place supérieure ou inférieure du droit de grève dans la hiérarchie des droits constitutionnellement garantis mais de considérations concrètes sur les conséquences de l'exercice du droit de grève qui ne sont évidemment pas les mêmes dans une installation nucléaire et sur le petit écran. Et ce n'est pas une démarche différente de celle du Conseil d'État dans l'arrêt DEHAENE et de sa descendance.

La troisième raison de contester la hiérarchisation des droits constitutionnellement garantis est qu'elle peut mutiler le droit même qu'elle voudrait exalter. Le Conseil constitutionnel a eu raison de consacrer le droit au logement comme droit constitutionnel à l'occasion de lois destinées à en favoriser l'exercice. Il est en revanche absurde d'en conclure que ce droit est supérieur au droit de propriété auquel il devrait être inconditionnellement préféré. Comme le droit au logement suppose pour son exercice l'existence d'immeubles, la préférence absolue des droits des locataires sur ceux des propriétaires entraînerait assez rapidement l'arrêt des investissements immobiliers privés dans le domaine locatif, résultat pratique exactement, contraire à la proclamation du droit au logement.

46.– Ainsi, par la confrontation des actes soumis à contrôle et des normes de référence, se dessine un réseau complexe de rapports entrecroisés définissant compétence liée et pouvoir discrétionnaire. De sa teneur dépend le « nil obstat » simple ou sous réserves, ou la censure de l'acte contrôlé. L'opération a pour l'essentiel la même structure de la part du juge administratif et de la part du Conseil constitutionnel.

Pourtant tout n'est pas dit par cette première opération. Le juge qui paraît laisser la bride sur le cou au pouvoir discrétionnaire et en terminer ainsi avec sa mission de contrôle garde une arme ultime qui est l'assignation de certaines limites à l'exercice du pouvoir discrétionnaire pour en censurer ce que l'on pourrait appeler les « abus ». L'on pourrait, il est vrai soutenir que ce que l'on présente ici comme une opération différente de la délimitation première de la compétence liée du pouvoir discrétionnaire n'en est en réalité qu'une partie : après tout il serait aussi logique que l'on incorpore à cette délimitation l'interdiction des « abus » du pouvoir discrétionnaire.

On peut pourtant défendre la présentation en deux temps qui est la nôtre parce que ce que réserve le juge au regard de ces « abus », c'est sa propre compétence et sa part dans l'exercice du pouvoir discrétionnaire pourtant défini dans un premier mouvement comme un espace de liberté au profit du seul auteur de l'acte contrôlé.

L'exemple le plus simple est celui où la première analyse du juge révèle que les normes de référence laissent à l'auteur de l'acte contrôlé la liberté de choisir entre plusieurs chiffres possibles. Il est admis qu'une loi de procédure pénale peut prévoir sous certaines conditions un temps de garde à vue. Rien n'impose un nombre déterminé d'heures ou de jours. Le juge n'acceptera pas cependant un délai qu'il jugerait excessif. Ce faisant il s'agit moins de limiter le pouvoir discrétionnaire que d'en réviser l'exercice. L'opposition n'est pas ici entre compétence liée par les normes de référence et pouvoir discrétionnaire de l'auteur de l'acte mais entre pouvoir discrétionnaire de celui-ci et pouvoir discrétionnaire du juge. Car si, dans l'exemple choisi, le juge estime excessif le délai de garde à vue arrêté par le législateur, c'est de façon littéralement discrétionnaire.

Un tel exemple aurait des pendants nombreux dans la jurisprudence du Conseil d'État. Quel est le temps au-delà duquel, dans des circonstances normales, l'Administration ne peut plus refuser le concours de la force publique pour l'exécution d'une décision de justice ? La consultation et l'interprétation des normes de référence permettent de dire que le concours de l'Administration n'est pas immédiatement obligatoire dès la demande de l'intéressé mais ne peut pas être ajourné sine die. C'est à l'intérieur de cet espace que l'Administration exerce son pouvoir discrétionnaire. Mais cet exercice n'est pas sans contrôle. Le juge peut le condamner en lui substituant sa propre appréciation elle-même discrétionnaire.

Cependant le juge, dans de tels exemples, n'impose pas sa propre appréciation par un « Sic volo, sic jubeo » qui serait sans valeur justificative. Il use alors d'un certain nombre de concepts fonctionnels qui ont tout à la fois le mérite de réduire l'imprécision et l'arbitraire (au sens neutre) de sa décision. Ces concepts fonctionnels, instrument techniques de contrôle, ont été évoqués plus haut. Selon les cas ils sont spécifiques ou interchangeables.

On ne peut les étudier ici pour des raisons dont l'évidence ressort de la richesse et de l'étendue des études doctrinales qui leur ont été consacrées.

L'ouvrage magistral de Stéphane RIALS dont les conclusions sont complexes met en lumière les standards nombreux que le juge administratif met en ? uvre et qui se ramènent le plus souvent à l'idée de normalité exprimés sous de nombreux vocables (« raisonnable », « suffisant », « grave »), etc... Sans doute conteste-t-il que le plus souvent la mise en ? uvre du standard puisse correspondre à un pouvoir discrétionnaire du juge. L'essentiel dans le cadre de notre propos est de relever que la liste des standards utilisés par le juge administratif se retrouve dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel.

Le terme d'« erreur manifeste » a été évidemment emprunté à la jurisprudence du Conseil d'État par le Conseil constitutionnel et ceci à des fins identiques. Dans des cas où la première opération de délimitation de la compétence liée et du pouvoir discrétionnaire laisse à l'auteur de l'acte soumis au contrôle une liberté d'appréciation à peu près totale, le juge entend se garder pourtant une arme pour censurer un usage aberrant de cette liberté.

Logiquement le terme de « manifeste » pose deux problèmes. Le premier est de savoir ce que signifie « manifeste ». Il semble bien fournir un instrument de mesure de la gravité de l'erreur, tellement aberrante que son évidence saute aux yeux d'un profane. Mais en quoi le degré de l'erreur influe-t-il pour limiter le pouvoir discrétionnaire ? C'est plus difficile à expliquer sinon justement par l'idée que le juge doit garder un ultime contrôle fondé sur l'idée que la liberté d'appréciation n'est reconnue qu'autant que son usage pouvait être a priori imaginé comme contestable mais non hors de toute prévision.

On sait que, depuis plus de vingt ans le Conseil constitutionnel utilise notamment l'erreur manifeste soit pour rappeler sans autre précision qu'il y a des limites à l'exercice du pouvoir discrétionnaire « normal », soit pour censurer (en termes plus courtois) la disproportion entre les motifs d'une disposition législative et son contenu, par exemple entre la nature d'une infraction et la peine qui lui est attachée.

On voit apparaître ici le principe de proportionnalité et l'on est frappé de ce que son rapport avec la prohibition de l'« erreur manifeste » ait évolué dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel comme dans celle du Conseil d'État. À l'origine la disproportionnalité n'est retenue que si elle est « manifeste » ou en tout cas « grave ». C'est le point de départ de l'implantation du principe de proportionnalité. Mais avec la théorie du « bilan coût-avantages » dans le contrôle de l'expropriation si le juge administratif n'exige pas un équilibre parfait, il peut pourtant censurer une décision d'expropriation, en raison d'une disproportion bien inférieure, semble-t-il, à celle que procurerait l'exigence d'une erreur manifeste. Ceci ressort notamment de la minutie de l'examen des coûts et des avantages. Sans aller aussi loin le recours du Conseil constitutionnel au principe de proportionnalité semble s'écarter de l'exigence primitive de l'« erreur manifeste » même si le mot de « manifestement » est souvent utilisé dans un sens qui paraît affadi.

Ainsi le principe de proportionnalité a perdu ou, pour le Conseil constitutionnel, est en train de perdre son caractère de technique de secours servant à limiter un exercice anormal du pouvoir discrétionnaire. Il prend place comme un principe de logique juridique dans le bloc général des normes de référence, il sert à délimiter prima facie compétence liée et pouvoir discrétionnaire.

47.– On regrette d'avoir dû mentionner de manière superficielle sinon cavalière ces concepts fonctionnels que sont les divers standards, l'erreur manifeste, la proportionnalité, se recouvrant souvent les uns les autres ou se combinant entre eux. Il ne s'agissait pas d'en exposer le contenu ni de prendre parti sur les nombreux problèmes que posent leurs fondements ni leurs applications mais de relever que les démarches respectives du juge de l'excès de pouvoir et du conseil constitutionnel les ont crus l'un et l'autre nécessaires pour remplir leur office.

Le rappel de ces techniques a complété la démonstration que le contrôle par le Conseil constitutionnel de la constitutionnalité de la loi peut être regardé comme un contrôle de l'excès de pouvoir législatif.

Comme on l'a vu dans la première partie de cette étude, le Conseil constitutionnel n'est pourtant pas saisi d'un recours et il n'est pas pourvu d'une procédure d'instruction de type juridictionnel ; il n'est pas saisi d'une contestation contentieuse car son intervention éventuelle est une phase du processus législatif.

Pourtant sans renoncer à ce statut et, le cas échéant, en en usant des libertés prétoriennes qu'il procure, tout se passe comme si l'opération que le Conseil conduit dans la confrontation de la loi et de la Constitution était juridictionnelle. Il profite de ce que l'instruction de la saisine n'es pas réglementée pour organiser lui-même une instruction non formaliste et très largement ouverte. Puis pour décider de la solution que l'on attend de lui il retrouve, avec toutes leurs exigences, toutes leurs difficultés, toute leur logique nombre de ces concepts fonctionnels (et l'on dirait même leurs tours de main), le processus du juge de l'excès de pouvoir vers la décision.

Sans doute sur divers points l'inspiration lui est-elle venue de l'exemple du juge de l'excès de pouvoir administratif. Mais l'essentiel de ce parallélisme procédait de la nature même de la question fondamentale qui lui est posée : à savoir faire respecter la hiérarchie structurant un système normatif.

Ainsi, sans avoir un statut de juge au sens généralement reçu du terme, il fait ? uvre de juge de en s'assurant la possession des éléments d'un débat informé et contradictoire et en le concluant par une décision fondée sur les règles de droit dont la première est la supériorité de la Constitution. Pour ce faire, il utilise les méthodes et les concepts auxiliaires d'une activité juridictionnelle censurant l'excès de pouvoir.

48.– Il reste à comprendre comment en dernière analyse malgré la très grande liberté laissée au Conseil constitutionnel cette voie a été suivie. Le Conseil aurait pu, par une dérive telle celle du Sénat du Second Empire, se comporter comme une Chambre législative plus soucieuse d'opportunité que de régularité juridique. Il aurait pu aussi, selon les vues d'une bonne partie des rédacteurs de la Constitution de 1958, se cantonner à contrôler le respect des articles de la Constitution en excluant la Déclaration de 1789 et le Préambule de 1946 des normes de référence. Il aurait pu, à l'instar de la Cour suprême américaine ou de telle ou telle Cour constitutionnelle européenne, s'arroger des pouvoirs qui l'auraient fait l'égal ou le suppléant du pouvoir constituant.

Or le contrôle de constitutionnalité exercé en France sur le législateur s'est établi autrement et paraît être une transposition du contrôle du juge de l'excès de pouvoir sur l'Administration avec des particularismes finalement mineurs par rapport à l'essentiel de l'opération de contrôle.

Il est impossible, croyons-nous, de comprendre cet aboutissement sans prendre en compte la conception de l'interprétation des normes de référence caractérisant une culture juridico-politique qui imprègne le Conseil constitutionnel et le Conseil d'État et qui n'est pas étrangère à l'ensemble de l'appareil juridictionnel français.

On n'entrera pas dans l'examen de la ou des théories dont l'essentiel est l'affirmation que l'interprétation d'un texte juridique procède nécessairement non d'un acte de connaissance mais d'un acte de volonté. Il n'existerait pas d'hypothèse où un texte n'exigerait pas au moins partiellement une interprétation. Ainsi, contrairement à une conception traditionnelle et conservée comme « officielle » le juge n'est pas le « bras de la loi », chargé d'en assurer l'application. Il est authentiquement créateur de normes et n'est pas seulement chargé de l'application de règles existantes. Lorsqu'il interprète un texte il ne découvre pas une vérité objective mais fait un choix volontaire.

En pratique le Conseil d'État et le Conseil constitutionnel se reconnaissent très largement la compétence d'interprétation constructive qui peut aller très loin par les voies du raisonnement déductif.

Cependant ils acceptent qu'il y ait une frontière entre l'interprétation constructive et le pouvoir initial de création d'une norme. Même le Conseil d'État dans la formulation des principes généraux du droit se réclame d'une source textuelle dont il ne tirerait qu'une généralisation ou une extension.

Il s'ensuit que le recours à l'interprétation n'est pas inconditionnellement légitime. Il est de très nombreux cas où la grammaire, instrument regardé comme objectif, impose un sens. Sans doute, peut-on, notamment dans la jurisprudence du Conseil d'État, des espèces à propos desquelles le juge a interprété un texte que l'on aurait pu croire grammatiquement clair. Elles sont tout de même très rares.

Le Conseil constitutionnel manifeste lui aussi sa volonté de ne pas se reconnaître un pouvoir initial de création de normes nouvelles sous prétexte d'interprétation. Il a pris depuis assez longtemps l'habitude de rattacher, fût-ce au prix d'une interprétation très constructive toutes ses décisions à un texte de force constitutionnelle.

Que cette pratique puisse ne pas être parfaitement logique, qu'en tout cas elle use de frontières parfois vagues (telles que celles entre l'interprétation constructive et un pouvoir créateur autonome) on n'en discutera pas ici. Ce que l'on veut marquer, c'est que le juge constitutionnel français, a beaucoup plus que d'autres, le souci d'échapper au reproche du gouvernement des juges.

49.– Ce qui conforte ce refus et lui donne sa pleine signification, c'est que le Conseil constitutionnel situe exactement sa compétence à un niveau supra-législatif mais infra-constitutionnel.

Il n'accepte pas une supra-constitutionnalité dont il serait le gardien et qui lui permettrait de faire échec au pouvoir constituant dérivé au nom de prohibitions ne résultant pas de la Constitution elle-même.

Il refuse également ce que l'on pourrait appeler la « super-constitutionnalité » c'est-à-dire la distinction au sein de la Constitution de rangs différents, assignés par le juge, qui justifieraient un contrôle sur le respect de cette hiérarchie interne. Sans doute l'égalité de rang des prescriptions constitutionnelles ne conduit-elle pas en cas de conflit entre elles à une neutralisation réciproque mais le choix ou la conciliation à opérer entre elles obéissent-il à des arbitrages non automatiques.

Ceci ne procède pas d'une timidité ou d'une auto-censure, mais d'une conception de l'office du juge. Le Conseil constitutionnel a su affirmer que la Déclaration des droits et le Préambule avaient force constitutionnelle, ce qui était peut-être étranger à des attentes de la classe politique, mais qui s'imposait sans besoin d'interprétation des textes. La pleine autorité dont il a usé dans cette circonstance procède de la même conception que celle qui inspire le refus de l'interprétation sans rivages, l'invention à plusieurs étages d'une hiérarchie supra ou super constitutionnelle.

50.– Un troisième trait, en liaison étroite avec ce qui vient d'être dit, doit être rappelé. La légitimité démocratique du juge constitutionnel français a pour fondement son statut de pouvoir constitué qui peut être non désavoué ou démenti par le pouvoir constituant comme on le dit à tort mais qui peut donner à celui-ci l'occasion de procéder à une révision et d'actualiser la Constitution. A chacun de prendre ses responsabilités.