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Entretien avec Mme le professeur Snezana Savic

Snezana SAVIC - Présidente de la Cour constitutionnelle de Bosnie-Herzégovine

Cahiers du Conseil constitutionnel n° 11 (Dossier : Bosnie-Herzégovine) - décembre 2001

Le Dr. Snezana SAVIC est née en 1958 à Banja Luka (Bosnie-Herzégovine). Elle est diplômée de la Faculté de Droit de Banja Luka et a soutenu sa thèse de doctorat en 1993 à Novi Sad sur le thème de « l'État et le Droit ». Assistant dès 1986 à la Faculté de droit de Banja Luka, puis maître-assistant, elle est depuis 1999 professeur titulaire de chaire. Elle enseigne également les fondements du droit à la Faculté des lettres de Banja Luka au sein du département de journalisme.

Le professeur Snezana SAVIC est membre du Comité des sciences de droit du Département des sciences sociales de l'Académie des sciences et arts de la République Srpska. Elle a été représentant à l'Assemblée nationale de la République Srpska, et membre de la Commission constitutionnelle de la Chambre des peuples de l'Assemblée parlementaire de Bosnie-Herzégovine pendant deux mandats. Elle a été nommée juge de la Cour constitutionnelle en mai 2000, comme représentant de la République Srpska et préside la Cour depuis le 7 février 2001.


Propos recueillis à Sarajevo par M. Nicolas Maziau, Professeur à l'Université de Nancy II

  • Nicolas Maziau (N.M.) : Madame la présidente, je vous remercie d'avoir bien voulu accepter cet entretien pour les Cahiers du Conseil constitutionnel. Vous êtes, depuis le début de cette année, la présidente de la Cour constitutionnelle, succédant aux juges Mirko Zovko et Kasim Begic. Comment concevez-vous votre rôle et estimez-vous nécessaire de maintenir le système actuel de rotation qui permet aux représentants de chaque peuple constituant d'élire l'un des leurs comme président de la Cour ?

Snezana Savic (S. Savic) : Le président de la Cour constitutionnelle est en grande partie primus inter pares. Cela constitue un grand honneur, mais implique aussi de lourdes responsabilités. En effet, le président organise et supervise les activités de la Cour, convoque et préside les séances et les auditions publiques et représente la Cour. Le président a également pour tâche de signer toutes les décisions adoptées et de veiller à une bonne coopération avec les autres institutions de l'État. Bien sûr, il est bien plus difficile d'exercer la fonction de président de la Cour constitutionnelle dans ce pays que dans d'autres, si l'on prend en compte la situation spécifique de la Bosnie-Herzégovine et le rôle de la Cour constitutionnelle dans un tel contexte.

S'agissant du principe de rotation relatif à l'élection du président de la Cour constitutionnelle et de ses vice-présidents, il est nécessaire de le préserver parce qu'il permet de répondre aux problèmes posés par la structure complexe de la Bosnie-Herzégovine. Il existe dans toutes les institutions de Bosnie-Herzégovine, il est par conséquent logique qu'il soit aussi à la base du fonctionnement de la Cour constitutionnelle.

  • N.M. : Quelles sont les origines de la Cour constitutionnelle ? Abstraction faite des dispositions de la Constitution de Bosnie-Herzégovine qui organisent la mise en place d'une Cour constitutionnelle, y a-t-il une tradition de justice constitutionnelle dans votre pays ?

S. Savic : Dans sa forme présente, la Cour constitutionnelle de Bosnie-Herzégovine a été établie par l'annexe 4 de l'Accord de paix de Dayton, c'est-à-dire la Constitution de Bosnie-Herzégovine. Il y avait une tradition de justice constitutionnelle en ex-Yougoslavie, ainsi que dans ses unités fédérales, y compris l'ex-République de Bosnie-Herzégovine si bien qu'on pourrait dire que cette institution n'est pas quelque chose d'inconnu ni de nouveau sur le territoire de la Bosnie-Herzégovine. Il n'existe pas de loi sur la Cour constitutionnelle, ce qui est assez rare pour être relevé. La position de la Cour et les procédures devant elle sont prévues par la Constitution et par son règlement de procédure. La Cour adopte son règlement à la majorité des juges. La participation à nos travaux de trois membres étrangers est aussi un fait original. D'après la Constitution, ces trois membres nommés par le président de la Cour européenne des droits de l'homme après consultation de la présidence ne peuvent ni être citoyens de Bosnie-Herzégovine ni d'un État voisin. Il y a également une autre spécificité de la Cour constitutionnelle, relative à sa compétence énoncée à l'article IV.3 (f) de la Constitution de Bosnie-Herzégovine, mais je reviendrai sur ce sujet.

  • N.M. : Selon quelle méthode les affaires sont-elles attribuées à un juge ?

S. Savic : Il y a un registre de toutes les affaires dont la Cour est saisie : le greffier les distribue aux juges selon la date de dépôt des requêtes, suivant l'ordre alphabétique de leurs noms de famille et selon le nombre de requêtes dont les juges sont chargés. Cette attribution dépend aussi de la complexité de l'affaire.

  • N.M. : Quelles sont les règles de fonctionnement de la Cour ?

S. Savic: Mises à part les dispositions constitutionnelles établissant la liste des personnes habilitées à présenter une requête dans le cadre du contrôle abstrait de constitutionnalité, les procédures devant la Cour constitutionnelle de Bosnie-Herzégovine sont fixées par son règlement. Il y a quatre types de requêtes par analogie avec les compétences de la Cour. Ce sont :

- les requêtes pour régler les différends prévues à l'article VI.3 (a);

- les requêtes pour l'évaluation de la constitutionnalité prévues à l'article VI.3 (b), c'est-à-dire les appels ;

- les questions préjudicielles et

- le déblocage de l'Assemblée parlementaire en cas de veto invoqué par les représentants d'un peuple constituant.

Chaque requête est prise en charge par un juge rapporteur désigné, qui prépare un projet de décision en consultation avec les conseillers chargés de l'affaire en question. Le projet de décision est ensuite présenté à la session de la Cour. En ce qui concerne les affaires complexes, il est possible d'avoir une délibération préliminaire afin d'aider le juge-rapporteur à rédiger le projet de décision finale, qui, en règle générale, doit être adopté à la séance suivante. Si c'est nécessaire, la Cour peut décider de tenir une audition publique à laquelle les parties à l'instance et les experts sont convoqués. Une fois l'audition publique terminée, la Cour procède à la délibération et au vote.

  • N.M. : Pouvez-vous nous expliquer comment la Cour est organisée et, en particulier, quel est le rôle du secrétaire général1 ?

S. Savic: La Cour constitutionnelle prend l'essentiel des décisions importantes en session, y compris lorsqu'il s'agit de questions administratives. Certaines commissions présidées par un juge ont été créées pour faciliter le travail de la Cour et éviter que nous ne soyions saisis en session de tous les problèmes : ainsi de la Commission éditoriale, de la Commission des affaires administratives, ou de la Commission des publications et de l'information de la Cour. Conformément à notre règlement, le secrétaire général dirige les services de la Cour. Il gère le budget de la Cour mais sa liberté d'action est assez limitée. De même, le règlement accorde la possibilité au secrétaire général de participer aux sessions et d'intervenir durant les délibérations. Cependant, ce pouvoir ne lui donne pas le droit de se prononcer sur les affaires en discussion sans l'autorisation du juge-rapporteur. Aussi sa tâche est-elle essentiellement administrative, au service des juges.

  • N.M. : La présence de juges étrangers constitue-t-elle un apport important à votre développement ?

S. Savic : La disposition constitutionnelle prévoyant que trois parmi les juges de la Cour constitutionnelle de Bosnie-Herzégovine sont des étrangers, a des causes et des conséquences diverses. Tout d'abord, elle reflète le statut spécifique de Bosnie-Herzégovine, par analogie avec d'autres institutions de l'État ayant des membres internationaux. En outre, la Bosnie-Herzégovine n'est pas membre du Conseil de l'Europe, et par conséquent elle n'est pas signataire de la Convention européenne pour la sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales. Selon moi, c'est la raison principale de la présence des juges internationaux, qui contribuent à une bonne application de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme.

  • N.M. : La prolongation de la présence de juges étrangers à la Cour vous semble-t-elle souhaitable au delà des cinq ans fixés initialement dans la Constitution ?

S. Savic : Il m'est difficile de répondre à cette question qui a, d'une certaine manière, un caractère politique lié à la volonté de l'Assemblée parlementaire. En effet, d'après la Constitution de Bosnie-Herzégovine, l'Assemblée peut établir par une loi ordinaire une solution constitutionnelle différente de la présente. En tout cas, leur engagement sur la protection des droits de l'homme et des libertés fondamentales est certainement décisif. Ce qui est particulièrement important dans ce contexte, considérant le fait que le mandat de cette Cour expire en 2002, est la préservation de la continuité de son fonctionnement.

  • N.M. : Les garanties d'indépendance de la Cour vous paraissent-elles suffisantes ?

S. Savic : Je considère qu'il est nécessaire, pour en renforcer la position, d'adopter une Loi sur la Cour constitutionnelle de Bosnie-Herzégovine. En outre, il faut aussi assurer une position matérielle stable à la Cour, lui donner les moyens de renforcer son personnel et son équipement. Les garanties constitutionnelles de son indépendance me semblent satisfaisantes en ce moment, même si l'on pourrait discuter de la manière par laquelle les candidats au poste de juge sont proposés aux parlements des entités. La Constitution de Bosnie-Herzégovine pose des conditions qui sont assez strictes mais, peut-être les parlements des entités pourraient-ils préciser la procédure d'élection des candidats pour la fonction de juge de la Cour constitutionnelle.

  • N.M. : Quelles sont les relations de la Cour constitutionnelle avec le Haut représentant ?

S. Savic : S'agissant des relations entre la Cour constitutionnelle de Bosnie-Herzégovine et le Haut représentant, elles sont conditionnées par le statut international de la Bosnie-Herzégovine. Il est bien connu que la communauté internationale a des pouvoirs spéciaux très larges, et que, conformément à cette réalité, la situation de la Bosnie-Herzégovine est très spécifique. Ceci se reflète aussi dans les relations entre la Cour constitutionnelle et le Haut représentant. L'élément le plus notable est la compétence de la Cour constitutionnelle d'examiner la constitutionnalité de certains actes du Haut représentant.

Dans plusieurs affaires dont la Cour était saisie par des auteurs autorisés, elle a accepté d'examiner l'aspect substantiel de la constitutionnalité des actes du Haut représentant se substituant aux lois nationales, sans examiner l'aspect formel de ce contrôle. La Cour a considéré que lesdites lois sont des actes de Bosnie-Herzégovine, sans avoir décidé sur leur aspect formel 2.

Je dois indiquer ici qu'il y a eu d'autres opinions à la Cour, et que moi-même j'ai pris la position que si nous acceptons de décider sur l'aspect matériel de l'examen de constitutionnalité, nous devons le faire de même du point de vue formel - c'est-à-dire se prononcer sur la nature de ces actes ; nous sommes alors compétents de ce point de vue pour examiner leur constitutionnalité. C'est certainement un problème complexe dont on pourrait parler longuement.

  • N.M. : En conclusion, depuis votre élection comme présidente de la Cour, quel regard portez-vous sur la justice constitutionnelle en BiH ? Quelle part du contentieux - contentieux abstrait (répartition des pouvoirs entre les institutions ou entre l'État et les entités) ou contentieux des droit fondamentaux vous semble-t-elle devoir devenir la plus importante ?

S. Savic : Tenant compte de la complexité du système de l'État de Bosnie-Herzégovine, la position de la Cour constitutionnelle est très particulière. Il n'y a aucun doute que dans ces quatre dernières années, la Cour constitutionnelle a été saisie de questions importantes. À part la requête concernant la « constitutionnalité des peuples », c'est-à-dire l'évaluation de la constitutionnalité des constitutions des entités, soumise par M. Alija Izetbegoviæ, alors membre de la présidence de Bosnie-Herzégovine, on peut mentionner aussi les affaires concernant l'examen de la constitutionnalité des lois adoptées par le Haut représentant pour la Bosnie-Herzégovine ou le contrôle de conformité à la Constitution des règles électorales de la Commission électorale provisoire, ainsi que des appels interjetés contre les décisions du Haut représentant concernant la révocation d'un certain nombre de hauts fonctionnaires. Tout ce que je viens de mentionner sont des questions importantes et complexes sur lesquelles la Cour constitutionnelle a statué durant la période passée. Toutefois, je considère que le rôle de la Cour dans la protection des droits de l'homme et des libertés fondamentales est extrêmement important. D'autant plus que dans ce domaine, à travers ce type de décisions, la Bosnie-Herzégovine se rapproche de la famille des États européens. La Cour constitutionnelle, appliquant la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, qui prime sur tout autre droit conformément à la Constitution, suit fidèlement la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme. De cette façon, elle établit des standards et indirectement, par la jurisprudence, influence les décisions des Cours des entités. De cette façon la jurisprudence s'harmonise, tandis que la Bosnie-Herzégovine devient un État où le système démocratique se fondant sur la protection des droits de l'homme et des libertés fondamentales se renforce.