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Entretien avec MM. Alex Arts et Michel Melchior, Présidents de la Cour d'arbitrage de Belgique

Alex ARTS, Michel MELCHIOR - Présidents de la Cour d'arbitrage de Belgique

Cahiers du Conseil constitutionnel n° 12 (Dossier : Belgique) - mai 2002

Né à Anvers le 9 octobre 1937, M. Alex Arts est Docteur en droit (Kul, 1962) et licencié en sciences politiques et sociales (Kul, 1963). Avocat au barreau de Tongres (1963-1994), président du CPAS à Genk (1971-1981) puis président national du Conseil supérieur de l'Aide sociale (1986-1988) il est, de 1987 à 1994, sénateur. Nommé juge à la Cour d'arbitrage par arrêté royal du 14 novembre 1994, il est élu président par le groupe linguistique néerlandais à partir du 5 septembre 2001.

Né le 5 décembre 1940 à Marchienne-au-Pont (Belgique), M. Michel Melchior est Docteur en droit de l'Université de Liège en 1963 et licencié spécial en droit européen en 1966. De 1964 à 1978 il est chercheur au Fonds national de la recherche scientifique. Depuis 1978, il enseigne en qualité de professeur ordinaire, ensuite, depuis 1984, en qualité de professeur extraordinaire à la Faculté de droit de l'Université de Liège. De 1978 à 1984, il est membre au titre de la Belgique de la Commission européenne des droits de l'homme (Strasbourg), et juge à la Cour d'arbitrage à partir de la création de celle-ci en 1984. Président (francophone) de la Cour d'arbitrage depuis avril 1993 (mandat renouvelé jusque juillet 2006), il est l'auteur de nombreux articles et ouvrages sur le droit des Communautés européennes, sur la Convention européenne des droits de l'homme et sur la jurisprudence de la Cour d'arbitrage.


Propos recueillis par M. Francis Delpérée, le jeudi 3 janvier 2002, au siège de la Cour d'arbitrage, place Royale, à Bruxelles

  • Francis Delpérée (F.D.) - Ma première question s'adresse au Président Melchior. Il fait partie de la première équipe de la Cour d'arbitrage. Il a été l'un des pionniers de la justice constitutionnelle en Belgique. C'était il y a dix-sept ans. Quel était, à ce moment, l'état d'esprit des membres de la Cour ?

Michel Melchior (M.M.) - La première réunion de la Cour d'arbitrage, celle qui s'est tenue après la séance d'installation, a eu lieu le 3 octobre 1984. Il y avait là douze personnes qui ne se connaissaient guère et qui venaient de milieux professionnels très différents - les hautes juridictions, le Parlement, l'Université... À l'époque, le climat n'était pas très favorable à la Cour. On disait : « Pourquoi créer une nouvelle juridiction ? Pourquoi ne pas se contenter de la Cour de cassation et du Conseil d'État ? ». Ces interrogations, on les trouvait exprimées jusque dans les débats parlementaires qui ont précédé l'adoption de la loi organisant la Cour d'arbitrage.

Il me semble que les membres de la Cour ont tenu le raisonnement suivant. « Nous sommes habilités à connaître des conflits de compétence entre l'État, les communautés et les régions. Pour que l'institution fonctionne - et il faut qu'elle fonctionne -, il convient que chacun mette de l'eau dans son vin communautaire. » Les premiers arrêts de la Cour ont été malaisés à obtenir. Il y a eu de longs délibérés. Il y a eu des discussions interminables qui portaient même sur des virgules. Heureusement, il n'y avait pas beaucoup d'affaires à l'époque... Mais les résultats ont été concluants. Nous voulions que cela fonctionne. Nous avons eu le plaisir de constater que cela a bien fonctionné. Les milieux politiques ont accepté les interventions de la Cour et les arrêts, y compris les arrêts d'annulation, qu'elle était conduite à rendre.

Au cours de la première réunion, nous nous sommes également posé cette question : « Comment rédiger nos arrêts ? » J'ai eu l'occasion de le dire lors d'un colloque scientifique. Nous étions convaincus que nos arrêts devaient être compréhensibles et qu'ils devaient permettre à toutes les parties de retrouver ce qu'elles avaient pu émettre comme opinion. C'est ce qui explique la longueur des points A dans nos arrêts. Nous avons envisagé plusieurs modèles. Nous nous sommes inspirés, en définitive, de la manière d'écrire de la Cour européenne des droits de l'homme.

  • F.D. - Est-ce que votre expérience à Strasbourg comme membre de la Commission européenne des droits de l'homme a été décisive à cet égard ?

M.M. - En ce qui concerne la technique de rédaction des arrêts, je pense, en effet, que mon expérience a été utile. Mais j'ai été suivi rapidement par d'autres et notamment par Louis-Paul Suetens. Les anciens parlementaires souhaitaient, par ailleurs, rédiger des arrêts lisibles par le citoyen moyen. La technique de la Cour de cassation n'a pas été suivie mais il semble qu'elle-même cherche aujourd'hui à simplifier la rédaction de ses arrêts.

  • F.D. - Vous évoquez votre expérience strasbourgeoise. Vous êtes aussi professeur d'université. Cette autre expérience peut-elle être utile à la Cour d'arbitrage ? Ou faut-il considérer que ce sont là des métiers différents ?

M.M. - En tant que professeur, j'enseigne le droit international public, le droit communautaire et le droit de la Convention européenne des droits de l'homme. Mon expérience dans cette dernière matière m'est fort utile actuellement, au contentieux de l'égalité et de la non-discrimination. Les autres disciplines ne le sont que de manière marginale. De manière plus générale, je crois que les professeurs d'université apportent à la Cour leurs connaissances générales du droit, leur maîtrise de certains domaines particuliers de la science juridique, leur aptitude aussi à discuter et à suggérer d'approfondir, quand il le faut, les points délicats de certains dossiers.

  • F.D. - Je m'adresse à l'autre président de la Cour d'arbitrage, M. Arts. Vous, Monsieur le Président, vous avez une expérience d'homme politique - pour dire les choses simplement : de parlementaire. Je suis amené à vous poser une question symétrique à celle à laquelle vient de répondre le Président Melchior : « Qu'est-ce qu'un ancien parlementaire apporte à une institution de justice constitutionnelle ? »

Alex Arts (A.A.) - Les problèmes qui se posent à la Cour sont, pour l'essentiel, des problèmes de société. Ces problèmes-là ne sont pas purement juridiques. Le Parlement ne fait rien d'autre que d'essayer de résoudre des problèmes de société. Le dialogue sur ces sujets entre des experts juridiques et d'anciens parlementaires peut être fructueux. En tout cas, à la Cour, il procure de bons résultats. Chacun peut donner ses idées. Ce qui m'intéresse le plus à titre personnel, c'est que cette discussion contribue à dégager un consensus entre ceux qui tiennent un raisonnement purement juridique et ceux qui développent un raisonnement plus général - je veux dire : plus fondamental, eu égard à la nature des problèmes traités.

  • F.D. - La Cour d'arbitrage aurait-elle pu fonctionner sans d'anciens parlementaires ?

A.A. - Il est difficile de répondre à cette question. Je ne pense pas que la présence d'anciens parlementaires soit indispensable. Mais, au vu des contacts que nous avons avec nos collègues experts, je crois pouvoir dire qu'ils apprécient l'apport d'anciens parlementaires. À la Cour, nous pouvons nous prévaloir d'une expérience très positive à cet égard.

  • F.D. - Est-ce qu'à votre connaissance, les anciens parlementaires rompent les contacts avec l'assemblée dont ils sont issus ? Est-ce qu'ils gardent, au contraire, des liens privilégiés avec les milieux politiques - les partis, pour être concret - dont ils sont issus ? Est-ce qu'il y a des prescriptions déontologiques à ce sujet ?

A.A. - Nous n'avons jamais eu de discussion de ce genre entre nous. La raison en est simple. Mes collègues anciens parlementaires ont joué le jeu. Ils ont rompu, au moins formellement, les liens avec toute formation ou parti politique. Cela ne les empêche évidemment pas de rencontrer quelqu'un en coulisse. Je ne vois pas d'inconvénient à ce qu'un juge prenne, si besoin en est, contact avec d'anciens collègues du Parlement pour connaître exactement l'enjeu d'une affaire, pour connaître l'origine d'un texte, pour apprécier les intentions de son auteur. Il doit être possible de se parler, en confiance, entre hommes de bonne volonté. Mais cela doit rester l'exception. Ce qui ne va pas, c'est l'inverse. Il n'est pas pensable que des parlementaires prennent des contacts avec la Cour et s'efforcent de l'influencer d'une manière ou d'une autre. Il n'est pas pensable que d'anciens collègues nous contactent, que ce soit dans une affaire particulière ou même en général. Par contre, je constate que des juges collaborent, disons : de manière discrète, dans des groupes de travail de toute sorte. Peut-être même dans un groupe de travail - sur la réforme des institutions, par exemple - qui fonctionne dans le centre d'études d'un parti politique. Bien entendu, ils n'engagent pas la Cour. Ils ne peuvent se référer aux arrêts de la Cour ou aux affaires en cours. Ils agissent en tant qu'experts. Et il convient qu'ils coopèrent discrètement. Autrement, la confiance n'existe plus.

  • F.D. - Parmi les anciens parlementaires qui sont membres de la Cour, il y a une majorité d'anciens parlementaires fédéraux...

A.A. - Oui.

  • F.D. - Et les parlementaires communautaires ou régionaux ?

A.A. - L'un de nos nouveaux collègues est un ancien sénateur. Il a été auparavant directeur de cabinet d'un ministre régional. Un autre a exercé successivement un mandat communautaire et un mandat fédéral.

  • F.D. - Vu de l'extérieur, on pourrait être tenté de dire : « Voici une institution fédérale avec d'anciens parlementaires fédéraux. Lorsque se posera une question relative aux conflits de compétence, la Cour va nécessairement prendre position en faveur de l'État fédéral et se prononcer au détriment des communautés et des régions  ». C'est un procès d'intention ?

A.A. - S'il fallait revoir la procédure de désignation des juges, on pourrait imaginer que la proposition de nomination se fasse d'une manière mixte. Elle n'émanerait pas seulement d'une assemblée législative fédérale. Il devrait être possible de recueillir l'avis ou la proposition d'un Parlement de Communauté. Cet avis serait ensuite transmis à la Chambre des représentants ou au Sénat. Cette forme d'association des assemblées communautaires serait une bonne chose pour le fédéralisme et, peut-être aussi, pour la Cour d'arbitrage.

M.M. - La Cour d'arbitrage a d'emblée adopté une ligne de force - elle l'a peut-être fait involontairement ou inconsciemment, mais elle l'a, en définitive, entérinée : « Le fédéralisme belge doit fonctionner. » Cette proposition peut paraître simple, voire élémentaire. Mais la pratique peut se révéler plus complexe. Dire que le fédéralisme doit fonctionner, cela signifie que les pouvoirs communautaires et régionaux sont perfectibles mais aussi qu'ils doivent être efficaces. Je crois que nous adopterions le même point de vue à l'égard de l'État fédéral si celui-ci voyait réduire de manière significative ses compétences. Nous ferions en sorte que les compétences fédérales restent des compétences efficaces.

  • F.D. - Je voudrais évoquer d'un mot la démission des juges. Il y a un président qui a démissionné, c'était Étienne Gutt en 1989. Il y a un juge qui a démissionné, c'était Yves de Wasseige. Comme les autres juges, ceux de la Cour d'arbitrage sont nommés à vie. Cette règle n'implique-t-elle pas qu'ils aillent jusqu'au bout de leur mandat ? Il y a, bien entendu, la liberté de chacun de ne pas occuper indéfiniment la fonction qui lui a été confiée. Mais ne serait-il pas utile de réfléchir au statut de cette personne quand elle n'est plus juge à la Cour d'arbitrage ? Est-ce qu'un ancien juge peut commenter, par exemple, l'activité passée ou présente de la Cour ? Je me permets de vous poser cette question concrète. Une personne est parlementaire. Elle est nommée juge à la Cour d'arbitrage. Elle démissionne après cinq ans. Peut-elle briguer à nouveau un mandat parlementaire ?

A.A. - Pourquoi pas ? Une fois qu'un ancien parlementaire est membre de la Cour, il est tenu à des obligations particulières - de caractère personnel et de caractère fonctionnel. S'il ne respecte pas les règles de déontologie, chacun le saura. La Cour d'arbitrage en pâtira. La société elle-même en pâtira. Et chacun déplorera ces façons de faire. Mais une fois que le juge n'est plus investi de la fonction de juger, il redevient un citoyen normal.

  • F.D. - Je me fais l'avocat du diable. Est-ce que, dans ces conditions, le juge ne risque pas de penser un peu trop à sa carrière future au moment où il rend des arrêts ?

M.M. - En dix-sept ans, il y a eu peu de départs ou de démissions pour convenance personnelle. Les juges qui nous ont quittés n'ont pas fait de commentaires sur les arrêts auxquels ils avaient participé. Et cela, alors même qu'ils n'étaient peut être pas d'accord avec les solutions intervenues. Ou alors qu'ils avaient été mis en minorité et que c'était cette situation particulière qui les avait peut-être conduits à quitter la Cour d'arbitrage. Mais il n'y a jamais eu de leur part de commentaire sur l'activité de la Cour. Chacun est tenu, en effet, à un devoir de réserve.

  • F.D. - Messieurs les Présidents, je me dois évidemment de vous interroger sur votre présidence bicéphale. Quels sont les avantages et les inconvénients de ce système ? Quel est, à votre estime, le sens de cette présidence en alternance ?

M.M. - Dans les Hautes juridictions en Belgique, il y a un Premier Président qui relève d'un régime linguistique donné et un Président de l'autre régime linguistique. En ce qui concerne la Cour d'arbitrage, le législateur a instauré deux présidents. Il les a placés sur pied d'égalité. C'est une manière de souligner le caractère bicommunautaire de l'État fédéral et donc celui de la Cour d'arbitrage. Même s'il a ainsi laissé de côté la région de langue allemande.

A.A. - La présidence bicéphale fonctionne bien. Je n'ai, sur ce terrain, qu'une expérience de quelques mois. Mais celle-ci se déroule à ma plus grande satisfaction. J'espérais bien qu'il en fût ainsi mais je suis vraiment ravi de constater que telle est la réalité sur le terrain.

M.M. - Il y a une consultation constante, permanente entre les deux présidents. Durant l'année où le président francophone est en exercice, toutes les décisions à prendre sont prises en concertation avec le président flamand. Et la même chose l'année suivante. Toutes les semaines, d'ailleurs, les deux présidents se réunissent. Ils font le point sur les différents problèmes, notamment administratifs, qui se posent à la Cour.

  • F.D. - Pour revenir à la question de la présidence, comment est-elle attribuée dans chaque groupe linguistique ? Est-ce à l'ancienneté ? Est-ce en fonction des départs, ou des arrivées ? Est-ce que, dans la pratique, le régime est celui d'une présidence octroyée pour un mandat limité, mais renouvelable ?

M.M. - Oui et non. En réalité, la question ne s'est posée que du côté francophone. Du côté flamand, les juges sont toujours arrivés à la présidence à un âge qui n'était pas trop éloigné de celui de la retraite. La question d'un mandat limité ne s'est donc pas posée. Du côté francophone, la situation était un peu différente. Nous avons été confrontés à la situation suivante. Le juge le plus ancien était aussi le juge le plus jeune... La Cour a préféré ne pas le désigner pour une période de dix-sept ans mais pour un mandat de six ans, puis pour un autre de sept ans.

A.A. - Le système retenu du côté flamand est celui de l'ancienneté. Cela donne parfois des présidences très courtes. Ce n'est pas très heureux pour l'organisation de la Cour. Je respecte mes collègues qui ont souhaité exercer une présidence de quelques mois. J'avoue que, si je m'étais trouvé dans la même situation, j'aurais dû également évaluer les avantages et inconvénients d'une présidence aussi éphémère. Mais, au plan organisationnel, il faut admettre que quelques années sont nécessaires pour « mener la barque » à bon port. À l'avenir, les présidences néerlandophones seront vraisemblablement des présidences de cinq ans.

  • F.D. - Et à l'inverse, du côté francophone, est-ce que la présidence n'est pas trop longue ?

M.M. - C'est à mes collègues, francophones notamment, d'apprécier.

  • F.D. - La Belgique connaît un système de désignation des juges qui est celui de la nomination à vie, soit jusqu'à soixante-dix ans. L'Autriche connaît le même système. Les autres Cours constitutionnelles pratiquent, au contraire, des mandats limités dans le temps. Pourquoi le système de la nomination à vie ? Le souci d'aligner le statut des juges de la Cour d'arbitrage sur celui des autres magistrats, par exemple ceux de la Cour de cassation ou du Conseil d'État, a-t-il été déterminant ?

M.M. - À titre personnel, je suis plutôt en faveur du système de la nomination à vie. Il permet d'assurer une réelle indépendance aux membres de la Cour. Le juge ne doit pas songer à ce qu'il pourrait faire après sa sortie de fonction. Certes, les professeurs pourraient se réinvestir à temps plein dans l'enseignement, mais redevenir parlementaire est beaucoup plus aléatoire. La nomination à vie peut évidemment avoir des effets imprévus. Dans certains cas, le juge va rester très longtemps en fonction. Les dernières nominations montrent que les juges nommés le sont relativement jeunes. Ils le sont dans la cinquantaine. Alors que les membres de la première équipe avaient plutôt été choisis dans la soixantaine.

  • F.D. - Une explication est parfois procurée. Les formations qui participent au processus de désignation des juges, ne fût-ce qu'à l'entremise des groupes politiques de la Chambre des représentants ou du Sénat, souhaitent placer, pendant de longues années, un certain nombre de leurs pions, si je puis employer cette expression.

M.M. - Je crois que c'est vrai. Chacun a dans le dos une étiquette de parti. C'est évident pour les anciens parlementaires. C'est tout aussi vrai pour les non-parlementaires. Les experts aussi ont une appartenance politique. Sont-ils moins politiques que les politiques ?

A.A. - Je compare souvent le travail de la Cour d'arbitrage à celui de la Commission de la justice du Sénat. Comment les travaux se déroulent-ils au sein d'une telle Commission ? La discussion se fait à huis clos. La majorité et l'opposition se parlent, sans que les traces de ces conciliabules ne se trouvent dans un rapport parlementaire. À cette occasion, il doit être possible de surmonter des divergences de vues. Lorsque je suis arrivé à la Cour d'arbitrage, j'ai constaté que mes collègues anciens parlementaires continuaient à se comporter de la même manière. Ils abandonnaient le discours proprement politique. Le résultat, en définitive, est bon.

  • F.D. - Parmi les juristes qui travaillent à la Cour d'arbitrage, il y a des positivistes, il y a des réalistes. Cette coexistence est-elle commode ? Il y a manifestement des juristes très attentifs à une lecture quasi formaliste du droit existant et il y en a d'autres qui appellent à une démarche différente. Je lisais, cette semaine, l'interview de Paul Martens dans Le journal du juriste. Il n'hésite pas à dire que le juge constitutionnel doit être un juge subversif, qu'il n'est pas là pour respecter le droit mais pour le mettre en oeuvre.

M.M. - Cette forme de coexistence ne pose pas problème. Tout dépend naturellement de la personnalité des juges. Vous évoquez la déclaration du juge Martens mais d'autres juristes de profession ne partagent pas ce point de vue. Le consensus peut s'établir sur un autre terrain. J'ai de plus en plus le sentiment que la Cour d'arbitrage est une Cour constitutionnelle et qu'elle doit donc vérifier si la loi qui lui est déférée ne risque pas d'être « injuste » pour le citoyen. Tout compte fait, c'est le citoyen qui est l'élément de référence commun, et cela à la faveur du contentieux de l'égalité et de la non-discrimination.

A.A. - La Cour d'arbitrage n'est pas une troisième chambre législative. Elle est une institution qui doit se prononcer sur le terrain juridique. Les problèmes de société auxquels j'ai déjà fait référence s'inscrivent eux aussi dans un cadre juridique. Je suppose que le sentiment d'égalité, et peut-être même d'équité, est présent dans tout homme, et donc aussi dans l'esprit de tout juriste, même le plus positiviste. Autrement il n'est pas un homme. J'ignore si le juriste pur est en mesure de faire avancer la société. Par contre, la collaboration des experts juristes et des anciens parlementaires est importante si l'on veut organiser convenablement la société et la faire avancer.

  • F.D. - Vous venez d'évoquer les règles ou les principes de l'égalité et de la non-discrimination. C'est l'un des domaines majeurs d'activité de la Cour d'arbitrage. Celle-ci utilise désormais des formules bien rodées. L'on parle des « antiennes » de la Cour, certains évoquent même les « sourates » de la Cour, sortes de formules toutes faites qui sont répétées à longueur d'arrêts. Mais celui qui lit les arrêts de la Cour peut avoir tendance à se dire : « Le raisonnement de la Cour est stéréotypé. Il se répète. Et puis, brutalement, la conclusion tombe : la loi est bonne ou elle est mauvaise. » L'argumentation un peu répétitive est suivie de la solution de droit. Où est le noeud de l'argumentation. Êtes-vous sensible à cette lecture, je n'ose pas dire : à cette critique ?

M.M. - S'il en était ainsi, la critique serait fondamentale. Mais les occasions de formuler cette critique sont relativement rares à mon sens. Il est vrai que nous avons des antiennes ou des refrains. Ils ont été élaborés et discutés en séance plénière, à douze juges. Nous nous efforçons de nous y conformer pour montrer à l'extérieur quel est le mode de raisonnement de la Cour. Pour le contentieux de l'égalité et de la non-discrimination, par exemple, il est vérifié, à chaque fois, si l'objectif poursuivi par le législateur est légitime - et en règle générale, il l'est. Il est également vérifié si le critère de distinction retenu est objectif et pertinent par rapport au but poursuivi. Nous nous demandons encore si la mesure n'est pas disproportionnée par rapport au but poursuivi. Normalement ces différentes étapes du raisonnement se trouvent dans la rédaction des arrêts. Il se peut que, dans certains cas, il y ait un raccourci dans le développement de l'argumentation.

A.A. - Pour peu que l'on veuille relire nos grands arrêts, l'on y trouvera une motivation appropriée sur chaque point du raisonnement. Ce qui est vrai, c'est que la Cour n'a plus le temps dont elle disposait jadis. Il faut aussi le reconnaître. L'appréciation peut parfois être guidée par des inspirations subjectives. Au terme du raisonnement, une hésitation peut subsister. Heureusement, que la Cour statue à sept ou à douze. Que se passerait-il si le juge était seul ?

  • F.D. - Je souhaiterais prendre un exemple concret. Je choisis un dossier touchant au domaine de l'égalité dans l'enseignement. Voici un décret qui règle le statut des directeurs d'école. Chacun examine la constitutionnalité de ce décret. Deux thèses peuvent rapidement se dessiner. Et les uns de dire : « Le statut du sous-directeur d'école n'est pas réglé, ce qui est pour le moins discriminatoire ». D'autres feront, au contraire, remarquer que le directeur n'est pas le sous-directeur et qu'il doit donc bénéficier d'un statut distinct. Les arguments sont échangés dans un sens et puis dans l'autre. Et soudainement la balance penche d'un côté ou de l'autre. Le lecteur de l'arrêt ne risque-t-il pas de rester sur sa faim ?

A.A. - Je me demande s'il n'y a pas des cas d'espèce dans lesquels il y a un recours abusif à la Cour d'arbitrage. Lorsqu'un avocat risque de perdre un procès, il établit une comparaison, il dénonce une différence de traitement, il souligne, au contraire, l'absence de statut différent pour des personnes qui se trouvent dans une situation distincte. Il demande à la Cour d'arbitrage de lui venir en aide. Mais cela, ce ne sont pas des problèmes de société, ce sont des problèmes de procédure.

M.M. - Dans certains cas, la Cour d'arbitrage est amenée à examiner un dossier parce qu'un avocat n'a pas respecté les règles de procédure et s'efforce, malgré tout, de « rattraper la sauce » en interrogeant la Cour sur la constitutionnalité de règles de procédure qu'il avait négligées. Le résultat est parfois positif...

A.A. - Je suis un ancien parlementaire mais je suis aussi un ancien avocat. J'ai perdu telle ou telle affaire. Je me suis souvent dit que, si la Cour d'arbitrage avait existé dans le passé, j'aurais sans doute gagné ma cause en suscitant une question préjudicielle auprès de la Cour. C'est le mauvais côté du système. Il faut éviter de tomber dans des pièges pareils. C'est notre responsabilité. C'est aussi celle des juges qui nous interrogent. Eux aussi doivent prendre leurs responsabilités. La Cour se demande parfois : « Pourquoi le juge du fond n'a-t-il pas dit que la question posée n'était pas une question fondamentale ou n'était pas une question constitutionnelle ? »

  • F.D. - La Cour d'arbitrage examine un ensemble de problèmes juridiques par le biais de l'égalité. À tout examiner dans cette seule optique, la Cour d'arbitrage ne développe-t-elle pas un discours appauvrissant ?

M.M. - Effectivement, la Cour d'arbitrage examine les dossiers qui lui sont soumis au regard du principe d'égalité. Elle se demande si deux catégories de situations peuvent être comparées. Dès l'instant où la catégorie qui fait l'objet de la mesure a été identifiée, elle vérifie si un droit fondamental a été ou non violé. C'est souvent un habillage. Je prends l'exemple de la liberté d'expression dont la loi entend limiter l'usage pour certaines personnes. N'y a-t-il pas une différence de traitement ? Pour certaines personnes, il n'y a pas de limitation et aucune sanction ne peut être prise à leur encontre. D'autres personnes sont, au contraire, affectées par cette limitation et, en cas de dépassement de celle-ci, elles peuvent être poursuivies et punies. C'est de cette manière que nous examinons le respect de la liberté d'expression telle qu'elle est consacrée dans l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme.

S'il y a des avocats qui abusent de la Cour d'arbitrage, on doit aussi se demander s'il n'y a pas des juges qui en abusent. On pourrait aussi se demander s'il n'y a pas des juges qui utilisent la Cour d'arbitrage pour mettre en cause une jurisprudence bien établie de la Cour de cassation. Chacun sait que la Cour de Cassation a pour mission d'appliquer la loi. Elle ne peut pas en contrôler la constitutionnalité. Certains juges estiment que l'interprétation procurée par la Cour de cassation n'est pas satisfaisante. Ils vont traduire cette problématique en termes d'égalité et vont saisir de cette question la Cour d'arbitrage.

A.A. - Il convient que le juge élabore convenablement la question préjudicielle. Il ne suffit pas de trouver dans les conclusions d'un avocat une proposition de question préjudicielle et de la formuler sans y faire plus attention. L'article de la loi est-il toujours en vigueur, par exemple ? Si la Cour d'arbitrage est saisie d'une telle question, elle sera obligée de reformuler la question avant d'y donner suite.

  • F.D. - Imaginons une loi qui est inconstitutionnelle. Elle touche fondamentalement à la liberté de presse ou à la liberté d'expression, pour reprendre votre exemple. Ce serait tout de même plus facile si la Cour pouvait dire, au regard de la liberté d'expression, au regard des grandes libertés traditionnelles, que la loi prête à critique de constitutionnalité plutôt que de se demander si cette loi sur la liberté de la presse ne crée pas une discrimination entre les hebdomadaires et les quotidiens. On aboutit sans doute au même résultat, mais la méthode paraît quelque peu malaisée.

MM. - Un projet de loi est actuellement soumis au Sénat. Il vise à donner compétence à la Cour d'arbitrage pour assurer le contrôle direct de tous les droits fondamentaux qui sont reconnus par la Constitution et la Convention européenne des droits de l'homme. Selon l'exposé des motifs de ce projet, il s'agit de transcrire dans la réalité ce qui existe déjà par les artifices d'une construction jurisprudentielle.

  • F.D. - Vous êtes favorable à l'extension des compétences de la Cour...

M.M. - La réforme faciliterait notre démarche.

A.A. - Elle éviterait des discussions parfois byzantines sur la formulation de la question ou sur celle de la réponse. La Cour peut jouer le rôle d'une Cour d'arbitrage - et connaître des conflits de compétence - et celui d'une Cour constitutionnelle - et connaître de toutes les questions de constitutionnalité. Pour ma part, je préfère une Cour constitutionnelle qui s'attache essentiellement aux droits des citoyens.

  • F.D. - Je constate que les deux présidents de la Cour d'arbitrage insistent à différents moments sur les droits fondamentaux des citoyens.

A.A. - Oui. Je suis peut-être, sur ce point, influencé par mes collègues. Mais je considère que les citoyens ont droit à une meilleure société. Ce n'est pas la réorganisation de la Chambre des représentants ou celle du Sénat qui les préoccupe au premier degré. C'est sur le terrain, non pas des institutions mais des droits fondamentaux, que nous devons marquer notre originalité.

M.M. - La Cour d'arbitrage a eu l'occasion de préciser qu'elle était compétente pour connaître de la constitutionnalité de la loi, du décret et de l'ordonnance, mais pas de leur mode d'élaboration. Le problème pourrait se poser, par exemple, de savoir si les règles du bicaméralisme intégral, là où elles sont exigées, ont été ou non respectées. Pour le moment, ce n'est vraiment pas de la compétence de la Cour et ce n'est pas l'intention des projets de loi spéciale qui sont actuellement en discussion d'ouvrir ce nouveau champ de compétences.

  • F.D. - Dans les arrêts de la Cour d'arbitrage, on trouve souvent une sorte de loi du balancier. Un argument va dans un sens, un argument dit à peu près le contraire. Et puis, dans un troisième bout de phrase, il est formulé une exception à l'un des principes qui vient d'être invoqué. Suit la conclusion parfois inattendue. Avec un danger réel. Il sera toujours possible de trouver dans un arrêt de la Cour d'arbitrage un argument qui va à l'appui d'une thèse déterminée mais aussi de la thèse opposée.

A.A. - Je n'entends pas dévoiler le secret du délibéré. Mais je suis convaincu que nous essayons, par dessus tout, de trouver un consensus. Dire qu'une loi est inconstitutionnelle - ce que nous constatons trop souvent -, c'est tout de même effrayant. Avant de nous prononcer en ce sens, il faut délibérer, il faut essayer de trouver un consensus entre nous. Il va de soi que cette manière de travailler et de mener la discussion se retrouve dans nos arrêts. Vous avez raison d'évoquer la loi du balancier. C'est la raison pour laquelle il faut lire tout l'arrêt. Il faut surtout en lire le dispositif aux fins de dégager les arguments prépondérants.

J'ai toujours apprécié l'attitude de mes collègues qui, lorsqu'ils étaient d'un autre avis que le mien, essayaient sans doute de me convaincre mais cherchaient surtout à indiquer dans la décision rendue le raisonnement que j'avais tenu et qu'ils appréciaient à ce point qu'ils le faisaient entrer dans la motivation de l'arrêt.

  • F.D. - Certains appellent cela la méthode d'Echternach. Deux pas en avant, un pas en arrière. Cela permet quand même d'avancer.

M.M. - D'une façon générale, nous essayons d'obtenir un consensus ou, en tout cas, la majorité la plus large possible. Pour arriver à ce résultat, il faut faire entrer dans l'arrêt les idées qui sont soutenues fermement par un juge quitte à considérer que son point de vue ne peut être suivi. Les délibérés sont de véritables délibérés. Ce sont de véritables échanges de vue avec des propositions d'amendements, éventuellement des projets en sens inverse. C'est très particulier. Le fait de travailler à sept ou à douze induit des modes de fonctionnement différents de ceux d'autres institutions.

  • F.D. - Vous siégez normalement à sept. Vous pouvez siéger, par exemple à la demande de l'un d'entre vous, à douze. Il y a aussi des formations préliminaires à trois. Est-ce que la composition du siège change fondamentalement les modes de discussion ?

M.M. - Lors que nous siégeons à sept ou à douze, la différence n'est pas sensible. En règle générale, si nous traitons un problème en séance plénière, c'est parce qu'il est plus important sur un plan politique ou juridique. C'est l'occasion, par exemple, de prendre position sur un point significatif de la jurisprudence.

A.A. - Lors que nous constatons, dans une formation de sept que la différence de points de vue est réduite (quatre juges, par exemple, se prononcent dans un sens et trois dans un autre sens), il est important de nuancer la rédaction de l'arrêt et de tenir compte des opinions de tous les collègues. La discussion en séance plénière essaiera d'obtenir ce consensus. Comment expliquer ce phénomène ? Je crois que, lors de la discussion en séance plénière, les juges sont enclins à aller jusqu'au fond du problème. Ils sont avertis qu'il y a une difficulté particulière. De plus larges majorités peuvent être obtenues à cette occasion.

  • F.D. - Comment expliquez-vous qu'à douze, il soit plus facile d'établir un consensus qu'à sept ?

A.A. - Je ne dis pas que c'est plus facile, mais c'est plus élaboré. Chacun essaye de convaincre l'autre. C'est le système fondamental de la discussion à douze. En ce sens, ce chiffre peut-être considéré comme un maximum. S'il y avait quinze, vingt ou cinquante juges, ce serait impossible. C'est la raison pour laquelle ce nombre gagne à ne pas être augmenté.

  • F.D. - Qu'en est-il de la procédure préliminaire à trois - lorsque le recours est manifestement irrecevable ou que l'affaire sort des compétences de la Cour ?

M.M. - Elle fonctionne bien. Mais n'y a pas tellement d'arrêts rendus dans ces conditions. Souvent même les trois juges sont amenés à raisonner de la sorte : « Nous pourrions prendre une décision. Mais il faudrait peut être en parler aux autres juges dans une réunion administrative à douze. » Dans certaines affaires, les remarques formulées feront que la procédure préliminaire sera abandonnée et la procédure ordinaire mise en oeuvre.

La procédure préliminaire visée à l'article 72 de la loi organique permet à une chambre de sept juges de se réunir. C'est notamment le cas lorsque la question posée permet une réponse aisée - sans procédure écrite, sans échange des mémoires mais avec, néanmoins la possibilité de déposer un mémoire justificatif. La procédure fonctionne bien et l'on aurait plutôt tendance à augmenter le recours à l'article 72, ce qui serait certainement le cas si l'on devait étendre la compétence de la Cour d'arbitrage aux autres articles de la Constitution.

  • F.D. - Vous rendez près de cent cinquante arrêts par an. Certains vous diront : « N'est-ce pas du luxe, une Cour d'arbitrage de douze juges pour rendre si peu de décisions ? » Je pense aux Cours constitutionnelles étrangères. Le Tribunal constitutionnel espagnol ploie sous les recours d_'amparo_. La Cour constitutionnelle italienne a accusé, pendant plusieurs années, un important arriéré. Permettez-moi de citer cet exemple. Dans_ l'Annuaire international de justice constitutionnelle_, je participe à la rédaction d'une chronique constitutionnelle. Nous y citons tous les arrêts de la Cour d'arbitrage. Mes collègues qui rédigent des chroniques relatives à leur pays sont, eux, obligés de sélectionner les arrêts et de faire un tri entre l'essentiel et l'accessoire.

M.M. - Du luxe ? On pourrait calculer le coût d'un arrêt en divisant la dotation de la Cour par le nombre de ses décisions. Mais le raisonnement serait un peu rapide. La Cour d'arbitrage n'est amenée à statuer que lorsqu'elle est saisie d'une affaire. Le rythme est actuellement d'à peu près deux cents affaires par an. Grâce aux jonctions, nous parvenons à respecter un rythme satisfaisant. Ce n'est pas la Cour qui limite les affaires et les arrêts. Par ailleurs, je pense que l'examen de questions délicates de constitutionnalité requiert que la procédure se développe comme actuellement.

  • F.D. - Je n'évoquais pas tellement le problème financier. Je me posais la question autrement. Est-ce que le temps que la Cour d'arbitrage passe à préparer un dossier, à délibérer d'une affaire, à consacrer éventuellement une première discussion à sept, à aller ensuite en séance plénière, à entendre les parties et à rédiger l'arrêt ne s'inscrit pas dans une procédure relativement longue qu'il n'est possible de respecter que parce qu'il n'y a que cent cinquante affaires par an ? À supposer que les compétences de la Cour d'arbitrage soient élargies, à supposer aussi que le citoyen soit mieux informé des possibilités de saisir la Cour, est-ce que celle-ci pourra continuer à travailler de la même manière ?

M.M. - La Cour a connu une sensible augmentation des affaires depuis une dizaine d'années. Les méthodes de travail ont été adaptées. Il y a une plus grande discipline dans les délibérés. Lorsqu'un juge est mis en minorité, il n'essaye pas de revenir sur le problème dans une autre affaire pour défendre le point de vue sur lequel la Cour a déjà pris position. Cette situation se présentait au début mais cela ne se fait plus actuellement. Il y a une autodiscipline assez grande.

D'autre part, ce qui fait le malheur du Tribunal constitutionnel fédéral allemand ou du Tribunal constitutionnel espagnol, c'est le mécanisme de la plainte constitutionnelle. Fort heureusement, nous ne l'avons pas. Je ne crois pas qu'il soit dans l'intention du pouvoir constituant, du pouvoir législatif de prévoir un tel mécanisme.

  • F.D. - Le peu d'arrêts est un élément essentiel de la qualité des arrêts de la Cour ? Considérez-vous que le citoyen est suffisamment averti des possibilités qu'il a de s'adresser à celle-ci ?

A.A. - Cela dépend largement des professeurs qui enseignent le droit constitutionnel. Du côté flamand, on a tendance à dire : « Ne posez pas de trop de questions à la Cour ». Du côté francophone, on dit plutôt : « Il faut poser des questions ». Il y a une différence sociologique importante à cet égard.

  • F.D. - Le recours en annulation, est-ce vraiment le recours du citoyen ? Ce sont des associations, des syndicats, des mutuelles, des fédérations professionnelles qui saisissent la Cour...

A.A. - Le citoyen a parfois tendance à dire qu'un mauvais arrangement vaut mieux qu'un bon procès. Une procédure n'est pas exempte d'ennuis.

M.M. - Le citoyen est aidé par des associations, par des fédérations professionnelles, etc. Mais il est déjà arrivé qu'un simple citoyen introduise un recours et qu'il réussisse dans son entreprise. Mais d'un point de vue statistique, cela ne compte pas beaucoup.

  • F.D. - N'êtes-vous pas inquiets de voir que certains arrêts de la Cour d'arbitrage ne sont pas suivis d'effets ? La Cour constate qu'une loi est inconstitutionnelle. Elle dit au juge qu'il n'y a pas lieu d'appliquer cette loi. Mais, par la suite, plus guère de réactions. Pas de recours en annulation contre la loi en question, pas d'initiative parlementaire, pas d'initiative gouvernementale. La loi reste inconstitutionnelle malgré l'arrêt de la Cour d'arbitrage. L'arrêt rendu sur question préjudicielle n'enlève pas à la loi son inconstitutionnalité. Que doit faire, par exemple, un fonctionnaire dans de telles conditions ? Il applique la loi, la loi inconstitutionnelle, la loi qui reste la loi...

M.M. - La Cour d'arbitrage a rempli sa mission. Mais aujourd'hui, en tout cas au niveau fédéral, à la Chambre des représentants comme au Sénat, les autorités responsables se préoccupent des suites à donner aux arrêts de la Cour d'arbitrage. Ils mettent sur pied des procédures de suivi des arrêts qui ont été rendus.

A.A. - Le président de la Chambre des représentants Herman De Croo vient de publier un article à ce sujet dans le Rechtskundig Weekblad. Il y a également consacré une brochure qui a été publiée par les services de la Chambre des représentants. Il a constitué, au sein du service juridique de l'assemblée, une cellule qui suit la jurisprudence de la Cour d'arbitrage.

  • F.D. - Le président du Sénat, Armand De Decker a confirmé son intention de travailler dans la même direction. Par ailleurs, à la chancellerie du Premier ministre, il y a également un service spécialisé dans ce domaine.

A.A. - C'est effectivement le conseil des ministres qui défend la loi fédérale. Il est exceptionnel qu'une assemblée parlementaire s'inscrive dans la même démarche. J'avoue ne pas trop savoir pourquoi.

  • F.D. - Mais, Monsieur le Président, vous avez été parlementaire. Un Parlement, c'est une assemblée, c'est une majorité et une opposition. Il n'y a pas la même cohérence qu'au sein du gouvernement. Il est donc difficile pour l'assemblée de se décider à engager des procédures et même à y participer.

A.A. - C'est une critique que je formule au Parlement lui-même. Il n'y a pas de député ou de sénateur qui essaie de convaincre le Président de l'Assemblée d'introduire un mémoire devant la Cour d'arbitrage. Le parlementaire n'a pas encore ce réflexe. Mais cela viendra.

  • F.D. - Prenons un exemple concret. Dans le domaine de la filiation, notamment de la filiation hors mariage, le juge a peut-être légiféré à la légère. En tout cas, la Cour d'arbitrage estime que cette législation prête à critique. Violation de la règle d'égalité, discrimination entre les enfants, discrimination entre les parents, différences de traitement injustifiables... Nous sommes dans un domaine essentiel de la vie sociale. La Cour d'arbitrage s'est prononcée, mais le Code civil reste inchangé.

M.M. - Nous sommes effectivement ici devant un problème de société. La réaction du Parlement est lente quand il s'agit de problèmes de ce genre.

A.A. - Le problème lui-même est difficile. Il n'est pas aisé pour le Parlement de réagir. Par contre, dans les problèmes de prescription, le Parlement a réagi. C'était vraiment nécessaire.

  • F.D. - Y a-t-il un arrêt de la Cour d'arbitrage que vous citeriez en exemple ? Surtout à l'intention de ceux qui le liront à l'étranger.

M.M. - Il me semble que l'arrêt où nous avons considéré que des personnes cohabitantes devaient être assimilées à des personnes mariées dans un certain nombre de situations sociales est sans doute un bon exemple de la jurisprudence constitutionnelle telle qu'elle est rendue en Belgique.

A.A. - C'est un arrêt de société.

  • F.D. - Il y a un arrêt que vous ne citeriez certainement pas ?

A.A. - Il y a des arrêts qui ont été rendus sur les conflits de compétence entre l'État, les communautés et les régions. Ils ont été très difficiles à obtenir. Ce sont des arrêts de nécessité politique. Mais ils n'ont pas encouru de critiques, notamment de la doctrine, encore moins des milieux parlementaires.

  • F.D. - Est-ce qu'il n'y a pas des arrêts qui ont été rendus au moment où la Cour d'arbitrage se mettait en place mais qu'elle ne rendrait sans doute plus dix ou quinze ans plus tard ? Pour être concret, est-ce que, dans un certain nombre de milieux politiques et juridiques - les Chambres législatives, le Conseil d'État, la Cour d'arbitrage -, les autorités responsables n'ont pas essayé de résoudre le problème de la répartition des compétences entre l'État et les Communautés dans le domaine de l'audiovisuel ? On s'est contenté, au départ, d'une distinction très sommaire entre les aspects culturels qui revenaient à la Communauté et les aspects techniques qui revenaient à l'État fédéral. Aujourd'hui, chacun se rend compte que la distinction n'est pas très adéquate, y compris sur le plan juridique.

M.M. - Nous avons, dès le départ, insisté très nettement sur la répartition exclusive des compétences de l'État fédéral, des communautés et des régions. Il me semble que la jurisprudence actuelle montre que les frontières sont peut-être moins étanches qu'il ne pouvait paraître au départ.

  • F.D. - Est-ce qu'il n'y a pas parfois des arrêts impossibles ? Est-ce qu'il n'y a pas des arrêts à propos desquels la Cour se rend compte de l'existence d'un problème juridique mais où elle ne censure pas l'auteur de la norme critiquée ?

A.A. - L'affaire du pilotage dans l'Escaut fournit sans doute un bon exemple. Il n'était pas pensable que l'on ne tienne pas compte des conséquences de la décision qui pouvait être prise. Des milliards étaient en jeu.

M.M. - Dans cette affaire, la Cour d'arbitrage a rejeté le recours. Elle a constaté, en effet, que le pouvoir législatif s'était trouvé devant un revirement de jurisprudence tout à fait inattendu de la Cour de cassation. À notre sens, il y avait là une justification suffisante pour légiférer. La Cour européenne des droits de l'homme de Strasbourg en a jugé autrement. Cela a coûté cher.

Permettez-moi de vous dire que nous avons aussi rendu des arrêts qui ont coûté cher à la collectivité - c'était le cas, par exemple, en matière de cotisations de solidarité sur les rentes fictives provenant de capitaux. Les sommes en jeu étaient importantes. Mais nous avons estimé que nous ne pouvions pas laisser passer une telle inconstitutionnalité. Trop, c'est trop. Là aussi la menace de Strasbourg ne pouvait être ignorée. Autant condamner ici en Belgique plutôt que d'être condamné à Strasbourg.

  • F.D. - Si l'on se réfère aux arrêts impossibles, j'ai toujours pensé que la Cour d'arbitrage n'aurait pas pu censurer la loi sur l'avortement. Le jour où elle l'annulait, un nouveau projet de loi aurait été conçu dans le même sens. Aurait-on pu imaginer que le Chef de l'État se mette à nouveau en situation d'impossibilité de régner ?

M.M. - Un autre recours que l'on pouvait difficilement accueillir, compte tenu de l'usage politique auquel l'arrêt aurait donné lieu, c'est celui du Vlaams Blok sur le financement des partis politiques. Nous avons dû réinterpréter la loi.

A.A. - Oui, nous avons réécrit la loi. Nous avons limité les intentions du législateur pour éviter que la loi ne soit annulée. Nous avons souvent des discussions sur ce point entre anciens parlementaires et non-parlementaires. Nous ne sommes pas législateurs. Sans perdre de vue les raisons d'État, quand même.

M.M. - De toute façon je considère qu'une Cour constitutionnelle ne peut pas fonctionner si elle ne s'interroge pas sur les conséquences des décisions qu'elle prend.

  • F.D. - Avez-vous un conseil à donner au juge qui vous interroge ? Aux avocats qui viennent plaider devant vous, au citoyen qui voudrait introduire un recours en annulation ?

M.M. - Un constat plutôt qu'un conseil. Il y a quelques difficultés techniques à traduire son mécontentement en termes d'égalité.

A.A. - Un conseil à l'avocat. Il faut connaître son juge, il faut savoir comment il travaille et comment il raisonne. Il faut se préoccuper de donner aux juges un dossier aussi complet que possible, surtout dans les matières très techniques. On ne peut demander aux juges ni aux référendaires de tout connaître. S'il faut travailler sur un projet d'arrêt, autant disposer d'une information aussi complète que possible. C'est le rôle de l'avocat de la procurer.