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Entretien avec M. Ludwig Adamovich , Président de la Cour constitutionnelle autrichienne

Ludwig ADAMOVICH

Cahiers du Conseil constitutionnel n° 7 (Dossier : Autriche) - décembre 1999

Né le 24 août 1932 à Innsbruck, le Dr. Ludwig Adamovich est promu au grade de docteur iuris en 1954. En 1955, il exerce ses activités au service administratif du gouvernement de la province de Basse-Autriche et à partir d'octobre 1956 dans le Département constitutionnel de la Chancellerie (ce département vérifie la conformité des lois à la Constitution au stade de leur élaboration). À partir de 1973, il enseigne à l'Université de Vienne en droit constitutionnel et politiques constitutionnelles. En 1974, il exerce ses fonctions de professeur titulaire de droit public à l'Université de Graz. En 1977, il est Directeur général du département constitutionnel de la Chancellerie. Depuis 1984, Ludwig Adamovich est Président de la Cour constitutionnelle autrichienne. Il reçoit en 1996 le titre de Docteur honoris causa de l'Université Joseph Strossmayer de l'Osijek puis en 1997 le titre de Docteur honoris causa de la Karl-Frenzens-Université de Graz. En 1998, il devient membre honoraire de la section philosophique et historique de l'Académie de Sciences autrichienne.


Propos recueillis par OTTO PFERSMANN
Professeur à l'Université de Paris I Panthéon-Sorbonne [La responsabilité des notes incombe à Otto Pfersmann]

  • Otto Pfersmann (O.P.) : La Cour constitutionnelle est souvent perçue comme un « modèle », mais l'image que l'on s'en fait ne correspond plus guère aux réalités d'aujourd'hui.

Président Adamovich (P.A.) : L'une des principales interrogations que suscite l'observation externe de l'évolution récente de la Cour concerne, me semble-t-il, la rupture avec la tradition jurisprudentielle intervenue dans les années quatre-vingt.

  • O.P. : C'est incontestablement un des aspects les plus troublants et l'un des plus intéressants pour un observateur qui considère la Cour autrichienne comme un porte-drapeau d'une certaine conception kelsénienne du droit constitutionnel autrichien. Par ailleurs, l'ordre constitutionnel a connu une modification majeure avec l'adhésion à l'Union européenne.

P.A. : J'aimerais également dire quelques mots du problème de l'opinion dissidente. Mais revenons d'abord à la question du revirement jurisprudentiel.

Ce que l'on peut appeler l'ancienne jurisprudence se développe et se poursuit jusqu'en 1979 environ. Cette démarche traditionnelle est très fortement marquée par les maximes de l'herméneutique de la Théorie pure du droit. L'idée de départ en est que beaucoup de choses sont discutables et controversées. Il convient par conséquent de s'immiscer le moins possible dans le travail du législateur. Cette position a encore récemment été défendue par le professeur Robert Walter : il faut délimiter avec précision les marges d'intervention du législateur, mais il ne faut pas aller au-delà. Le Parlement bénéficiait ainsi d'un pouvoir discrétionnaire beaucoup plus important que celui que lui concède la jurisprudence actuelle. Mais il faut bien voir que cette situation a également été largement critiquée et que la jurisprudence très peu audacieuse en matière de droit fondamentaux a été considérée comme fort peu satisfaisante.

  • O.P. : Il existe de fort bonnes raisons en faveur de l'une comme de l'autre position. Dans un pays de tradition de judicial self-restraint, on attendait sans doute que le constituant lui-même tranche la question de la conception qu'il convenait d'adopter en matière de droits fondamentaux. Or, ce n'est pas ainsi que les choses se sont produites. Comment expliquez-vous ce qui s'est passé à partir de 1980 ?

P.A. : Au départ, la conception que l'on se fait en Autriche des droits fondamentaux est encore celle de la Loi fondamentale d'État de 1867, intégrée dans la Constitution fédérale de 1920. Ces textes ne disent rien sur la nature des droits fondamentaux. Les choses vont changer avec l'adhésion de l'Autriche à la Convention européenne des droits de l'homme. Progressivement, la Cour autrichienne commence à puiser ses orientations dans la jurisprudence de la Cour de Strasbourg, certes à l'exception notable de l'interprétation de l'article 6.

Le contexte intellectuel du catalogue autrichien de 1867 et celui de l'élaboration de la CEDH diffèrent sensiblement. Tout d'abord la CEDH ne considère pas les droits fondamentaux comme l'expression d'une liberté uniquement négative mais aussi comme des obligations de protection active de la part de l'État. Une deuxième différence apparaît dans l'invocation du principe de proportionnalité dont l'utilisation est entièrement absente de l'ancienne jurisprudence. Inspiré du droit civil, de la doctrine allemande, et de Strasbourg, une tension devenait perceptible : deux couches hétérogènes apparaissaient, comme si l'on essayait de superposer une très ancienne carrosserie et une autre, issue des technologies contemporaines.

Cette évolution entraîne en retour une réinterprétation de la Loi fondamentale d'État sur les droits généraux des citoyens de 1867. La jurisprudence en matière de liberté d'entreprendre illustre bien ce changement d'attitude.

  • O.P. : La doctrine allemande n'a-t-elle pas, elle aussi, en dépit des protestations d'autonomie, exercé une certaine influence sur le mode de raisonnement de la Cour autrichienne ?

P.A. : Au départ, la conception du droit constitutionnel est en effet très différente. En Autriche, l'argumentation est articulée autour de la hiérarchie des normes, en Allemagne, les droits fondamentaux sont conçus comme des données antérieures au droit positif. Bien des formes de raisonnement se sont infiltrées chez nous sans être explicitement nommées. Le lien entre ces démarches nous est livré par la jurisprudence de Strasbourg.

  • O.P. : Une autre source d'inspiration ne doit-elle pas être recherchée dans la pensée des civilistes ? Tant en Allemagne qu'en Autriche, leur conception a toujours été beaucoup plus matérielle. Ne peut-on observer une certaine « privatisation » de la jurisprudence constitutionnelle ?

P.A. : Il existe incontestablement une production prétorienne de droit qui emprunte plusieurs voies différentes. Mon père(1) avait, quant à lui, explicitement rejeté l'application à la Constitution du paragraphe 7 du code général des lois civiles, selon lequel le juge doit, en cas d'échec des méthodes traditionnelles d'interprétation, « au regard des circonstances colligées avec attention et dûment considérées, décider selon les principes naturels du droit » (2). Une telle démarche est en effet tout à fait contraire aux conceptions méthodologiques de Kelsen, qui, vous le savez, critique âprement l'utilisation de concepts indéterminés dans la formulation de règles juridiques. Or, si l'on doit bien concéder l'affirmation générale à mon père, il n'en demeure pas moins que le droit constitutionnel n'est pas un droit strictement formel dans le domaine des droits fondamentaux.

  • O.P. : Il est certes plus difficile de construire et de formuler des droits constitutionnellement protégés avec la même précision que les règles concernant le quorum pour les votes au Conseil national. Mais est-ce une raison pour aller au-delà de l'indétermination inévitable des textes ?

P.A. : L'Autriche ne dispose pas d'un catalogue homogène de droits fondamentaux. Il n'est guère inadmissible que le juge élabore progressivement les règles qui feront par la suite l'objet d'une codification. Songeons aux lois autrichiennes du contentieux administratif de 1925. Elles ont été dérivées des principes développés par la jurisprudence. Pourquoi cela serait-il impossible en droit constitutionnel et plus particulièrement dans le domaine des droits fondamentaux ? On ne peut épargner le reproche au législateur parlementaire de ne pas produire grand chose en la matière. Songeons par exemple à la protection de la confiance légitime, pourquoi ne la trouve-t-on pas dans la Constitution, alors que le constituant produit allégrement toute quantité voulue de révisions constitutionnelles. Lorsque nous disposerons d'un bilan précis, l'on trouvera sans nul doute plus de mille dispositions constitutionnelles incluses dans des lois simples ou dans des traités internationaux (3). Cela peut difficilement constituer une évolution particulièrement saine !

  • O.P. : Le principe même que seul le constituant puisse prendre d'autres voies que celles développées par la Cour constitutionnelle paraît pourtant difficilement contestable.

P.A. : Ces révisions répondent souvent à des décisions de la Cour. Ici, la différence avec l'Allemagne est très sensible : la Cour constitutionnelle fédérale dispose là-bas sans conteste du dernier mot en matière d'interprétation de la Loi fondamentale, même s'il s'agit de questions très controversées par ailleurs, comme par exemple le cas du crucifix. Il en est autrement ici. Nul autre que le Président du Conseil national, M. Heinz Fischer, devait déclarer officiellement en 1992 que la Cour n'avait pas le dernier mot, qu'une interprétation extensive de ses compétences - même parfaitement conforme à la Constitution - exigeait une réaction du constituant. C'est une conception très mesquine : nous autre parlementaires, nous nous réservons toujours le dernier mot. Cela n'est jamais arrivé en Allemagne.

Le problème, c'est qu'il existe toujours un consensus politique pour des questions ponctuelles, jamais pour les questions de principes.

  • O.P. : Dans certains cas pourtant, on assiste à des annulations à répétition qui donnent lieu à de vigoureuses réactions dans le débat politique, mais qui n'aboutissent ni à une révision constitutionnelle ni à des solutions législatives stables. L'on peut penser à la réglementation législative sur les horaires d'ouverture des magasins ou à certaines dispositions particulièrement sensibles du code des impôts.

P.A. : Il s'agit là du cas inverse. Dans l'hypothèse précédente, la Cour applique la Constitution et rencontre la colère du Parlement. Mais souvent, les forces politiques laissent à la Cour le soin de décider des sujets sur lesquels elles n'arrivent pas à se mettre d'accord. Les parlementaires n'ont pu trouver de compromis concernant la question de l'imposition des parties du revenu consacrées à l'alimentation des enfants (4). La portée de ces décisions, surtout de la dernière est bien plus importante que l'affaire elle-même, parce que des solutions possibles ne sont pas politiquement concevables. La Cour dit simplement qu'il n'est pas conforme à la Constitution de traiter de manière identique ceux qui portent la charge de l'entretien des enfants et ceux pour qui ce n'est pas le cas. Mais il est parfaitement constitutionnel d'imposer plus fortement les tranches de revenus plus élevées, comme le réclament les forces politiques mécontentes des décisions rendues. Simplement, ces solutions juridiquement possibles ne sont pas, actuellement, politiquement acceptables.

  • O.P. : Quelle vous semble être finalement la raison pour laquelle la doctrine s'est éloignée d'un standard scientifique qui avait largement contribué à sa renommée internationale ?

P.A. : Le consensus universitaire n'existe plus. Dans les années cinquante tous les professeurs de droit public suivaient la ligne de l'École de Vienne. Ce n'est plus du tout le cas. Certains sont aujourd'hui des adversaires déclarés de cette démarche, en particulier les professeurs Pernthaler et Korinek (5).

Kelsen est bien le fondateur incontesté et l'architecte de la justice constitutionnelle. Ce qui est problématique, c'est sa conception de l'interprétation ainsi que l'idée que l'on serait obligé de l'adopter une fois pour toutes. Ses élèves, en particulier, les professeurs Walter et Mayer (6), considèrent encore toujours les choses de cette manière. Mais ils ne sont plus tout seuls. La conception de Walter est aujourd'hui sujette à des critiques non pas parce que la Théorie pure du droit serait située à droite ou à gauche, mais parce qu'il existe des réserves contre l'idée qu'elle serait la seule théorie du droit possible. Il n'est plus concevable de soumettre un organe-limite aux enseignements d'une seule école. Kelsen s'oppose vivement à ce qu'il appelle une phraséologie, mais le fait est qu'il est difficile de se dispenser de toute phraséologie, à moins de tomber dans une casuistique stérile.

Ces problèmes n'existent ni en Allemagne, ni en Suisse, ni, bien sûr, aux États-Unis. Mais en Autriche, il n'existe pas de tradition de « Constitution vivante ».

  • O.P. : Pourtant, la Cour n'a pas attendu le revirement des années quatre-vingt, pour élaborer une jurisprudence en matière de droits fondamentaux.

P.A. : Elle l'a fait en ce qui concerne certains droits seulement, comme le principe d'égalité, mais non pour la plupart des autres.

Je reviens sur le rapport entre la conception antérieure et l'histoire des idées. Dès lors qu'il était question de « justice » ou de « juste », cela produisait des réactions hostiles, on redoutait toute usage de ces expressions comme le diable la proximité de l'eau bénite. Le terme de « justifié » rend pourtant perceptible, sur le plan linguistique, le rapport entre le raisonnement et la justice. Il y a là, me semble-t-il, un malentendu dans la construction positiviste du concept de « droit ». Elle correspond à une vision scientiste que le citoyen ordinaire ne fera jamais sienne.

Il est difficilement justifiable de réduire toute violation de droits fondamentaux à des violations de normes de compétence. La nouvelle Constitution suisse, par exemple, introduit maintenant des droits de l'homme et accorde ainsi une autre dimension à ceux qui n'étaient auparavant que des « citoyens helvétiques ». Le rapport avec la justice est par là-même établi.

  • O.P. : L'Autriche adhère en 1994 à l'Union européenne. Elle est alors confronté à tous les problèmes que connaissent depuis de nombreuses années les ordres juridiques des autres États-membres. Mais à la différence de ces derniers, elle a pu observer ce qui se passait ailleurs et ainsi se préparer, en contrepartie elle a du accepter la situation telle qu'elle se présentait au premier janvier 1995. Comment la Cour constitutionnelle a-t-elle perçu ces modifications ?

P.A. : Les rapports entre droit interne et droit communautaire sont souvent perçu de manière ambivalente. Des États comme la France, l'Italie ou l'Allemagne, membres fondateurs des Communautés découvrent progressivement des limitations de leur souveraineté qu'ils n'avaient jamais envisagées. Il en est autrement en Autriche puisque Maastricht faisait partie de l'acquis communautaire au moment de l'adhésion.

Il y a eu le référendum de juin 1994, mais on ne sait pas très bien ce qui s'est vraiment passé d'un point de vue constitutionnel sauf que la Constitution est révisée en totalité et que l'adhésion est constitutionnalisée. Le professeur Korinek avait proposé une autre voie : rendre obligatoire une adaptation intégrale de la Constitution aux exigences du droit communautaire. En effet, le mécanisme juridique de l'articulation n'est guère formulé. Or, la hiérarchie des normes en droit communautaire n'est pas la même que celle que connaît le droit autrichien. Selon la jurisprudence, les rapports entre droit national et droit communautaire sont en général à considérer comme des questions de légalité et non de constitutionnalité. La Cour administrative a par conséquent déjà procédé à vingt reprises à des renvois préjudiciels alors que la Cour constitutionnelle ne l'a fait qu'une seule fois, tout récemment (7).

Selon la jurisprudence le droit communautaire n'a pas le statut de norme de référence pour le contrôle de constitutionnalité des lois, c'est à dire que l'on ne peut pas annuler une disposition législative parce qu'elle serait contraire au droit communautaire. Des recours qui invoquaient uniquement des normes communautaires ont d'ailleurs été déclarés irrecevables. Mais rien n'empêche d'interpréter une norme législative de manière non seulement conforme à la Constitution mais aussi au droit communautaire. Là où ce n'est pas possible, la primauté revient assurément au droit communautaire.

  • O.P. : Les Cours constitutionnelles agissent souvent comme des freins à l'intégration juridique. La Cour autrichienne semble jusqu'à présent plutôt favorable au droit communautaire. Comment expliquez-vous ce phénomène ?

P.A. : La situation est assez différente de celle dans les autres États-membres. En raison de la révision totale de la Constitution en vue de l'adhésion à l'Union - telle que celle-ci résulte du Traité de Maastricht -, il n'existe pas à proprement parler de noyau constitutionnel constituant une limite à l'intégration sauf si l'adoption d'un nouveau traité exigeait une nouvelle révision totale. Mais il existe évidemment le danger d'une révision totale rampante qu'avait déjà dénoncé le professeur Spanner et qu'affirmait pouvoir diagnostiquer le professeur Melichar, ancien Président de la Cour. Si une telle hypothèse pouvait être confirmée, cela entraînerait l'obligation d'annuler les dispositions introduites au mépris de l'exigence d'une révision totale. Qu'est ce que l'on annulerait alors ? C'est un problème pour le moins délicat.

  • O.P. : La justice constitutionnelle paraît bien introduite en Autriche. Personne ne remet sérieusement son existence en question. Cependant, l'évolution jurisprudentielle que vous venez d'évoquer l'a plus fréquemment placée au centre du débat politique. Comment la Cour se présente-t-elle elle-même devant le public ?

P.A. : La Cour constitutionnelle est aujourd'hui bien acceptée. Le travail de communication est particulièrement difficile. Comment en effet mettre à la portée du public la solution de problèmes d'une haute complexité. Prenons l'exemple du dossier du tunnel sous le Semmering. La Cour constitutionnelle a procédé au contrôle de la loi de la Basse Autriche qui s'opposait à la réalisation du projet. L'argumentation s'appuie sur le principe de prise en considération des intérêts de la Fédération et la conclusion qu'en l'espèce la Basse-Autriche fait échouer un projet de la Fédération. Pour les médias, la Cour « décide du Semmering ».

  • O.P. : Comment la Cour communique-t-elle avec la presse ?

P.A. : Nous organisons maintenant une conférence de presse avant chaque session afin d'exposer les cas et les problèmes qu'ils posent. Nous publions également des communiqués de presse après des décisions importantes. Cependant, la presse ne présente en général que le résultat sans la moindre justification. Cela produit bien sûr des malentendus. Prenons un exemple : un texte réglementaire prévoyait l'enseignement de l'anglais dans les écoles professionnelles. Il a été annulé comme dépourvu de base légale. La Chambre de l'Économie résume la décision en disant : « On n'a pas besoin de l'anglais ! ».

  • O.P. : On a souvent critiqué le mode de recrutement des juges constitutionnels. Depuis quelques années, les postes vacants sont publiés. Ces nouvelles modalités ont-elles changé quelque chose ?

P.A. : Les nouvelles règles n'ont pas changé grand chose au mode de recrutement des juges constitutionnels. Aucune cour constitutionnelle n'est libre d'influence politique. Il convient toutefois de remarquer que la composition actuelle de la Cour autrichienne n'accorde aucune place à l'opposition parlementaire (8) et que certaines personnalités scientifiques de haut rang ne sont pas nommées à la Cour simplement parce qu'elles ne jouissent pas du soutien politique suffisant. Le professeur Walter, pour ne citer qu'un exemple, n'a fait l'objet d'une proposition qu'une seule fois, en troisième position, pour un poste de suppléant.

  • O.P. : La question de l'introduction de l'opinion dissidente fait à nouveau l'objet d'ardentes discussions.

P.A. : L'opinion dissidente fait son apparition dans le discours politique chaque fois qu'un groupe est mécontent d'un résultat jurisprudentiel. C'est la raison pour laquelle une enquête parlementaire s'est récemment saisie de la question. Personnellement, je ne serais pas défavorable à l'introduction d'une telle possibilité qui pourrait contribuer à rendre la jurisprudence plus transparente. Mais il n'est pas admissible de le faire contre la volonté des juges et les juges y sont actuellement opposés pour la plupart d'entre eux. En Allemagne aussi, il n'a été possible de l'introduire que lorsqu'une majorité des deux tiers y était favorable. Or il est actuellement impossible, si l'on regarde le spectre politique, de réunir les deux tiers autour d'un tel projet.

  • O.P. : La Cour constitutionnelle autrichienne n'est pas seulement le juge de la loi. La Constitution fédérale lui a confié de multiples compétences. Comment percevez-vous aujourd'hui la charge de travail que cela entraîne ?

P.A. : La charge de travail a augmenté tant du point de vue quantitatif que qualitatif. L'adhésion à l'Union européenne a rendu nécessaire l'institution de nouvelles autorités administratives indépendantes et la saisine de la Cour constitutionnelle constitue la seule possibilité de recours contre leurs décisions. La Cour a dû affronter de véritables procédures de masse lorsque par exemple onze mille recours ont été introduits contre des dispositions concernant l'impôt sur les sociétés (9) Un projet a certes été mis à l'étude afin d'étendre le bénéfice de l'annulation sans recours, mais il n'a pas abouti. Ce serait évidemment une amélioration importante, car le traitement des onze mille recours a mobilisé et risquait de paralyser toutes les infrastructures.

Actuellement, 80 % de la charge de travail concerne des recours en inconstitutionnalité d'actes administratifs et 10 % des contrôles de constitutionnalité d'une loi.

  • O.P. : Comment évaluez-vous aujourd'hui la place du recours direct des personnes contre les normes générales ? L'Allemagne semble s'engager dans un processus de réformes visant à limiter le recours constitutionnel et en France, les projets d'introduction d'un renvoi par les juridictions suprêmes, discutés dans les années quatre-vingt, ne sont plus à l'ordre du jour.

P.A. : Les recours directs contre des normes générales sont bien plus souvent dirigés contre des règlements que contre des dispositions législatives. La plupart de ces affaires concernent des plan d'aménagement. Les recours directs contre des lois sont rarement recevables et rarement justifiées. Mais presque chaque année d'importantes annulations sont prononcées en réponse à des requêtes individuelles. L'admissibilité est souvent jugée de manière assez problématique. Il n'est pas toujours facile de répondre à la question de savoir si une autre voie que celle du recours est exigible. C'est plus facile lorsqu'il s'agit de normes réglementaires où l'engagement de frais trop importants constitue un assez bon critère.

  • O.P. : La Cour dispose maintenant d'un site sur internet. Quelle est l'étendue de la jurisprudence ainsi disponible ?

P.A. : Le programme d'informatisation de la Cour a été mené à son terme. La plupart des décisions importantes est accessible par internet.

  • O.P. : Merci beaucoup pour cet entretien.

(1) Ludwig Adamovich sen., professeur de droit public proche de l'école de Vienne, de 1931 à 1934 membre, puis, de 1946 à 1955, président de la Cour constitutionnelle, auteur d'un important manuel de croit constitutionnel (6e éd., 1971).
(2) Ludwig Adamovich sen., « Probleme der Verfassungsgerichtsbarkeit » (Problèmes de la justice constitutionnelle), in : Österreichische Juristenzeitung 1950, p. 33 sqs.
(3) La Constitution autrichienne ne connaît pas, à la différence de l'article 79, premier alinéa de la Loi fondamentale allemande, de règle d'unicité du corpus constitutionnel. Il peut y avoir, en dehors de la Loi constitutionnelle fédérale, des lois constitutionnelles fédérales, des dispositions constitutionnelles incluses dans de simples lois fédérales et mêmes des traités internationaux ou des dispositions de tels traités peuvent être produits selon la procédure de la révision constitutionnelle. Le droit constitutionnel formel n'est autre chose que l'ensemble de toutes ces dispositions disséminées dans les endroits les plus divers.
(4) Cette question divise depuis de longues années les deux partis de la coalition gouvernementale formée de sociaux-démocrates et de conservateurs. Plusieurs décisions ont été rendues en la matière, les réformes législatives consécutives aux annulations précédentes ayant aussitôt fait l'objet de nouveaux recours. Les conservateurs réclament une prise en considération fiscales des charges résultant de l'obligation de pourvoir à l'entretien des enfants, quelle que soit la hauteur du revenu, ce que refusent les sociaux-démocrates qui voient dans de telles mesures non seulement la promotion d'un modèle familial conservateur mais aussi un avantage indu accordé aux tranches de revenu les plus élevées. Cf. la décision G 168, 285/96 du 17 oct. 1997 (VfSlg. 14.992) reproduite dans ce même numéro des Cahiers.
(5) Karl Korinek, professeur à l'Université de Vienne, membre de la Cour constitutionnelle depuis 1978, vice-président depuis 1999.
(6) Robert Walter et Heinz Mayer, professeurs à l'Université de Vienne, coauteurs de plusieurs manuels en droit public, notamment d'un ouvrage de droit constitutionnel : Grundriß des österreichischen Bundesverfassungsrechts Wien Manz 1996, 8e éd. Robert Walter est aussi directeur de l'Institut Hans Kelsen.
(7) Décision B 2251, 2594/97 du 10 mars 1999 — Renvoi préjudiciel devant la Cour de justice des Communautés (reproduit en traduction dans ce numéro des Cahiers).
(8) Il s'agit des groupes parlementaires qui ne font pas partie de la coalition formée de sociaux-démocrates et de conservateurs.
(9) Selon l'article 140, alinéa 7 de la loi constitutionnelle fédérale, une annulation ne vaut que pro futuro (éventuellement à l'issue d'un délai fixé par la Cour), seuls les cas ayant donné lieu au contrôle sont exemptés de l'application de la loi, pourtant inconstitutionnelle. Cela explique le nombre parfois exorbitant de recours, tous les intéressés voulant bénéficier des effets de l'annulation.