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Entretien avec M. le Professeur Hans-Jürgen Papier, Président de la Cour constitutionnelle fédérale d'Allemagne

Hans-Jürgen PAPIER

Cahiers du Conseil constitutionnel n° 15 (Dossier : Allemagne) - janvier 2004

Né le 6 juillet 1943 à Berlin, Prof. Dr. Dr. h.c. Hans-Jürgen Papier est diplômé de l'Université de Berlin. Auteur en 1970 d'une thèse sur « L'inexécution d'une obligation contractuelle en droit public », il obtient en 1973 l'Habilitation 1 pour ses travaux sur « Les restrictions légales en droit des finances publiques et le principe démocratique de la Loi fondamentale : contribution à la doctrine relative aux formes juridiques des atteintes apportées aux droits fondamentaux ».

De 1974 à 1991, il est professeur à l'Université de Bielefeld, puis de 1991 à 1998 président à titre honorifique de la Commission indépendante chargée de la vérification du patrimoine 2 des partis et organisations de masse de la RDA. Depuis 1992, il est également professeur de droit constitutionnel et de droit administratif allemand et bavarois, ainsi que de droit social public à l'Université Ludwig-Maximilian de Munich.

Parallèlement, il exerce de 1977 à 1987 les fonctions de juge assesseur au tribunal administratif supérieur 3 du Land de Rhénanie du Nord-Westphalie à Munster et, de 1981 à 1993, celles de directeur d'études à l'Académie administrative de Ostwestfalen-Lippe.

Il est membre, de 1994 à 1998, de la Commission de la République fédérale d'Allemagne relative à la loi sur la suspension temporaire de l'aide sociale et concernant les pensions versées à titre d'indemnisation et est, de 1996 à 1998, vice-président de la Commission d'éthique de l'ordre des médecins bavarois.

En février 1998, il est nommé vice-président de la Cour constitutionnelle fédérale, président de la Première Chambre de la Cour et devient en avril 2002 président de la Cour constitutionnelle fédérale.

Il reçoit en 2003 le titre de Docteur honoris causa de l'Université de Thessalonique.


  1. En Allemagne, l'« Habilitation » est l'autorisation de donner des cours dans une université et peut être comparée à l'agrégation en France. Pour obtenir l'« Habilitation », un ouvrage scientifique doit être rédigé.
  2. En Allemagne, le terme de « patrimoine » (Vermögen) ne comprend ni les dettes, ni les obligations.
  3. Cette juridiction correspond approximativement à la Cour administrative d'appel en France.

Propos recueillis le 21 mai 2003 à Karlsruhe, au siège de la Cour constitutionnelle fédérale, par M. le Professeur Michel Fromont

  • Michel Fromont - Monsieur le Président, je souhaite tout d'abord vous poser des questions au sujet des juges de la Cour constitutionnelle fédérale. 1. La Cour peut-elle influencer les choix effectués par les deux grands partis représentés au Parlement ? 2. Existe-t-il des cas dans lesquels les partis ont été déçus dans leurs attentes au sujet d'un juge dont ils avaient proposé la nomination ? 3. Les opinions dissidentes expriment-elles exclusivement des considérations juridiques ou reflètent-elles parfois des tendances conservatrices ou progressistes ?

Hans-Jürgen Papier - Les juges de la Cour constitutionnelle fédérale sont choisis pour moitié par le Bundestag et pour l'autre moitié par le Bundesrat et dans les deux cas à la majorité des deux tiers. C'est seulement de façon très exceptionnelle que la Cour est appelée à faire des propositions : c'est le cas lorsqu'aucune élection n'a eu lieu dans les deux mois qui ont suivi le départ prématuré d'un juge ou la fin de son mandat. C'est seulement dans ce cas que la Cour peut faire en formation plénière une proposition qui ne lie d'ailleurs pas les assemblées parlementaires.

  • M.F. - En ce qui concerne la seconde question, je pense tout particulièrement aux États-Unis. Un juge choisi par un président très conservateur se révèle par la suite assez progressiste ; il y a le cas célèbre de la juge O'Connor. Ce cas se présente-t-il en Allemagne ?

H.-J. P. - Un tel cas est exclu du seul fait que tous les juges, y compris le Président et le Vice-Président, doivent avoir recueilli sur leur nom une majorité des deux-tiers au Bundesrat ou à la Commission de choix des juges du Bundestag. Les grands partis politiques doivent s'entendre sur la personne. Cela exclut, à mon avis, que soient choisis des candidats ayant des positions politiques ou idéologiques extrêmes. De fait, du moins dans les dernières décennies, aucune personnalité ayant des opinions extrêmes n'a été désignée. En outre, les juges sont élus pour douze ans et ne peuvent pas être réélus. Cela renforce à nos yeux l'indépendance du juge : même à la fin de son mandat, il ne peut pas espérer une réélection et être tenté de plaire à un quelconque camp politique.

  • M.F. - Nous arrivons à la troisième question, celle du contenu des opinions dissidentes. Peut-on dire qu'en général, elles sont motivées par des considérations purement juridiques, mais qu'elles sont exceptionnellement inspirées par les orientations idéologiques des juges, comme cela semble avoir été le cas des opinions dissidentes des juges proposés par la Démocratie chrétienne lors des jugements sur l'avortement ?

H.-J. P. - La rédaction d'opinions dissidentes est l'exception en Allemagne. Les raisons de leur rédaction sont diverses. Il y a des opinions qui sont fondées sur des divergences dans l'argumentation juridique et qui, de ce fait, peuvent conduire au même résultat, mais par d'autres voies. Mais il y a aussi naturellement des opinions dissidentes qui sont à mettre en relation avec les choix fondamentaux de société de leur auteur. Il y a donc deux sortes d'opinions dissidentes.

  • M.F. - Existe-t-il des statistiques sur les opinions dissidentes ?

H.-J. P. - Oui. Par exemple, de 1971 à 2002, il y a eu 1781 décisions rendues par les Chambres de la Cour, dont 115 avec des opinions dissidentes. Notez que le chiffre réel des opinions dissidentes peut être un peu plus élevé que ce chiffre puisqu'une même décision peut être accompagnée de plusieurs opinions dissidentes, bien que cela ne soit pas très fréquent.

  • M.F. - Peut-on dire qu'à l'origine, certaines opinions dissidentes se contentaient de critiquer la décision de la majorité, ce qui était peu correct, mais qu'elles ont pratiquement disparu aujourd'hui ?

H.-J. P. - Je ne crois pas que l'on puisse constater une telle évolution. Aujourd'hui comme hier, il y a des opinions dissidentes qui critiquent avec vivacité les conceptions de l'opinion majoritaire. Mais il y a aussi des opinions dissidentes dans lesquelles est développée en toute objectivité une autre argumentation juridique. Je ne crois pas que les opinions dissidentes étaient rédigées de façon plus vive immédiatement après leur introduction.

  • M.F. - La plupart des opinions dissidentes émanent-elles surtout de juges qui sont professeurs ?

H.-J. P. - Je ne dispose pas de statistiques à ce sujet, mais selon mes propres observations, ce n'est pas le cas. Les anciens juges des Cours suprêmes rédigent fréquemment des opinions dissidentes.

  • M.F. - Nous arrivons ainsi à un second groupe de questions, celles relatives à l'organisation de la Cour constitutionnelle fédérale. La première question concerne la surcharge de la Cour. Jusqu'à présent seule la procédure d'examen des recours individuels pour violation d'un droit fondamental a été modifiée, mais le nombre de juges n'a pas été augmenté. Personnellement j'ai toujours pensé qu'en réduisant de 8 à 6 le nombre de juges de chaque Chambre et en augmentant de 16 à 18 le nombre total des juges, il aurait été possible de créer une troisième Chambre. Mais il semble que les juristes allemands ont toujours redouté que la division d'une juridiction en plusieurs Chambres conduise à un éclatement de la jurisprudence. Cela surprend le juriste français, car, en France, l'existence de formations de jugement réunissant exceptionnellement des juges de plusieurs Chambres suffit à assurer la cohérence de la jurisprudence d'une juridiction suprême comportant plusieurs Chambres. Pourquoi une telle solution n'a pratiquement jamais été envisagée en Allemagne ?

H.-J. P. - C'est un fait que la Cour constitutionnelle fédérale n'a jamais demandé la création d'une troisième Chambre car elle craignait pour l'homogénéité de la juridiction. D'ailleurs, dans le monde, la plupart des juridictions constitutionnelles ont une seule formation de jugement. L'Allemagne représente déjà une exception dans la mesure où la Cour a une structure duale et que chacune des Chambres est à elle seule la Cour. En outre, la formation des Chambres réunies (Plenum) fonctionne très rarement : quatre fois en cinquante ans. Ce faible chiffre montre qu'il existe une certaine homogénéité entre les Chambres et aussi, à vrai dire, une certaine réticence à convoquer une formation de jugement aussi nombreuse. Les juges de la Cour ont donc toujours été hostiles à la création d'une Chambre supplémentaire et ont préféré que soit accru le nombre de collaborateurs scientifiques (Wissenschaftliche Mitarbeiter) des juges et aussi que la plupart des recours individuels pour violation d'un droit fondamental relève de la compétence de Sections composées de trois juges.

  • M.F. - Vous venez précisément de faire allusion aux collaborateurs scientifiques (Wissenschaftliche Mitarbeiter). Comment sont-ils choisis ?

H.-J. P. - Les collaborateurs scientifiques sont choisis librement par les juges de la Cour. Ils doivent être choisis parmi ceux qui ont le diplôme d'aptitude aux fonctions judiciaires (juges, avocats). Dans la pratique, ce sont soit des membres de la magistrature des Länder, soit des assistants des Facultés de droit. Les plus nombreux viennent de la magistrature, spécialement de la juridiction administrative.

  • M.F. - Ma dernière question relative à l'organisation de la Cour concerne la composition des Sections (Kammern) chargées principalement d'examiner les recours individuels. Les auteurs de recours individuels ont-ils la possibilité de récuser un juge ?

H.-J. P. - Oui, ils le peuvent. Ils le font même assez souvent lorsqu'ils pensent que les juges ont un parti pris ; mais il est fréquent que de telles demandes de récusation soient abusives.

  • M.F. - La composition des Sections (Kammern) est parfois critiquée parce que certaines Sections comporteraient une majorité de juges désignés par le même parti ou par la même assemblée.

H.-J. P. - Les Sections doivent avoir, pour employer une formule un peu journalistique, une composition pluraliste ; elles ne doivent pas représenter une seule tendance. Chaque Chambre forme elle-même trois Sections, et chaque juge appartient à une ou deux Sections. Par exemple, je suis le président de deux Sections de la Première Chambre. En outre, ces Sections changent normalement de composition tous les trois ans afin qu'elles ne deviennent pas des formations de jugement permanentes.

  • M.F. - De plus, les trois juges doivent être du même avis.

H.-J. P. - Oui, les décisions de la Section ne peuvent être prises qu'à l'unanimité. Tant la recevabilité que le bien-fondé du recours doivent faire l'objet d'une décision prise à l'unanimité. Si l'on ne parvient pas à l'unanimité, l'affaire doit être portée devant la Chambre.

  • M.F. - Nous parvenons au troisième groupe de questions. En principe, la procédure est orale, mais dans la pratique, c'est exceptionnel. Peut-on cependant dire que les décisions rendues par les Chambres (Senate) en formation plénière sont souvent précédées d'une procédure orale ?

H.-J. P. - Non, même pour les décisions rendues par les Chambres (Senate) la tenue d'une audience est l'exception. Chaque Chambre organise environ trois à cinq audiences par an.

  • M.F. - Existe-t-il des cas où une même affaire fait l'objet de plusieurs audiences ?

H.-J. P. - Non, pas à la Cour.

  • M.F. - Mais dans l'affaire concernant la demande d'interdiction du parti NPD n'y a-t-il pas eu deux audiences ?

H.-J. P. - Dans cette affaire, la Cour a organisé successivement un débat oral sur le rôle des correspondants du Service des renseignements (Vertrauens-leute) dans l'établissement des preuves, puis une audience proprement dite. À vrai dire le nombre des audiences publiques est un peu plus élevé si l'on y ajoute les audiences qui sont organisées dans le cadre de la « Journée des portes ouvertes » comme nous l'appelons. Chaque année, chaque Chambre organise une séance de un ou deux jours durant laquelle plusieurs recours individuels d'importance moyenne font l'objet de débats oraux ; à la Première Chambre (Senat), il s'agit généralement de quatre affaires. Si l'on rend compte de ces audiences, le nombre d'audiences est porté à six ou sept par an ; en tout cas il est inférieur à dix.

  • M.F. - Devant les Sections aucune procédure orale n'est possible ?

H.-J. P. - Non, aucune procédure orale n'est possible.

  • M.F. - Puis-je poser une question pratique ? Le jugement est-il totalement rédigé à la date qui lui est donnée ?

H.-J. P. - Oui, selon la loi, la décision n'est publiée que si elle est rédigée et si elle a été signée par tous les juges.

  • M.F. - Je pose cette question parce que souvent la date donnée à une décision de justice est antérieure de plus d'un mois au jour où celle-ci a été connue du public.

H.-J. P. - Vous visez le cas des décisions qui ont été rendues sans qu'une audience ait été organisée, ce qui est d'ailleurs le cas le plus fréquent. Dans cette hypothèse, la décision n'est pas lue en public, mais seulement notifiée. Dans ce cas, la date donnée au jugement est celle du jour où la Chambre a statué au fond. Cette date est souvent très antérieure au jour de la notification, car le texte de la décision doit être encore rédigé par le rapporteur et approuvé par la Chambre.

  • M.F. - Si je me souviens bien, la décision relative aux crucifix dans les écoles avait été prise en mai, mais publiée en juillet.

H.-J. P. - Dans les affaires n'ayant pas fait l'objet d'une procédure orale, cela est tout à fait possible pour des raisons techniques. En effet, la procédure comporte deux phases. Tout d'abord, la Chambre délibère sur la position proposée par le rapporteur (délibération sur le fond ou Votumsberatung) et elle prend une décision définitive portant sur le dispositif, mais aussi l'essentiel des motifs. Puis, sur la base de cette décision au fond, le rapporteur établit le texte du jugement et le soumet à la Chambre ; celle-ci délibère alors une seconde fois (délibération sur le texte ou Textberatung) et adopte définitivement le texte du jugement. C'est alors que celui-ci est signé par tous les juges. Puis interviennent plusieurs opérations de caractère technique : relecture par les collaborateurs scientifiques, par les assistants de justice (Rechtspfleger), impression, etc. Cela peut prendre quelques semaines pour les grandes décisions.

  • M.F. - Qui écrit le sommaire (Leitsätze) du jugement ?

H.-J. P. - Le sommaire est discuté et arrêté par la Chambre, naturellement sur la base des propositions du rapporteur. Même le sommaire est formulé et décidé par la Chambre (Senat) toute entière.

  • M.F. - Le quatrième groupe de questions porte sur une comparaison avec la France. En droit français les affaires les plus nombreuses portées devant le Conseil constitutionnel concernent les demandes de contrôle de la constitutionnalité d'une loi et les litiges électoraux. Pourquoi la Cour constitutionnelle fédérale ne connaît-elle qu'un nombre relativement restreint d'affaires de ce type ?

H.-J. P. - Effectivement, le nombre de litiges électoraux n'est pas particulièrement élevé. Depuis la création de la Cour constitutionnelle fédérale, c'est-à-dire environ cinquante ans, il y a eu seulement cent vingt affaires électorales.

  • M.F. - En France, depuis 1958, il y en a eu 2200.

H.-J. P. - C'est effectivement un autre ordre de grandeur.

  • M.F. - Est-ce parce qu'en Allemagne le Bundestag examine les contestations avant que puisse être saisie la Cour constitutionnelle fédérale ?

H.-J. P. - De fait la procédure comporte deux phases. La vérification de l'élection commence par une contestation auprès du Bundestag ; c'est seulement après son rejet que la Cour peut être saisie. En revanche, la Cour connaît des litiges électoraux importants en dehors des procédures de contestation d'une élection au Bundestag : c'est le cas de certaines demandes de contrôle de la constitutionnalité d'une loi ou d'un règlement ou même de litiges entre organes de la Fédération. Les dernières décisions importantes relatives au droit électoral ont porté sur les mandats supplémentaires accordés aux listes ayant emporté plus de mandats directs que leur donnait droit la représentation proportionnelle (Überhangmandate), sur les clauses déniant toute représentation aux listes ayant obtenu un faible pourcentage de voix (Sperrklauseln) ou encore sur la loi électorale relative aux premières élections de l'Allemagne réunifiée.

  • M.F. - En France, les contestations d'élections sont nombreuses, soit que le candidat déclaré élu ait eu un comportement déloyal durant la campagne électorale, soit qu'il ait violé les règles sur la comptabilité des dépenses de campagne. Dans ce dernier cas, le candidat élu peut non seulement être déclaré non élu, mais encore déclaré non rééligible pendant un an.

H.-J. P. - Au contraire en Allemagne, les affaires les plus intéressantes portent sur la constitutionnalité de la législation sur les élections.

  • M.F. - Quant aux demandes des parlementaires tendant au contrôle de la constitutionnalité des lois, elles sont assez nombreuses en France (environ 300 depuis 1973 pour les lois ordinaires) - même si l'on met de côté les 93 cas de saisine automatique du Conseil constitutionnel pour le contrôle de la constitutionnalité d'une loi organique. Pourquoi sont-elles moins nombreuses en Allemagne ?

H.-J. P. - Effectivement le nombre des saisines émanant d'acteurs de la vie politique n'est pas très élevé. De 1951 à 2002 inclus, il y a eu 89 demandes de contrôle abstrait des normes. Par exemple, il y en a eu six en 2002, deux en 2001, aucune en 2000 et quatre en 1999. Le nombre est donc toujours inférieur à dix. Il faut voir que la Cour constitutionnelle fédérale ne contrôle pas la constitutionnalité des lois seulement à la suite d'une saisine émanant d'un acteur de la vie politique (contrôle abstrait des normes ou abstrakte Normenkontrolle), mais encore à la demande d'un tribunal qui est convaincu de l'inconstitutionnalité d'une loi qu'il doit appliquer (contrôle concret des normes ou konkrete Normenkontrolle). Les décisions rendues à la demande d'un tribunal sont très nombreuses : 988 rendues par les Chambres en formation plénière, 131 émanant de Sections (formées de trois juges). Même dans le cadre de l'examen de recours individuels pour violation d'un droit fondamental, la Cour peut être amenée à se prononcer sur la constitutionnalité d'une loi et, comme vous le savez, ces recours individuels sont très nombreux.

  • M.F. - Mais cela signifie que les hommes politiques allemands ne contestent pas aussi systématiquement la constitutionnalité des lois qui viennent d'être adoptées que les hommes politiques français. Cela est d'autant plus étonnant que les problèmes juridiques jouent un rôle plus important dans la vie politique allemande que dans la vie politique française. Comment expliquez-vous cette différence ?

H.-J. P. - Cela peut s'expliquer, je veux m'exprimer de façon prudente, par le fait que beaucoup de lois fédérales ne peuvent être adoptées qu'avec l'accord du Bundesrat et que souvent la majorité du Bundesrat n'est pas la même que celle du Bundestag. Quand il en est ainsi, la loi n'est adoptée qu'avec l'accord de l'opposition, souvent après intervention de la Commission de conciliation et on peut penser que l'opposition renonce à contester une loi à laquelle elle a finalement donné son accord au Bundesrat.

  • M.F. - A cette explication s'ajoute peut être celle tenant à ce que le nombre de parlementaires pouvant saisir le juge constitutionnel est plus élevé (un tiers des députés) en Allemagne qu'en France (un dixième des députés ou un cinquième des sénateurs environ).

H.-J. P. - Oui, le quorum est beaucoup plus élevé en Allemagne. En revanche même le gouvernement d'un Land peut saisir la Cour d'une demande de contrôle abstrait. Mais comme je l'ai dit, le fait que beaucoup de lois ont dû obtenir l'approbation du Bundesrat, et donc bien souvent de l'opposition, retire généralement à celle-ci l'envie de demander à la Cour de contrôler la loi. Je peux supposer que c'est l'une des raisons pour lesquelles les demandes de contrôle abstrait sont relativement peu nombreuses. Nous sommes dans une démocratie de consensus.

  • M.F. - Le cinquième groupe de questions concerne les conséquences de l'inconstitutionnalité d'une loi. La première est la suivante : comment la Cour choisit entre les différentes décisions possibles : déclaration de non-conformité à la Constitution accompagnée ou non d'une invitation adressée au législateur de modifier la loi, annulation de la loi, totale ou partielle, etc. ?

H.-J. P. - La Cour constitutionnelle fédérale dispose de toute une gamme de sanctions en cas d'inconstitutionnalité d'une loi. La conséquence la plus radicale est l'annulation : le dispositif déclare que certaines dispositions législatives sont inconstitutionnelles et donc nulles depuis leur entrée en vigueur. Ce type de décisions existe toujours. L'autre possibilité, qui est précisément utilisée en cas de violation du principe d'égalité, consiste à simplement déclarer que la loi n'est pas conforme à la Constitution (Unvereinbarkeitserklärung). Dans ce cas, la Cour renonce sciemment à prononcer l'annulation de la disposition législative en cause. Cette déclaration de non-conformité est souvent accompagnée de l'affirmation que le législateur est tenu d'adopter de nouvelles règles dans un délai déterminé, par exemple, jusqu'au 1er janvier 2005, de façon à éliminer l'inconstitutionnalité, par exemple la violation du principe d'égalité. La déclaration de non-conformité accompagnée de la fixation d'un délai est pratiquement la règle.

  • M.F. - La Cour constitutionnelle fédérale peut-elle, comme la Corte Costituzionale italienne, déclarer qu'une loi est nulle pour autant qu'elle soustrait une catégorie de personnes à l'application des règles qu'elle pose ?

H.-J. P. - Oui, il y a des cas où l'annulation n'est que partielle, c'est-à-dire qu'elle ne produit d'effet que dans la mesure où certaines personnes sont incluses ou exclues. Dans les cas de violation du principe d'égalité, une annulation totale aurait pour effet que la disposition législative disparaîtrait rétroactivement, privant ses bénéficiaires de toute base légale. Précisément dans ces cas, la Cour décide que cette disposition législative viole le principe d'égalité et que le législateur doit adopter dans un délai déterminé une nouvelle disposition qui soit en conformité avec le principe constitutionnel d'égalité. La seule question délicate concerne ce que décide le juge constitutionnel pour le cas où une nouvelle disposition législative n'interviendrait pas dans le délai fixé. Par exemple, le juge déclare que la disposition inconstitutionnelle cessera de s'appliquer à l'expiration du délai fixé si le législateur ne fait rien.

  • M.F. - Où sont formulées ces exigences du tribunal ?

H.-J. P. - Souvent elle ne sont pas formulées dans le dispositif du jugement, mais seulement à la fin des motifs de celui-ci ; en toute hypothèse nous nous efforçons de nous exprimer de façon très claire sur ce point. Une autre variante est possible. Il arrive que la Cour constitutionnelle fédérale, après avoir déclaré inconstitutionnelle une disposition législative déterminée et avoir invité le législateur à la modifier dans un délai déterminé, édicte elle-même de nouvelles règles pour la période transitoire, c'est-à-dire applicables jusqu'au jour où le législateur adoptera de nouvelles règles.

  • M.F. - Je crois que cela a été le cas pour le premier jugement relatif à l'avortement (1975).

H.-J. P. - C'est l'exemple le plus marquant. Mais il existe d'autres cas.

  • M.F. - Dans le cas d'une décision d'annulation de dispositions législatives, quelles sont les conséquences pour les décisions administratives et juridictionnelles déjà prises sur la base de ces dispositions, compte tenu de ce que l'annulation est rétroactive ?

H.-J. P. - Selon le § 79 de la loi sur la Cour constitutionnelle fédérale, les décisions de justice et les décisions administratives qui ne sont plus susceptibles de recours ne sont pas affectées par le jugement d'annulation. Il n'en va autrement que pour les jugements pénaux passés en force de chose jugée. Le condamné peut en effet demander la réouverture de la procédure conformément aux dispositions du code de procédure pénale. Il est vrai que de façon générale l'exécution d'une décision insusceptible de recours n'est plus possible quand est intervenu un tel jugement d'annulation._

  • M.F. - L'administration fiscale prend souvent des décisions provisoires dans la crainte que les dispositions législatives sur lesquelles elle s'appuie soient déclarées par la suite inconstitutionnelles. Pourquoi ?_

H.-J. P. - Les administrations fiscales le font de façon très générale. Lorsque des dispositions législatives ou réglementaires sont contestées devant la Cour constitutionnelle fédérale, elles prennent des décisions à titre provisoire afin de laisser aux contribuables la possibilité d'obtenir une modification de ces décisions au cas où la loi fiscale appliquée serait annulée ou déclarée inconstitutionnelle. Si elles ne le faisaient pas, les contribuables seraient incités ou plus ou moins encouragés à former systématiquement des recours contentieux préalables auprès d'elles. Cela ne serait pas spécialement profitable à ces administrations qui seraient alors submergées par des millions de recours portés devant elles. Telles sont les raisons de cette pratique.

  • M.F. - La question suivante est de caractère plus théorique. L'étendue du contrôle de constitutionnalité varie-t-elle selon que la Cour constitutionnelle est saisie d'une demande de contrôle abstrait formée par des acteurs de la vie politique, d'une demande de contrôle concret présentée par un tribunal ordinaire (question préjudicielle) ou d'un recours individuel pour violation d'un droit fondamental ?

H.-J. P. - Le principe est que dans le cadre de l'examen d'une question préjudicielle présentée par un tribunal ordinaire, la Cour ne contrôle et ne décide que dans le cadre de la question posée. Le contrôle concret des normes implique donc un certain rétrécissement de l'objet du contrôle. Au contraire, dans le cadre du contrôle abstrait (demande présentée par un acteur de la vie politique), l'étendue du champ du contrôle est plus grande. Quant au contrôle d'une loi exercé dans le cadre d'un recours individuel pour violation de la loi, il est limité à la question de savoir si la loi en cause porte atteinte à un droit fondamental du requérant ; ainsi, dans la décision sur le traité de Maastricht, la Cour était saisie d'un recours individuel fondé sur la violation du droit de vote et elle n'a donc examiné que cette question.

  • M.F. - Dans le cadre du recours individuel, la Cour n'est-elle pas amenée à s'assurer que le droit fondamental a été restreint d'une façon contraire à la Constitution et donc à vérifier le respect de l'ensemble de la Constitution ?

H.-J. P. - C'est exact. Quand, par exemple, la violation de la liberté d'exercer une profession est invoquée, la Cour examine si la Fédération était compétente pour édicter la loi en cause. Dans cette mesure, ce n'est pas seulement le respect du droit fondamental en cause, mais aussi le respect de règles du droit constitutionnel objectif qui est contrôlé.

  • M.F. - Alors que le Conseil constitutionnel prononce de nombreuses déclarations de non-conformité à la Constitution (sauf ces derniers mois) et ne procède que plus rarement à des interprétations de la loi conformes à la Constitution (appelées généralement réserves d'interprétation), peut-on dire que la situation est inverse en Allemagne et que la Cour constitutionnelle fédérale recourt plus souvent à des interprétations conformes à la Constitution qu'à des déclarations de non conformité ?

H.-J. P. - Je ne sais si l'on peut aller aussi loin. Ce qui est certain, c'est que nombreux sont les cas dans lesquels une loi n'est pas déclarée inconstitutionnelle parce qu'elle est interprétée ou à condition qu'elle soit interprétée d'une certaine façon. Je pense même pouvoir dire que dans la jurisprudence de la Cour l'interprétation de la loi en conformité à la Constitution a la priorité sur la déclaration d'inconstitutionnalité. Le dispositif du jugement déclare alors que la loi est conforme à la Constitution dans la mesure qui est exposée dans les motifs et les motifs arrêtent l'interprétation qui est nécessaire pour que la loi soit conforme à la Constitution. De tels cas existent, mais faute de statistiques, il est difficile de dire si les interprétations conformes à la Constitution sont plus nombreuses que les déclarations de non-conformité à la Constitution ; je peux seulement dire qu'elles sont nombreuses.

  • M.F. - Enfin, je voudrais poser une question au sujet des relations entre la Cour constitutionnelle fédérale et les autres tribunaux. Compte tenu de ce que la Cour peut casser les jugements de ceux-ci, elle oblige souvent les tribunaux fédéraux suprêmes à modifier leur jurisprudence en leur imposant l'interprétation de la loi qui, à ses yeux, est la seule conforme à la Constitution. Est-ce seulement le fait des décisions des Chambres en formation plénière ?

H.-J. P. - Non, une Section de trois juges (Kammer) peut également casser le jugement d'une juridiction de cassation ou donner d'une loi une interprétation conforme à la Constitution. Bien sûr cela n'est possible que dans les cas où la jurisprudence de la Cour constitutionnelle est déjà bien établie.

  • M.F. - Peut-on dire que les Sections vont parfois plus loin que la jurisprudence établie par les Chambres en formation plénière ?

H.-J. P. - C'est une question d'appréciation subjective. De fait, la doctrine reproche parfois à certaines décisions de Section d'avoir tranché une question qui aurait dû l'être par la Chambre.

  • M.F. - En tout cas, beaucoup de décisions de Sections sont publiées dans les revues juridiques.

H.-J. P. - Il y a aujourd'hui beaucoup de décisions de Sections qui déclarent fondés des recours individuels pour violation d'un droit fondamental, ce qui n'était pas possible autrefois. Il y a quelques années, les Sections, qui s'appelaient alors Commissions d'examen préalable (Vorprüfungsausschüsse), pouvaient seulement se prononcer sur la recevabilité des recours individuels pour violation d'un droit fondamental. Mais depuis quelques années, les Sections peuvent déclarer fondés de tels recours. De telles décisions ne sont pas rares et contiennent parfois des motifs détaillés ; elles ne se contentent pas d'annuler une décision de justice, elles contiennent également une interprétation de la loi conforme à la Constitution. C'est pourquoi nous allons bientôt publier un recueil des décisions de Section, pour autant que celles-ci sont motivées. Cette nouvelle série sera parallèle à la série actuelle, dite des « recueils gris », qui ne contient que les décisions émanant des Chambres en formation plénière. Bien sûr, seules les décisions les plus importantes seront publiées dans cette nouvelle série.

  • M.F. - Je vous remercie, Monsieur le Président et cher collègue, d'avoir bien voulu répondre à toutes mes questions pendant plusieurs heures malgré la lourdeur de vos charges. Je suis convaincu que les lecteurs des Cahiers du Conseil constitutionnel tireront grand profit de la lecture de vos réponses.