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Entretien avec M. John L. Murray, Président de la Cour suprême d'Irlande

John L. MURRAY - Président de la Cour suprême d'Irlande

Cahiers du Conseil constitutionnel n° 17 (Dossier : Irlande) - mars 2005

M. le juge en chef John L. Murray est président de la Cour suprême d'Irlande depuis juillet 2004, après une longue carrière de juriste qui a commencé par la pratique de la profession d'avocat pendant plus de vingt années. « Attorney General » d'Irlande de 1987 à 1991, il sera ensuite pendant huit ans juge à la Cour de justice des Communautés européennes avant de devenir en 1999, juge à la Cour suprême d'Irlande. Par ailleurs, il a participé à de nombreuses commissions aussi bien dans son pays que dans le cadre de l'Union européenne.

Professeur invité à l'Université de Louvain, il a donné également des conférences aussi bien aux USA (Georgetown University Law School, Princetown University, Fordham University) qu'en France (Aix-en-Provence), à Chypre, à Athènes, et bien évidemment en Irlande et au Royaume Uni.


PROPOS RECUEILLIS, LE 23 NOVEMBRE 2004, A DUBLIN,
AU SIEGE DE LA COUR SUPREME, PAR M. BRIAN CONROY
LLB (Universités de Dublin et Paris II), LLM (Cambridge)

Brian Conroy - Il apparaît que la Cour suprême est dotée tant d'une compétence générale en qualité de juridiction de dernier ressort que d'une compétence en matière constitutionnelle. Dans quel contexte exerce-t-elle ses fonctions de cour constitutionnelle ?

John L. Murray - À une exception près, la Cour suprême ne dispose pas d'une compétence de premier ressort. Elle connaît en tant que juridiction de dernier ressort des pourvois dirigés contre les arrêts de la High Court. Aux termes de la Constitution, la High Court est dotée d'une plénitude de compétence « pour toutes questions de droit et de fait » avec droit de recours devant la Cour suprême dans tous les cas, sous réserve d'un nombre limité d'exceptions prévues par la loi. [Il existe deux juridictions de niveau inférieur, le tribunal de circuit, sorte de cour régionale, et le tribunal de district, mais elles ne nous concernent pas ici.] En dehors du fait qu'elle dispose d'une compétence générale en matière constitutionnelle, la High Court est compétente en premier ressort chaque fois qu'une personne conteste la constitutionnalité d'une loi votée par le parlement national et que la Constitution interdit toute limitation du droit de recours contre les arrêts de la High Court devant la Cour suprême s'agissant de questions de la nature de celle qui est posée. Lorsqu'une affaire portée devant la High Court soulève des questions constitutionnelles importantes, la Cour suprême est invariablement saisie d'un recours en vue d'une décision définitive sur le sujet.

Comme l'explique le professeur Casey dans son article, la compétence de la Cour suprême en première et dernière instance se limite aux saisines de la Cour par le président sur le fondement de l'article 26 de la Constitution au sujet d'un projet de loi adopté par le Parlement. Pour résumer brièvement la procédure, le président, avant d'apposer sa signature au bas de la législation adoptée par les deux chambres de l'Oireachtas (la chambre des députés et le Sénat) et de promulguer celle-ci en tant que loi, a la possibilité de saisir la Cour suprême de tout ou partie de cette législation pour qu'il soit statué sur sa compatibilité avec la Constitution. En cas de réponse négative de la Cour suprême, le président doit refuser de signer et de promulguer la mesure en cause. L'Oireachtas ne peut modifier la Constitution. Seul un référendum national peut le faire.

Pour situer dans son contexte le rôle général de la Cour suprême en matière constitutionnelle, il convient avant tout d'observer qu'en Irlande, l'administration de la justice s'opère sous l'égide de la Constitution de 1937, qui est la loi fondamentale de l'État et l'emporte sur toutes les autres normes juridiques, y compris celles édictées pour l'application dans l'ordre interne des traités internationaux, mais sans préjudice de la primauté des traités et de la législation des Communautés européennes.

L'article 34 de la Constitution réserve aux juridictions l'exclusivité de « l'administration de la justice » (même si la délimitation des frontières de ce concept n'est pas aisée). De plus, au coeur même de la Constitution se trouve l'idée selon laquelle le peuple est la source de tous les pouvoirs conférés aux organes d'État. Le préambule énonce : « ... nous, le peuple... promulguons par le présent, et nous donnons à nous-même la présente Constitution ». L'article 6 de la Constitution dispose que « tous les pouvoirs dont sont investies les branches du gouvernement, exécutive, législative et judiciaire, émanent, sous l'autorité de Dieu, du peuple... Ces pouvoirs de gouvernement ne peuvent être exercés que par ou sur habilitation donnée par les organes d'État établis par la Constitution ».

En conséquence, les juridictions établies par la Constitution forment l'organe judiciaire de gouvernement. Le gouvernement et l'Oireachtas constituent respectivement les organes exécutif et législatif de gouvernement. Dans un certain sens, l'Irlande a donc un « gouvernement des juges » ! L'exercice de pouvoirs de gouvernement par ces juridictions, High Court et Cour suprême, a son origine dans leur pouvoir d'invalider toute norme législative entrant en conflit avec la Constitution et en particulier avec les droits fondamentaux du citoyen dont celle-ci assure la protection. Il appartient également aux Cours de trancher des questions d'ordre constitutionnel se rapportant à la séparation des pouvoirs. De plus, les Cours contrôlent les actes administratifs de l'État ou les politiques que celui-ci déclare mener, non seulement quant à leur légalité, mais aussi quant à leur constitutionnalité, tant au regard des droits constitutionnels matériels du citoyen que du point de vue du respect du principe d'application de la loi selon les procédures prévues ou des principes de « justice constitutionnelle » garantis par la Constitution.

La compétence de la Cour suprême dans le domaine constitutionnel se trouve encore accrue par le fait que l'application que les juridictions font du principe de locus standi (intérêt pour agir) est relativement libérale, encore que les critères de cette notion restent à déterminer de manière définitive. En principe, pour que les cours admettent de recevoir une contestation d'ordre constitutionnel, la personne doit démontrer que ses droits individuels ont été soit violés soit menacés. Mais, alors qu'une personne n'est pas admise à fonder ses arguments sur un jus tertii, la Cour suprême a jugé que, puisque chaque citoyen a un intérêt à ce que la loi fondamentale de l'État ne soit pas mise en échec, elle autoriserait un citoyen à contester toute violation effective ou toute menace de violation d'une norme ou d'un principe constitutionnel toutes les fois qu'il n'existerait pas de requérant plus apte à exercer cette action ou que la violation redoutée serait susceptible d'affecter l'ensemble des citoyens. Dans l'affaire Crotty c. An Taoiseach (1987) IR 713, la Cour a déclaré un requérant recevable, en sa qualité de citoyen, à demander une injonction interdisant au gouvernement de prendre les mesures visant à assurer l'entrée en vigueur d'un traité CE avant d'avoir organisé un référendum interrogeant le peuple sur la question de savoir s'il approuvait un amendement à la Constitution de nature à permettre cette entrée en vigueur (le requérant parvint à obtenir la suspension des mesures gouvernementales jusqu'à l'issue du procès, d'abord devant la High Court puis devant la Cour suprême et il réussit de fait à obtenir un jugement exigeant l'organisation d'un référendum).

Les questions d'ordre constitutionnel peuvent intervenir de bien des manières, directement ou indirectement. En dehors des mises en cause directes par une personne physique ou morale de la constitutionnalité d'une norme législative, dans lesquelles l'État se retrouve en position de défendeur, une question d'ordre constitutionnel est susceptible d'apparaître sous diverses formes dans des litiges opposant des personnes privées. L'une des parties peut fonder sa demande ou sa défense sur les dispositions d'une loi dont l'autre partie peut, à titre principal ou subsidiaire, contester la constitutionnalité. Dans un tel cas des dispositions sont prises pour que l'Attorney General soit prévenu et puisse être représenté dans l'affaire sur la question ainsi soulevée. Il est bien entendu courant que des questions portant sur l'interprétation de la loi se posent à l'occasion de litiges entre personnes privées et la loi doit être interprétée et appliquée en conformité avec les dispositions et les principes de la Constitution.

Il pourrait être également utile de souligner que lorsque la Cour, que ce soit dans le cadre d'une saisine de l'article 26 ou d'une contestation directe de la constitutionnalité d'une norme légale, se prononce en faveur de la conformité à la Constitution, sa décision peut, en donnant d'une loi une interprétation étroite conforme à la Constitution, limiter de manière significative les modalités selon lesquelles les compétences du législateur ou de l'exécutif sont susceptibles d'être exercées sur son fondement.

Nous ne disposons pas actuellement de statistiques permettant de déterminer le nombre d'affaires dans lesquelles des questions d'ordre constitutionnel ont fait surface sous une forme ou sous une autre, mais cela se produit régulièrement. À mon sens, il ne serait pas inexact de dire que ce type de question apparaît dans plusieurs affaires chaque mois voire parfois au cours d'une même semaine. La fréquence des contestations directes portant sur la conformité de la législation à la Constitution est moindre mais elle doit être de l'ordre de six à douze par an.

B.C. - La Cour suprême est composée de neuf juges. Dans quelles formations siège-t-elle ? Et comment traite-t-elle les affaires dont elle est saisie ?

J.L. M. - Parmi les neuf membres de la Cour suprême figurent le président (Chief Justice) et le président de la High Court, qui est membre de droit. En pratique ce sont donc normalement huit juges qui sont appelés à siéger dans les affaires qui viennent devant la Cour. La Cour siège en formation de trois, cinq ou sept juges. Bien évidemment la formation de trois juges est retenue lorsque les questions de droit soulevées dans le pourvoi peuvent trouver leur solution dans le cadre de la jurisprudence existante. Dans ceux qui soulèvent des questions complexes, des points de droit d'une importance publique exceptionnelle ou quand la jurisprudence existante est susceptible de révision ou d'extension, la Cour sera composée de cinq membres. Il est également possible qu'une formation à sept juges soit choisie si l'affaire est d'une importance suffisante, parce que par exemple elle pose des questions de nature fondamentale. Ce qui s'est produit, par exemple, dans une affaire concernant le pouvoir du parlement de procéder à des enquêtes sur la conduite de certaines personnes (en l'occurrence de membres de la police nationale) et qui sont parvenues à des conclusions qui leur sont défavorables.

La Constitution dispose que fera l'objet d'un examen par un minimum de cinq juges toute question portant sur la constitutionnalité d'un projet de loi adopté et soumis à la Cour suprême par le président en vertu de l'article 26 de la Constitution. Dès lors que le nombre des juges à la Cour suprême a été porté de cinq à huit (sans compter le président de la High Court), il apparaîtrait normal que le nombre des juges fût de sept en pareil cas.

La Constitution requiert également que dans ces cas, ainsi que dans les affaires dans lesquelles la constitutionnalité de la législation primaire votée par le parlement est en cause, la décision de la Cour soit prononcée par l'un de ses membres et qu'aucune autre opinion « qu'elle soit convergente ou dissidente, ne soit prononcée et que l'existence d'une telle autre opinion ne soit pas révélée ».

Dans tous les autres cas, chaque membre de la formation peut faire connaître son opinion circonstanciée et les affaires sont bien entendu tranchées à la majorité. Il est toutefois de pratique courante que l'un des membres de la Cour produise une opinion circonstanciée avec laquelle les autres se bornent à faire état de leur accord.

Conformément à la tradition en common law, chaque affaire fait l'objet d'un examen oral. Il est demandé aux parties de produire auprès du greffier de la Cour, bien avant l'audience, un résumé écrit des arguments qu'elles exposent oralement ainsi qu'un dossier comportant la référence soit à la copie de décisions de jurisprudence sur lesquelles elles estiment qu'il convient de se fonder, comme la copie soit à des extraits des ouvrages universitaires concernant la doctrine pertinente. La plupart des audiences sont closes dans la journée, quelquefois moins, et seule une minorité d'affaires peuvent occuper deux voire trois jours de débats oraux. Il est de pratique courante que les juges posent des questions à l'avocat ou réfutent des arguments durant l'audience. Après l'audience, les membres siègent en délibéré. Seuls ceux qui ont siégé dans l'affaire peuvent participer au délibéré. Si à la suite de l'audience, un consensus s'est solidement dégagé quant à la solution à donner à l'affaire, un juge peut se voir confier la rédaction du jugement, ce qui n'interdit en rien aux autres membres d'émettre une brève opinion comportant des observations complémentaires sur les questions soulevées, ou de produire une opinion personnelle pleine et entière.

Dans un certain nombre d'affaires, la Cour peut s'estimer en mesure de rendre sa décision et d'en exposer la motivation immédiatement. Les parties sont alors averties que la Cour se retire pour un bref laps de temps et, à son retour, le juge qui en assure la présidence rend un jugement sur le siège (ex tempore), le greffier étant chargé de coucher ensuite sur le papier la décision de la Cour. Bien entendu, les membres de la Cour souhaitent dans de nombreux cas réfléchir plus longuement sur les questions soulevées. Une ou plusieurs autres réunions se tiennent ensuite, au cours desquelles les discussions portent sur un projet de décision ou un mémoire ayant l'un des juges pour auteur. Si nécessaire, chacun des membres de la Cour exprime son opinion en faisant circuler auprès de ses collègues une opinion écrite ou exprime simplement son accord avec l'une ou l'autre des opinions concordantes. La décision finale est prise à la majorité.

Les décisions de la Cour sont revêtues erga omnes de l'autorité de la chose jugée. La Cour ne donne pas d'avis consultatifs ou dépourvus de force obligatoire. L'article 34.6 de la Constitution dispose que « la décision de la Cour suprême aura dans tous les cas un caractère incontestable et définitif ».

B.C. - Comment les juges sont-ils nommés et de quelles garanties l'indépendance de l'autorité judiciaire bénéficie-t-elle ?

J.L. M. - Les juges de la Cour suprême (et les autres juges) sont nommés par le président de l'Irlande sur l'avis du gouvernement. Le rôle constitutionnel du président est purement formel, ce qui signifie que la décision de nomination des juges relève en pratique du gouvernement. Les juges sont désignés parmi les membres de renom et d'expérience du barreau, invariablement parmi ceux dotés d'une ancienneté bien supérieure au minimum légal de 12 années. Les membres du barreau qui souhaitent postuler à une nomination en tant que juge doivent en faire la demande auprès de l'office consultatif des nominations dans la magistrature (Judicial Appointments Advisory Board) quand une vacance est déclarée. Cet office comporte une majorité de juges ainsi que l'Attorney General, deux représentants du barreau et trois non-spécialistes. L'office a une fonction purement consultative. Il sélectionne parmi les candidats ceux qu'il considère comme aptes à être nommés juges et communique une liste de noms au gouvernement, qui détient le pouvoir décisionnel quant à ceux dont la nomination en qualité de juge sera présentée à la signature du président. En Irlande, les juges n'ont pas à proprement parler de carrière. Pour des raisons d'ordre historique, le système de nomination des juges y relève de la common law, sous réserve des dispositions et des principes de la Constitution. D'une manière générale, une fois nommés, les juges exercent les mêmes fonctions leur carrière durant. À l'époque contemporaine, l'on constate certes une tendance croissante à promouvoir les juges d'un niveau de juridiction à un niveau supérieur ; ceci n'est toutefois pas courant. Bien que les membres de la Cour suprême soient habituellement désignés parmi les membres en fonctions de la High Court, la fréquence des vacances d'emploi n'est pas telle qu'elle remette en cause ce trait caractéristique du système qu'est l'absence de progression dans la carrière. Parfois, ses membres sont choisis directement parmi les praticiens.

La première des protections de l'indépendance des juges est constituée par la sécurité liée à la titularisation dans l'emploi. Une fois nommé, un membre de la Cour exerce ses fonctions jusqu'à ce qu'il ait atteint l'âge de 70 ans et ne peut en être démis que par voie de résolution adoptée par les deux chambres de l'Oireachtas (la chambre des députés et le sénat) pour mauvaise conduite caractérisée (art. 35, Const.). L'article 35 dispose également que « tous les juges bénéficient d'une pleine indépendance dans l'exercice de leurs fonctions juridictionnelles et ne seront soumis qu'à la Constitution et à la loi ». Les juges ne sont soumis au contrôle de quiconque et n'ont de comptes à rendre à personne. Le même article leur interdit toute autre fonction officielle et toute source de rémunération extérieure. Enfin, l'article 35 prévoit que « la rémunération des juges ne sera pas réduite pendant toute la durée d'exercice de leurs fonctions ».

B.C. - Il a déjà été fait mention de la compétence de la Cour suprême en tant que juridiction de recours à compétence générale. À quel volume de travail la Cour doit-elle faire face ?

J.L. M. - Il me semble que toutes les juridictions, au moins en Europe, font l'expérience d'un accroissement d'année en année du volume du contentieux. Comme nous n'avons pas de juridictions administratives distinctes, toutes les affaires soulevant des questions importantes couvrant tout le spectre du droit civil, par opposition au droit pénal sont engagées devant la High Court et peuvent faire l'objet de pourvois devant la Cour suprême (l'on peut dire en termes généraux que les affaires les moins importantes, ainsi qualifiées par application de critères prédéterminés, sont traitées par le tribunal de district et le tribunal de circuit avec droit de recours devant le degré suivant de juridiction). En conséquence l'éventail des questions d'ordre juridique dont la Cour suprême est susceptible d'avoir à connaître, en dehors même des questions constitutionnelles, est aussi large que possible. En 2001, le nombre des pourvois introduits fut de 359, et s'établit à 415 en 2002 puis 440 en 2003. À la mi-novembre 2004, 500 avaient été interjetés. Au cours de ces mêmes années, le nombre des pourvois jugés par la Cour fut respectivement de 217, 222 et 261. La proportion de pourvois retirés par les parties peut aller jusqu'à 15 %. Environ 50 % des pourvois sont traités rapidement et font l'objet de jugements rendus sur le siège (ex tempore) après l'audience, la Cour réservant sa décision dans les autres pour une date ultérieure.

Les pourvois donnent lieu à un réexamen des seules questions de droit. Par conséquent il est procédé devant la Cour à une audience contradictoire portant sur chaque point de droit. Les audiences se tiennent sur la base des faits tels que les juges de première instance les ont établis, encore que la question de savoir si le juge du fond était fondé à tirer des constatations de faits bruts (les conclusions factuelles qu'il en a tirées) puisse être débattue en tant que question de droit à l'occasion d'un pourvoi. Il s'agit en quelque sorte d'un test de rationalité.

Il appartient aux parties, spécialement aux auteurs du pourvoi, de préparer et de soumettre au greffe le dossier rassemblant les documents pertinents pour que le pourvoi puisse être déclaré en état d'être entendu. Une fois que les parties se sont acquittées de cette obligation, une date d'audience est généralement fixée. Entre le moment où l'affaire est déclarée en état d'être entendue et la date effective de l'audience s'écoulait environ quatre mois ; le délai est de six mois aujourd'hui. Les décisions mises en délibéré à l'issue de l'audience sont prononcées dans un délai d'une semaine à trois mois en fonction de la complexité de l'affaire et de la charge de travail de la Cour.

B.C. - La Cour a-t-elle compétence en matière pénale ?

J.L. M. - Très peu, et c'est heureux compte tenu de la charge de travail qui est déjà la nôtre dans tous les autres domaines. La plupart des infractions pénales graves sont jugées par un juge et un jury au sein du tribunal de circuit. La High Court a également une compétence notable en matière répressive mais les appels des jugements rendus dans ce domaine par le tribunal de circuit et la High Court sont directement interjetés devant la cour d'appel pénale (Court of Criminal Appeal) dont un membre de la Cour suprême assure la présidence et qui comporte deux juges de la High Court. Cette Cour intervient en dernier ressort dans le domaine pénal à moins qu'elle-même ou le ministère public, en cas de rejet de l'appel interjeté par une personne déclarée coupable, ne certifie l'existence d'une question de droit d'intérêt public qui mérite de faire l'objet d'un pourvoi devant la Cour suprême. La Cour ne connaît à ce titre qu'un petit nombre d'affaires chaque année.

B.C. - La Cour suprême connaît-elle des problèmes particuliers de fonctionnement aujourd'hui ?

J.L. M. - À proprement parler, il n'y a pas de problème particulier. Il y a certes le problème, que l'on rencontre dans de si nombreux pays, encore qu'il soit à mon sens beaucoup moins aigu ici, du volume grandissant des affaires et, en conséquence, de l'arriéré des affaires en souffrance devant la Cour. La High Court a ces derniers temps bénéficié d'une augmentation importante du nombre des juges destinée à lui permettre de faire face à l'accroissement du volume du contentieux ; ce qui va contribuer à accroître le nombre des appels reçus par la Cour suprême, et ce indépendamment même de cet accroissement du volume du contentieux. Les projets que nous avons menés à bien ou qui sont à un stade avancé de réalisation dans le domaine de la technologie de l'information vont permettre un enregistrement électronique de masses importantes de documents déposés à l'appui des pourvois et en faciliter l'accès. Ceci devrait également rendre possible une meilleure gestion des affaires. Il est vrai qu'aucun de ces projets n'apporte la réponse à tous les problèmes, mais, comme l'indiquent les chiffres déjà mentionnés, nous n'avons pas encore atteint un point critique. Je pense qu'à moyen terme au moins nous pourrons contenir les retards dans des limites raisonnables tout en étant capables de tenir des audiences et de rendre des décisions dans des délais relativement brefs dans les affaires auxquelles une priorité particulière doit être réservée. Si les choses continuent à évoluer comme elles le font aujourd'hui il se pourrait bien qu'il faille à nouveau considérer la question d'une augmentation du nombre des juges à la Cour suprême ou la proposition, déjà présentée dans le passé, d'instituer une instance d'appel entre la High Court et la Cour suprême. Mais ceci n'est pour l'instant pas à l'ordre du jour.

B.C. - L'on dit parfois que les juridictions sont repliées sur elles-mêmes et concentrent leur attention sur le droit interne et la Constitution. La Cour suprême entretient-elle des relations sur le plan international ?

J.L. M. - Oui. Les juges de la Cour suprême, seuls ou avec les juges de la High Court, participent fréquemment et activement à toutes sortes de colloques et rencontres internationaux sous l'égide d'associations ou de groupements européens ou internationaux de juges. Il y a de nos jours pléthore d'organisations de ce type, certains pourraient dire qu'il y en a trop. Pour n'en mentionner que quelques-unes, j'évoquerai le Réseau européen des conseils supérieurs de la magistrature nouvellement créé et auquel fait référence le programme de La Haye adopté au début de ce mois(1) par le Conseil européen pour la justice et les affaires intérieures. Je mentionnerai aussi la conférence des Cours constitutionnelles européennes et l'association des Conseils d'État et des juridictions administratives suprêmes de l'Union européenne. Pour donner encore quelques exemples, nous participons aussi au Réseau européen de formation judiciaire (REFJ), à l'association européenne des magistrats et à l'union internationale des magistrats. À cette époque de mondialisation, l'on assiste à un phénomène de croisement des idées et des concepts relevant de systèmes juridiques différents issus de cultures différentes mais qui sont présents dans toutes les démocraties libérales fondées sur le respect de la règle de droit. Parmi les fonctions du juge figure la fonction cognitive et il me semble que la connaissance de la manière dont la justice résout les problèmes dans les autres systèmes est de nature à enrichir et mettre en valeur cette fonction. J'ai été nommé président de la Cour suprême il y a peu de temps et j'aimerais sûrement voir s'établir davantage de contacts bilatéraux au-delà des activités multilatérales dans lesquelles nous sommes actuellement engagés.

(1) Conseil des 4 et 5 nov. 2004 (note du traducteur).