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Entretien avec M. H. Tjeenk WILLINK

Entretien avec M. H. Tjeenk WILLINK, Vice-président du « Raad van Sate » (Conseil d'État)

Cahiers du Conseil constitutionnel n° 21 - janvier 2007

Maître Herman Tjeenk Willink est né le 23 janvier 1942 à Amsterdam. Il a fait des études de droit à l'université d'État de Leyde et à Paris. Il est d'abord nommé maître de conférences à la Faculté de droit de l'université d'État de Leyde, avant d'entamer une carrière dans la haute fonction administrative qui le mène d'abord au ministère des Affaires générales, où il est conseiller du Premier ministre. Il est commissaire du gouvernement pour la réorganisation du service public, conseiller de la Reine en matière constitutionnelle et de formation de gouvernement. Membre du Sénat pour le parti PVDA (socialiste), il est président du Sénat avant d'être nommé, le 1er juillet 1997, vice-président du Raad van State (constitutionnellement présidé par le Roi).


Propos recueillis par M. Gilbert VAN DE LOUW
Attaché scientifique et universitaire

  • Gilbert Van de Louw - La première question se rapporte au rôle du « Raad van State » (Conseil d'État) dans le système juridique hollandais : pour nous, c'est une question complexe dans la mesure où nous constatons l'existence aux Pays-Bas de la « Hoge Raad » et du « Raad van State » (ci-dessous « Conseil »): quel est le rapport entre ces deux institutions ?

Tjeenk Willink - Eh bien, je pense qu'un Français le comprendra assez facilement parce que la France a elle-même un Conseil d'État et une Cour de Cassation. Aux Pays-Bas, c'est la Hoge Raad qui exerce cette dernière fonction de juge en cassation des affaires civiles et pénales.

Tout comme en France, le Conseil a une double fonction, il est conseil du gouvernement en matière législative et administrative et c'est lui qui est le juge suprême en matière d'administration générale.

Dans notre développement historique nous avons, certes, été plus lents ; néanmoins, notre développement, encore une fois plus morcelé et moins rapide, a été au fond calqué sur le modèle du Conseil d'État français.

Aux Pays-Bas, le Conseil était à l'origine un organe de conseil pour le gouvernement, tant à l'égard des projets de loi, des ordonnances et des dispositions générales, que pour ce que l'on appelle en France le contentieux administratif.

Ce contentieux administratif existait aux Pays-Bas sous forme de « justice retenue », ce qui voulait dire que le Roi décidait en dernier lieu. Le Conseil se contentait de donner des avis.

Ce modèle néerlandais était inspiré du modèle français. Mais en France, la « justice retenue » de la monarchie fut remplacée sous la République de 1848, d'abord de façon temporaire et ensuite définitive à partir de 1872, par un système de « justice déléguée ». Cela veut dire que le Conseil d'État français allait décider en toute indépendance des affaires qui lui étaient présentées dans le cadre du contentieux administratif.

Chez nous, le passage de la « justice retenue » à la « justice déléguée » s'est fait un siècle plus tard, à peu près. Le Conseil a ouvert en 1976, à côté de la section consultative existant depuis toujours, une section juridictionnelle, chargée de juger elle-même les affaires qui lui étaient soumises. À la suite de la décision de la Cour européenne des droits de l'homme dans l'affaire Benthem en 1985, la compétence de la « section de droit administratif » a été transformée afin de lui confier la justice déléguée. Cette section a été réformée en 1994 et fonctionne comme un juge administratif indépendant.

Le Conseil est le juge suprême aux Pays-Bas en matière d'administration générale. À côté, il y a quelques autres juges suprêmes, tel que le « Tribunal d'appel central » qui s'occupe davantage de l'assurance sociale et du statut des fonctionnaires, et le « Tribunal d'appel de commerce et d'industrie » qui tranche les différends administratifs en matière socio-économique. Ce système ne se comprend que par rapport à une évolution historique.

À côté, nous avons la « Hoge Raad » qui, en dépit de ce que laissent supposer les traductions qu'elle donne de son nom par « Supreme Court » ou « Cour suprême », est une Cour de cassation. Nous n'avons pas, aux Pays-Bas, de Cour suprême générale comme en Amérique. La Hoge Raad est le juge en cassation pour le droit civil et pénal et la fiscalité, ce qui est, je le reconnais, un peu étrange, dans la mesure où la justice en matière fiscale relève, aussi, du droit administratif.

Nous avons eu, dans le monde juridique néerlandais, des discussions qui ont duré des années pour savoir s'il ne fallait pas mettre fin à toute cette diversité et intégrer en un seul système la justice administrative, comprenant les actuels tribunaux de première instance, et réunir la Cour et le Conseil en une juridiction unique.

Le pouvoir judiciaire et le monde des avocats y étaient favorables ; mais il y avait des opposants de deux sortes : ceux qui disaient « cela ne marche pas si mal, cela s'est fait comme cela à travers les temps, pourquoi forcer les choses et les enfermer dans un cadre strict » ; et ceux qui, plus fondamentalement, disaient « non, ce droit administratif est, par sa nature, si différent de la justice en matière civile et pénale qu'il est souhaitable de garder une séparation entre les deux, parce que, entre autres, il importe que cette justice administrative repose sur ceux qui savent ce qu'est le droit public dans ses applications, bref, qui n'ont pas seulement le savoir, mais aussi « l'expérience de la chose publique ».

Le gouvernement a fini par décider, compte tenu également de l'avis du Conseil et avec l'approbation de la deuxième Chambre, que : « pour l'instant nous laissons les choses en l'état, car nous ne sommes pas capables d'entreprendre une action aussi importante qui nous engagerait pendant des années encore sur des questions d'organisation, alors même que nous avons à faire des choses plus essentielles. Notamment nous avons à construire une justice de haut niveau dans des temps limités, car le juge qui ne rend pas la justice en temps voulu, ne fait pas bien son travail ».

Voilà, brièvement, l'état de la question.

  • G.V.D.L. - Le Conseil connaît évidemment les discussions - en particulier à la Cour de Strasbourg - soulevées par la question de savoir s'il est possible d'exercer deux fonctions en même temps. Celui qui conseille peut-il être un juge aussi impartial dans la même affaire ?

T.W. - Cette question a été abordée pour la première fois dans l'arrêt de la Cour dans l'affaire Procola. Cet arrêt se rapportait à la section du contentieux du Conseil d'État de Luxembourg et a conduit à la mise en place, dans ce pays, d'un collège judiciaire administratif à part ; il faut noter, dans ce contexte, que l'équivalent luxembourgeois du Conseil joue un autre rôle. La dernière décision de la Cour se rapportant à ce sujet concernait le Conseil néerlandais. Dans son arrêt dans l'affaire Kleyn et al. du 6 mai 2003, elle a reconnu que le Conseil néerlandais est une institution autonome qui exerce ces deux fonctions en pleine indépendance. Rien ne s'oppose à ce qu'une même institution exerce ces deux tâches au sein d'une même structure. Il n'y a même aucune objection à ce qu'une personne identique exerce ces deux fonctions, à une exception près : une même personne ne peut pas être juge dans une affaire, qui soulève la même question de droit que celle à laquelle elle a antérieurement participé dans une fonction consultative.

De tels cas sont, d'ailleurs, extrêmement rares au Conseil néerlandais, parce que bon nombre d'appels ne portent pas sur des lois ou des ordonnances mais sur des décisions des communes et autres collectivités. On exagère très fortement l'hypothèse d'un conflit, mais cela s'explique évidemment par le fait que certains pensent - mais nous revoilà dans le raisonnement du modèle - qu'il faudrait en finir avec ce double système que nous connaissons ici.

  • G.V.D.L. - La question suivante que je souhaiterais vous poser - même si vous y avez déjà pour une part répondu - se rapporte aux limites du contrôle qu'exerce le Conseil.

T.W. - Le Conseil exerce un contrôle de deux manières, pourrait-on dire.

À l'égard des lois, il le fait avant - ex ante - et examine trois questions. La première pourrait se résumer ainsi : quel problème doit être résolu, quelle solution a été retenue et celle-ci est-elle pertinente ? Résoudra-t-elle le problème posé ? Dispose-t-on des ressources humaines et matérielles nécessaires ? Une législation s'impose-t-elle ? Cette dernière question est importante quand on sait que le nombre de lois, déjà fort élevé, alourdit l'ordre juridique. Il faut donc, à chaque instant, se demander : « a-t-on besoin de lois pour cela et, si oui, la solution proposée fonctionnera-t-elle » ? La première question concerne ce que nous appelons l'analyse politique de la proposition au sens de policy.

Cela amène à la deuxième question qui est celle de l'appréciation juridique et qui peut-être exprimée ainsi : « sommes-nous suffisamment conscients du fait que les lois ne sont pas uniquement des instruments d'une politique, mais qu'elles créent aussi du droit ? ». Il s'ensuit d'emblée la question de savoir si la loi est compatible avec la Constitution, le Statut du Royaume, la législation européenne, les traités internationaux que notre pays a souscrits, les principes généraux du droit.

La troisième question relève de la technique juridique : il s'agit plutôt de savoir si la loi a été bien conçue d'un point de vue technique et si elle se raccorde bien à la législation existante.

Les avis du Conseil accordent une large place à la question de savoir si le projet de loi ou la proposition de loi est en harmonie avec la Constitution. Sur ce point, le gouvernement, tout comme les deux Chambres des États généraux, accordent une grande valeur aux avis du Conseil. C'est ainsi que le Conseil a donné un avis critique, dans la perspective d'une révision constitutionnelle, sur un projet de loi touchant à l'organisation de la justice et relative au dépôt de plaintes. Le pouvoir judiciaire était d'accord sur le contenu du projet. Je constate qu'un an après, la proposition n'a toujours pas été présentée à la deuxième Chambre.

Dans ce contexte, le gouvernement demande aussi - même en dehors des projets de loi - des avis et interprétations constitutionnels. Le Conseil a été sollicité, ainsi, dans les années passées, sur les problèmes constitutionnels soulevés par une variété de sujets : la suppression du service militaire et l'introduction d'une armée de volontaires ; la mise en place d'un Conseil pour la justice ou d'une procédure référendaire corrective ; l'instauration d'un régime transitoire préalablement à la désignation des maires au suffrage universel ; la portée de la disposition constitutionnelle relative au droit de pétition ; ou encore la procédure à suivre lors de la seconde lecture d'une loi modifiant la Constitution *.

Le Raad Van State joue donc un rôle de conseil dès que se pose une question d'interprétation de la Constitution. Dans notre système, c'est en effet le législateur qui interprète la Constitution. Et notre Constitution définit ce législateur comme l'ensemble formé par le gouvernement et les États généraux.

  • G.V.D.L. - Quelle est la portée de l'article 120 de la Constitution néerlandaise portant interdiction de contrôle de la constitutionnalité des lois et des traités internationaux par le juge ?

T.W. - D'abord cet article n'est pas l'interdiction faite au juge de contrôler la constitutionnalité d'un règlement. L'interdiction se limite seulement aux « lois » cela veut dire aux lois formelles, celles qui sont édictées par le Roi et les États généraux. Cela veut dire qu'un contrôle des ordonnances et autres règlements reste tout à fait possible. C'est largement ce que fait le juge.

Plus particulièrement par rapport aux droits fondamentaux, je vous rappelle que l'article 94 de la Constitution prévoit d'écarter l'application des dispositions de la loi dès lors que cette application est incompatible avec des dispositions qui découlent directement de traités ou de résolutions d'organisations internationales. Cela revient à dire que le juge peut exercer un contrôle de la loi et même de la Constitution par rapport à la CEDH par exemple. C'est d'ailleurs ce qu'il fait.

Le juge contrôle donc bel et bien.

Je crois même que notre pays ne diffère pas beaucoup du vôtre du point de vue de l'interdiction faite au juge d'exercer un contrôle de la loi par rapport à la Constitution, puisque le Conseil constitutionnel exerce un contrôle a priori de toutes les lois organiques - et d'autres lois, sur saisine des plus hautes autorités de l'État ou de soixante parlementaires. Mais dès lors qu'elles sont entrées en vigueur, aucun juge n'exerce plus de contrôle de constitutionnalité.

La question du contrôle des lois par rapport à la Constitution pose celle de la compétence : celle-ci relève soit du pouvoir législatif, soit du pouvoir judiciaire. Mais les discussions que cela entraîne vont généralement bien au-delà : on voit le raisonnement juridique s'opposer à l'argument politique. La question de savoir, chez nous, quelle interprétation donner au fameux article 23 sur la liberté de l'enseignement n'est pas seulement une question juridique ; elle est politique. Et le juge est-il réellement mieux à même que le législateur de peser le poids de cet élément politique ? Et s'il fait ce pas, ne s'aventure-t-il pas trop loin dans un champ qui ne relève pas du judiciaire ?

En France vous avez trouvé une voie médiane : si l'on considère que le Conseil constitutionnel constitue une instance juridictionnelle, celle-ci est placée en dehors de l'organisation juridictionnelle et se trouve composée surtout de personnalités ayant une très large connaissance et une grande expérience du domaine politique, qui savent comment fonctionne l'État aussi bien que la société et qui élaborent leur jugement à partir de cette connaissance et de cette expérience.

  • G.V.D.L. - Quelles sont les évolutions les plus significatives de la jurisprudence ?**

T.W. - Elles tiennent à la façon dont le juge définit ou redéfinit, dans le traitement des affaires, jusqu'où il peut ou ne peut aller, comme ce fut le cas pour la loi d'harmonisation.

En règle générale, je dirais que le juge se positionne par rapport à l'article 120 avec une grande retenue. Il s'acquitte de sa tâche avec beaucoup de circonspection et de soin. Des dangers continuent d'exister, tout simplement dans la mesure où il y a nécessairement des lacunes qui font la joie des juges activistes - mais peu nombreux !

Mais ce que l'on constate davantage, c'est que le législateur - en tout cas le Parlement - a tendance à se défausser sur le juge de ses prérogatives en ce qui concerne l'interprétation de la Constitution. La discussion sur l'interdiction d'examiner la constitutionnalité se nourrit pour une part aussi de ce que l'on ne voit plus très clairement que cet examen revient au législateur. J'ai un peu le sentiment qu'actuellement l'Assemblée est moins capable de procéder à un tel examen, peut-être aussi parce que les connaissances des élus en matière de droit constitutionnel et de droit en général sont moindres, le nombre de juristes dans l'Assemblée ayant fortement diminué.

Une comparaison avec le Sénat est à cet égard intéressante, parce que le Sénat, à la différence de l'Assemblée, met vraiment en évidence ce double regard politique et juridique.

  • G.V.D.L. - Cela m'amène à la dernière question : y a-t-il une discussion, ici aux Pays-Bas, sur un assouplissement de l'interdiction du contrôle de constitutionnalité ?

T.W. - Personnellement, je pense que, petit à petit, nous nous acheminons vers une meilleure prise en compte de la constitutionnalité des lois, mais la question se pose de savoir par quelles voies et quels moyens.

Faut-il que tous les juges en aient la possibilité, comme le propose la députée verte Mme Halsema dans une proposition de loi apparemment bloquée au Sénat ? Ou faut-il prévoir autre chose, par exemple un Conseil constitutionnel comme en France ou un « Bundesverfassungsgericht » comme en Allemagne ? À moins que l'on ne garde le système actuel.

Dès lors, la discussion fait rage pour savoir qui est le mieux à même de faire ce contrôle, étant donné que deux éléments interviennent toujours dans cette discussion : l'élément juridique et l'élément politique.

La question doit donc être posée en termes plus généraux car elle renvoie à la vision de l'État de droit et de la démocratie et à l'équilibre entre les deux. C'est une discussion que l'on n'a que très rarement aux Pays-Bas.

  • G.V.D.L. - Pourquoi ?

T.W. - Cela vient de ce que notre idée de l'État est vague (et c'est parce que notre idée de l'État est si vague que celle de l'Europe l'est aussi). On ne peut avoir d'idée de l'Europe que si l'on a une idée de son propre État. Nous sommes, en ce sens, toujours dans une discussion sur la poule et l'œuf. J'ai tendance à dire que, si nous commençons par l'Europe, nous retrouvons l'État.

* Voir résumé de l'avis du Conseil d'État, p. 52.