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En guise d'introduction : La théorie constitutionnelle et le droit constitutionnel positif

Michel TROPER - Professeur à l'Université Paris X-Nanterre

Cahiers du Conseil constitutionnel n° 9 (Dossier : Souveraineté de l’Etat et hiérarchie des normes) - février 2001

Entre la théorie constitutionnelle, la théorie générale du droit ou la théorie générale de l'État d'une part et le droit constitutionnel d'autre part les rapports sont complexes. On conçoit souvent la théorie générale de l'État comme une discipline en partie descriptive et en partie prescriptive. Sa tâche serait d'énoncer des thèses sur la nature de l'État, par exemple qu'il possède certaines qualités essentielles, qui permettent de le définir, notamment la souveraineté ; que cette souveraineté possède elle-même telle ou telle qualités essentielles, comme l'inaliénabilité ou l'indivisibilité ; mais que la souveraineté pourrait par ailleurs être non seulement une qualité de l'État, mais encore d'autres êtres, la nation, le peuple ou certains organes de l'État, le Roi, le Parlement. De ces thèses descriptives, on pourrait déduire certaines conséquences prescriptives : par exemple que les lois adoptées directement par le peuple souverain ne sont susceptibles d'aucun contrôle, qu'il est interdit ou permis de limiter de transférer certaines compétences à des organisations internationales ou encore qu'il est interdit ou permis de faire prévaloir les conventions internationales sur les lois.

De même, la théorie constitutionnelle décrirait l'existence objective d'une hiérarchie des normes et affirmerait la suprématie de la Constitution sur la loi et en déduirait que cette suprématie implique un contrôle de la conformité des lois à la Constitution.

Cette conception très largement répandue encourt plusieurs reproches. En premier lieu, ces théories sont privées de toute référence empirique. Il n'y a pas d'État, de souveraineté ou de hiérarchie des normes que l'on puisse observer pour tenter d'en inférer une théorie générale. Si Duguit n'a jamais déjeuné avec une personne morale, personne n'a pu davantage observer une norme ou une hiérarchie ; il n'y a que des énoncés qui comportent les termes d'État ou de souveraineté et qui sont interprétés comme signifiant des normes. Les diverses théories relatives à l'État ou la souveraineté ne sont donc que des constructions métaphysiques, dont il est impossible de tester la validité, de sorte que, lorsque ces constructions s'opposent, il n'existe pas de critère permettant d'affirmer la supériorité de l'une sur l'autre. Cela n'a d'ailleurs guère d'importance, car, à supposer qu'on puisse énoncer des propositions vraies sur la nature de l'État, on ne pourrait en dériver aucune prescription, tout simplement parce que de ce qui est, on ne peut déduire ce qui doit être.

Et précisément, le droit positif est souvent différent des prescriptions formulées par telle ou telle des théories de l'État. La théorie affirme que la hiérarchie des normes implique un contrôle de constitutionnalité, mais il arrive qu'un tel contrôle ne soit pas effectivement organisé par la Constitution ou que la souveraineté comporte certaines compétences essentielles, tandis que la Constitution positive autorise expressément le transfert de ces compétences à des organisations internationales. Ces divergences peuvent provenir de ce que les autorités qui posent ces normes se réfèrent à une théorie différente ou bien de ce qu'elles se déterminent en fonction de considérations pratiques, sans se soucier de théorie.

Face à elles, on ne peut, selon la conception traditionnelle, que considérer que telle ou norme positive a méconnu la « véritable » nature de l'État ou de la souveraineté ou de la hiérarchie des normes. D'après certaines opinions, qui relèvent d'une attitude jusnaturaliste, ces normes ne sont pas valides. On maintiendra par exemple, dans des cas où aucun contrôle de constitutionnalité n'a été organisé, que certaines lois, bien qu'elles aient été régulièrement promulguées et qu'elles soient en vigueur, sont néanmoins inconstitutionnelles ou que la loi constitutionnelle adoptée par référendum direct est néanmoins contraire à la Constitution. Certains auteurs qui se réclament pourtant du positivisme juridique ne peuvent évidemment pas affirmer que ces normes sont dépourvues de validité et se bornent à formuler un jugement de valeur sur la procédure par laquelle elles ont été produites ou sur leur contenu. Mais ce jugement, bien que formulé au nom de la science du droit, est en réalité un jugement moral ou politique. Il est fondé sur le présupposé qu'il est mal de poser des normes en méconnaissance de la théorie générale du droit ou de la logique. Il est au demeurant dépourvu de toute portée juridique.

Une attitude réellement positiviste dans la théorie constitutionnelle consiste non à rechercher la nature de l'État, de la souveraineté ou de la hiérarchie des normes pour prétendre en déduire des solutions qu'on comparera à la pratique des autorités créatrices des normes constitutionnelles, mais au contraire à partir de cette pratique en vue de chercher à décrire les thèses auxquelles se rattache effectivement le droit positif.

Il arrive que ces autorités proclament officiellement leur adhésion à telle ou telle thèse, mais il appartient à la théorie d'en expliciter le contenu et de révéler le cas échéant que malgré cette adhésion, c'est en réalité une autre doctrine qui constitue le fondement des normes posées. C'est cette démarche qu'adopte par exemple Carré de Malberg, quand il affirme que l'Assemblée nationale de 1791 s'est fondée non sur une théorie de la représentation, comme elle le prétendait, mais sur une théorie de l'organe.

C'est cette même démarche qui peut apparaître féconde pour l'analyse aussi bien de l'évolution de la jurisprudence des Cours constitutionnelles que des révisions de la Constitution. Les Cours en effet fondent leurs décisions sur des thèses doctrinales, soit que le texte de la Constitution s'y réfère, soit qu'elles considèrent que ces thèses expriment des principes non écrits du droit positif. Dans les deux cas, elles leur donnent, en général de façon implicite, un contenu nouveau. Si par exemple une Cour fonde sur le principe d'égalité une décision qui autorise les discriminations positives, on ne peut pas dire qu'elle a bien ou mal appliqué le principe d'égalité, mais seulement que le principe d'égalité, qui constitue le fondement des normes juridiques nouvelles, doit désormais être compris comme autorisant ces discriminations. Le rôle de la doctrine est alors de rechercher quelle est la conception de l'égalité, qui est présupposée par le nouveau principe.

Le développement du droit international et l'intégration européenne offrent un exemple frappant d'une semblable transformation des principes essentiels du droit public et des doctrines qui les sous-tendent. Au vu des analyses conduites dans quatre pays continentaux, il apparaît que cette transformation atteint de façon très profonde au moins deux des principes, qui se trouvent au fondement même de l'État moderne, sans qu'il soit d'ailleurs toujours possible de discerner quel est aujourd'hui leur contenu exact. Ces principes, d'ailleurs étroitement liés, sont la souveraineté et la hiérarchie des normes.

I. La souveraineté

La conception classique de la souveraineté a-t-elle été affectée par les transformations du droit constitutionnel consécutives au développement du droit international ?

Selon cette conception classique, telle qu'on peut la trouver clairement exposée par Carré de Malberg dans un passage célèbre, ce terme a trois significations

« Dans son sens originaire, il désigne le caractère suprême de la puissance étatique. Dans une seconde acception, il désigne l'ensemble des pouvoirs compris dans la puissance d'État, et il est par suite synonyme de cette dernière. Enfin, il sert à caractériser la position qu'occupe dans l'État le titulaire suprême de la puissance étatique et ici la souveraineté est identifie avec la puissance de l'organe(1)  »

Il est en réalité commode de distinguer deux autres significations, pour clarifier le troisième concept. Le titulaire suprême de la puissance étatique peut être dans deux positions différentes : il peut ou bien n'avoir pas de supérieur ou bien être au dessus de tous les autres. La seconde position implique la première, mais la réciproque n'est pas vraie. Or, l'une des qualités que l'on rattache ordinairement à la souveraineté, l'indivisibilité, concerne seulement la position de celui qui est au dessus de tous les autres. Plusieurs autorités peuvent en effet n'avoir pas de supérieur, tandis que si l'on tente de partager la qualité d'être au dessus de tous les autres, personne ne la possède plus et elle se trouve détruite. Par ailleurs, celui qui occupe cette position d'être au dessus de tous les autres peut être un organe de l'État, par exemple le pouvoir législatif ou le pouvoir constituant, mais aussi un autre être réel ou fictif, au nom duquel cet organe exerce sa puissance, par exemple le peuple ou la nation.

On arrive ainsi à cinq significations du terme « souveraineté » :

1) L'indépendance vis-à-vis de toute puissance extérieure ou souveraineté internationale.

2) La puissance d'État, c'est-à-dire la somme de tout ce que l'État peut faire.

3) La qualité de l'organe qui n'a pas de supérieur, parce qu'il exerce la puissance la plus élevée, c'est-à-dire la puissance législative ou qu'il participe à cet exercice.

4) La qualité de l'organe, qui est au dessus de tous les autres.

5) La qualité de l'être, au nom duquel l'organe souverain (aux sens 3 ou 4) exerce sa puissance.

Ce sont ces distinctions qui permettent de comprendre qu'il est également vrai, selon le droit constitutionnel français de la IIIe République, que le Parlement est souverain et que le peuple est souverain, que la souveraineté est indivisible (quand il s'agit de la souveraineté au sens 4) et qu'elle n'est nullement indivisible (quand il s'agit de la souveraineté au sens 2) ou encore qu'elle peut être limitée (au sens 2, parce qu'il s'agit alors d'une limitation de compétences), mais que l'idée de la limiter au sens 1 est proprement absurde. Elles permettent également de comprendre que certaines de ces qualités peuvent avoir des titulaires différents, tandis que d'autres peuvent avoir le même titulaire. Il n'y a ainsi aucune difficulté à admettre que le titulaire de la souveraineté internationale se confond avec le souverain au sens 3, 4 ou 5. En d'autres termes, alors que le mot de souveraineté, dans ses deux premières acceptions, réfère à des types de pouvoir, il réfère dans les trois suivantes à la qualité de ses titulaires. C'est pourquoi, selon l'idéologie démocratique, dont se réclament les États modernes, dire que le peuple est souverain signifie à la fois que les organes suprêmes exercent le pouvoir en son nom et qu'il n'est subordonné à aucune puissance étrangère.

Ce schéma ne peut servir de justification au droit constitutionnel actuel notamment parce que la puissance législative, n'est pas entièrement exercée par le peuple ou ses représentants, mais en partie par les autorités européennes, dont les actes de ces autorités peuvent déroger aux lois nationales. C'est la raison pour laquelle le Conseil constitutionnel français a considéré que les traités étaient contraires à la Constitution et qu'ils ne pouvaient être ratifiés sans une révision préalable.

Sans doute, une fois la révision intervenue, cette contradiction a-t-elle disparu, comme elle a disparu en Italie, du fait de la jurisprudence de la Cour constitutionnelle, qui considère que la Constitution autorise les lois d'exécution des traités à déroger aux normes constitutionnelles, « qui n'établissent pas de principes suprêmes et qui ne confèrent pas de droits inviolables » (2) . Dans les deux cas, une nouvelle norme constitutionnelle a été créée pour autoriser la dérogation, soit par la voie de la révision expresse, soit par la voie de l'interprétation.

Mais la contradiction entre la Constitution et les traités n'a été ainsi éliminée qu'au prix de nouvelles contradictions, cette fois entre dispositions constitutionnelles.

En premier lieu, la révision constitutionnelle a été nécessaire en France parce que le traité portait atteinte aux « conditions essentielles d'exercice de la souveraineté nationale ». Aux termes de l'article 3, c'est le peuple qui exerce la souveraineté nationale par ses représentants et par la voie du référendum. L'atteinte ne peut consister qu'à confier cet exercice à un autre être que le peuple ou à organiser l'exercice par le peuple de sa souveraineté par d'autres voies. La nouvelle disposition issue de la révision est donc contradictoire avec l'article 3. La circonstance qu'il s'agisse d'une exception rend la chose conforme à la Constitution, mais ne rétablit pas la cohérence du texte. On ne peut plus comprendre en effet que le peuple exerce sa souveraineté par ses représentants et que les lois, qui sont l'expression de sa volonté souveraine, puissent avoir une valeur inférieure à celle des actes dérivés des traités.

D'autre part, la formule de l'article 3 paraît signifier que le peuple peut par ses représentants faire des actes qui relèvent de l'exercice, mais non des actes de disposition, qui concernent l'essence de la souveraineté. Or, l'atteinte aux conditions essentielles d'exercice de la souveraineté ne peut, selon la conception classique, être considérée comme l'exercice de la souveraineté, mais comme un acte de disposition. L'article qui a permis la ratification du traité d'Amsterdam, a pourtant été adopté par les seuls représentants.

En troisième lieu, cet article rend difficilement compréhensible l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme, qui proclame que « la loi est l'expression de la volonté générale », autrement dit « de la volonté présumée du souverain », c'est-à-dire du peuple. Si en effet les autorités européennes peuvent produire des actes supérieurs aux lois parlementaires, ou bien la loi nationale n'est plus l'expression de la volonté du peuple ou bien le peuple n'est pas souverain.

Que cette suprématie soit organisée par la Constitution elle-même n'y change rien, car si la Constitution est l'expression de la volonté générale, elle n'en est pas la seule expression. Selon la conception traditionnelle de la souveraineté, la loi ordinaire doit l'être aussi et elle ne l'est qu'à deux conditions : qu'elle ait été produite dans le respect de la Constitution, selon la formule du Conseil constitutionnel, mais qu'elle émane du peuple lui-même ou de ses représentants.

Si ce raisonnement est valable à propos du cas français, il semble pouvoir être aisément transposé à l'Italie ou à l'Espagne.

Il est cependant inutile de se borner au constat de ces incohérences. Toutes les dispositions en cause ont été adoptées en forme constitutionnelle ou ont fait l'objet d'une interprétation authentique de la part des Cours. Elles sont donc parfaitement valides et en vigueur et le droit positif n'est soumis à aucune obligation de cohérence. Il faut donc rechercher s'il existe une conception de la souveraineté, qui forme le présupposé implicite des lois constitutionnelles adoptées par les organes de révision ou des interprétations choisies par les Cours.

En tout état de cause, cette conception implicite semble être fort différente de la conception la plus répandue officiellement et comporter deux aspects principaux.

Le premier est relatif à la nature même de la fonction suprême, celle qui mérite d'être appelée fonction souveraine. Selon la conception traditionnelle, il s'agit de la fonction législative. C'est ce que signifie l'idée que la loi est l'expression de la volonté générale et que, par conséquent, elle ne peut être faite que par le peuple lui-même ou ses représentants. On dispose dès lors de deux possibilités :

- ou bien considérer que la Constitution nationale autorise les autorités européennes à créer des actes législatifs et qu'elle en fait donc des représentants des peuples de l'Union ;

- ou bien soutenir que la souveraineté ne s'exerce véritablement que dans la fonction constituante.

La seconde branche de l'alternative est d'ailleurs plus cohérente avec l'idée que, dans un système démocratique, les représentants sont élus et avec la justification habituelle du contrôle de constitutionnalité par la théorie de l'aiguilleur, spécialement dans la variante qu'en offre la théorie du « lit de justice ». Selon cette théorie du lit de justice, la décision d'une Cour constitutionnelle qui s'est opposée au législateur en refusant d'admettre la validité d'une loi peut être surmontée par une reprise du contenu de la loi par le souverain lui-même(3). Elle paraît impliquer que le seul véritable souverain est le pouvoir constituant et donc que la loi ordinaire n'est pas réellement l'expression de la volonté du souverain.

Dans ces conditions, il n'y a aucune difficulté à ce que la loi ordinaire puisse être abrogée par des actes des autorités européennes. Mais le prix à payer est très élevé, puisqu'il faut admettre que le souverain n'est pas le peuple actuel, mais celui qui a adopté la Constitution, tandis que la démocratie ne s'exerce que partiellement par la législation ordinaire.

Le second aspect concerne le contenu de la puissance souveraine. Quel est le pouvoir que le souverain peut seul exercer et auquel il ne peut renoncer sous peine de n'être plus souverain ? Certaines Cours constitutionnelles semblent admettre que le droit dérivé déroge à la Constitution elle-même, sauf lorsqu'il s'agit de droits fondamentaux ou du pouvoir de résilier les traités. La souveraineté du peuple se réduit alors simplement à l'indépendance nationale.

Si la conception de la souveraineté a été bouleversée par le droit européen, il n'est pas étonnant que les représentations de la hiérarchie des normes soient affectées de la même manière, en raison du lien entre ces deux théories, qui peuvent être comprises comme deux interprétations du même phénomène. C'est pourquoi l'on a pu soutenir aussi bien, comme Carré de Malberg, que la suprématie de la loi n'est que l'expression de la souveraineté nationale ou, comme Kelsen, que la souveraineté n'est que qualité d'un ordre juridique, dont la norme la plus élevée ne trouve son fondement que dans le droit international.

II.La hiérarchie des normes

La représentation classique de la hiérarchie des normes était assez simple : la Constitution, la loi, les décrets. Les traités internationaux n'étaient que des espèces de loi et c'est la raison pour laquelle, selon les constitutions révolutionnaires, leur ratification se faisait par la loi, et pour laquelle, selon les constitutions plus tardives, si elle relevait du pouvoir exécutif, elle devait être autorisée par une loi.

Dans tous les pays, les nouveaux rapports entre droit interne et droit international ont bouleversé cette vision et fait apparaître des difficultés considérables. Les plus importantes concernent les relations des traités et des lois internes et les relations des traités et de la Constitution.

Entre traités et lois, la difficulté provient de l'abandon de la règle lex posterior. Selon la conception classique, une loi pouvait déroger à un traité antérieur, parce que ce traité n'avait que la valeur d'une loi, que sa ratification avait été autorisée par une loi ou qu'il avait fait l'objet, comme en Italie, d'une loi d'exécution. Désormais, les traités, ou tout au moins le droit communautaire dérivé, ont une autorité supérieure à celle des lois. On pourrait penser alors que le traité s'intercale à un niveau intermédiaire entre la Constitution et la loi, ce qui conduit à un premier paradoxe si l'on considère que le traité a été incorporé à l'ordre juridique en vertu d'une loi. Tout semble donc se passer comme si la loi postérieure ne pouvait plus déroger à une loi antérieure. Lorsqu'il s'agit de droit communautaire dérivé, créé en application du traité, donc de niveau inférieur à ce traité et à la loi qui en a permis l'introduction et qui, pourtant est soumis au même régime que le traité lui-même et peut donc déroger aux lois.

Mais, il existe un second paradoxe, qui résulte de la conséquence que l'on tire de cette suprématie : elle signifie que les juges ordinaires ont l'obligation, en cas de conflit, de faire prévaloir le traité ou la norme du droit communautaire dérivé sur la loi. Cependant, ils ne sont pas soumis à la même obligation en cas de conflit entre la loi et la Constitution. Les normes du droit communautaire dérivé sont donc, bien que crées en vertu d'un traité, lui même conclu en vertu de la Constitution, mieux protégées que la Constitution elle-même.

À propos du rapport entre Constitution et droit dérivé, la difficulté n'est pas moindre. Dans tous les pays, la Constitution prévaut sur le traité, mais cette suprématie n'a pas toujours les mêmes implications et les conflits se règlent parfois de façon paradoxale. C'est ainsi que le Conseil d'État français peut faire prévaloir une norme de niveau constitutionnel sur un traité international, mais les autres tribunaux ne le font pas, tandis qu'en Italie, les lois d'exécution des traités - et même, semble-t-il, les règlements communautaires - peuvent déroger aux lois constitutionnelles(4) . En revanche, le Tribunal constitutionnel espagnol peut contrôler les actes des pouvoirs publics, même accomplis en exécution du droit communautaire(5). Ces relations apparaissent donc incohérentes à au moins deux points de vue différents. Tantôt, une norme semble avoir autorisé la création d'une autre norme, supérieure à elle-même, tantôt une norme de niveau inférieure peut déroger à une norme de niveau supérieur.

Un autre paradoxe, qui n'est pas lié au droit international, concerne lui aussi la hiérarchie des normes. C'est celui qui résulte de la consécration par le Conseil constitutionnel français des « principes fondamentaux reconnus par les lois de la République ». Dans ce cas aussi, en cas de conflit entre une loi postérieure et une loi antérieure, on fait prévaloir la loi antérieure. Le mythe, grâce auquel on prétend résoudre le paradoxe, est que ce n'est pas la loi antérieure qui prévaut, mais seulement un principe qu'elle n'a pas créé, mais qu'elle s'est bornée à reconnaître. En d'autres termes, on ne subordonne pas une volonté nouvelle à une volonté plus ancienne, mais la volonté à des principes non créés, c'est-à-dire, au fond, naturels et, pour cette raison, de rang constitutionnel. Le mythe permet de préserver la hiérarchie, mais au prix d'un double sacrifice, celui du positivisme et celui de la théorie démocratique.

Dans le cas du droit international, la solution n'est que partiellement semblable. D'un côté, on peut tenter d'expliquer que la suprématie du droit international est simplement établie par la Constitution elle-même, si bien que celle-ci demeure en définitive la norme suprême, conformément à la doctrine de la souveraineté. Mais s'il faut comprendre pour quelles raisons la Constitution accorde au droit international cette suprématie, il faut, comme pour les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République, présupposer que le droit international n'est pas l'expression d'une volonté, mais la traduction de certaines valeurs fondamentales, comme la construction de l'Europe, des valeurs qu'on ne peut mettre en balance qu'avec des valeurs de même niveau, comme les droits fondamentaux.

Cependant, le mythe ne permet pas dans ce cas de préserver ou de rétablir la hiérarchie, que l'on est donc contraint de reconstruire à nouveaux frais.

On peut donc être tenté de tirer de cette constatation (que la théorie classique de la hiérarchie des normes ne permet pas de rendre compte d'une manière cohérente du droit positif) un jugement de valeur sur ce droit et d'en conclure qu'il n'est pas conforme au principe de la hiérarchie.

Cependant, la hiérarchie des normes est un genre de relations entre normes, un mode d'organisation du système juridique, que l'on peut observer et décrire. Ce n'est pas un principe juridique auquel le droit positif serait tenu de se soumettre, sous peine d'être un mauvais droit et même si les bouleversements de la hiérarchie des normes constituent des violations de la logique, il n'y a pas non plus de principe juridique qui ordonne de se soumettre à la logique.

Cela étant, la hiérarchie est un genre de relations entre normes, qui peut se présenter sous des formes multiples. On peut ainsi parler de hiérarchie ou de suprématie d'une norme x sur une norme y dans les cas suivants, dont la liste n'est pas limitative.

a) Si x a prescrit les conditions de production de y.

b) Si x a prescrit de donner à y un contenu spécifique.

c) Si x a interdit de donner à y un certain contenu.

d) Si x peut abroger b, tandis que b ne peut abroger x.

e) Si, au cas où y aurait enfreint l'une des trois premières prescriptions, une troisième norme z ordonne l'annulation de y par un juge.

f) Si, au cas où y aurait enfreint l'une des trois premières prescriptions, une troisième norme z interdit au juge d'appliquer y.

g) Si, en cas de conflit entre le contenu de x et le contenu de y, une troisième norme z ordonne d'appliquer x.

Tous ces concepts de suprématie ne coïncident pas nécessairement. C'est ainsi que les lois sont supérieures aux décrets dans ce sens que les décrets ne peuvent avoir un contenu contraire aux lois, mais ce n'est pas la loi qui a prescrit les conditions de production du décret. De même, dans les systèmes où il n'existe pas de contrôle de constitutionnalité, la Constitution est supérieure à la loi en ce sens qu'elle détermine le mode de production de la loi et qu'elle peut interdire de lui donner un certain contenu, mais une loi contraire à la Constitution ne peut être annulée.

Selon la conception traditionnelle de la hiérarchie des normes, on peut tirer argument de l'existence d'une suprématie, au sens a), b) ou c) en faveur de l'établissement d'une hiérarchie au sens e), f) ou g). Telle est bien la structure du raisonnement par lequel le juge Marshall ou Hans Kelsen justifient le contrôle de constitutionnalité : la Constitution est supérieure à la loi aux sens a), b), c), d); donc elle doit être aussi supérieure aux sens e) (cas autrichien) ou f) (cas américain).

Ce type d'argument et la confusion entre les différentes significations de la loi ne font que traduire une idéologie. Cette idéologie n'est autre que la théorie démocratique. Dès lors que la loi est l'expression de la volonté du peuple souverain, elle doit être suprême dans tous les sens du terme. Si l'on s'écarte au contraire de cette idéologie et si l'on considère au contraire que le véritable souverain n'est pas le peuple législateur, mais le peuple constituant, en tant qu'on lui prête pour volonté essentielle de consacrer et garantir les droits fondamentaux, alors la Constitution peut bien organiser les relations entre normes, selon telle ou telle modalité, et il n'y a aucune difficulté à concevoir que x puisse être supérieure à y dans certains sens du mot et y supérieur à x dans un autres sens. Encore faut-il prendre conscience qu'on a substitué une idéologie à une autre.

(1) Carré de Malberg (Raymond), Contribution à la théorie générale de l'État, Paris, Sirey, 1920, réimpr. CNRS, 1962, t. I, p. 79.
(2) Cf. l'article de Riccardo Guastini, dans ce même numéro, p. 119.
(3) La paternité de la formule revient au doyen Vedel, qui l'a suggérée pour la première fois dans « Schengen et Maastricht (à propos de la décision n° 91-294 DC du Conseil constitutionnel du 25 juillet 1991 », in RFD adm. 8 (2), mars-avr. 1992, pp. 173 et s.
(4) V. l'article de Riccardo Guastini dans ce même numéro, p. 119.
(5) V. l'article de Victor Ferreres, dans ce même numéro, p. 106.