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Échange de vœux à l’Élysée

Pierre MAZEAUD

Cahier du Conseil constitutionnel n° 22 - juin 2007

Voeux du Président du Conseil constitutionnel,
Monsieur Pierre MAZEAUD,
à Monsieur Jacques CHIRAC,
Président de la République

Monsieur le Président de la République,

Mesdames, Messieurs

En 2006, le Conseil constitutionnel a connu une année moins lourdement chargée quantitativement que les précédentes, mais il a eu à trancher, sur le plan qualitatif, d'importantes questions, en matière économique et financière et dans le domaine social.

Elles l'ont conduit notamment à se prononcer sur les notions de regroupement familial des étrangers, de loi de règlement, de transaction pénale, de service public national, de propriété intellectuelle et de participation.

Il a en outre complété sa jurisprudence sur l'articulation entre droit communautaire et droit constitutionnel, évolution dont le point d'orgue a été sa décision du 30 novembre sur la loi relative au secteur de l'énergie.

A deux occasions, en 2006, la saisine du Conseil constitutionnel est devenue un enjeu majeur d'une crise nationale et le Conseil s'est trouvé placé, bien malgré lui, sous le feu des projecteurs (comme il ne manquera pas de l'être, cette année, avec l'organisation de l'élection présidentielle).

Avec le calme des vieilles troupes, il a fait abstraction, comme à l'accoutumée, de toute considération d'opportunité politique en rendant les deux décisions en cause - loi sur l'égalité des chances et loi relative au secteur de l'énergie.
Certains hommes politiques (cela est même arrivé à deux ministres), incommodés par les conséquences de nos décisions, manifestent, par des critiques publiques, qu'ils n'ont toujours pas compris que le Conseil juge en droit. Je le constate avec tristesse. Il faut bien s'accommoder de cette sorte de rhumatisme de notre Etat de droit.
Enfin, comme les années précédentes, le Conseil constitutionnel s'est montré déterminé à défendre la qualité de la loi et à revaloriser le travail parlementaire.

La meilleure illustration de cette résolution est sa décision du 14 décembre sur une loi de financement de la sécurité sociale qui a battu tous les records précédents en matière de cavaliers sociaux, d'amendements tardifs du Gouvernement et d'amendements dépensiers dans celle des deux assemblées parlementaires qui ne pratiquait toujours pas le contrôle a priori de la recevabilité financière des amendements de ses membres.

Au chapitre de l'élaboration de la loi, le Conseil constitutionnel ne peut que déplorer que, même sur des textes importants, se banalise la déclaration d'urgence et que des amendements substantiels soient introduits trop tard au cours de la procédure (notamment devant la deuxième assemblée saisie lorsque la loi est examinée en urgence).
Ce n'est pas de bonne législation. Aussi, toutes les fois que l'adoption d'amendements à un stade tardif des débats parlementaires se heurtait à des règles constitutionnelles (règle selon laquelle le Parlement ne doit délibérer, après la première lecture, que sur les dispositions restant en discussion ; priorité d'examen des mesures financières par l'Assemblée nationale···), le Conseil a-t-il fait preuve de sévérité.

Alors qu'il est question d'imposer par les voies les plus solennelles l'obligation d'une étude d'impact pour tous les projets de loi et la consultation des partenaires sociaux pour ceux ayant trait aux relations du travail, comment comprendre que les fécondes disciplines de la navette soient battues en brèche ? ou que soient introduites en catastrophe, lorsque s'achève l'examen d'un texte qui, lors de son dépôt, était passé par les multiples filtres auxquels sont soumis les projets de loi (concertation, réunions interministérielles, conseil d'Etat), des dispositions inévitablement beaucoup moins bien anticipées, concertées, rédigées et arbitrées ?


Au total, il a statué sur onze lois ordinaires, une loi organique, un traité, une loi du pays, une modification du règlement d'une assemblée parlementaire, six déclassements, quatre questions relatives au statut des parlementaires et quelques affaires diverses.
Il s'est également prononcé quatorze fois sur des actes préparatoires à l'élection présidentielle de 2007.
C'est la « partie cachée de l'iceberg » de son activité en période de préparation d'un scrutin présidentiel ou d'un référendum.
Ses relations extérieures ont conservé un rythme soutenu, notamment avec l'organisation dans ses locaux, en octobre, d'un colloque consacré à l' « intérêt général, exigence constitutionnelle », et l'accueil, en novembre, de la IVème conférence de l'association des cours constitutionnelles ayant en partage l'usage du français.
La loi relative à l'égalité salariale entre les femmes et les hommes, celle relative à l'égalité des chances et celle relative à l'immigration et à l'intégration l'ont conduit à se pencher à nouveau sur le thème de la citoyenneté, thème constituant depuis longtemps un des « fils rouges » de sa jurisprudence.
C'est à cette grande notion de citoyenneté que je voudrais consacrer cette année, Monsieur le Président de la République, ce discours de vœux que je prononce pour la dernière fois de mon mandat.


« em>Le droit à se faire représenter n'appartient aux citoyens qu'à cause des qualités qui leurs sont communes et non à cause de celles qui les différencient On connaît aussi la formule de Clermont-Tonnerre à propos de l'accession des juifs à la citoyenneté en 1790 : « Il faut refuser tout aux Juifs comme nation, et accorder tout aux Juifs comme individus(1).
Entre l' « un » (le citoyen) et le « tous » (la Nation), la tradition républicaine n'admet ni écran ni division catégoriels et ne tolère d'autre intermédiaire que le représentant élu, lui-même dépositaire de la souveraineté nationale dans sa globalité et non d'un simple mandat territorial ou communautaire.
Le lien ainsi noué entre citoyenneté, égalité des droits, indivisibilité de la République et souveraineté du peuple a été constamment resserré par les constitutions et les lois de la République.

Ce lien a été fréquemment mis en relief par la jurisprudence du Conseil constitutionnel, qu'il s'agisse :

  • d'affirmer l'unicité du peuple français et l'indivisibilité de la République(2),
  • de rappeler que chaque parlementaire est le représentant au Parlement de la Nation tout entière et non de la population de sa circonscription(3)
  • ou d'écarter toute possibilité que « em>soient reconnus des droits collectifs à quelque groupe que ce soit(4).

Il n'y a pas de citoyen sans Nation, ni de citoyen sans démocratie.
C'est dans le creuset des nations qu'ont été synthétisées en Occident les valeurs de la citoyenneté.
Celle-ci s'enracine dans l'appartenance nationale, mais c'est une appartenance choisie, selon la conception élective qu'avait Ernest Renan de la Nation.
La Nation en Europe est indissolublement communauté de culture, mémoire partagée et projet civique.
Cette appartenance est non organique et innée, mais active et volontaire.
C'est le plébiscite permanent des manières et des solidarités.
C'est aussi le fait que la conduite des affaires publiques soit décidée par chacun par le mécanisme du vote.
Ce pouvoir de voter est indissociable de la nationalité.
Il ne se découpe pas en tranches.
La citoyenneté est une, comme la Nation est indivisible.
Aussi le Conseil constitutionnel a-t-il rappelé dès 1982(5) :

  • qu'étaient électeurs, aux termes de l'article 3 de la Constitution, « tous les nationaux français majeurs des deux sexes, jouissant de leurs droits civils et politiques » ;
  • que la qualité de citoyen ouvrait le droit de vote et l'éligibilité dans des conditions identiques à tous ceux qui n'en sont pas exclus pour une raison d'âge, d'incapacité ou de nationalité, ou pour une raison tendant à préserver la liberté de l'électeur ou l'indépendance de l'élu ;
  • que ces principes de valeur constitutionnelle s'opposaient à toute division par catégories des électeurs ou des éligibles ;
  • qu'il en était ainsi pour tout suffrage politique, notamment pour l'élection des conseillers municipaux.

Derrière ces exigences constitutionnelles se trouve une vérité psychique fondamentale dont il serait bien léger de ne pas tenir compte : la nécessité de discerner clairement un « nous » dans l'espace civique.
Les étrangers résidant régulièrement sur notre sol disposent de l'ensemble de nos droits sociaux et c'est heureux ; s'ils devaient également disposer de tous les droits politiques des nationaux où se trouverait la marque distinctive de la nationalité ?
Qui prendra le risque de brouiller une frontière aussi enracinée historiquement à une époque qui souffre si cruellement de la perte des repères ?
Sans doute la citoyenneté européenne se traduit-elle, lors des élections municipales, par le vote des ressortissants des Etats membres dans le pays de l'Union où ils résident, même s'ils n'en ont pas la nationalité : mais ce droit de vote est réciproque et inséparable de la construction d'une communauté d'Etats.
Si un étranger a de profondes attaches avec la France et souhaite participer pleinement à la vie de la Cité, plutôt que d'accéder à un simple strapontin aux élections locales, il faut lui ouvrir la seule voie digne de ses aspirations : la voie royale de la naturalisation.
La citoyenneté ne se transmet pas en pièces détachées.


Liée historiquement à la Nation, la citoyenneté l'est tout autant à la démocratie.
Je ne peux mieux faire ici que de citer ma collègue Dominique Schnapper(6) :
« Les sociétés modernes ne peuvent être réduites aux seuls intérêts matériels. Si elles le faisaient, il n'y aurait plus d'instance légitime pour contrôler les inévitables passions ethnico-raciales ou ethnico-religieuses des hommes, pour réaliser des arbitrages entre les intérêts des individus et des groupes qui sont par nature divergents ou opposés, pour mobiliser les énergies contre un péril extérieur.
Quel que soit le niveau où il existe, il faut un lieu où se concrétise l'espace de la politique - l'espace des choix, des arbitrages, des contraintes et de la volonté d'exister -, où les institutions assurent l'exercice du principe de citoyenneté. Il faut un lieu où les individus jugent que les gouvernants qu'ils ont élus les représentent de manière convenable. Il faut des instances dont les décisions - et les contraintes qui les accompagnent nécessairement - soient jugées légitimes donc acceptées par les citoyens ».


La proclamation des droits de l'homme et du citoyen de 1789 avait mis le citoyen sur le devant de la scène.
En est-il de même des nouvelles générations des droits de l'homme ?
Telle est la question que je voudrais évoquer ici au risque d'enfreindre quelques tabous.
Mais n'est-ce pas mon rôle de vieux grognard de la République, dont j'avais déjà excipé l'année dernière, qui m'y autorise ?
Je voudrais donc faire part de quelques craintes.
Qu'on me comprenne bien : les droits de l'homme, quelle que soit la génération à laquelle on les rattache, doivent faire l'objet d'une protection concrète et d'une défense assidue.
Mais la défense des droits de l'homme, si nécessaire soit-elle, ne peut prétendre absorber toutes les autres dimensions de la démocratie et moins encore toutes celles de la République.
La signification historique de celle-ci est d'avoir pour sujet un citoyen en relation directe et coopérative avec la Cité.
Si le nouveau sujet de la démocratie devenait l'ayant droit, défini par son appartenance aux différentes corporations et tribus qui prétendent revendiquer et s'indigner en son nom, alors, oui, l'invocation des droits de l'homme pourrait se muer en intégrisme ou en une sorte de terrorisme intellectuel. J'y reviendrai.
Il est vrai que certaines détresses inhibent le citoyen en l'homme. Il est vrai que l'accès à la citoyenneté peut être fermé à certains pour des raisons extérieures à leur volonté. Il est vrai que la lutte contre les inégalités peut appeler des traitements différenciés.
C'est tout le problème de ce qu'il est convenu d'appeler les discriminations positives. Sont-elles, et à quelles conditions, compatibles avec la citoyenneté ?
Telle est, depuis quelques années, l'une des plus délicates questions qu'a eu à traiter la Conseil constitutionnel.


Les politiques dites de « discrimination positive » reposent sur l'idée qu'il faut compenser les handicaps et injustices dont certains groupes ont été les victimes.
Elles s'inscrivent dans l'évolution des idées démocratiques selon laquelle il convient non seulement de respecter les libertés formelles, mais aussi de garantir les libertés réelles, ce qui impose de réaliser un degré suffisant d'égalité de fait.
D'où la nécessité de politiques sociales, au sens large du terme, tendant à l'égalité effective entre citoyens.
Deux types de politiques, d'esprits fort différents, peuvent cependant être mises en œuvre à cet effet.
La première vise à modifier progressivement les mentalités et à transformer peu à peu le cadre socio-économique. C'est de ce type de politiques que s'inspire, en France, la création de la « Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l'égalité ».
C'est dans ce cadre que Martin Luther King concevait son combat : faire respecter effectivement les principes proclamés par les textes fondateurs. Elle se réclame de l'égalité des chances et tend, en combinant l'intervention de l'Etat, celle de la « société civile » et celle des citoyens ordinaires, à éliminer les discriminations négatives et à réduire les obstacles de toutes sortes s'opposant à l'exercice effectif de l'égalité des droits.
Elle ne cherche pas à imposer immédiatement, par la contrainte légale, un résultat prédéterminé. Elle ne remet en cause ni le principe de l'égalité des droits, ni les libertés de la personne, ni la conception universaliste de la citoyenneté. Elle accorde une importance essentielle à l'évolution des moeurs. C'est la politique de Montesquieu.
La seconde politique consiste à accorder d'emblée des droits spécifiques aux groupes défavorisés, au titre de la réparation des préjudices collectifs subis dans le présent ou le passé. Elle cherche, par la force de la loi, à atteindre d'emblée un objectif que l'évolution spontanée de la société mettrait trop de temps à réaliser.
Elle impose la présence d'une proportion précise des représentants de tel ou tel groupe dans tel ou tel secteur, en particulier aux postes de responsabilité. C'est une politique particulariste. Elle écarte, au moins provisoirement, l'égalité entre individus au profit de l'égalité entre groupes.
Ces deux démarches présentent des avantages et des inconvénients fort différents.
La démarche universaliste - dont la politique de la ville offre en France une bonne illustration - ne peut avoir que des effets à long terme. Ses lenteurs se marquent, en particulier, dans la persistance d'inégalités de traitement objectives, diffuses ou inconscientes (le fameux « plafond de verre »). Mais elle a une double vertu : l'intégration des membres des groupes défavorisés n'est pas artificielle et acquiert, pour cette raison, valeur exemplaire ; elle ne remet pas en cause les principes fondamentaux de notre « vivre ensemble ».
La politique particulariste permet, quant à elle, d'obtenir des résultats plus rapidement visibles et, selon l'expression consacrée, d' « amorcer la pompe » de façon parfois spectaculaire.
Mais ses bases sont fragiles. Fondée sur l'idée que chaque institution devrait être à l'image de la société tout entière (alors pourtant que chacun demande au chirurgien qui va l'opérer d'être un bon chirurgien et se soucie peu de son sexe, de sa couleur ou de sa religion), elle risque de jeter le discrédit sur ses bénéficiaires, de pousser ceux-ci à s'identifier à un groupe d'appartenance plutôt qu'à la communauté nationale, de freiner la mobilité culturelle et de fragmenter le corps social.
Le communautarisme une fois installé en droit, ses revendications sont sans limites. Sacrifiant les valeurs fondatrices de la République, à commencer par l'universalisme, une telle politique risque de diviser la Nation contre elle-même et rompt le lien social qu'elle prétendait retisser.
Je l'avais déjà indiqué, Monsieur le Président, lors des vœux que je vous ai adressés en janvier 2005 : la règle commune que constitue la loi doit rester une règle.
Aussi, à propos du traité établissant une Constitution pour l'Europe, le Conseil a-t-il jugé en 2004 que nul ne saurait s'exonérer de cette règle commune en se prévalant de ses croyances religieuses. Cette décision livre, au passage, la définition constitutionnelle du principe de laïcité.
Elle reprend presque mot pour mot la formule utilisée cinq ans plus tôt à propos de la Charte du Conseil de l'Europe sur les langues minoritaires : nul ne peut s'affranchir de la règle commune en invoquant son appartenance à un groupe ethnique ou linguistique.
Autrement dit : le communautarisme n'a tout simplement pas sa place dans notre ordre constitutionnel.
Le respect des principes énoncés dans la Déclaration de 1789 a conduit immanquablement la jurisprudence du Conseil constitutionnel a n'admettre les discriminations positives que lorsqu'elle promeuvent l'égalité des chances en combattant les difficultés spécifiques rencontrées par certains groupes pour s'insérer dans la société.
Sauf habilitation constitutionnelle particulière, elles sont en revanche jugées contraires au principe d'égalité lorsqu'elles tendent à réserver des places et à instaurer des quotas.
Ainsi, sont admises des mesures d'aides ou d'incitations en matière économique, éducative, de santé, de protection sociale ou d'aménagement du territoire, fondées sur la nécessité de compenser un handicap individuel, social ou géographique.
Les mesures correctrices pourront notamment prendre la forme de dispositions fiscales favorables aux entreprises s'établissant dans les quartiers en difficulté ou dans les zones rurales déshéritées(7).
Elles pourront encore revêtir la forme de subventions spéciales aux établissements d'enseignement confrontés aux problèmes les plus difficiles d'encadrement, d'avantages de carrière pour leurs personnels et de bourses spéciales pour leurs élèves.
Elles pourront aussi consister à faciliter l'accès à certaines filières de formation, par exemple en créant un concours particulier ouvrant aux élèves vivant dans des quartiers défavorisés un certain nombre de places dans des organismes d'enseignement supérieur prestigieux.
En 2001, le Conseil a ainsi été confronté à un cas intéressant : le législateur pouvait-il autoriser l'Institut d'études politiques de Paris à recruter des étudiants au travers d'une procédure particulière réservée aux élèves des établissements classés en « zone d'éducation prioritaire » ?
Il l'a admis en considérant que la mesure allait dans le sens de l'exigence constitutionnelle d'égal accès à l'instruction découlant du treizième alinéa du Préambule de 1946. Pour autant, il a exigé que la sélection opérée parmi les élèves issus des ZEP ne soit pas arbitraire et qu'elle repose sur des critères objectifs garantissant le respect de cette exigence constitutionnelle(8).
Ce dernier exemple est topique car il illustre la conception française de l'« affirmative action » :

  • oui aux bourses d'études permettant de restaurer l'égalité des chances ;
  • non aux emplois réservés d'avance à telle ou telle catégorie de la population définie par des critères étrangers aux aptitudes personnelles.

Autre exemple significatif : celui d'une disposition qui accordait, pour l'accès aux postes d' « assistants d'éducation » (personnel contractuel de surveillance), une préférence aux étudiants boursiers.
Le Conseil a admis ce procédé, tout en en limitant la portée par une réserve d'interprétation. Il a estimé qu'il était loisible au législateur de prévoir une préférence de recrutement en faveur des étudiants boursiers, mais seulement dès lors que cette dernière ne jouerait qu'à aptitudes identiques et pour un « profil » attendu déterminé(9).
N'enfreint pas non plus le principe d'égalité, ni aucune autre exigence constitutionnelle, la politique consistant, pour les éditeurs de programmes de télévision, à rechercher, à capacités égales, une meilleure représentation des « minorités visibles ». On sait que le Conseil supérieur de l'audiovisuel les y a incités avec un certain succès sans qu'il ait été besoin de fixer de quotas ethniques. Une telle ouverture, fondée non sur l'imposition de ratios rigides, mais sur le volontarisme et l'incitation, pourrait bénéficier aussi aux personnes handicapées.
Catalyseurs de revendications communautaristes et facteurs de dissociation de la société, les quotas méconnaissent en revanche tant l'article 1er de la Déclaration de 1789, aux termes duquel : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l'utilité commune » que les dispositions de l'article 1er de la Constitution de 1958 selon lesquelles : « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l'égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d'origine, de race ou de religion ».
Sont dès lors impossibles, sauf base constitutionnelle expresse, les priorités accordées, en matière de recrutement comme dans le domaine du droit civil, à raison de l'appartenance à un groupe géographique, religieux ou ethnique.
Même dans le cas où il existe une telle base, le Conseil constitutionnel fait une lecture stricte des dérogations constitutionnelles au principe d'égalité.
Il a ainsi jugé qu'en abolissant la polygamie et la répudiation pour les Mahorais de droit civil local atteignant l'âge requis pour se marier après le 1er janvier 2005, le législateur n'avait pas violé l'article 75 de la Constitution aux termes duquel : « Les citoyens de la République qui n'ont pas le statut civil de droit commun (...) conservent leur statut personnel tant qu'ils n'y ont pas renoncé »(10).
Dans le même esprit, et alors que la révision constitutionnelle de mars 2003 permettait d'instituer en Polynésie une « préférence locale » pour l'accès aux emplois et pour les transferts de biens fonciers, le Conseil a fait une stricte interprétation de ces dispositions constitutionnelles.
Il a dûment vérifié que la préférence jouerait à mérites égaux pour l'accès aux emplois et en censurant un critère renvoyant indirectement à l'appartenance ethnique pour les transferts de propriété(11).
Qu'en est-il des discriminations positives en faveur de la participation des femmes aux responsabilités ?
On distinguera les fonctions publiques (politiques ou non, électives ou non) et les fonctions privées.
Il y a déjà un quart de siècle(12), le Conseil constitutionnel a tiré du rapprochement de l'article 3 de la Constitution - qui affirme l'égalité devant le droit de suffrage - et de l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen - relatif à l'égal accès de tous les citoyens aux emplois publics - qu'une distinction opérée par la loi entre candidats aux élections municipales en raison de leur sexe était contraire à la Constitution.
Cette solution a été confirmée en 1999 pour les élections régionales(13).
Pour surmonter la jurisprudence du Conseil prohibant la prise en compte du sexe par le droit électoral, le Congrès convoqué à Versailles le 28 juin 1999 a ratifié une révision constitutionnelle portant sur les articles 3 et 4 de la Constitution.
La loi constitutionnelle du 8 juillet 1999 complète l'article 3 de la Constitution par un alinéa ainsi rédigé : « La loi favorise l'égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives ». Elle ajoute à son article 4, relatif aux partis et groupements politiques, un alinéa disposant que ces derniers « em>contribuent à la mise en œuvre du principe énoncé au dernier alinéa de l'article 3 dans les conditions déterminées par la loi En application de ces nouvelles dispositions, était adoptée une loi tendant « em>à favoriser l'égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives(14), cette loi instaurait une contrainte sur la composition des listes par sexes pour les élections qui se déroulent au scrutin de liste et à la représentation proportionnelle.
Selon les requérants, les nouvelles dispositions constitutionnelles fixaient « un objectif selon lequel il faut favoriser l'égal accès des femmes et des hommes aux mandats et aux fonctions électives et les partis politiques doivent contribuer à la mise en œuvre du principe. Elles n'imposent donc aucune contrainte nouvelle et ne justifient aucune mesure contraignante ou pénalisante et ne sont que des objectifs à caractère constitutionnel ···».
Il faut au contraire se rendre à l'évidence : notre Constitution consacre désormais une « discrimination positive » en matière de droits civiques.
Face à la volonté manifeste du constituant, le Conseil constitutionnel ne pouvait que s'incliner. N'était-ce pas d'ailleurs l'objet avoué de la révision ?
Qu'on s'en réjouisse ou qu'on le regrette, le Conseil ne se prononce qu'« en l'état » de la Constitution. Aussi la décision « conseils régionaux » du 14 janvier 1999, par sa formulation même, acceptait-elle par avance que le pouvoir constituant, s'il le jugeait bon, fît plier les exigences constitutionnelles en vigueur, fussent-elles contenues dans la Déclaration de 1789.
La mise en cause de droits fondamentaux par une révision constitutionnelle a connu d'autres illustrations au cours de la période récente (ainsi, en Nouvelle-Calédonie, des restrictions apportées au droit de suffrage et à l'égalité devant l'emploi par la loi constitutionnelle du 20 juillet 1998, et plus encore par la loi constitutionnelle qui devait être adoptée par le Congrès convoqué à Versailles en 2000 et qui revient aujourd'hui en discussion).
En l'absence de niveau supra-constitutionnel dans la hiérarchie des normes, il n'existe à vrai dire guère de limite à la faculté, pour le pouvoir constituant dérivé, de modifier le fond du droit.
Si, au regard des exigences constitutionnelles antérieures (égalité des droits, absence de « sectionnement » du peuple souverain, liberté de choix de l'électeur, accès aux emplois publics selon le seul critère des « vertus et des talents »), les quotas par sexe électoraux font une application maximale de l'habilitation constitutionnelle, ils n'outrepassent pas cette habilitation.
Tout consubstantiel à la tradition universaliste de la République que soit le lien noué entre citoyenneté, égalité des droits, indivisibilité de la République et souveraineté populaire, le constituant pouvait souverainement le défaire.
Pour paraphraser Montesquieu(15), rien n'interdisait au constituant de « em>changer par des loispar les manières Cela n'a pas empêché le Conseil constitutionnel de veiller à ce que l'habilitation constitutionnelle de 1999 ne soit pas interprétée de façon excessive :

  • Ainsi, s'agissant de l'égalité d'accès des femmes et des hommes aux fonctions publiques électives non politiques, il a jugé que le constituant n'avait entendu déroger aux exigences découlant de l'article 6 de la Déclaration de 1789 que pour les élections politiques et non par exemple pour l'élection du Conseil supérieur de la magistrature(16).
  • S'agissant des discriminations positives en faveur des femmes pour l'accès à des fonctions publiques non politiques et non électives, le Conseil constitutionnel a exclu, à propos de la composition des jurys chargés de « valider les acquis de l'expérience », que la considération du sexe puisse prévaloir sur celle « des capacités, des vertus et les talents », pour reprendre l'expression des auteurs de la Déclaration(17).
  • Quant à l'égalité d'accès des femmes et des hommes aux fonctions non publiques, le Conseil constitutionnel a censuré en 2006(18), comme contraires au principe d'égalité et non couvertes par les normes constitutionnelles relatives à la parité en matière d'élections politiques, des dispositions de la loi relative à l'égalité salariale entre les femmes et les hommes instaurant des règles de composition contraignantes entre sexes dans divers organismes et commissions délibératifs de caractère privé.

S'agissant des droits sociaux des femmes, le Conseil applique sa jurisprudence générale relative aux discriminations positives en matière sociale. C'est dire qu'il fait toute leur place au bon sens, au réalisme et à l'équité. Il a notamment jugé que les inégalités de fait ayant, dans le passé, affecté la carrière des femmes et la charge prise par elles dans l'éducation des enfants justifiaient encore une majoration de leurs pensions de retraite(19).
Si elle autorise certains types d'avantages spécifiques en faveur des femmes lorsque se dressent des obstacles matériels, psychologiques, biologiques ou juridiques contre leur accès à certaines professions, la garantie des droits égaux énoncée par le Préambule de 1946 ne peut être interprétée que conformément à l'intention des constituants de 1946 et 1958 qui n'entendaient assurément pas (et n'auraient même pas pu imaginer) faire rimer droits égaux et quotas.
Il s'agissait à l'époque de vaincre les discriminations négatives, encore considérables, s'opposant à l'insertion des femmes dans la vie professionnelle et dans la Cité, de favoriser l'égalité d'accès aux postes de responsabilité, mais non de répartir les places en fonction du sexe.
A l'instar de l'article 6 de la Déclaration de 1789, le troisième alinéa du Préambule de 1946 se rattache à l'idéal méritocratique républicain, hostile à toutes distinctions ou préférences fondées sur des données héritées par l'individu (sexe, origine, religion···) et étrangères à ses vertus et à ses talents.
Olympe de Gouges n'écrivait pas autre chose à l'article 1er de sa Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne : « La femme naît libre et demeure égale à l'homme en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l'utilité commune ».


Nos pouvoirs publics, entend-on souvent dire, sont trop éloignés des préoccupations des gens.
De cette distance, ajoute-t-on, naît le rejet du politique.
Et, pourtant, le souci de proximité chez nos responsables politiques, leur volonté de répondre aux préoccupations quotidiennes, leur propension à se porter au chevet de toutes les victimes sont incomparablement plus vifs aujourd'hui qu'hier. Ce que nous appelons l'Etat providence n'a jamais connu pareille extension.
D'où vient alors que ce procès en désaffection soit instruit aujourd'hui de façon si constante et si véhémente ?
Une première explication est que nos compatriotes éprouvent un besoin de sollicitude toujours croissant de la part de l'Etat et des collectivités publiques, qu'ils expriment un désir d'assurance et de protection beaucoup plus intense qu'il y a un demi-siècle.
Face à un monde dont l'imprévisibilité paraît menaçante, et dont l'évolution semble remettre en cause non seulement les acquis sociaux mais jusqu'aux données fondamentales de notre environnement climatique, humain, biologique et technologique, la demande de prise en charge prend un tour éperdu.
Ceci n'est d'ailleurs pas incompatible avec une susceptibilité croissante à l'endroit des investigations et des contrôles étatiques : « mets-moi à l'abri du malheur, mais n'entrave pas mes désirs » semble dire l'individu moderne à l'Etat.
L'autre explication de l'intensité des doléances à l'égard d'un Etat réputé sourd aux désarrois individuels est plus profonde.
Si les décideurs publics - à commencer par le Représentant légitime, le législateur démocratiquement élu - sont quotidiennement accusés d'indifférence et de négligence à l'égard de leurs mandants, c'est peut-être, à l'inverse de ce qu'en disent habituellement les commentateurs, du côté des mandats eux-mêmes que se situe le problème.
Parce que ces mandants deviennent indifférents au fonctionnement du pacte démocratique, qu'ils se détachent des institutions qui sont les leurs, que l'abstentionnisme n'est plus seulement électoral. Parce que le bénéficiaire des prestations publiques supplante le citoyen en chacun de nous.
On touche ici, me semble-t-il, au fond de la crise de confiance entre l'individu et la Cité contemporaine.
Cet individu qui requiert la sollicitude de la société organisée (et tout spécialement de l'Etat) ne se sent plus toujours partie prenante de cette organisation.
Pur consommateur de services publics, pure victime (réelle ou imaginaire, mais en tous cas revendiquée) des carences et des imprévoyances publiques, ses plaintes interpellent un système dont il dépend, mais dont la bonne marche interne ne le concerne plus.
Comme l'a exposé le philosophe Marcel Gauchet, cet individu déconnecté de la Cité, ce pur créancier, est aux antipodes de l'idée républicaine du citoyen responsable, participatif, investi d'obligations autant que de droits, intéressé pour le meilleur et pour le pire au sort et aux réalisations de la Cité, acceptant enfin, sans faire de tri, l'héritage national.
Ce nouveau sujet de droit ne se reconnaît pas de devoirs.
A la fois très libre et très assisté, il se distingue aussi du citoyen par les caractéristiques qu'il met en avant pour faire honorer ses créances.
Son extériorité par rapport à la société organisée (dont il exige tout sans s'y impliquer grandement) n'en fait pas pour autant un être désincarné.
C'est au contraire à partir de ses appartenances identitaires les plus concrètes - sociales, ethniques, religieuses, sexuelles, sanitaires - qu'il formule ses revendications.
Là encore, le contraste avec le citoyen des Lumières est saisissant.
Ne pensant son lien avec la Cité que selon des modalités actives et participatives, le citoyen des Lumières ne veut (et ne peut d'ailleurs) être jugé que sur ses mérites et son action.
Le statut du citoyen des Lumières ne pouvait dépendre de son appartenance à tel ou tel groupe auquel les hasards de la naissance l'attachaient et duquel la citoyenneté lui permettait justement de s'émanciper.
Le citoyen des Lumières se pense à partir de son rôle dans la cité, qui est fonction de ses oeuvres et de son libre arbitre. C'est la part publique et universelle de son être en société qui le définit.
Le créancier des « droits à » se pense, au contraire, à partir de données congénitales ou subies - sexe, race, culture familiale, histoire, handicap, catégorie sociale etc···- qui, certes, induisent une part de sa personnalité, mais en la déterminant de l'extérieur, là où, au contraire, le citoyen des Lumières la forgeait de l'intérieur, par l'exercice du libre arbitre et l'effort d'intégration.
Dès lors, si s'élève, à l'encontre de l'insuffisance présumée des politiques publiques pour les individus concrets, la réclamation tonitruante que nous connaissons aujourd'hui, c'est sans doute parce que nos contemporains se comportent de moins en moins en citoyens et de plus en plus en ayants-droit.
Qu'ils se prévalent toujours moins de leur contribution à la bonne marche de la Cité et toujours plus des préjudices ou des injustices dont ils estiment être victimes en raison d'une histoire individuelle ou collective malheureuse, imputée directement ou indirectement au système.
Une certaine exploitation des droits de l'homme joue, à cet égard, un rôle qui, si l'on n'y prend pas garde, pourrait conduire à la paralysie du gouvernement démocratique.
Tout d'abord, la multiplication des « droits créances », des « droits à », exprime, tout en le catalysant, voire en l'exaspérant, le désir de prise en charge de l'individu par la collectivité selon le modèle régressif de la tyrannie exercée par l'enfant capricieux sur le parent culpabilisé.
En deuxième lieu, l'idée selon laquelle la démocratie serait réductible aux droits de l'homme (dont je ne sais si elle est plus naïve que machiavélique ou l'inverse) entraîne en théorie l'expansion infinie de ceux-ci.
Mais l'expansion illimitée des droits ne menace-t-elle pas leur effectivité ?
Les droits subjectifs pouvant entrer en conflit mutuel, leur expansion continue ne conduit-elle pas à une guerre des droits ?
Sans doute bienvenue pour les procéduriers et les doctrinaires, cette confrontation contentieuse des droits ne serait-elle pas fatale à la sécurité juridique, administrativement ingérable et débilitante pour l'esprit public ?
Et les institutions censées leur donner corps ne risquent-elles pas l'embolie à mesure que s'épuisent les ressources - nécessairement limitées - mobilisables à cet effet ?
Par son caractère individualiste et absolutiste, la logique des droits me paraît devoir jouer tôt ou tard contre l'intérêt général.
Il en est surtout ainsi, me semble-t-il, lorsque le titulaire des droits n'est plus le libre citoyen, mais un bénéficiaire passif.
Deux obstacles infranchissables se dressent en effet sur le chemin de l'utopie.
Tout d'abord, si les créanciers de nouveaux droits sont facilement identifiables, où sont leurs débiteurs ?

  • L'Etat et les collectivités publiques ? Mais pour remplir les intéressés de leurs nouveaux « droits à », les ressources publiques ne sont pas inépuisables. D'où des espoirs immanquablement déçus et générateurs de frustrations.
  • Les particuliers ? Mais n'est-ce pas réduire leurs propres droits antérieurs que de les plier aux droits nouveaux d'autrui ? et comment mettre à la charge d'une personne privée la créance d'une autre personne privée sans rompre l'égalité devant les charges publiques ?

En outre, la logique juridique des droits (par opposition au volontarisme individuel ou associatif ou à l'action spontanée des collectivités publiques) est de faire servir des prestations uniformes par des administrations ne disposant que de faibles marges d'initiative et donc démotivées.
Les bénéficiaires n'y trouvent guère leur compte, surtout ceux d'entre eux qui aspiraient, par fidélité citoyenne, à être davantage que des bénéficiaires passifs de droits pré-formatés.
L'extension des « droits à » ne comble pas, tant s'en faut, tous les manques laissés en jachère par le monde antérieur.
Elle se substitue, de facto, à la convergence des bonnes volontés dont les résultats concrets, certes disparates, pouvaient être en moyenne plus probants.
Elle disqualifie les initiatives pluralistes qui couvraient jusque là le besoin en mobilisant l'esprit citoyen.
Elle engourdit, en ne leur faisant plus jouer qu'un rôle d'appoint, le bénévolat et l'émulation.
La religion des droits de l'homme ne fait guère émerger de nouveaux ordres hospitaliers.
Elle devient surtout une sorte de fonds de commerce pour des groupes beaucoup moins préoccupés du sort véritable de leurs ouailles que désireux de les instrumentaliser afin de pourfendre les vices du système et de prendre des postures dénonciatrices médiatiquement et politiquement avantageuses.
Plus la barre sera haut placée, plus démagogique aura été la revendication à l'origine de la création de nouveaux « droits à », plus aisée sera la démonstration de l'indignité des responsables.
Le geste protestataire supplantera alors l'action constructive. La dénonciation prendra la place de l'engagement humanitaire. Le bénévole se verra évincé par le militant et le militant par l'apparatchik. D'actes citoyens on parlera beaucoup ; mais que sera le citoyen devenu ?


Une autre utopie se dessine : celle de l'intervention des comités « citoyens » pour juger à tout instant de l'accomplissement diligent de leurs tâches, et de l'exécution fidèle de leurs promesses, par nos responsables publics, élus ou nommés.
Une participation citoyenne ? Tout dépend de ce qu'on entend par là.
Ce serait la meilleure des choses si ces initiatives servaient à éclairer, à évaluer, à suggérer, à donner de la chair à des procédures décisionnelles officielles toujours menacées de s'enliser dans les pesanteurs bureaucratiques.
Nous avons déjà fait beaucoup - notamment au niveau de nos collectivités territoriales - pour apporter à notre démocratie représentative la sève de la démocratie directe : rôle donné aux riverains dans la conduite d'opérations d'urbanisme, enquêtes publiques, référendums locaux, place éminente des associations dans la politique de la ville, dans l'action humanitaire, en matière de santé, de formation, d'emploi et de réinsertion, dans le monde du sport enfin, auquel chacun connaît mon attachement car le sport est plus que le sport : c'est aussi une école de civisme.
Bien avant que le thème de la démocratie participative devienne à la mode, notre République avait fait une large place à la présence ou à l'expression directe de nos concitoyens, qu'il s'agisse des référendums nationaux, des jurys d'assises, de la composition de nos bureaux de vote, de l'association des parents d'élèves à la vie des établissements scolaires ou de la politique contractuelle des relations de travail, avec cette grande idée de participation, inscrite au cœur de notre Constitution.
Tout cela mérite d'être maintenu, développé et fortifié, car - comme je l'ai dit à propos de la demande croissante de sécurité étatique - c'est le manque plutôt que le trop plein-plein d'initiatives véritablement constructives émanant de la société civile que nous avons à déplorer dans l'espace public.
La société civile n'est pas avare de manifestations critiques. Avouons que c'est d'abord à cela que nous pensons lorsque nous évoquons la vigilance citoyenne.
Loin de moi l'idée d'en récuser le principe, car elle peut jouer un rôle utile de clignotant. Il peut être important, entre deux élections, de disposer d'indicateurs de mécontentement moins désincarnés que des enquêtes d'opinion.
Attention cependant de ne pas briser, par candeur ou par complaisance, le ressort essentiel de la démocratie : je veux parler du respect des échéances.
Tous ceux qui ont eu à gérer les affaires publiques, fût-ce au niveau de nos plus petites communes, savent que la noblesse de l'engagement public est d'arbitrer, de faire des choix, de penser aux générations futures, de prendre ses distances avec les groupes de pression, de ne pas prêter une oreille trop attentive aux plus bruyants.
Bref, d'œuvrer en faveur d'un intérêt général qui, par définition, est cette nécessité supérieure qui conduit à réfréner les revendications immédiates, à prendre du recul par rapport aux évidences du moment.
Cet engagement peut conduire le responsable public à prendre des décisions qui seront temporairement impopulaires, mais qui porteront leurs fruits à terme.
Il est donc vital, pour que la démocratie soit un système de gouvernement efficace, pour qu'elle serve concrètement le peuple et ne se contente pas de le flatter, que le jugement de nos concitoyens ne soit pas instantané, autrement dit que les échéances électorales soient espacées et respectées.
C'est sur son bilan global que, pour le bien commun, l'action des élus devra subir l'épreuve du suffrage universel.
A défaut, règne la dictature affolante et paralysante des sondages ou celle de substituts pires encore, que nous avons connus hélas dans les périodes les plus troublées de notre histoire : assemblées générales permanentes, comités de salut public···
Les responsables locaux qui, souvent avec bonheur, ont été le plus loin dans l'association des citoyens aux affaires publiques sont les premiers à nous rappeler :

  • que les bonnes volontés sont comptées et que l'absentéisme guette les organes de concertation,
  • que beaucoup de nos compatriotes estiment (et comment leur donner tort ?) que leur rôle est d'élire des représentants compétents et dévoués, plutôt que de se substituer à eux en ajoutant ce devoir de « surveillance » à leurs multiples soucis quotidiens,
  • que, face aux dossiers complexes qui sont ceux que doit traiter la démocratie contemporaine, l'expertise n'est pas la chose du monde la plus répandue,
  • que certaines motivations peuvent être suspectes,
  • que la démocratie participative doit vivifier et non combattre la démocratie représentative en jetant la suspicion sur tout détenteur d'un mandat électoral par des pratiques de dénonciation,
  • enfin, que, si honorable et utile soit l'implication de tant de bénévoles, ils ne sauraient évincer les hommes et les femmes aguerris disposant de la légitimité de l'élection, c'est-à-dire de la confiance majoritaire.
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Vous me permettrez, Monsieur le Président de la République, que je répète à cet égard ce que j'avais dit à cette même place l'année dernière.
J'arrive en effet à un âge où le mieux à faire est sans doute de répéter ce qu'on tient pour essentiel, même et surtout lorsque cela n'épouse pas l'esprit du temps.
A la supposer techniquement possible, la démocratie directe serait politiquement inconséquente.
Le recours systématique au choix de la majorité des citoyens, pour déterminer au coup par coup le cours des politiques publiques, conduirait en effet à une ligne zig-zagante.
A fortiori les pouvoirs publics se condamneraient-ils à « tourner en rond » s'ils se déterminaient principalement en fonction des sondages d'opinion.
Toujours en quête d'acceptation, ils seraient toujours désavoués, in fine, par le jugement public.
C'est dire combien les mécanismes de la Représentation doivent avoir un effet structurant.
Combien, justement, ils ne peuvent se borner à représenter.
Par sa fonction de filtrage, d'arbitrage, de synthèse et de mise à distance des opinions et des intérêts particuliers, la Représentation nationale doit faire émerger la dimension de l'intérêt général.
La Représentation nationale doit non seulement exprimer, mais encore organiser la volonté générale.
La citoyenneté authentique, qu'il ne faut pas confondre avec beaucoup de ces actions dites citoyennes dont les visées sont souvent bloquantes, médiatiques ou politiques, la citoyenneté véritable, exprime des évidences qui inspirent ou devraient inspirer nos comportements collectifs :

  • une société est faite de civilités, de solidarités, j'allais dire de savoir-vivre, qu'il est impossible de réduire à une liste, nécessairement incomplète et conflictuelle, de droits individuels ;
  • les devoirs, et pas seulement les droits, tissent le lien social.
  • avoir les seconds sans les premiers convient peut-être à l'usager, au consommateur ou au plaignant, mais non au citoyen ;
  • enfin, les décisions majeures de la vie collective, comme de la vie individuelle, se prennent au nom de principes qui transcendent les réclamations ordinaires.

Monsieur le Président de la République,
Dans deux mois expirera mon mandat de président du Conseil constitutionnel.
Ce fut une charge passionnante, souvent écrasante par l'ampleur des responsabilités qui sont celles de notre Conseil.
La classe politique et les médias sous-estiment souvent et lourdement ces responsabilités en réduisant la portée des décisions du Conseil à leur impact immédiat sur l'actualité politique et sur ses affrontements du moment.
Ceci n'est pourtant que l'écume des choses.
Ce qui importe c'est la jurisprudence qui se forge au cours des années.
Passé le tumulte entourant telle ou telle affaire (nous en avons connu quelques uns en 2006), c'est cette jurisprudence - bonne ou mauvaise - qui va structurer notre Etat de droit, qui va encadrer l'action des pouvoirs publics.
Pour ma modeste part, j'ai tenté avec persévérance, grâce au soutien de mes collègues, d'imprimer à la jurisprudence du Conseil constitutionnel un cours résolu.
Un cours dont le cheminement soit clair, l'application prévisible et les choix susceptibles de répondre aux défis de notre temps.
En quoi consiste la politique jurisprudentielle ainsi suivie depuis trois ans ?
Cette question embarrasserait un collège qui se serait déterminé au fil de l'eau, composant avec l'air du temps.
En janvier 2007, cette question appelle au contraire une réponse nette de la part de l'institution que j'ai l'honneur de présider.
Depuis trois ans, la politique jurisprudentielle suivie par le Conseil constitutionnel, prolongeant d'ailleurs - en les renforçant - des orientations antérieures, cette politique jurisprudentielle donc, peut très simplement se résumer à quatre priorités :

  • Tout d'abord, une action en faveur de la qualité de la loi et de la sécurité juridique (j'en avais fait le thème de mon premier discours de vœux) ;
  • En deuxième lieu, la réhabilitation de l'intérêt général comme valeur constitutionnelle (j'en ai parlé l'année dernière à cette même place) ;
  • En troisième lieu, la défense de notre conception républicaine de la citoyenneté : je viens d'évoquer cette question ;
  • J'y ajouterai la recherche d'une bonne articulation technique et d'un apaisement moral entre nos engagements européens et le respect de notre identité constitutionnelle nationale : c'est tout le sens de la jurisprudence communautaire du Conseil constitutionnel depuis l'été 2004.

Je crois que ces choix ont été perçus à l'extérieur du Conseil constitutionnel et que, tant par leur contenu que par la ténacité avec laquelle le Conseil les a mis en œuvre, ces choix ont été appréciés.
Ceux qui nous succèderont, je n'en doute pas, auront à cœur de poursuivre dans la voie d'une politique jurisprudentielle ferme, cohérente, indifférente aux tumultes du moment et pénétrée de l'idéal républicain du bien commun.
Le courage, l'indépendance et la crédibilité sont d'autant plus indispensables au Conseil constitutionnel qu'il est naturellement appelé à régler les rapports entre pouvoirs publics. On peut penser par exemple à la question du référendum, depuis que la jurisprudence de 2000 admet la recevabilité d'un recours dirigé contre son décret de convocation.

Telles sont, Monsieur le Président de la République, les réflexions que m'inspire la vie de notre Conseil au cours de l'année passée, comme des huit années précédentes de ma présence rue de Montpensier.
Le Conseil constitutionnel est prêt, au seuil de l'année qui commence, à assumer ses tâches de serviteur de la République et de gardien de la Constitution.
Elles seront bien lourdes en 2007, avec les échéances électorales que l'on sait.
Mais la raison première de notre présence auprès de vous, aujourd'hui, est de vous présenter nos vœux pour vous-même, pour Madame Chirac, pour tous ceux qui vous sont chers, pour vos collaborateurs, ainsi que pour la haute mission que vous accomplirez jusqu'à son terme ultime à la tête de l'Etat.

(1) cité par Robert Badinter, Libres et égaux. L'émancipation des Juifs 1789 1791, Fayard, Paris, 1989, p. 137.
(2) n° 91-290 DC du 9 mai 1991, cons. 12 et 13.
(3) n° 99-410 DC du 15 mars 1999, cons. 9.
(4) n° 99-412 DC du 15 juin 1999, cons. 6.
(5) n° 82-146 DC du 18 novembre 1982, loi modifiant le Code électoral et le Code des communes et relative à l'élection des conseillers municipaux et aux conditions d'inscription des Français établis hors de France sur les listes électorales.
(6) « La nation est-elle le seul cadre approprié de la démocratie ? », ENA hors les murs, mars 2004.
(7) n° 94-358 DC du 26 janvier 1995, cons.34
(8) n° 2001- 450 DC du 11 juillet 2001, cons. 31 à 33.
(9) n° 2003-471 DC du 24 avril 2003, cons. 10.
(10) n° 2003-474 DC du 17 juillet 2003, cons. 26 à 30
(11) n° 2004-490 DC du 12 février 2004, cons. 8 et 30 à 35
(12) n° 82-146 DC du 18 novembre 1982.
(13) n° 98-407 DC du 14 janvier 1999.
(14) n° 2000-429 DC du 30 mai 2000.
(15) cité par Michel Clapié, Parité constitutionnelle et égalité républicaine, Revue administrative n° 314, mars avril 2000, p. 149
(16) n° 2001-445 DC du 19 juin 2001, cons. 56 à 59
(17) n° 2001-455 DC du 12 janvier 2002, loi de modernisation sociale, cons. 112 à 115
(18) n° 2006-533 DC du 16 mars 2006.
(19) n° 2003-483 DC du 14 août 2003, cons. 24 et 25, loi portant réforme des retraites.