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Droit constitutionnel et normativité économique : de la « norme économique » au « pouvoir de l’économie »

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Jérémy MARTINEZ(2) - Doctorant Université Paris II Panthéon-Assas, ATER Université Paris Nanterre, Membre associé du Centre de Recherche en Droit Public (CRDP)

Nouveaux Cahiers du Conseil constitutionnel n° 57 (Prix Louis Favoreu) - octobre 2017

De prime abord, l’expression « normativité économique » peut susciter un certain étonnement. Intuitivement, elle paraît renvoyer à la discussion des rapports entre le droit et l’économie. En ce domaine, la doctrine a beaucoup discuté, dans des trajectoires assez différentes(3). Dans un cadre propice à des prises de position fortement engagées(4), il nous a semblé intéressant de concentrer notre analyse sur le concept de « normativité économique », dont l’usage est restreint à un nombre limité d’auteurs. Seules en effet deux thèses(5) prennent pour objet d’étude la « normativité économique ». Il s’agit de la normativité en droit de François Brunet(6) et de Normativité économique et droit du travail de Gwenola Bargain(7). Ces auteurs décrivent la normativité économique comme le processus par lequel les règles juridiques seraient de plus en plus soumises au respect de « l’efficacité économique »(8), ou encore de la « rationalité marchande »(9). La « normativité juridique » serait de la sorte atteinte, ou « concurrencée ». Elle s’effacerait au profit d’une autre normativité – la normativité économique – poursuivant un objectif propre : celui de l’efficacité économique.

La mobilisation du concept de « normativité économique » se voulant être avant tout critique, l’étude d’aujourd’hui a vocation à développer une « critique d’une critique ». On voudrait en effet démontrer que le concept « normativité économique » nous semble être le fruit d’une confusion relative au concept de « norme ». Ainsi, loin de remettre en cause le fort intérêt de ces deux travaux, nous voudrions simplement mettre en évidence une contradiction logique qui caractérise le concept même de « normativité économique » (I). Ce constat n’est pas pour autant une fin en soi. Attaché à une critique de la prédominance des impératifs économiques sur le droit, l’objectif de cette étude est d’essayer d’en modifier son paradigme(10). L’impuissance du concept de « norme » ne doit pas laisser le juriste désarmé face à une question aussi importante que celle de l’autonomie du droit. Dans ce tourbillon de confusion que peut dégager le rapport entre le droit et l’économie, il nous semble que le droit constitutionnel dispose d’outils précieux. Cette matière, notamment par le biais de ses penseurs les plus éminents, paraît détenir des clefs de lecture intéressantes pour faire sortir l’économie du giron de la norme et ainsi basculer de la « norme économique » au « pouvoir de l’économie » (II).

I – Les fragilités du concept de « normativité économique »

Pour comprendre le concept de « normativité économique », il est nécessaire de mettre en évidence l’acception du concept de « norme » sous-jacente (A). Ce n’est qu’après avoir mis toute la lumière sur le concept de « normativité économique » que nous pourrons dégager certaines incohérences (B).

A. Les fondements de la « normativité économique »

1. La recherche d’une clarification du concept de « normativité juridique »

Pour présenter le concept de « normativité juridique », la thèse de François Brunet nous paraît être la plus éclairante dans la mesure où l’ensemble de son travail porte spécifiquement sur la « normativité juridique »(11). L’objectif poursuivi par l’auteur de direction des conduites mais aussi l’idéal poursuivi par l’instrument. Audelà de l’instrument de commandement, la normativité juridique doit ainsi être étudiée également sous l’angle de la finalité qu’elle poursuit. Cette finalité, appelée « rationalité juridique », fonde la spécificité de la normativité juridique(12). Si la norme, en tant qu’instrument, est un « modèle »(13) que l’on retrouve dans plusieurs disciplines(14), la normativité juridique se spécifie – et pas seulement caractérise – par la « rationalité juridique » qu’elle poursuit. Par exemple, au titre des « illustrations de la normativité juridique intrinsèque aux institutions juridiques »(15), le principe de sécurité juridique est présenté comme une « manifestation de la normativité du droit pour le droit »(16). À cet égard, l’étude montre que l’appréhension de la finalité poursuivie par la sécurité juridique nécessite de bien comprendre la distinction entre la sécurité juridique comme norme positive (consacrée formellement par le droit) et « les exigences propres à la sécurité juridique et donc à la rationalité juridique »(17). Sous l’angle de la sécurité juridique, la rationalité juridique, sans avoir de définition précise, a un contenu substantiel qui réside dans ce dont a besoin « la normativité juridique » pour exister.

2. Une crise de la normativité juridique : le rôle de la normativité économique

Identifiée, la « normativité juridique » serait un élément en proie à une « crise ». Elle serait en effet confrontée au développement d’une normativité poursuivant une finalité différente : une rationalité économique. François Brunet et Gwenola Barguain affirment que la norme économique est fondée sur sa propre rationalité distincte de la « rationalité juridique ». À l’instar de la « rationalité juridique », l’identification de la rationalité économique repose sur une analyse substantielle.

Les deux auteurs mettent en évidence l’existence d’un critère finaliste. Pour François Brunet, la rationalité économique est « centrée sur la rationalité néolibérale, c’est-à-dire la rationalité marchande qui affecte en profondeur la rationalité juridique »(18). Pour Gwenola Bargain, il s’agit d’une « certaine représentation des échanges humains, à partir de critères tirés du marché »(19). La normativité économique a pour but de poursuivre « l’efficacité économique » et ainsi la pensée juridique est susceptible de se parer de l’analyse économique du droit pour trouver une nouvelle pensée du juste et s’en remettre à l’efficacité économique « pour lui dicter ses choix ».

La confrontation entre la rationalité économique et juridique se caractérise de deux manières. Tout d’abord, les auteurs critiquent la pratique de l’évaluation du droit à l’aune de la rationalité économique. La critique ici a pour but de montrerl’incohérence de l’évaluation de la « normativité juridique » à l’aune d’une rationalité qui n’est pas la sienne. Un référentiel fondé sur une « rationalité économique » serait un contre-sens puisqu’il a été avancé que la « normativité juridique »se caractérisait précisément par un sens qui lui était propre. Il s’agit ici d’une critique de la confusion des discours(20) lorsque la rationalité économique devient la « clef de compréhension et de jugement de la rationalité juridique »(21).

Ensuite, la seconde critique porte sur l’intégration dans le droit de la rationalité économique. Dans cette perspective, il ne s’agit plus d’une évaluation « exogène », mais « endogène ». Le droit aurait intégré, en son appareil normatif, des exigences économiques(22). La critique prend alors une tout autre ampleur : le droit n’est pas critiqué en ce qu’il n’est pas efficace, le droit est critiqué justement parce qu’il répond à un besoin d’efficacité. Cette critique implique donc nécessairement de sélectionner au sein même de l’ensemble des normes juridiques celles qui comprennent une exigence économique. Elle appelle par conséquent la mobilisation d’une sélection sur la teneur des règles dont la relativité va porter à la fois sur la définition de l’exigence économique et sur la définition de la teneur de la norme. Ainsi, si on prend l’exemple de l’article 55 de la LOLF(23), en vertu duquel « chacune des dispositions d’un projet de loi de finances affectant les ressources ou les charges de l’État fait l’objet d’une évaluation chiffrée de son incidence au titre de l’année considérée et, le cas échéant, des années suivantes », l’exigence économique du texte n’est pas aisée à déterminer. Pour cela, il convient de définir au préalable ce qu’on entend par exigence économique(24) avant de se référer au contenu de la norme.

Le développement d’une critique de la « normativité économique » renouvelle un courant critique déjà fort ancien. Pourtant, elle ne semble pas avoir dissipé un certain scepticisme sur sa pertinence. Les difficultés de mobilisation de la normativité économique semblent s’expliquer avant tout par la difficulté de penser la « norme » sous l’angle d’une pensée avancée comme institutionnelle.

B. La présence d’un malentendu sur le concept de « normativité »

Une « méta-critique » pouvant être dirigée contre le concept de « normativité économique » semble davantage découler de sa source que de sa cible. Autrement dit, bien que l’on puisse critiquer l’imprécision de l’objet économique dessiné par les auteurs(25), il nous semble davantage fondamental de montrer l’usage polysémique du terme « normativité » qui découle de l’ambiguïté du choix du paradigme mobilisé par le concept de « normativité juridique (1). Cela nous semble expliquer les difficultés à mener une critique de la « normativité économique » (2).

1. Une conception polysémique de la « normativité »

L’appréhension spécifique de la « normativité juridique » défendue par ces auteurs est prise dans une tension. Cela nous paraît être l’illustration de la nécessité de changer de paradigme pour mener une critique sur la place trop importante de l’économie dans le droit. Ce constat est perceptible dans le rôle que jouent deux notions au coeur des travaux étudiés mais dont la relation semble problématique : ce sont les concepts de normativité et de droit. Par exemple, dans le cadre d’une démonstration où est étudiée la nature institutionnelle de la normativité(26), François Brunet cite Simone Goyard-Fabre : « D’où l’impossibilité de décrire la normativité sans penser celle-ci et sans la penser comme pensée. (…) Simone Goyard-Fabre écrit que “le droit est le domaine par excellence où […] les mots sont toujours des idées” »(27). À travers cette citation, qui ne nous semble pas trahir l’idée poursuivie par l’auteur, l’assimilation entre droit et « normativité juridique » est patente.

Or, cette assimilation nous semble emblématique d’une confusion majeure de deux paradigmes. Comme le démontre lui-même l’auteur, l’usage du terme « normatif » peut renvoyer à deux éléments fondamentalement différents. Tout d’abord, il peut renvoyer à la description de l’effet d’une « norme positive »(28). Il peut également renvoyer à un élément plus fondamental en évoquant l’effet « constitutif du droit et nécessaire à la juridicité »(29). Inclure dans le concept « normativité juridique » à la fois ce que comprend le système juridique – l’élément norme – et son aspect fondamental – la normativité proprement dite – revient à assimiler deux éléments de nature profondément différente. Cette assimilation – elle-même critiquée par l’auteur – est d’autant plus gênante que la normativité juridique, en tant qu’élément fondamental du droit, va être considérée comme comprenant des composantes objectives(30).

C’est dans cette tentative de mettre en évidence l’existence d’éléments objectifs – eux mêmes normatifs – que nous semble apparaître avec force les limites de la démarche entreprise par les auteurs étudiant le concept de « normativité économique ». Affirmer l’existence d’un élément normatif objectif relève selon nous d’une contradiction in-adjecto puisque précisément le contenu d’une norme – dans son essence même – ne peut relever d’une quelconque prédétermination qui existerait en soi. Plus précisément, la difficulté ne réside pas dans le fait de mettre en évidence l’existence de caractères objectifs concernant l’instrument normatif – la structure type d’une norme. En revanche, il est plus problématique d’affirmer que ces éléments sont eux-mêmes normatifs. Cela revient à définir le « normatif » – l’effet par lui même – ce qu’il le fonde. Autrement dit, il s’agit d’une définition subtile – mais circulaire – et fondée in fine sur un postulat.

Par conséquent, il nous semble que la tentative de justifier l’autonomie du droit à travers le concept de « normativité juridique » aboutit à une impasse. Ces difficultés se retrouvent lorsqu’il s’agit de critiquer le développement d’une « normativité économique ».

2. Les faiblesses de la critique d’une normativité économique

À suivre la logique de l’auteur, il apparaît alors, au stade de la détermination des caractéristiques objectives de la « normativité juridique », une étape nécessaire : une analyse substantielle – ou matérielle – des éléments objectifs de la normativité. Ainsi, les auteurs affirment que « la rationalité économique en vient à imprégner le droit public lui-même, c’est-à-dire le coeur même d’activités qui ne relèvent pas de la sphère marchande à proprement parler »(31). Constat cohérent d’un point de vue interne, au regard de l’acception du concept de « normativité juridique », l’idée soutenue par les auteurs rencontre pourtant une difficulté d’ordre externe au regard du concept de « norme ». En effet, si on accepte l’idée selon laquelle la définition d’un concept a une portée référentielle et symbolique(32), alors un concept se définit par des propriétés objectives qu’il convient de ne pas remettre en cause. Parmi ces propriétés objectives, se trouve, selon nous, le principe de « l’autoréférentialité juridique » selon lequel la juridicité d’une règle se trouve présupposée par son appartenance à un ordre juridique(33). Cette idée de « légalité propre au droit »(34) a été reprise notamment par Charles Eisenmann(35).

II – Les potentialités du droit constitutionnel face au pouvoir de l’économie

Plutôt que de penser le droit au travers du prisme de la normativité, il nous semble plus opportun de mobiliser les outils conceptuels dégagés par certains constitutionnalistes afin de renouveler notre objet d’étude. Leurs réflexions sur l’autonomie du pouvoir politique (A) montrent que le rôle de l’économie dans le processus d’élaboration du droit peut être appréhendé à partir d’une étude sur le « pouvoir de l’économie » (B).

A. Les possibles justifications de l’autonomie du pouvoir politique

Le droit constitutionnel peut être défini comme la matière ayant pour objet l’étude de l’organisation de l’exercice du pouvoir politique(36). Cette définition s’inscrit dans une « conception institutionnelle de la Constitution »(37) qui a le grand mérite de mettre en avant les ressorts de l’autonomie du droit (1). L’exemple topique à cet égard nous semble être les études portées sur les structures de l’État moderne (2).

1. Le rôle d’institutionnalisation du pouvoir politique

Sans prétendre à une grande exhaustivité en la matière, la question de la délimitation du champ politique a abouti à poser celle de son institutionnalisation. Présentée fréquemment comme intervenant entre le milieu du xvie siècle et la fin du xviie siècle, cette « période critique de conflits religieux intenses »(38) a amené « la formation d’un ordre politique détaché de ses origines religieuses »(39). Ce dont il est question ici est bien l’autonomisation du domaine politique qui découle d’une « solution adoptée quand les êtres humains entrent dans un type d’association collective qui n’est pas déterminée par les lois de la nature »(40). Cette autonomisation a supposé l’institutionnalisation du pouvoir politique. L’appréhension du pouvoir politique est passée de l’idée du Souverain « maintenant son État » à « l’idée qu’il y a un ordre légal et constitutionnel séparé – ce même État – que le Souverain a le devoir de maintenir »(41). En cette matière, le rôle de l’État est naturellement essentiel puisque c’est cette institution qui a permis d’assurer la stabilité du pouvoir souverain(42). Il devient le reflet d’un « Pouvoir de droit »(43) dans la mesure où la fonction politique va être exercée au nom de l’institution juridique qui l’encadre. Par conséquent, le processus « d’institutionnalisation », brièvement décrit ici, s’étend au-delà du simple « idéal » qu’il poursuit(44). Sa fonction est d’inscrire dans le marbre du droit les fondements d’un pouvoir pérenne. À défaut de nourrir la réflexion de la place de l’économie dans le droit positif, l’étude du processus institutionnel permet ainsi de comprendre le rôle de l’économie dans le processus de construction d’une institution. C’est ce que montre Maurice Hauriou en évoquant les institutions étatiques.

2. L’exemple de l’État

Maurice Hauriou étudie le processus par lequel l’institution étatique a pris forme et en esquisse les composantes positives essentielles. Sans prétendre à une description exhaustive, nous rattacherons la présentation des composantes positives de l’État au domaine qui nous intéresse : l’économie.

Maurice Hauriou présente « l’incorporation du marché économique à l’institution politique »(45). L’auteur décrit l’évolution des caractères d’un marché économique comme une des composantes nécessaires à la constitution de l’État. C’est le passage d’une économie domestique(46) à une économie d’échange(47) par laquelle le système économique d’une collectivité devient à proprement parler un marché dans lequel s’échangent des biens, titres voire des droits appartenant individuellement à chaque membre de la collectivité. Si cette transformation, qui concerne la sphère économique d’une société, est « incorporée » par l’institution politique alors l’État est né(48). Par incorporation, il faut donc entendre la situation dans laquelle l’institution politique reconnaît l’existence de ce marché et décide de l’encadrer. Cette incorporation constituant un nouvel ordre politique – l’État, il faudra toujours respecter « l’équilibre politico-économique très spécialisé réalisé par le régime d’État »(49). En développant sa théorie de l’État, Maurice Hauriou parvient non seulement à penser le rôle du développement économique dans l’apparition de l’État mais également ses conditions de maintien. Si l’économie d’échange devient une condition sine qua non pour la naissance de l’État moderne, alors on comprend assez facilement que « supprimer la propriété privée ou la monnaie, fermer le marché, c’est supprimer le régime d’État avec toutes ses autres conséquences, avec ses libertés et ses garanties »(50).

Ainsi, les travaux de Maurice Hauriou ouvrent de nouvelles perspectives dans la conception qu’un juriste peut avoir du rôle de l’économie. Le point de vue adopté ici permet d’insérer l’économie – pleinement conçue comme un mouvement social – dans le processus de construction de l’État moderne. Cette vision dynamique peut être à l’origine d’une critique du développement du pouvoir de l’économie.

B. La possibilité d’une critique du développement du pouvoir de l’économie

Sous ce nouvel angle, l’influence de l’économie sur le droit peut être appréhendée en se fondant sur une logique de pouvoir (1). Cette possibilité ouvre la voie à une critique que Georges Burdeau a pu nommer le développement du « pouvoir de l’économie »(51)(2).

1. Les questions soulevées par le « pouvoir économique »

Dans l’acception ici défendue du droit constitutionnel, le rôle de l’économie est étudié sous l’angle de son influence sur le processus d’élaboration du droit. Activité sociale comprenant des enjeux de pouvoirs, la notion de « pouvoir économique » permet d’étudier la capacité d’un acteur à faire prévaloir des intérêts économiques(52). « Faculté de procurer autour de soi la subsistance »(53), le pouvoir économique est généralement considéré comme le pouvoir par lequel des acteurs économiques peuvent influencer l’exercice du pouvoir politique(54).

Néanmoins, évoquer un « pouvoir économique » pose de redoutables difficultés quant à sa définition. Certains auteurs ont étudié le pouvoir économique à l’aide d’un critère organique, notamment à partir de l’unité qui l’exercerait (entreprises, firmes)(55), d’autres se sont appuyés sur le critère de la fonction économique exercée par tout organisme(56). La difficulté – et en même temps l’intérêt – de la notion de « pouvoir économique » est précisément qu’elle a vocation à transcender ces critères. Elle englobe en son sein même une dialectique entre la personne qui exerce cette activité (critère organique) et l’idée au service de laquelle le pouvoir est exercé (critère fonctionnel). En réalité, « tout le problème du Pouvoir tient à cette dualité des éléments qui le constituent et s’influencent réciproquement : la volonté d’un homme et la puissance d’une idée qui, à la fois, le porte et le dépasse »(57).

Cette nécessité de prendre en considération à la fois la personne qui exerce ce pouvoir – l’agent économique – et la finalité au nom de laquelle ce pouvoir est exercé – l’intérêt économique – fait de ce concept un élément difficile à définir. Par exemple, Maurice Hauriou reconnaît lui-même la difficulté de distinguer le pouvoir politique et économique car « d’une certaine façon donc, tous les pouvoirs se ramènent à la satisfaction des besoins et aux possibilités qu’on entrevoit de les satisfaire »(58). Cette parenté insoluble entre pouvoir politique et pouvoir économique est d’autant plus flagrante lorsque l’influence du pouvoir économique se fait toujours sentir alors même que le droit positif prévoit une indépendance statutaire entre l’exercice d’une compétence juridique et l’influence d’acteurs économiques. Par exemple, l’apparition des Autorités Administratives Indépendantes (AAI) a pu s’expliquer par la nécessité d’éviter un processus de captation du pouvoir exécutif par de grands acteurs économiques(59). C’est une des raisons pour lesquelles a été instituée une Autorité de la Concurrence, chargée en toute indépendance, de préserver le fonctionnement concurrentiel du marché. Cette séparation formellement entérinée par le droit positif n’entraîne pas une exclusion de tout intérêt économique. Par exemple, l’Autorité de la concurrence dépose des portes étroites auprès du Conseil constitutionnel lorsque le libre de jeu de la concurrence était concerné par une loi soumise au contrôle de constitutionnalité(60). Cela montre bien qu’une Autorité, formellement indépendante, peut toujours chercher à faire prévaloir un intérêt économique.

L’influence d’une idée économique ne peut être comprise uniquement à l’aide d’un « critère organique », l’agent économique, ayant une grande envergure, susceptible d’influencer le décideur politique. En insistant davantage sur la force d’une idée économique, nous avons décidé d’explorer une autre piste pour tâcher d’expliquer la puissance de l’économie sur l’élaboration du droit.

2. La possibilité d'une critique : l'avènement d'un pouvoir de l'économie

Dans un article relatif à la « fragilité du pouvoir politique dans la société industrielle »(61), Georges Burdeau établit une distinction entre pouvoir économique et pouvoir de l’économie : « c’est bien dans cette prosaïque mais inéluctable obligation que réside ce pouvoir de la société industrielle auquel se heurte le volontarisme politique. Ce n’est pas tant la puissance de quelques potentats industriels sous les traits desquels une imagerie simpliste croit l’identifier. C’est le pouvoir diffus dans l’ensemble de la collectivité dont la mentalité est polarisée par les questions économiques. Ce pouvoir n’a pas besoin de se réserver les décisions ; il lui suffit pour être obéi de faire en sorte que les problèmes posés par l’aménagement de la vie commune le soient en des termes tels que leur solution ne peut être envisagée qu’à l’intérieur du système qui lui garantit son hégémonie. Ce n’est pas le pouvoir économique, c’est le pouvoir de l’économie. Et il n’y a pas là une jonglerie verbale car, tandis que le pouvoir économique est repérable, donc vulnérable, le pouvoir de l’économie est indépendant de toute localisation ; il ne s’extériorise par aucun signe extérieur ; il s’exerce à l’intérieur des mentalités par la prédominance qu’elles accordent à une vision économique du destin tant individuel que collectif »(62).

Cette distinction nous a semblé intéressante dans la mesure où le pouvoir de l’économie tel que décrit dans cet extrait est un pouvoir institutionnalisé mais extrêmement diffus. Ici, Georges Burdeau ne semble pas faire référence à une école économique particulière. Il ne paraît d’ailleurs pas viser les travaux de la science économique. Son propos est à l’image du processus qu’il décrit : fuyant. Il ne peut s’accrocher à une idée particulière mais plutôt à une tendance ou un mouvement inscrit dans les « mentalités » d’une société industrielle. Si la qualification industrielle paraît des plus surprenantes au lecteur contemporain, en revanche, nous pensons que sa tentative de décrire ce changement d’esprit est d’une criante actualité. Nous reconnaîtrons bien volontiers l’imprécision du mouvement qui se dégage du propos de Georges Burdeau. Il relève plus d’une sensation, d’une intuition qui paraît animer une collectivité donnée.

À défaut de pouvoir quantifier précisément la mesure dans laquelle un droit donné ne serait plus autonome, la démarche suivie par Georges Burdeau semble s’inscrire dans celle d’Hauriou qui cherchait à faire ressortir les forces d’un mouvement. Si l’imprécision est un mal nécessaire lorsqu’on souhaite étudier le « pouvoir de l’économie », il ne nous semble pas qu’il faille en conclure à la disqualification de la démarche. Nous serions même tenté d’affirmer que cette démarche devrait être renforcée. Elle s’inscrit dans une perspective où l’économie n’est pas seulement une activité sociale. Elle devient une activité politique – au sens de polis – dans la mesure où elle est un des éléments – peut être les plus frappants à l’époque contemporaine – qui influe sur la direction empruntée par une collectivité d’individus. Traiter du « pouvoir de l’économie » a un avantage supplémentaire remarquable : comme nous l’avons vu précédemment, un pouvoir est un phénomène qui se caractérise par une dialectique permanente entre la volonté de celui qui l’exerce et l’idée qu’il poursuit. Entre volonté et connaissance, objectif et subjectif, rôde une idée qui influence autant les individus qu’elle est influencée par eux. Regrouper ce processus sous l’égide du pouvoir de l’économie nous paraît ouvrir de nouvelles perspectives pour étudier les rapports entre le droit et l’économie.

Cette réflexion esquissée par Georges Burdeau nous permet en réalité de revenir au point de départ de notre étude. Il s’agissait de mettre en évidence le caractère inadéquat du concept de « normativité économique » pour établir l’existence d’une rationalité économique qui prédominerait dans l’évolution du droit positif. Inspiré par ces profondes réflexions, nous avons voulu simplement indiquer la possibilité d’une autre démarche. En gardant leur objectif à l’esprit, nous avons mobilisé une vision institutionnelle. Ces outils nous ont permis d’étudier non pas la place de la rationalité économique au sein de la normativité juridique, mais le rôle de l’économie dans le processus d’élaboration du droit. Il nous semble, in fine, que les auteurs étudiant la place de la « rationalité économique » ont voulu mettre en évidence le constat opéré par Georges Burdeau. Seulement, la vision de cet auteur nous paraît être plus prolifique que les outils dégagés par une vision normative. Elle permet en effet d’intégrer dans une étude les enjeux idéologiques et politiques qui structurent l’évolution d’un ordre juridique.

(1) Nous tenons à exprimer nos plus vifs remerciements au Professeur François Brunet qui a eu l’amabilité de nous accorder un entretien pour cet article.

(2) Lauréat du prix Louis Favoreu récompensant la meilleure contribution présentée au Xe Congrès français de droit constitutionnel, Lille, 22,23 et 24 juin 2017.

(3) Pour une présentation générale de cette évolution, cf., A.L. Sibony, Le raisonnement économique en droit de la concurrence, LGDJ, 2008, pp. 3-24.

(4) V. par ex., Rapport Association Henri Capitant, « Les droits de tradition civiliste en question, à propos des Rapports Doing Business de la Banque Mondiale », Vol. 2006, 143 p.

(5) Il est délibérément exclu de ce travail la thèse de Mme Sachs portant sur la raison économique en droit du travail dans la mesure où l’objectif poursuivi par l’auteur est celui de l’étude de la « manière d’ordonner et de donner sens aux références à l’économie qui sont présentes dans le droit du travail », cf., T. Sachs, La raison économique en droit du travail, contribution à une étude des rapports entre droit et économie, LGDJ, 2013, p. 18.

(6) F. Brunet, La normativité en droit, Mare & Martin, 2011, 678 p.

(7) G. Bargain, Normativité économique et droit du travail, LGDJ, 2014, 535 p.

(8) G. Bargain, Normativité économique et droit du travail, op. cit., p. 40 (Introduction).

(9) F. Brunet, La normativité en droit, op. cit., p. 535.

(10) En matière de logique formelle, le paradigme correspond à un « univers de référence », cf. M.-L. Mathieu, Logique et raisonnement juridique, PUF, 2e éd., 2015, pp. 131-192.

(11) F. Brunet, La normativité en droit, op. cit., p. 39 : « tel est le principal motif d’étonnement quant aux rapports entre la normativité et le droit : le droit positif ne semble pas en mesure de saisir la normativité juridique, alors même qu’elle est proprement constitutive du droit, donc du droit positif ».

(12) Ibid., p. 281 : « Certes, comme le note le Professeur Thibierge, “ce qui marque l’unité de la norme, à savoir le modèle, vaut pour la norme en général et pas seulement pour la norme juridique.” Encore faut-il préciser en quoi le modèle en question relève bien de la normativité juridique et non pas d’un autre type de normativité. » (Souligné par l’auteur).

(13) 13- Ibid. On retrouve par ailleurs les traces de ce modèle dans le travail de Mme Bargain qui a intitulé sa deuxième partie : « Les ressorts de la normativité économique en droit du travail », cf. G. Bargain, La normativité économique en droit du travail, op. cit., p. 243.

(14) P. Amselek, Cheminements philosophiques, Dans le monde du droit et des règles en général, Armand Colin, 2013, pp. 139-209.

(15) F. Brunet, La normativité en droit, op. cit., p. 378.

(16) Ibid., p. 379.

(17) Ibid., p. 380 (Souligné par nous).

(18) F. Brunet, ibid., p. 535.

(19) G. Bargain, La normativité économique en droit du travail, op. cit., p. XL.

(20) Pour F. Brunet, La normativité en droit, op. cit., p. 540 : ce mouvement « convie les juristes à prendre appui sur le prisme économique pour interroger le bien-fondé » de la règle de droit. Respectivement, G. Bargain, ibid, p. XL.

(21) Idem.

(22) C’est ce qu’affirme F. Brunet lorsque l’auteur étudie le régime juridique de la LOLF, cf. F. Brunet, La normativité en droit, op. cit., p. 547 et s.

(23) Article 55 qui prévoit que « Chacune des dispositions d’un projet de loi de finances affectant les ressources ou les charges de l’État fait l’objet d’une évaluation chiffrée de son incidence au titre de l’année considérée et, le cas échéant, des années suivantes ».

(24) Ici en l’espèce : pratique qui doit respecter un impératif d’efficacité.

(25) Pour une précision du concept « Néolibéralisme », cf. R. Lanneau, « Néolibéralisme, droit et marchés », in Droit et Marché, Colloque organisé à l’Université de Paris-Est Créteil, 2013, LGDJ, pp. 43-65.

(26) F. Brunet, La normativité en droit, op. cit., pp. 156-164.

(27) F. Brunet, La normativité en droit, op. cit., p. 160 (en italique par l’auteur ; souligné par nous).

(28) F. Brunet, La normativité en droit, op. cit., p. 37.
(29) Ibid.

(30) Ibid., p. 173 et s. (Chapitre intitulé : « Les déterminants normatifs objectifs de la normativité juridique »).

(31) F. Brunet, La normativité en droit, op. cit., p. 544.

(32) F. Brunet, La normativité en droit, op. cit., pp. 101-118.

(33) A. Viala, Philosophie du droit, Ellipses, 2010, pp. 100-108.

(34) H. Kelsen, « La méthode et la nature fondamentale de la théorie pure du droit », Revue métaphysique et morale, 1934, p. 183.

(35) Ch. Eisenman, Cours de droit administratif, T. II, p. 405 : Les normes, une fois édictées, « existent alors en elles-mêmes, d’une existence propre, détachée désormais de l’opération qui servit à la produire, les fabriquer, elles ne sont plus le contenu d’une opération, elles n’en sont même plus le produit ».

(36) M. de Villiers, A. Le Divellec, Dictionnaire du droit constitutionnel, Dictionnaire Sirey, 2015, p. 137 : « Il a pour objet l’étude du droit qui organise et régit la forme politique historiquement la plus aboutie des sociétés humaines, l’État ».

(37) O. Beaud, Dictionnaire de la culture juridique, PUF, 2003, p. 262, Entrée « Constitution et droit constitutionnel ».

(38) M. Loughlin, Foundations of public law, op. cit., p. 63.

(39) Ibid.

(40) M. Loughlin, « Political jurisprudence », in Jus Politicum, n° 16, p. 20 : « the arrangement adopted when humans enter into some type of collective association is not determined by nature ».

(41) M. Loughlin, Foundations of public law, op. cit., p. 50.

(42) Reprenons la définition de G. Burdeau : « Le pouvoir est institutionnalisé en ce sens qu’il est transféré de la personne des gouvernants, dont les qualités suffisaient alors à le justifier, à l’institution étatique qui en devient désormais le propriétaire », in G. Burdeau, Traité de science politique, 3e éd., 1980, Tome I, Vol. II., p. 119.

(43) G. Burdeau, Traité de science politique, op. cit., p. 120.

(44) L’idée de M. Brunet est bien de démontrer que « La normativité du droit, entendue comme institution, est donc une construction langagière humaine, élaborée et pensée en vertu d’une fin », in F. Brunet, La normativité en droit, op. cit., p. 158.

(45) M. Hauriou, Principes de droit public, Sirey, 1916, rééd. 2010, Dalloz, p. 268.

(46) M. Hauriou, Principes de droit public, op. cit., p. 270 : Économie dans laquelle les « produits créés par l’industrie des membres du groupe sous la direction d’un chef sont réunis en une masse commune à laquelle ensuite chacun vient puiser pour ses besoins ».

(47) Ibid., p. 271 : « Chacun produit librement une ou plusieurs des choses nécessaires à la vie et échange ses produits avec les denrées dont il a besoin (…) la propriété est individuelle » (souligné par nous).

(48) Ibid., p. 272 : « Le jour où se produit cette incorporation d’un marché économique propre à une institution politique, l’État est né, et il ne subsistera comme État que tant que durera l’incorporation ».
(49) Ibid., p. 273.

(50) Ibid.

(51) G. Burdeau, « Fragilité du pouvoir politique dans la société industrielle », Projet, n° 100, déc. 1975, pp. 1145-1156. Cet article a été réédité in G. Burdeau, Écrits de droit constitutionnel et de science politique, Textes réunis par J.M. Denquin, Éd. Panthéon-Assas, 2011, pp. 611-622.

(52) C’est en ce sens que cette notion est entendue également en sciences politiques, cf. C. Goethals et al., « Le pouvoir économique », Dossiers du CRISP 2013/2 (N° 82), pp. 11-119.

(53) M. Hauriou, Principes de droit public, op. cit., p. 294.

(54) V. par ex., T. Perroud, « La moralisation de la vie démocratique : on est loin du compte ! », Jus Politicum Blog, Disponible en ligne, http://blog.juspoliticum.com/2017/07/17/la-moralisationde-la-vie-democratique-on-est-loin-du-compte%E2 %80 %89-par-thomas-perroud/, consulté le 28 juillet 2017.

(55) Des travaux en droit privé se sont développés sur la notion de dépendance économique, v. pour un ex. récent, M. Sabatté, « La Loi Travail et la réforme du droit des obligations : un nouveau paradoxe du droit du travail », La semaine juridique (édition générale), n° 21, p. 1002.

(56) R. Aron, « Note sur le pouvoir économique », in Revue économique, vol. 9, n° 6, 1958, pp. 849-858.

(57) G. Burdeau, Le pouvoir politique et l’État, op. cit., p. 143.

(58) M. Hauriou, Les principes de droit public, op. cit., p. 294.

(59) Rapport d’information fait au nom du comité d’évaluation et de contrôle des politiques publiques sur les autorités administratives indépendantes, 28 octobre 2010, AN, n° 2925, Tome I, p. 99.

(60) Nous avons découvert cette information en contactant directement le service juridique de l’Autorité. L’accès à ces documents nous a été naturellement refusé.

(61) G. Burdeau, « Fragilité du pouvoir politique dans la société industrielle », op. cit., pp. 611-622.

(62) G. Burdeau, « Fragilité du pouvoir politique dans la société industrielle », op. cit., p. 620.