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Droit au recours et équité du procès devant la justice administrative aujourd’hui

Xavier DOMINO - Maître des requêtes au Conseil d'État, Rapporteur public à la 2e sous-section

Nouveaux Cahiers du Conseil constitutionnel n° 44 (Le Conseil constitutionnel et le procès équitable) - juin 2014

Le droit au recours et l’équité du procès sont deux notions si cardinales en droit qu’elles sont en réalité presque consubstantielles à l’appréhension, à l’identification et à l’étude d’un système juridique. Aussi pourrait-il paraître inutile, déraisonnable ou à tout le moins immodeste, tant les décisions juridictionnelles sont nombreuses et connues, tant les exposés ou commentaires doctrinaux sont eux-mêmes foisonnants et illustres, de prétendre, dans l’espace des quelques pages qui viennent, consacrer des développements à la question de savoir comment la jurisprudence administrative les aborde et les manie. Tout étudiant ou ancien étudiant en droit a sur le sujet au moins des rudiments, et tout spécialiste de droit public, des connaissances, qu’il est vain de vouloir consolider, et qu’il serait présomptueux de chercher à déstabiliser.

Nous nous assignons donc un objectif bien plus limité : celui de fournir le témoignage modeste « de l’intérieur » sur la façon dont ces sujets s’incarnent ou se manifestent aujourd’hui dans la jurisprudence administrative, et de livrer quelques réflexions sur les perspectives d’évolutions que cette actualité pourrait dessiner ou inspirer.

I – Le droit au recours, principe et réalités

Derrière la permanence de la jurisprudence sur le droit au recours, de profonds bouleversements sont intervenus ces dernières décennies, qui rendent la protection du droit au recours par le juge administratif incomparablement plus effective.

Un principe ancien, constamment affirmé et affiné

La décision Ministre de l’Agriculture contre Dame Lamotte (CE, Ass., 17 février 1950, p. 110, GAJA, 19e éd., n° 60), par laquelle le Conseil d’État a affirmé l’existence d’un principe général du droit selon lequel le recours pour excès de pouvoir est ouvert, même sans texte, contre toute décision administrative, fait office de monument historique de la procédure contentieuse. Et il ne faut voir dans cette affirmation aucun sous-entendu désagréable ou mal intentionné : un monument historique s’entretient, se restaure, et surtout s’admire.

En 1950, l’affirmation du principe ne faisait pourtant déjà qu’exaucer un libéralisme bien connu du juge administratif, qui se manifestait depuis le début du siècle d’une part, par le large accès qu’il permet à son prétoire, devant lequel est assez aisément reconnu l’intérêt donnant qualité pour agir tant des personnes physiques que morales, et d’autre part, par le pragmatisme avec lequel il s’est toujours employé à identifier des actes administratifs faisant grief sans s’arrêter aux formes ou aux apparences, même inoffensives. Ces lignes de force se retrouvent dans la jurisprudence la plus actuelle, et se rejouent dans les formes contemporaines de la gouvernance : ce sont les signes de la permanence.

La catégorie des actes inattaquables n’a cessé de décroître au fil du temps. Il est inutile de s’étendre sur le caractère désormais très réduit des catégories d’actes de gouvernement et de mesures d’ordre intérieur, qui ne sont pas pour autant en voie de disparition, ainsi que vient le rappeler la récente décision de Section M. de B., (28 mars 2014 n° 373064, à publier au recueil). L’histoire jurisprudentielle plus ou moins récente est surtout émaillée de plusieurs audaces notoires, dont l’intérêt est à notre avis d’une tout autre ampleur, pour le sujet qui nous intéresse, que ne l’est le périmètre, devenu quasi-anecdotique, de ces vieilles catégories : au juge administratif, il est possible de demander de plus en plus de choses.

Nous nous concentrerons sur trois novations jurisprudentielles qui illustrent à notre sens le pragmatisme et la souplesse avec lesquels le juge administratif a œuvré, ces dernières décennies, pour accroître ou approfondir le droit au recours.

La première d’entre elles, est la reconnaissance bien connue de la possibilité de contester devant le juge administratif un refus d’abroger (CE, Assemblée, 3 février 1989, Compagnie Alitalia, n° 74052, p. 44, GAJA, 19e éd., n° 49), dont de fins connaisseurs de la jurisprudence ont récemment eu l’occasion de rappeler à quel point elle était annonciatrice d’une ère de modernisation pour la juridiction(1). En ouvrant la voie du contentieux du refus d’abroger, le Conseil d’État a fortement amoindri la portée de la règle du délai de recours de deux mois qui prévaut en excès de pouvoir, et par là même ouvert, plus qu’une voie de recours, une nouvelle de voie de contestabilité de l’état du droit positif. L’objectif de mise en ordre de l’état du droit que poursuivait une telle ouverture du droit au recours a trouvé un écho, par d’autres biais, dans l’aménagement par le constituant et le législateur organique, de la procédure de question prioritaire de constitutionnalité.

Deuxième illustration : le Conseil d’État est également allé loin pour assurer le plein respect par l’administration du droit de l’Union européenne, en regardant comme susceptibles de recours le refus du Premier ministre de mettre en œuvre la procédure de délégalisation prévue à l’article 37-2 de la Constitution pour permettre une mise en conformité du droit national aux exigences européennes (CE, Section, 3 décembre 1999, Association ornithologique et mammalogique de Saône-et-Loire et Rassemblement des opposants à la chasse, nos 199622 200124, p. 379, au GAJA jusque dans sa 18e édition) ou encore la décision par laquelle le Premier ministre ou un ministre refuse de notifier à la Commission européenne un texte, y compris de nature législative, au titre de la réglementation européenne des aides d’État (CE, Assemblée, 7 novembre 2008, Comité national des interprofessions des vins à appellations d’origine (CNIVAO) et autres, n° 282920, p. 399). L’exigence de respect du droit de l’Union européenne est clairement venue bousculer les cadres habituels, le juge administratif ayant ouvert autant que faire se peut son prétoire pour contrôler l’action de l’administration en la matière.

Enfin, dernière illustration, en jugeant, par la décision avant dire droit qu’il a prise dans l’affaire Lambert (CE, Assemblée, 14 février 2014, Mme Rachel Lambert et autres, n° 375081, à publier au recueil) qu’est contestable devant le juge du référé liberté la décision, pourtant à forte connotation médicale, prise par un médecin sur le fondement du code de la santé publique et conduisant à interrompre ou à ne pas entreprendre un traitement au motif que ce dernier traduirait une obstination déraisonnable, le Conseil d’État a adopté une conception large de sa compétence et de son office, qui nous semble s’inscrire dans la lignée de la jurisprudence Dame Lamotte : sans disposition l’excluant explicitement, l’intervention du juge administratif, lorsqu’est en cause une décision prise au nom d’une autorité publique, est toujours possible.

En outre, le pragmatisme du juge dans l’identification des actes faisant grief est plus clairement affirmé. Le Conseil d’État a ainsi eu l’occasion de mettre à jour sa jurisprudence relative aux actes de « droit souple » par lesquels la puissance publique flirte avec la frontière séparant d’une part, le conseil, l’avis, et d’autre part, la décision. Il a par exemple jugé que, malgré leur intention _a prior_i non prescriptive, les recommandations de bonnes pratiques élaborées par la Haute autorité de santé, eu égard à l’obligation déontologique, incombant aux professionnels de santé en vertu des dispositions du code de la santé publique qui leur sont applicables, d’assurer au patient des soins fondés sur les données acquises de la science, telles qu’elles ressortent notamment de ces recommandations de bonnes pratiques, doivent être regardées comme des décisions faisant grief susceptibles de faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir (CE, 27 avril 2011, n° 334396, au recueil ; voir également, s’agissant des informations de pharmacovigilance élaborée par l’Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (AFSSAPS), la décision du 4 octobre 2013 Société les laboratoires Servier, n° 356700, à mentionner aux Tables, aux éclairantes conclusions de Maud Vialettes). Synthétisant ces inflexions jurisprudentielles, le Conseil d’État a dégagé la règle selon laquelle si les prises de position et recommandations qu’une autorité publique de régulation formule dans l’exercice de ses compétences ne constituent pas des décisions faisant grief, il en va toutefois différemment lorsque ces actes revêtent le caractère de dispositions générales et impératives ou de prescriptions individuelles dont l’autorité pourrait ultérieurement censurer la méconnaissance (CE, 11 octobre 2012, Société Casino Guichard-Perrachon, n° 357193, au recueil).

Sous l’effet, notamment, de ces évolutions, que ne vient contrebalancer aucun mouvement jurisprudentiel notable en sens inverse, le droit au recours est, devant le juge administratif probablement plus largement ouvert aujourd’hui qu’il ne l’a jamais été par le passé.

L’affirmation d’un droit à un recours de plus en plus effectif et efficace

Mais au-delà de ces exemples qui restent dans l’épure classique de l’affirmation « géométrique » du principe du droit au recours, il nous semble que peut être souligné l’avènement, plus nouveau, et moins frontalement affirmé, d’un nouveau souci juridictionnel : celui de rendre ce droit au recours à la fois plus effectif et plus efficace.

L’emploi même de la notion d’effectivité fait immédiatement signe vers le droit de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, auquel il faut rendre d’emblée l’hommage qui s’impose. Ce droit a eu une influence sûrement majeure dans la façon dont la réflexion juridictionnelle du Conseil d’État s’est progressivement portée sur les questions concrètes et pratiques concernant le droit au recours. Mais il n’explique cependant pas à lui seul le phénomène que nous croyons identifier, ne serait-ce que parce qu’il s’accommode souvent de l’existence de voies de droit permettant, à défaut d’en empêcher en amont la survenance, la réparation, en aval, des conséquences dommageables résultant d’une violation des stipulations de la Convention.

L’une des tendances à notre sens les plus fortes dans la jurisprudence administrative, c’est que le juge administratif ne se préoccupe plus seulement d’affirmer qu’existe un droit au recours, mais qu’il se soucie de plus en plus de trouver et de forger les voies de recours les plus adaptées aux intérêts spécifiques dont les requérants peuvent vouloir, en fonction des configurations, défendre la préservation face aux agissements de l’administration. Trois illustrations peuvent être données, qui aideront à mieux cerner ce phénomène.

La première illustration, c’est cette voie de droit spécifique qu’est le référé, et en particulier le référé liberté, issu de la loi du 30 juin 2000. Cette réforme continue, y compris dans les années les plus récentes, de déployer ses spectaculaires effets quant au rôle et à la place du juge administratif dans la vie de la cité, rôle et place qu’il a pour ainsi dire révolutionnés.

Contrairement au référé d’urgence classique, codifié à l’article L. 521-1 du code de justice administrative, le référé liberté présente la particularité d’être une voie de droit complètement déconnectée de l’exigence que soit attaquée une décision de l’administration, et dispensée qui plus est d’une autre exigence, celle de l’existence d’une procédure au fond à laquelle la requête d’urgence vienne se greffer.

Bien évidemment, dans le cadre du référé liberté, le Conseil d’État veille au respect du droit au recours, qu’il regarde comme une liberté fondamentale au sens de l’article L. 521-2 (JRCE, 30 juin 2009, Min. c/ Beghal, n° 328879, p. 240). La dynamique propre au référé liberté conduit le juge administratif à protéger le droit au recours non pas seulement devant lui, mais devant tout juge. La décision Ministre c/ Beghal, précitée, précise ainsi, de façon remarquable, que les mesures provisoires prescrites sur le fondement de l’article 39 du règlement de la Cour EDH ont pour objet de garantir l’effectivité du droit au recours individuel devant cette Cour. Leur inobservation constitue un manquement, auquel il appartient au juge du référé liberté de mettre fin. De façon tout à fait générale, c’est-à-dire quelque soit la juridiction concernée, le Conseil d’État a jugé que, eu égard au fait qu’il incombe aux différentes autorités administratives de prendre, dans les domaines de leurs compétences respectives, les mesures qu’implique le respect des décisions de l’autorité judiciaire, « une décision administrative qui fait obstacle à l’exécution d’une décision de justice méconnaît la liberté fondamentale que constitue le droit au recours effectif devant un juge » (JRCE, 4 mars 2010, Mme Soignet et autre, n° 336700, aux Tables). Le juge du référé liberté peut donc jouer un rôle d’adjuvant pour permettre aux justiciables de voir leur droit au recours, non pas seulement devant le juge administratif, mais devant tous les juges (judiciaire, européen) respecté.

Le Conseil d’État a été régulièrement conduit à asseoir le caractère effectif de la voie du référé liberté en précisant que dans son cadre, le juge peut être très largement saisi, les libertés entrant dans le périmètre de sa protection étant nombreuses, et les possibilités de saisine peu limitées. Nous ne nous lancerons pas ici dans un catalogue raisonné des libertés fondamentales au sens de l’article L. 521-2 : il existe ailleurs. Nous nous bornerons à rappeler que, alors même que la rédaction de cet article semblait avoir été pensée par le législateur pour ne pas modifier la ligne de partage des compétences réservant au juge judiciaire l’apanage de connaître des voies de fait, le Conseil d’État a très explicitement jugé qu’il appartient au juge administratif des référés, saisi sur le fondement de l’article L. 521-2 du code de justice administrative, d’enjoindre à l’administration de faire cesser une atteinte grave et manifestement illégale au droit de propriété, lequel a le caractère d’une liberté fondamentale, quand bien même cette atteinte aurait le caractère d’une voie de fait (JRCE, 25 janvier 2013, Commune de Chirongui, n° 365262, au recueil), et que le Tribunal des conflits, loin de trouver à redire à cette affirmation, a au contraire semblé donner acte du caractère effectif de cette voie de recours en réduisant le périmètre de la notion de la voie de fait quelques mois plus tard (TC, 17 juin 2013, M. Bergoend c/ Société ERDF Annecy Léman, n° 3911 au recueil, GAJA, 19e éd., n° 117).

On observe ainsi que le référé liberté se présente souvent comme une pièce maîtresse dans l’examen du caractère effectif des voies de recours, en ce qu’il permet de remédier au caractère en principe non suspensif du recours devant le juge administratif. Le Conseil d’État a par exemple jugé que l’obligation faite à la personne détenue qui entend contester la sanction prononcée à son encontre par la commission de discipline d’effectuer un recours administratif préalable auprès du directeur interrégional des services pénitentiaires ne fait pas obstacle au recours par cette personne aux procédures de référé, en particulier à celle de référé-suspension et à celle de référé liberté. La décision souligne que dans le cadre de cette dernière procédure, le juge se prononce dans un délai de quarante-huit heures et a le pouvoir de prendre toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d’une liberté fondamentale, notamment la suspension de l’exécution de la décision litigieuse ainsi qu’un pouvoir d’injonction à l’égard de l’administration. Elle en déduit que l’ensemble des voies de recours ainsi offertes à la personne détenue lui garantit le droit d’exercer un recours effectif au sens de l’article 13 de la Convention EDH (CE, 28 décembre 2012, Théron, n° 357494, aux Tables).

Faudrait-il aller plus loin ? Le droit au recours implique-t-il qu’existe au moins un recours d’urgence systématiquement suspensif ? Il est certain que la jurisprudence de la Cour EDH, et notamment celle relative aux contentieux de l’éloignement des étrangers, invite au moins à la réflexion, sinon à l’action législative (voir, notamment, l’arrêt du 13 décembre 2012, De Souza Ribeire c. France, n° 22689/07). Il est vrai que dans quelques cas, l’absence de caractère suspensif du référé liberté pourrait conduire à ce que l’exécution d’une décision dans le délai de saisine du juge du référé liberté prive de caractère effectif cette voie de droit. Il nous semble pourtant qu’à droit constant, la jurisprudence pourrait surmonter cette difficulté, en affirmant qu’il résulte des dispositions de l’article L. 521-2 du code de justice administrative que le juge du référé liberté peut, dès qu’il est saisi, ordonner toute mesure provisoire qu’il juge utile avant le prononcé de sa décision. C’est d’ailleurs en ce sens que le Conseil d’État s’est prononcé dans la décision avant dire droit rendue dans l’affaire Lambert, déjà citée, par laquelle il a jugé que le juge du référé liberté peut suspendre à titre conservatoire la décision d’interruption de traitement contestée le temps que soient réalisées les expertises requises. Le cas d’espèce était certes d’une spectaculaire, et heureusement rare, évidence, mais il nous semble que la logique de fonctionnement dégagée par le Conseil d’État à cette occasion a en réalité vocation à s’appliquer toutes les fois que, alors qu’il est saisi, le juge du référé liberté a la conviction que, d’une manière ou d’une autre, il lui faut arrêter un processus en cours pour sauvegarder l’utilité même de sa saisine, ce qui est naturellement le cas s’il a des raisons sérieuses de penser que, contre toutes les bonnes pratiques habituellement de mise, l’administration projette d’éloigner un étranger avant que sa requête en référé liberté ne soit jugée.

La première décennie jurisprudentielle à propos du référé liberté aura donc délivré un message dont il faut, pour le droit au recours, mesurer la force et la portée : le juge du référé liberté peut être saisi quasiment en toutes circonstances dès lors qu’une liberté fondamentale est en jeu, et il peut prendre toute mesure, y compris même, s’il l’estime nécessaire pour préserver le caractère utile du recours, à titre provisoire le temps de statuer définitivement sur le litige dont il est saisi.

Le deuxième exemple concerne la question, classique, des mesures d’ordre intérieur. Il nous semble en effet que, dans ce domaine, le changement systémique opéré par les décisions d’Assemblée _Boussouar et Planchenault (_CE, Assemblée, 14 décembre 2007, Planchenault, n° 290420, p. 474 et CE, Assemblée, 14 décembre 2007, garde des Sceaux, ministre de la Justice c/ Boussouar, n° 290730, p. 495), participe du souci jurisprudentiel que nous venons de décrire à propos du référé. La décision affirme en effet que même si un acte constitue en principe une mesure d’ordre intérieur, la barrière d’irrecevabilité que le juge dresse à son encontre tombe dès l’instant où cet acte a mis en cause les libertés et droits fondamentaux du requérant. Autant dire que c’est là passer d’une approche principielle – tel acte est ou n’est pas susceptible de recours – à une approche concrète, pragmatique, bien plus attentive aux réalités de l’espèce : tel acte devient susceptible de recours s’il a mis en cause d’une manière ou d’une autre les droits et libertés fondamentaux du requérant, ce qui n’implique au demeurant pas qu’il soit nécessairement illégal, une telle mise en cause pouvant être justifiée par de solides motifs (voir par exemple CE, 27 mai 2009, Miloudi, n° 322148, du recueil).

On relèvera d’ailleurs qu’une telle approche doit sûrement quelque chose au référé liberté ; il eût été difficile en effet de rejeter comme irrecevable une requête formée sur le fondement de l’article L. 521-2 du code de justice administrative au seul motif qu’elle est dirigée contre une mesure d’ordre intérieur alors même que les requérants font valoir une réelle mise en cause de libertés entrant dans le champ de protection de cette voie de droit.

La « soupape » ainsi apposée sur le dispositif des mesures d’ordre intérieur a pour conséquence qu’est affirmé de façon très claire que devant le juge administratif, tout acte échappant à la qualification d’acte de gouvernement est attaquable dès lors qu’il met en cause des droits et libertés fondamentaux, que ce soit en référé ou au fond. Effectif, le recours au juge administratif l’est aussi par le caractère explicite et prévisible d’une telle ouverture.

La troisième illustration concerne cette fois la décision de Section Commune de Béziers II (CE, Section, 21 mars 2011, n° 304806, p. 11, GAJA, 19e éd., n° 116), le Conseil d’État a jugé que dans tous les cas, et non plus seulement dans quelques cas exceptionnels, les parties à un contrat résilié par l’administration pouvaient demander au juge du contrat non pas seulement, comme il leur est depuis longtemps loisible de le faire, l’indemnisation des conséquences dommageables résultant de l’irrégularité de cette résiliation, mais, plus concrètement et plus immédiatement, la reprise des relations contractuelles. Sans entrer dans le détail, on se bornera ici à relever que ce faisant, le Conseil d’État a ouvert une nouvelle voie de droit dont l’existence est uniquement dictée par les conséquences utiles et concrètes qu’elle peut avoir : la reprise, dans les faits, de l’exécution d’un contrat.

II – L’équité du procès devant le juge administratif : la place nouvelle de l’impartialité structurelle et de la loyauté

Le terme d’équité et même, de façon certes plus surprenante, celui de procès(2), ne font pas partie du lexique historique de la justice administrative, qui use plutôt des termes de recours, de contentieux, et de caractère contradictoire de la procédure. Ces termes d’équité ou de procès sont par exemple absents ou presque des grands textes de référence qui ont forgé l’appréhension du droit administratif par des générations de juristes (le Traité de Laferrière, le cours du président Odent, l’ouvrage du professeur Chapus). Leur récente et indéniable acclimatation témoigne certes de l’importance décisive des apports européens du droit au procès équitable. Mais elle ne marque pas pour autant un quelconque reniement des grandes lignes fondatrices affirmant dès la décision Téry (CE, 20 juin 1913, p. 736, GAJA, 19e éd., n° 27) la portée des droits de la défense et du principe du contradictoire en contentieux administratif, dont on trouve aujourd’hui une marque forte dans les dix articles suivant l’article premier du code de justice administrative.

La jurisprudence a donc, ces dernières années, continué d’approfondir les sillons, plus ou moins anciens, qui exigent la publicité des débats (CE, Assemblée, 4 octobre 1974, Dame David, p. 464), le respect du caractère contradictoire de la procédure (CE, Assemblée, 12 octobre 1979, Rassemblement des nouveaux avocats de France, p. 370), l’impartialité de la formation de jugement (CE, 1er janvier 1987, Trany, p. 1). Sur ces sujets, ce qui frappe, c’est la continuité jurisprudentielle, qu’il est inutile de commenter.

Un autre constat nous semble marquer la période récente du sceau d’une plus grande nouveauté. À observer la jurisprudence, on constate en effet qu’est désormais dernière close la période, dont les années 1995-2005 avaient été l’apogée, pendant laquelle le Conseil d’État avait été conduit, sous l’influence du droit de la Convention EDH, à s’interroger sur la portée des exigences du procès équitable, et à ses conséquences tant pour son propre fonctionnement que pour celui des diverses juridictions administratives(3).

Après ce progressif travail de décantation jurisprudentielle, et sûrement aussi grâce à lui, c’est une autre ère qui s’est ouverte depuis le milieu des années 2000. Elle nous semble marquée par deux traits distinctifs, sur lesquels nous voudrions insister : les développements de l’impartialité structurelle, qui semblent avoir permis d’atteindre un point d’équilibre nouveau dans le procès administratif, et l’affirmation progressive d’un principe de loyauté du procès administratif.

L’équité nouvelle de la procédure devant le juge administratif

En quelques années, sans renier l’héritage du passé, ni ses spécificités, la juridiction administrative a connu de multiples réformes de sa procédure, qui ont eu pour objectif affiché de répondre à des préoccupations d’impartialité objective découlant des exigences de l’article 6 de la convention EDH, telles qu’interprétées par la Cour. Le Conseil d’État a cessé de se satisfaire du respect effectif de règles parfois implicites, ou uniquement connues en interne, et a accepté que, la justice devant aussi donner à voir qu’elle se fait et montrer comment elle se fait, des gages soient donnés, des comptes soient rendus, aux parties comme à la société.

C’est en premier lieu le cumul des fonctions administratives et juridictionnelles par le Conseil d’État qui a fait l’objet d’une clarification, ou d’une explicitation. Peu après que la Cour EDH a jugé qu’aucune incompatibilité in abstracto ne pouvait être relevée entre cette double fonction et l’article 6 § 1 de la convention (CEDH, gd. ch., 6 mai 2003 Kleyn c/ Pays-Bas et CEDH, 9 novembre 2006, Sacilor-Lormines), les règles encadrant l’exercice de l’activité juridictionnelle ont été énoncées dans le droit positif.

Ainsi, le décret n° 2008-225 du 6 mars 2008 relatif à l’organisation et au fonctionnement du Conseil d’État a codifié, aux articles R. 122-21-1 et R. 122-21-2 du code de justice administrative, la pratique ancienne selon laquelle un membre du Conseil d’État ne peut participer au jugement d’une requête sur un acte dont il a eu à connaître en formation consultative, les parties pouvant d’ailleurs accéder à la liste des membres du Conseil d’État ayant pris part à la délibération de l’avis.

C’est ensuite la règle selon laquelle les membres du Conseil d’État participant au jugement des recours dirigés contre des actes pris après avis du Conseil d’État ne peuvent prendre connaissance de ces avis, ni des dossiers des formations consultatives qui a fait l’objet d’une traduction réglementaire à l’article R. 122-21-3 du code de justice administrative, introduit par le décret n° 2011-1950 du 23 décembre 2011 modifiant le code de justice administrative.

C’est en deuxième lieu le rôle et la place du rapporteur public dans le procès administratif, qui ont fait l’objet d’une importante et salutaire réforme(4). L’interdiction de la présence du rapporteur public au délibéré, sauf au Conseil d’État où les parties peuvent toutefois s’opposer à sa présence (décret n° 2006-964 du 1er août 2006 modifiant la partie réglementaire du code de justice administrative), l’abandon de la trompeuse dénomination de commissaire du gouvernement au profit d’une appellation plus neutre et conforme à la fonction, comme la communication du sens des conclusions avant l’audience(5) et la possibilité, pour les parties et leurs conseils, de reprendre la parole après le rapporteur public (décret n° 2009-14 du 7 janvier 2009 relatif au rapporteur public des juridictions administratives et au déroulement de l’audience devant ces juridictions), ont été autant d’ajustements qui ont conduit à renforcer l’impartialité objective du procès administratif, en tenant compte de la jurisprudence de la Cour EDH, sans renoncer à l’essentiel de l’apport qui est celui cette fonction à la qualité de ce procès.

La Cour EDH a jugé, par deux décisions successives, que cette nouvelle organisation du procès administratif était conforme aux exigences du procès équitable : par sa décision du 15 septembre 2009 Mme Étienne c. France, n° 11396/08, elle a rejeté comme irrecevables les critiques faites à la réforme de 2006 relative à la présence du rapporteur public au délibéré, puis par sa décision d’irrecevabilité du 4 juin 2013, Marc-Antoine c/ France, n° 54984/09 elle a rejeté, comme manifestement mal fondée, une requête qui contestait la communication au rapporteur public du Conseil d’État de la note et du projet d’arrêt du rapporteur au motif que cette communication serait contraire aux principes du procès équitable. Quelques semaines après cette décision, la Section du contentieux du Conseil d’État se faisait l’écho de cette décision, en reprenant, dans sa décision Communauté d’agglomération du pays de Martigues (CE, Section, 21 juin 2013, n° 352427, à publier au recueil), certains de ses motifs pour les mêler à ceux de principe qui se trouvent dans sa jurisprudence traditionnelle pour décrire le rôle du rapporteur public, témoignant ainsi de la vision désormais commune des deux juridictions sur la question.

La phase de doutes ou de frottements, qui avait marqué la période précédente paraît donc durablement close. Y a succédé une période constructive de dialogue entre les juridictions, et de compréhension mutuelle. Le bilan en est, à nos yeux, extrêmement favorable et loin d’être cosmétique : la reprise de parole par les parties après les conclusions permet un fonctionnement plus équilibré de l’audience, et la place du rapporteur public est plus claire qu’elle ne l’était auparavant. Dans leurs interventions devant la Cour de Strasbourg, dans le cadre de l’affaire Marc-Antoine, l’Ordre des avocats au Conseil d’État et à la Cour de cassation et le Conseil national des barreaux ont d’ailleurs souligné les garanties accrues que l’institution du rapporteur public, ainsi rénovée, apporte au service d’une justice administrative de qualité. À nos yeux, s’ajoute encore à l’actif de ce bilan un aspect plus psychologique, mais non moins important : avec ces réformes, la juridiction administrative a quitté la posture un peu superbe qui était la sienne, dans laquelle le respect effectif de l’équité du procès comptait plus que l’impression ressentie par les parties, et a opté pour une posture plus humble, qui prend acte de ce que la légitimité de la justice ne se construit plus, au xxie siècle, avec la même impérativité et la même autorité que deux siècles auparavant. On pourra seulement regretter, avec d’autres(6), que certaines des nouvelles règles dégagées à l’occasion de ces réformes ne soient pas identiques à tous les niveaux de la juridiction. Mais cette ombre n’obscurcit que peu le tableau d’une justice administrative qui, lors de l’audience, c’est-à-dire au moment où elle se donne à voir aux justiciables, est moins tournée vers elle-même, plus à l’écoute, et qui ne peut en être que plus légitime.

La loyauté du procès administratif : une idée neuve ?

Le second trait qui nous paraît marquer la période récente n’est pas étranger à cette place grandissante de l’humilité dans l’exercice par le juge administratif de sa fonction juridictionnelle. En même temps que le procès administratif se complexifie, se raffine, émerge en effet l’idée selon laquelle il existe, au-delà des règles écrites qui codifient les exigences essentielles et anciennes découlant des droits de la défense et de son corollaire qu’est le caractère contradictoire de la procédure, une règle de bon usage des pouvoirs de direction de l’instruction qui sont ceux du juge, de manière équitable de traiter les parties, bref, de comportement juridictionnel approprié, qui doit se manifester en toutes circonstances. S’il faut donner un nom à cette idée, c’est sûrement celui de loyauté de la procédure, pourtant absent du code de justice administrative comme, pour le moment, de la jurisprudence(7), qui lui convient le mieux.

Ainsi, lorsque le Conseil d’État a reconnu la possibilité pour le juge de procéder, même d’office, à une substitution de base légale (CE, Section, 3 décembre 2003, Préfet de la Seine-Maritime c/ M. El Bahi, n° 240267, p. 479) ou encore celle de moduler dans le temps les effets de l’annulation qu’il prononce (CE, Assemblée, 11 mai 2004, Association AC !, n° 255886, p. 197, GAJA, 19e éd., n° 110), il a pris soin d’exiger qu’en de telles circonstances, le juge administratif mette les parties à même de présenter leurs observations sur ces points, quand bien même ils ne relèvent pas à proprement parler des « moyens d’ordre public » dont l’article R. 611-7 du code de justice administrative impose d’aviser les parties.

De façon également significative, la Section du contentieux a récemment indiqué, alors même qu’aucune disposition réglementaire ne l’exige, que le juge administratif ne peut régler l’affaire sur un terrain dont les parties n’ont pas débattu sans avoir mis celles-ci à même de présenter leurs observations sur ce point (CE, Section, 19 avril 2013, Chambre de commerce et d’industrie d’Angoulême, n° 340093, à publier au recueil).

Ce qui se dégage de ces décisions, c’est l’idée qu’il incombe au juge d’organiser un débat contentieux sans piège et sans surprise, qui ne laisse pas la place aux coups de théâtre. Ce faisant, ces décisions ne font que remettre en jeu, sur des terrains contemporains, les mêmes principes et les mêmes exigences qui ont conduit, après la décision Théry, à dégager des règles de procédure ayant permis de conférer aux parties toutes les garanties qui sont nécessaires au bon déroulement du procès. La loyauté ne nous paraît donc pas une idée neuve dans le procès administratif, mais une idée qui, de façon nouvelle, se donne à voir en dehors des exigences découlant habituellement des principes classiques. Il nous semble qu’il y aurait cependant intérêt à ce que le juge administratif, un peu comme il l’a fait en 2006 en reconnaissant officiellement l’existence d’un principe de sécurité juridique dont il répugnait jusqu’alors à dire le nom, officialise l’existence d’un principe ou d’une exigence de loyauté du procès administratif.

Droit au recours, équité du procès : sur ces deux sujets, comme sur tant d’autres, la justice administrative d’aujourd’hui présente un visage qui paraît singulièrement neuf, mais qui n’est pas pour autant méconnaissable. Le juge administratif a, il est vrai, fait une part plus grande aux considérations d’efficacité, de pragmatisme et d’ouverture, en transformant ou en adaptant de façon parfois spectaculaire les règles gouvernant l’ouverture de son prétoire ou l’exercice de son office. Il ne faut cependant y voir aucun reniement : ainsi qu’avertissait déjà le président Labetoulle(8), « nous avons suivi notre cours. Nous continuerons. Mais nous avons un héritage ; nous venons de lui ; nous lui sommes et lui demeurons fidèles ».


(1) Voir le commentaire de cette décision donné par Mattias Guyomar et Pierre Collin à l’occasion du soixantième anniversaire de la chronique, « Le début d’une révolution pour la juridiction administrative », AJDA 2014, n° 2, p. 99, ainsi que, dans le même numéro (« Genèse de la décision Nicolo », p. 100), les propos de Marceau Long révélant que, à l’issue du délibéré de l’affaire Al Italia, un membre de l’assemblée du contentieux lui aurait glissé que maintenant, « tout était possible ».

(2) Voir, pour la formulation de ce constat, le propos introductif du Vice-président du Conseil d’État Jean-Marc Sauvé, « Le ‘‘nouveau procès administratif’’ », Troisièmes États généraux du droit administratif, Le juge administratif et les questions de société, 27 septembre 2013.

(3) Voir, en ce qui concerne la publicité des débats, les décisions CE, Section, 29 juillet 1994 Département de l’Indre, p. 363 pour les juridictions d’aide sociale, CE, Assemblée, 14 février 1996, Maubleu, p. 34 en matière de discipline des avocats, CE, Section, 30 octobre 1998, Lorenzi pour la Cour de discipline budgétaire et financière ou encore CE, 30 décembre 2003, Dubarry et Mme Richard, p. 531, pour la Cour des comptes ; et pour l’impartialité, concernant respectivement les deux juridictions qui viennent d’être citées, CE, Assemblée, 4 juillet 2003, Dubreuil, p. 313 et CE, Assemblée 23 février 2000, Société Labor Métal, p. 83).

(4) Pour un point complet sur la question du rapporteur public, voir l’étude de Jacques-Henri Stahl, « Le rapporteur public en 2013 : après l’épreuve, ce qui change, ce qui demeure » RFDA 2014. 51.

(5) L’étendue précise de l’obligation d’indiquer le sens des conclusions a été définie par la Section du contentieux, dans une décision du 21 juin 2013 Communauté d’agglomération du pays de Martigues, n° 352427, à publier au recueil.

(6) Voir notamment D. Labetoulle, qualifiant cette différence « d’écharde dans la vision unitaire de la juridiction administratve », (AJDA 2014, p. 113), ainsi que Jacques-Henri Stahl, dans son article précité.

(7) La Cour de cassation, a, de son côté, déjà affirmé que le juge est « tenu de respecter et de faire respecter la loyauté des débats » (Civ. 1re, 7 juin 2005, n° 05-60.044, laquelle est d’ailleurs consacrée par l’article 763 du code de procédure civile qui confie au juge la « mission de veiller au déroulement loyal de la procédure ».

(8) « Évolutions et révolutions du contentieux administratif. Conclusions », in Deuxième centenaire du Conseil d’État, La Revue administrative, PUF, 2001, p. 249.