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Dominique Rousseau : Sur le Conseil Constitutionnel, la doctrine Badinter et la démocratie

Yves LUCHAIRE, Professeur à l'Institut d'études politiques d'Aix-en-Provence

Cahiers du Conseil constitutionnel n° 3 - novembre 1997

Les notes de lecture présentées dans cette rubrique portent sur les ouvrages relatifs à la justice constitutionnelle parus dans le semestre de référence du numéro.

Les propos des auteurs qui ont bien voulu y contribuer n'engagent qu'eux-mêmes.

Dominique Rousseau : Sur le Conseil Constitutionnel, la doctrine Badinter et la démocratie

ed. Descartes & Cie
198 pages - 19,06 euros
ISBN : 2-910301-75-3
Sodis : 939 764 6

Le livre de Dominique Rousseau est certes un ouvrage juridique, comme on peut s'y attendre de la part de l'auteur, éminent professeur de droit constitutionnel à l'Université de Montpellier. Mais Dominique Rousseau a su s'extraire du seul domaine du droit, pour présenter le Conseil Constitutionnel de manière vivante et sous un éclairage peu courant.

Comme l'indique le sous titre, la doctrine Badinter et la démocratie, l'ancien président du Conseil Constitutionnel est un personnage central de l'ouvrage ; mais il n'est pas le seul, s'attachant à montrer le rôle des hommes, des présidents successifs du Conseil, mais aussi de ses autres membres, dans l'évolution de la jurisprudence de ce dernier.

Dominique Rousseau part de l'idée que « la Constitution est un être vivant , dont les énoncés, loin d'être sacralisés ou figés dans le temps de leur fondation, sont discutés et interprétés de manière continue » Dans ce processus permanent de délibération, une institution joue un rôle central : le Conseil Constitutionnel. L'auteur reprend en fait l'idée exprimée par un ancien premier président de la Cour de Cassation, qui, lors du cent-cinquantenaire du code civil, déclarait qu'il ne fallait pas rechercher ce qu'avaient voulu dire les auteurs de ce code, mais ce qu'il écriraient s'ils avaient à le rédiger aujourd'hui.

A partir de cette idée, Dominique Rousseau, chapitre après chapitre, montre non seulement le travail du Conseil, mais aussi le rôle joué par les hommes dans l'évolution de la jurisprudence constitutionnelle.

Dominique Rousseau commence par démontrer le rôle indispensable du Conseil. en expliquant comment l'indépendance de l'institution à conduit à la « consécration du juge de la loi ». Qu'il s'agisse de son « président à la nuque raide », dont la nomination avait, en son temps, soulevé une polémique rarement atteinte à ce niveau, ou qu'il s'agisse des décisions mêmes du conseil, Dominique Rousseau fait litière des procès faits par nombre de parlementaires, de gauche comme de droite, qui, majoritaires à l'Assemblée Nationale, conçoivent mal l'existence d'un contre-pouvoir susceptible de les contraindre au respect d'une règle du jeu. On comprend en réalité que le pouvoir appelle souvent l'absolu et tolère mal l'existence de bornes à son exercice. Le débat sur l'instauration de l'exception d'inconstitutionnalité prend alors toute sa signification : l'intervention du justiciable dans le processus législatif, mettant ainsi fin non seulement à son statut de « mineur constitutionnel », mais aussi faisant du citoyen un acteur permanent du jeu politique, même en dehors des seules périodes électorales.

L'auteur saisit aussi l'occasion pour étudier diverses réformes, comme l'exception d'inconstitutionnalité ou la publication des opinions dissidentes, dont il se fait l'avocat ardent. Pourtant, la tentative de réfutation des arguments contre la publication des opinions dissidentes ne convainc pas : on peut en effet douter de « l'effet pédagogique sur le public », car les voix des commentateurs compétents est toujours moins forte que celle des politiques intéressés à la décision, ou de l'impact de « décisions fortement motivées ou argumentées » qui conduisent à des rédactions interminables et peu accessibles à d'autres que d'éminents connaisseurs très étroitement spécialisés.

Cette opposition entre le politique et le juge ne peut rester sans conflit : comme l'écrit Dominique Rousseau, « les neuf années de présidence Badinter ont été marquées par une critique permanente du pouvoir conquis par le Conseil Constitutionnel ». Mais de ces conflits, le Conseil a su puiser une « force tranquille », défendant les droits du parlement, contrairement à l'idée fausse de ses détracteurs, mais surtout, basant ses décisions, non sur l'arbitraire, mais sur la compréhension du droit « par le parlement, les juridictions, la doctrine, les médiateurs d'opinions ».

L'intérêt de l'ouvrage de Dominique rousseau réside aussi dans la place qu'il consacre aux hommes qui font vivre l'institution.

Robert Badinter, bien sûr. Selon Dominique Rousseau, l'idée centrale qui va guider l'ancien Président du Conseil Constitutionnel est que « plus les Droits de l'homme sont protégés, plus la République est elle-même ». Robert Badinter, dans ce cadre, reçoit le renfort du Doyen Georges Vedel, qui, selon l'auteur, « a fait sortir l'institution de l'état incertain et fragile de ses origines et créé les conditions de son plein épanouissement comme juridiction servant les libertés fondamentales », sans oublier Jacques Robert, « qui s'est très vite révélé l'homme qui convenait, au bon endroit et au bon moment ».

Dominique Rousseau n'ignore pas le poids de la jurisprudence antérieure à la nomination de Robert Badinter et se garde bien d'attribuer à l'ancien président, le mérite de ses prédécesseurs et il explique d'ailleurs combien Robert Badinter est soucieux de conserver « l'héritage » de ceux-ci. En ce sens, l'ouvrage n'est pas une hagiographie complaisante, comme en témoigne le regret de l'auteur de voir son personnage principal s'installer au Sénat : mais peut-on reprocher à un homme actif, de vouloir continuer à agir, et en participant directement à la société politique plutôt que d'y peser indirectement et de l'extérieur ?

La défense de la raison républicaine constitue la seconde partie de l'ouvrage, l'auteur centrant son propos sur la volonté de Robert Badinter « d'assurer le respect des droits de l'homme, des libertés fondamentales qui sont les piliers sur lesquels repose notre démocratie, ou si l'on préfère, qui constituent l'âme vivante de la République ».

Un premier chapitre sur « une politique de la personne humaine » conduit l'auteur à examiner la jurisprudence du Conseil sur les questions liées à l'immigration, expliquant comment celui-ci « a pu construire un véritable statut constitutionnel des étrangers », puis le droit d'asile, conduisant le juge à « définir un régime constitutionnel du droit d'asile qui fait gagner au Conseil des points décisifs dans son interminable quête de légitimité démocratique ». Certes, la réécriture du droit d'asile par le pouvoir constituant a réduit ce régime. Mais, pour paradoxal que cela paraisse, cette révision constitutionnelle a ôté bien des arguments aux adversaires du Conseil, en démontrant que le dernier mot pouvait toujours revenir au constituant, parlementaire ou populaire.

La « politique du citoyen », vision de la « nation française composée de tous les citoyens français quels que soient leur origine, leur sexe, leurs affinités culturelles, leur religion, leur race » est l'occasion pour Dominique Rousseau de présenter l'oeuvre du Conseil relative à l'unité du peuple français, notamment illustrée par l'affaire du « peuple corse », la modernisation de l'Etat, avec le développement d'une « République moins jacobine » ou encore l'ouverture européenne liée à la ratification du traité de Maastricht.

L'ouvrage de Dominique Rousseau peut séduire ou irriter ; mais il ne peut laisser indifférent. En apportant bien des arguments à l'encontre des attaques portées contre le Conseil Constitutionnel, il retire bien des motifs aux adversaires de cette juridiction, montrant surtout que si l'élu est indispensable à toute démocratie, le juge ne l'est pas moins, les deux formant un couple inséparable, indissociablement unis sur l'autel de la République.