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Conclusions de M. le Président Roland Dumas

Roland Dumas

Cahiers du Conseil constitutionnel n° 4 (Dossier : Droit communautaire - droit constitutionnel) - avril 1998

Il est toujours présomptueux de conclure un débat.

C'est spécialement le cas lorsque le débat a été aussi approfondi, aussi riche, aussi subtil qu'au cours de ces deux journées.

Pour m'acquitter de cette tâche, je partirai, si vous le voulez bien, de la remarque (devrais-je dire la boutade ?) par laquelle le Secrétaire général du Conseil constitutionnel français avait hier achevé sa note de synthèse introductive :

« en invitant les cours constitutionnelles des pays membres de l'Union européenne à explorer les causes, modalités et conséquences d'un contrôle de constitutionnalité interne du droit communautaire dérivé, nous nous employons à explorer une situation qui ne s'est jamais produite ».

Monsieur Puissochet allait même plus loin dans la boutade puisque nous nous livrions selon lui, à un exercice de « droit fiction ».

En réalité, les échanges qui ont eu lieu confirment et nuancent à la fois le sentiment qu'il n'y a pas « péril en la demeure ».

1.

Il se trouve confirmé si l'on en juge par la fréquence des interventions présentant comme impossible ou, tout au moins, théorique l'invalidation constitutionnelle d'une norme de droit dérivé.

En raison de la soumission du droit dérivé aux principes généraux de l'ordre juridique communautaire, un équilibre a pu être trouvé entre les jurisprudences constitutionnelles italienne de 1973 et allemande de 1974, d'une part, et la position prise par la Cour de Justice des Communautés depuis l'arrêt Handelsgesellschaft de 1970, d'autre part.

Ainsi, les cours constitutionnelles les plus vigilantes sur ces questions (Allemagne, Italie) réservent-elles le contrôle de constitutionnalité d'un acte communautaire aux cas de fonctionnement « aberrant » des institutions européennes, ou d'atteinte flagrante à l'ordre constitutionnel national ou de défaillance du dispositif communautaire de protection des droits fondamentaux.

Sans doute le maintien de cet équilibre repose-t-il sur la vigilance tant des Cours constitutionnelles nationales que de la Cour de Justice. Il n'y a cependant pas de raison de supposer que cette vigilance sera prise en défaut à l'avenir.

La question n'en valait pas moins d'être posée.

En premier lieu, ses implications sont en effet considérables : si le contrôle de constitutionnalité du droit communautaire aboutissait à une remise en cause des normes communautaires de droit dérivé, voire -comme le risque se fait jour au Danemark- du droit communautaire originaire lui-même, c'est le patient processus de construction européenne qui se trouverait compromis.

Par ailleurs, la question qui nous était soumise constitue le type même de sujet sur lequel l'information mutuelle des Cours constitutionnelles européennes est indispensable.

Militaient également en faveur d'une mise à plat les velléités que certains milieux politiques et une partie de la doctrine juridique peuvent nourrir quant à l'utilisation du droit constitutionnel dans une sorte de combat d'arrière-garde contre l'intégration européenne.

Non, la contradiction n'est pas inexpiable entre les politiques jurisprudentielles de nos cours nationales, naturellement préoccupées de sauvegarder la suprématie constitutionnelle et la cohérence de l'ordre juridique interne, et celle de la Cour de Justice des Communautés, légitimement soucieuse d'assurer l'achèvement de l'ordre juridique communautaire.

L'impression que je retire de notre discussion est au contraire que nos cours mettent un point d'honneur à favoriser l'emboîtement harmonieux des deux ordres juridiques, suppléant même, en cas de besoin, au silence de la Constitution.

Il serait vain, bien sûr, de nier que le « présupposé existentiel » (selon le mot de M. Puissochet) de nos cours constitutionnelles, la suprématie de la Constitution nationale, présente une antinomie potentielle avec celui de la Cour de justice : la primauté du droit communautaire sur toute norme nationale, fût-elle constitutionnelle.

Le conflit serait inévitable si, précisément, nos constitutions nationales n'offraient la clé de sa résolution : l'acceptation constitutionnelle de l'ordre juridique communautaire. Or c'est précisément à cet effet qu'ont été insérées dans nos constitutions, souvent certes avec un certain retard, des dispositions « accueillantes » à l'intégration européenne.

2.

Pour autant, on ne peut tenir pour négligeable le risque d'un conflit entre droit constitutionnel et droit communautaire

Tout d'abord, le droit constitutionnel a posé et continuera de poser des problèmes à mesure que progressera la construction européenne.

Les difficultés sont, bien sûr, beaucoup plus liées au droit communautaire originaire qu'au droit communautaire dérivé.

Mais des problèmes peuvent se poser à propos de ce dernier : ?

  • ainsi, lorsqu'une institution outrepasse manifestement les compétences qu'elle tient du traité ;

  • ainsi encore lorsque le droit originaire fait l'objet d'un contrôle de constitutionnalité postérieur à la ratification : en pareil cas, en effet, le droit dérivé pourrait se trouver brutalement privé de son fondement conventionnel ;

  • ainsi enfin lorsque le contrôle de constitutionnalité du traité, même opéré préventivement, a donné lieu à des réserves d'interprétation rendant moins aisée la réception, dans l'ordre juridique interne, des normes émises par les institutions créées par les traités.

Par ailleurs, les Cours constitutionnelles se montrent légitimement soucieuses de veiller à ce que le transfert des compétences au profit des institutions communautaires ne s'accompagne pas d'un affaiblissement de la protection des droits fondamentaux reconnus par la Constitution nationale.

A cet égard, on peut pressentir quelques « zones de friction », au lendemain de la conférence inter-gouvernementale, dans la perspective de la communautarisation du IIIe pilier.

L'extension du contrôle de la Cour de justice, au regard tant des normes contrôlées (je pense à celles du IIIe pilier) que des normes de référence (je pense aux droits fondamentaux), est, de ce point de vue, un résultat positif du traité d'Amsterdam.

A l'inverse, il ne faut pas se dissimuler que des matières qui, comme l'asile, l'immigration ou la coopération pénale et policière, feront désormais l'objet de décisions du Conseil, recèlent des problèmes de constitutionnalité plus intenses que les domaines d'action communautaire traditionnels :

  • d'abord parce que, fussent-elles réglées à l'unanimité, elles intéressent de plus près les conditions essentielles d'exercice de la souveraineté nationale ;

  • ensuite, parce que les droits susceptibles d'être affectés pourraient apparaître, dans tel ou tel pays, et pour tel ou tel d'entre eux (je pense par exemple à l'asile dans la tradition constitutionnelle française), comme moins bien protégés dans le cadre communautaire que dans le cadre national.

Je retire aussi de nos débats le sentiment que le degré d'acceptation des conséquences de l'intégration européenne est en bonne partie conditionné par l'importance de la place occupée par chacune de nos cours dans le système politico-juridique national, ainsi que par sa sensibilité propre aux questions européennes.

Le juge constitutionnel peut jouer un rôle d'accélérateur, ou au contraire de frein, d'autant plus puissant qu'il dispose des moyens juridiques et de l'autorité morale d'imposer sa vision des institutions communautaires et qu'il entend s'en servir. C'est dire sa responsabilité.

Mais celle-ci est partagée. Le risque de conflit doit être en effet conjuré, dans le cadre même du processus de décision communautaire, par une considération attentive des problèmes constitutionnels que peut rencontrer un Etat membre. Comme nous l'a fort bien dit la Cour de Justice, la solution appropriée à ces problèmes doit être recherchée dans le plus strict esprit communautaire.

De ce point de vue, les mécanismes de « veille nationale », qui ont été mis en place ici et là, au lieu de gêner les travaux communautaires, peuvent au contraire utilement contribuer à leur bonne fin. Je pense notamment à l'association des parlements nationaux à l'élaboration des actes communautaires, du type de celle qui se pratique en France en vertu de l'article 88-4 de la Constitution.

Mais le plus sérieux risque de conflit vient d'ailleurs.

Il serait en effet naïf d'oublier que la construction européenne ne peut se dispenser de l'adhésion des peuples et de croire qu'elle peut indéfiniment emprunter des voies purement juridiques.

Des remises en cause sont toujours possibles qui, bien qu'ayant leur source dans l'opinion publique et bien que portées par des forces politiques, trouveront tôt ou tard leur traduction en termes constitutionnels.

Ma conviction est que le juge constitutionnel gardera d'autant mieux sa sérénité face à ces contestations :

  • que la Constitution nationale comportera un consentement clair à l'édification d'un ordre juridique européen ;

  • que ce consentement aura été donné par le pouvoir constituant de façon solennelle et lucide, au besoin par la voie du référendum ;

  • que l'ordre juridique communautaire lui-même garantira une protection efficace des droits fondamentaux.

Il est crucial, à cet égard, de mettre en lumière, en termes concrets et pédagogiques, les diverses voies par lesquelles la Cour de Justice des Communautés européennes peut être conduite, essentiellement mais non exclusivement sur renvoi préjudiciel, à connaître d'une question touchant à la validité d' une norme de droit communautaire dérivé.

Lorsqu'elle est saisie d'une telle question, une grande responsabilité incombe à la Cour de Justice, comme l'ont admis ses représentants : celle de prendre en considération les principes constitutionnels qui nous sont communs, parce qu'exprimant des valeurs ou des aspirations communes, et qui, pour cette raison, sont incorporés au droit communautaire, qu'il s'agisse de la protection accordée par les traités aux droits fondamentaux ou du respect du principe de subsidiarité.

Conclusion

Au terme de ces travaux, j'en arrive donc à la conclusion qu'il ne faut ni dramatiser, ni négliger le sujet qui nous a réunis.

En le mettant à notre ordre du jour, nous n'avons pas voulu brandir je ne sais quelle menace pour la construction européenne, bien au contraire.

Avec votre permission, je répèterai ici ce que j'ai dit hier au Premier ministre, M Jospin.

Loin de constituer deux pôles antagonistes, droit constitutionnel national et droit européen, sont les piliers de l'Europe démocratique.

Sur le plan matériel, d'abord, car les emprunts mutuels sont incessants entre droits constitutionnels nationaux, droit communautaire et droit issu de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme.

A la reconnaissance, au niveau européen, sous les auspices des cours de Luxembourg et de Strasbourg, des droits et libertés fondamentaux, fait écho la constitutionnalisation de droits issus de la construction européenne (il suffit de penser à la liberté de circulation et d'établissement, à l'égalité entre les sexes, au droit au recours juridictionnel ou à la participation aux élections locales).

Intégration européenne et protection des droits fondamentaux ne se conçoivent plus l'une sans l'autre.

La complémentarité se manifeste également sur le plan organique, aussi longtemps du moins que les tâches de contrôle juridictionnel se répartiront de façon équilibrée.

Cet équilibre repose, semble-t-il, sur la division des rôles suivante :

  • afin de garantir l'indispensable unité d'application du droit communautaire, le juge constitutionnel, à l'instar du juge ordinaire, s'en remet au juge communautaire pour ce qui est de l'interprétation et de la validité de la norme communautaire ;

  • en contrepartie, le juge communautaire vérifie effectivement que cette norme, d'une part, respecte les droits fondamentaux, d'autre part, n'outrepasse pas les compétences transférées par les traités aux institutions européennes.

Au-delà de cette division des tâches, l'évolution des esprits, des textes et des jurisprudences, doit nous orienter vers des relations de coopération entre cours constitutionnelles nationales et Cour de justice des Communautés.

Les débats d'hier nous ont montré, me semble-t-il, que pour être pleinement efficace, une telle coopération suppose que le juge constitutionnel utilise l'article 177 du Traité.

Il doit pour cela accepter de renvoyer, en cas de nécessité, à la Cour de Justice des Communautés européennes non seulement la question de l'interprétation, mais encore celle de l'appréciation de validité de la norme communautaire.

En outre, partout où ce renvoi se heurte à des obstacles juridiques ou pratiques, il convient de réfléchir aux moyens de les surmonter. Une adaptation à la situation spécifique du juge constitutionnel de la technique du renvoi préjudiciel paraît, dans certains de nos pays (en France en particulier), indispensable à cet égard.