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Commentaire de P. Wachsmann relatif au livre de Pierre Avril (" Les conventions de la Constitution ")

Patrick WACHSMANN

Cahiers du Conseil constitutionnel n° 4 - avril 1998

Pierre AVRIL : Les conventions de la Constitution

PUF, coll. Léviathan, 1997

La lecture des textes constitutionnels est impuissante à rendre compte du fonctionnement du régime politique qu'ils visent à établir. Une telle constatation ne peut que troubler le juriste, tant elle remet en cause la place du droit, qu'il s'agisse de la nature du régime considéré ou même de telle ou telle de ses institutions : ni le président du Conseil de la IIIe République ni les questions au gouvernement sous la Ve République ne doivent leur existence à un texte juridique quelconque. C'est d'une interrogation sur cet écart entre le fait et le droit que procède l'ouvrage de M. Pierre Avril. Irrité par l'actuelle tendance des constitutionnalistes français à faire de la jurisprudence du Conseil constitutionnel l'alpha et l'oméga de leur discipline, l'auteur s'attache à restituer à sa matière son caractère politique, trop souvent négligé ou occulté. Pour intégrer à la Constitution de la Ve République une histoire et une pratique institutionnelles auxquelles il a consacré des ouvrages de référence, il propose d'emprunter à la doctrine britannique le concept qui donne son titre à l'ouvrage : celui de « conventions de la Constitution ». De ces dernières, W. Ivor Jennings écrit qu'elles sont comme « la chair qui habille les os desséchés du droit » (cité p. 12), dans la mesure où elles rendent compte des pratiques reconnues comme obligatoires par les institutions politiques - ainsi, au Royaume-Uni, de l'exercice par le cabinet de la prérogative royale. M. Pierre Avril s'efforce de recenser les utilisations possibles de la notion en France - respectivement pour les interprétations auxquelles donne lieu le texte constitutionnel et pour les pratiques qui s'y ajoutent et dont il arrive qu'elles le contredisent - avant d'en analyser le statut. A « la politique saisie par le droit », titre d'un ouvrage par lequel M. Louis Favoreu rendait compte de l'emprise croissante du droit sur les rapports de force politiques, suite à l'action du Conseil constitutionnel, répond ici, d'une certaine manière, un droit non pas saisi par la politique, mais irréductiblement déterminé par elle.

M. Pierre Avril montre, avec une délectation certaine, que même l'émergence d'un contrôle de constitutionnalité, lors de la décision du Conseil constitutionnel du 16 juillet 1971, procède de « motifs largement étrangers au droit » (p. 4) : perte d'intérêt de la frontière entre loi et règlement, compte tenu de la maîtrise de l'exécutif sur la majorité parlementaire, départ du fondateur de la Ve République, volonté de rappeler à l'ordre son successeur, voire amertume du président du Conseil constitutionnel de se voir omis des promotions dans l'Ordre de la Légion d'honneur quelques jours auparavant expliqueraient la décision plus sûrement qu'un raisonnement juridique particulièrement hardi. L'auteur tire de cet épisode la leçon suivante : c'est la volonté des acteurs du système qui a fait d'une institution destinée à cantonner le législateur dans son domaine un juge constitutionnel. L'ampleur de cette transformation, unanimement approuvée par la doctrine, est alors mise en parallèle avec celle que le général de Gaulle a imprimée au rôle du Président de la République, très largement condamnée par cette même doctrine. Dans les deux cas, soutient M. Pierre Avril, les compétences conférées par la Constitution ont été utilisées par leur détenteur pour conquérir des pouvoirs que le texte était bien loin d'impliquer, même s'il ne les excluait pas non plus. Les interprétations de la Constitution, comme il ressort de ces deux exemples liminaires, sont donc le fruit d'une volonté politique dont le cristallisation peut s'analyser en termes de conventions de la Constitution. Il s'agit alors d'explorer les voies ouvertes par l'emprunt à la Grande-Bretagne de ce concept.

La démarche de M. Pierre Avril l'amène d'abord à une réflexion, nourrie par les théories de Carré de Malberg et de Carl Schmitt, sur ce que l'on pourrait appeler une histoire fondamentale des institutions françaises depuis 1875. Deux pradigmes ou principes d'interprétation (ces expressions nous paraissent plus adéquates que celle de norme fondamentale, également utilisée par l'auteur, par un emprunt quelque peu forcé à Kelsen via Carré de Malberg) se sont ainsi succédés. De 1875 à 1958, la souveraineté parlementaire, qui conduit à ce que Carré de Malberg appelait le « parlementarisme absolu », assujettit étroitement l'exécutif et émancipe les représentants du contrôle de leurs électeurs. En 1958, l'appel à la vieille idée de séparation des pouvoirs permet de dissimuler la rupture avec la souveraineté parlementaire : le centre du pouvoir se déplace à l'Elysée, où le chef de l'Etat, s'appuyant sur le peuple, fait prévaloir sa lecture de la Constitution. Un processus identique peut être constaté dans les deux cas : les lois constitutionnelles de 1875 comme la Constitution de 1958 s'analysent en un « compromis dilatoire » (C. Schmitt) ajournant la décision constitutionnelle quant à la nature du régime mis en place, les conditions politiques de cette décision ne se trouvant pas encore réunies. Elles le seront, respectivement, en 1877 lorsque le corps électoral reconduira une majorité républicaine, suite à la dissolution de la Chambre, et en 1962 lorsqu'il approuvera la révision constitutionnelle demandée par le Président de la République. Dans les deux cas, une intervention du suffrage universel, de très peu postérieure à l'adoption des textes, décide de la manière dont ils devront être interprétés, en désavouant (1877) ou en entérinant (1962) la lecture proposée par le chef de l'Etat.

C'est à la lumière de la décision politique fondamentale consacrée par le peuple que doivent ensuite se lire les dispositions de la Constitution. Cela permet d'expliquer que des articles rédigés en termes semblables puissent s'interpréter d'une manière opposée, selon le paradigme politique en vigueur : ainsi, le pouvoir de négocier et ratifier les traités n'a-t-il que rarement permis au président de la IIIe République d'imposer ses choix propres, tandis que la prééminence reconnue au Président de la Ve République lui confère la conduite de la diplomatie française. M. Pierre Avril insiste, à cet égard, sur une idée fondamentale : le sens d'un texte ne préexiste pas à son application et résulte de la lecture qu'en consacre une pratique politiquement déterminée - et aussi, mais partiellement seulement, juridiquement déterminée depuis le développement du rôle du Conseil constitutionnel.

Mais la pratique d'un régime ne se réduit pas à l'interprétation des textes : dans bien des cas, il y a ajout, voire contradiction, par rapport aux textes. Au cas particulièrement net du président du Conseil de la IIIe République correspondent, sous la Ve, les questions au gouvernement, le vote des crédits par ministère et par titre ou le régime des résolutions parlementaires relatives aux projets d'actes communautaires. L'idée de convention de la Constitution, que développe l'auteur, permet de rassembler sous le signe d'une « moralité constitutionnelle » (Dicey) ces normes non juridiques qui gouvernent les rapports entre les pouvoirs publics. Pour établir leur existence, il est commode de recourir, comme le fit la Cour suprême du Canada dans son avis de 1981 sur le rapatriement de la Constitution - dont le texte est reproduit en annexe - à ce que l'on nomme « le test de Jennings », qui appelle successivement à un recensement des précédents, à une interrogation sur le point de savoir si les acteurs du jeu politique considèrent la règle comme obligatoire et à une analyse de la raison d'être de la règle. Appliqué à la question de la responsabilité du Premier ministre devant le chef de l'Etat, ce test conduit à y voir une convention de la Constitution, étant entendu que la portée de cette dernière n'est ni absolue ni immuable (lorsqu'une majorité opposée au Président remporte les élections, la convention ne peut plus jouer).

Il reste alors à préciser le statut de ces normes non écrites : suspendues au verdict du suffrage universel, les conventions représentent la fixation d'un usage dans les relations entre pouvoirs publics. L'absence de valeur juridique de telles normes est affirmée par l'auteur, mais aussi leur intime liaison avec la Constitution : en particulier, elles procèdent d'un besoin de sécurité juridique, qui expose l'auteur d'une transgression à devoir fournir des justifications adéquates, sous peine de voir engagée sa responsabilité politique. La régulation politique de la vie institutionnelle double donc la régulation juridique et, on l'a vu, commande largement cette dernière.

Voilà quelques-unes des thèses que soutient M. Pierre Avril dans ce livre très dense et dont on n'a pu rendre compte de la richesse dans ces quelques lignes trop réductrices. Sa principale qualité tient, à nos yeux, à cet art très particulier avec lequel il se soucie de lier constamment le droit et la politique, en prêtant au développement des pratiques, dans leurs constantes et dans leurs variations, une attention très fine. Le style élégant de l'ouvrage s'accorde admirablement à son propos et constitue un brillant plaidoyer en faveur de la transposition des conventions de la Constitution.

On voudrait cependant adresser quelques objections à cette construction. La première est qu'elle nous paraît parfois reposer sur une interprétation très libre de la volonté du corps électoral. Ainsi, l'approbation référendaire de l'élection du président de la République au suffrage universel direct, en 1962, a-t-elle signifié un soutien réaffirmé au général de Gaulle, l'accord donné à une réforme valorisante pour les citoyens investis d'une nouvelle compétence, l'approbation du choix de l'article 11 pour réviser la Constitution, celle de la lecture de la Constitution fondée sur la prééminence présidentielle ? La multiplicité même des enseignements que l'on prétend tirer de ce référendum est pour le moins suspecte et témoigne d'une volonté de faire entériner par les électeurs ce que l'on projette a posteriori sur le résultat de la consultation. On notera que cette démarche revient à accentuer la confusion toujours liée à l'opération référendaire : la véritable décision constituante se situerait là, et non pas dans l'approbation donnée quatre ans plus tôt au texte de la Constitution... D'ailleurs, si cela était vrai, pourquoi ne pas faire produire à l'échec du référendum de 1969 des conséquences exactement inverses, à savoir refus d'admettre que l'article 11 puisse servir de mode de révision de la Constitution et désapprobation de la lecture présidentialiste des institutions ? Quant au second point, l'auteur répondra que c'est parce que l'élection de Georges Pompidou pour succéder à de Gaulle signifiait la possibilité de perpétuer la prééminence présidentielle.

Mais, là encore, il nous paraît difficile, même en utilisant le test de Jennings, de faire utilement le départ entre conventions de la Constitution et simples pratiques. Est-il, ainsi, légitime ou non de tirer du résultat des élections depuis 1986 une convention centrant les institutions de la Ve République sur le Premier ministre et non plus sur le Président ? Le désaveu infligé à ce dernier en 1986, 1993 et 1997 signifie à tout le moins l'adoption d'une convention alternative et peut-être même l'émergence d'un nouveau paradigme. La dernière consultation électorale peut en effet très bien s'interpréter comme un rejet de la prééminence présidentielle, du fait qu'elle intervenait suite à une dissolution de l'Assemblée nationale. L'intérêt de la notion de convention nous paraît très affaibli par l'existence de telles incertitudes - il est, à cet égard, significatif que M. Avril parle très peu de ces questions. Pour prendre encore un autre exemple, le fait qu'aux trois dates qu'on vient de citer, ait été nommé Premier ministre le chef de la majorité issue des élections législatives signifie-t-il la naissance d'une convention qui interdirait au Président de choisir une personnalité de compromis (qui, en 1986, aurait pu être M. Chaban-Delmas) ? Ici encore, la réponse est douteuse.

Enfin, et plus fondamentalement, il nous semble que la notion de convention de la Constitution est quelque peu ambiguë. Certes, M. Avril écrit nettement, à la fin de son ouvrage, que les conventions « ne sont pas du droit » (p. 146), mais c'est pour ajouter aussitôt qu'elles « ne sont pas extérieures au droit » (p. 149) et c'est, surtout, après avoir, à plusieurs reprises, envisagé les conventions comme si elles étaient du droit (ainsi, p. 118, la comparaison avec la coutume internationale ; p. 125 en haut, celle avec la jurisprudence). Comme si l'accent mis sur la pratique induisait presque nécessairement la tentation de la juridiciser. Une telle tentation transparaît aussi dans la thèse déjà rappelée, selon laquelle le sens d'un texte ne préexiste pas à son interprétation. Cette position revient à éliminer pratiquement l'hypothèse d'une transgression de la règle, puisque toute pratique pourra être considérée comme une « interprétation » de la règle, dès lors que l'on pourra argumenter d'une manière quelconque pour la justifier. Sur des questions comme celle de l'obligation pour le Premier ministre nouvellement nommé de solliciter la confiance de l'Assemblée nationale, de la responsabilité du Premier ministre devant le Président de la République ou de l'utilisation de l'article 11 pour réviser la Constitution, l'abandon aux enseignements de la pratique nous semble signifier une indulgence excessive. Que, faute de publicité antérieure à la décision du corps électoral, il n'y ait pas de véritables travaux préparatoires de la Constitution et qu'en toute hypothèse, les travaux préparatoires ne soient pas décisifs pour l'interprète n'enlève rien à la constatation que les engagements pris par de Gaulle lors de l'élaboration du texte n'ont pas été respectés : la remarque ironique faite à Guy Mollet sur la signification impérative du présent de l'indicatif à l'article 49 §1, comme l'affirmation de l'impossibilité pour le Président de « dissoudre » le gouvernement indiquaient sans ambiguïté une interprétation du texte qui a été ensuite méconnue. Quant à l'article 89, sa situation dans le titre intitulé « de la révision », sans aucun renvoi à l'article 11, nous paraît sans ambiguïté, de sorte que la position prise en 1977 par M. Giscard d'Estaing, condamnant toute révision effectuée en dehors de l'article 89, nous paraît s'imposer avec la force de l'évidence (même si les arrière-pensées politiques n'en étaient, bien sûr pas absentes) - le curieux volte-face tactique de F. Mitterrand sur la question ne pouvant rendre licite la pratique suivie par de Gaulle en 1962 et 1969. Il est entendu que la pratique consacre souvent des « interprétations » curieuses des règles écrites et qu'il arrive que ces pratiques se perpétuent : le juriste se doit de le constater, il sort de son rôle en niant ou en édulcorant la violation de la règle qui est ainsi réalisée. Il ne faudrait pas qu'au « quiétisme » de l'Etat de droit , dénoncé par l'auteur (p. 5) se substituât un quiétisme de la pratique.

C'est un des signes les plus sûrs de la qualité d'un livre que d'inviter ses lecteurs à une réflexion constamment stimulée. L'ouvrage de M. Pierre Avril sur les conventions de la Constitution interroge ainsi avec une acuité rare la vie institutionnelle française.

Patrick WACHSMANN

Professeur à l'Université Robert Schuman de Strasbourg